Dès l’introduction, l’auteure décline une sociologie subjective en employant résolument le « je ». Elle s’inscrit dans le droit fil de la sociologie compréhensive. Ce plaidoyer pour une subjectivité assumée, pour reprendre une formule de Christian Lalive d’Epinay, est peu commune aux sociologues qui travaillent sur l’immigration, à l’exception de quelques publications récentes ; nous pensons notamment à l’ouvrage de Michel Agier, La Condition cosmopolite, où celui-ci ouvre son livre avec sa propre expérience singulière - vécue à Patras, en Grèce - qui donne le point de départ de son livre.
Dès les premières lignes donc, Gunhild Odden présente son terrain d’enquête, sa méthodologie, mais aussi ses hypothèses de travail. Ainsi, l’auteure indique délibérément abandonner « la notion de l’intégration au profit de celle de la mobilité » (page 14), mobilité qui sera donc au cœur de son enquête.
Si la notion d’intégration est délaissée, c’est au profit notamment de cette mobilité, elle-même renvoyant au concept de transnationalisme qui fait florès aujourd’hui. Pour autant, Gunhild Odden souhaite conserver un regard critique sur ce concept qui minimise, voire occulte, le rôle de l’État. Enfin, l’auteure se propose de rentrer dans la mobilité par le biais de la sociologie urbaine - dans le droit fil de l’École de Chicago dont elle se revendique l’héritière - via trois domaines : le commerce ethnique, ce qu’elle appelle la scène instituée (les associations susceptibles d’aider les immigrés) et la scène nocturne (qui concernera essentiellement les étudiants étrangers). Ce qui intéresse l’auteure, c’est finalement moins les processus déterministes et explicatifs de l’immigration tels qu’ils ont été magistralement dévoilés par Abdelmalek Sayad, mais plutôt le vécu de ces immigrés en étudiant leur projet migratoire.
Le premier chapitre rediscute les notions théoriques présentées dans l’introduction et en ajoute quelques-unes. En reprenant les écrits de Jean-Michel Lafleur, elle constate que ce concept de transnationalisme reste très discuté, notamment parce qu’il aurait tendance à définir « tout phénomène migratoire contemporain comme transnational » (page 23). L’auteure reste donc prudente sur tous les concepts qu’elle avance en reconnaissant que leur attrait est de privilégier une approche dynamique des migrations, davantage (selon elle) que le terme d’intégration. L’auteure passe un peu vite sur ces affirmations qui resteraient à démontrer.
Les travaux d’Alain Tarrius sont largement sollicités, ce qui permet à l’auteur d’affiner son positionnement théorique : « La démarche de Tarrius est compréhensive et attribue aux migrants des compétences et initiatives » (page 28). La dernière notion à laquelle se réfère l’auteure est celle des réseaux, et notamment des réseaux aux liens dits « faibles », pour démontrer que les réseaux migratoires ne sont pas des réseaux fermés ni exclusifs. On comprend que la population de cette enquête sera, de prime abord, focalisée sur les étudiants étrangers de Salamanque, sans doute la ville espagnole qui en accueille le plus. Ce chapitre se conclut sur une réserve, en constatant que « si les travaux sur les dites nouvelles migrations ont permis d’aborder les migrations autrement (dépassement de l’approche des migrations ordonnées des années 1970), on peut toutefois se demander si ces recherches n’ont pas tendance à survaloriser la position du migrant » (page 45).
Le chapitre deux nous présente la méthodologie adoptée qui prévaudra dans l’enquête, essentiellement qualitative. À côté des étudiants étrangers, la population d’enquête sera constituée des Sénégalais installés dans cette ville. Là encore, quand certains sociologues évitent de nous parler de leur terrain, Gunhild Odden n’hésite pas à l’évoquer, à travers notamment son rôle parfois difficile ; elle-même étant étudiante étrangère à Salamanque, elle doit parfois se justifier auprès de ses différents interlocuteurs. On apprend que les étudiants étrangers restent associés une sorte de dilettantisme qui les distingue fondamentalement des autres migrants. Toute cette partie méthodologique est stimulante car elle reste souvent le ’trou noir’ des sociologues. Enfin, l’idée d’étudier ce ’mélange’ de population étrangère de Salamanque est atypique même si elle apparaît un peu risquée (nous y reviendrons en conclusion).
Le chapitre trois aborde les migrations récentes en Espagne, principalement entre les années 2000 et 2008. Le lecteur y apprendra que l’Espagne est devenue depuis le début de ce siècle le « pays d’accueil » le plus important de l’UE, sa forte croissance ayant attiré nombre de personnes, à commencer par les Marocains constituant ce que l’on pourrait appeler ’l’immigration historique’. Avec l’installation durable de la crise, dès 2008, l’Espagne va prendre des mesures drastiques pour freiner ces arrivées, quelques années seulement après les avoir encouragées et procédé à des régulations importantes. Ces mesures – essentiellement les aides au retour et la diminution des embauches des travailleurs dans leur pays d’origine (on pense aux femmes marocaines « spécialisées » dans la cueillette des fraises sous serre dans la région de Huelva) – vont avoir pour conséquence de baisser ces flux migratoires, certes, mais – ce que l’auteur ne souligne pas suffisamment – ne régleront pas les conditions de vie très précaires de ceux qui resteront.
On rentre dans l’enquête de plain-pied à partir du chapitre quatre qui nous présente le terrain d’investigation : « Ville intérieure avec une faible présence étrangère, Salamanque se distingue des villes espagnoles traditionnellement privilégiées dans l’étude des migrations » (page 103). Cette faible présence étrangère se trouve quelque part ’contrebalancée’ par un accueil important d’étudiants étrangers. Après avoir souligné les caractéristiques de Salamanque (une ville touristique, une ville ’frontière’ [avec le Portugal] et ’tranquille’), l’auteure consacre les pages qui suivent aux étudiants étrangers, attirés par ce qu’elle appelle « le commerce de la langue espagnole » (page 113), en invoquant les plus de 7.000 étudiants étrangers de l’université publique venant suivre des cours de langue à Salamanque, auxquels il faut rajouter ceux de l’université privée et des nombreuses écoles privées. Les espaces de socialisation se déroulent via le logement (où les cités universitaires sont souvent quittées au bout de la première année pour des expériences de colocation), mais aussi les cours de langue, et enfin par le travail pour ceux qui exercent un ’petit boulot’. Le dernier point mis en avant est ce que l’auteur appelle le « capital de mobilité » de cette « élite migrante » (page 124).
Le chapitre cinq rend compte de la façon dont les migrants (étudiants et non étudiants) utilisent les ONG, mais aussi les associations de migrants et enfin l’église. Vu de France, ce rapport aux ONG peut surprendre. S’il est effectivement plus important que dans l’Hexagone, c’est qu’en France l’accueil au sens large (qu’il s’agisse des étrangers, ou pas) s’est progressivement institutionnalisé. Si les ONG et autres associations pro-inimigrantes sont des acteurs désormais centraux en Espagne, ce serait par « une importante évolution de l’État-providence [qui] a été celle de l’incorporation des ONG dans la gestion des collectifs défavorisés » (page 131). Nous partageons ce constat avec l’auteure (pour l’avoir nous-même constaté dans une recherche menée en Andalousie en 2008. Le lecteur découvrira ainsi le rôle des grosses associations caritatives (telles que la Cruz Roja ou Caritas) qui, par leur ’poids’, n’ont pas leur équivalent en France ; il apprendra aussi le rôle de certains syndicats dans leurs aides concrètes des migrants, avec une visibilité plus grande que celle de nos syndicats français. Enfin, on s’étonne encore de l’importance, néanmoins bien réelle, de l’église, à Salamanque comme ailleurs en Espagne.
Les chapitres six et sept sont tournés sur les pratiques de la ville, au sens large d’abord puis sur un quartier particulier où les commerces dits ethniques sont nombreux. Cette pratique de la ville est analysée essentiellement par la « scène nocturne », ce qui pourrait faire sourire les lecteurs n’ayant aucune connaissance de la culture espagnole. Les autres savent que cette « scène nocturne » s’avère effectivement un excellent moyen pour analyser ces interactions, même si ces dernières sont réservées aux étudiants étrangers. Les autres – ceux que l’auteure appelle les migrants économiques – connaissent cette scène par l’autre bout de la lorgnette, pour y travailler, souvent comme ’videurs’ de discothèques… La seconde partie de ce chapitre se focalise sur le marché hebdomadaire, dénommé par un informateur comme « l’autre Salamanque ». Ce marché constitue la terre de prédilection des vendeurs sénégalais, avec ou sans papiers. On découvre ici tout un savoir faire qui s’apprend progressivement, qu’il s’agisse de la vente de vêtements de mode ou de celle des CD, avec une foule d’anecdotes (au sens sociologique du terme) qui font toute la richesse de ces pages.
Le chapitre huit clôt cet ouvrage, en mettant en exergue quatre portraits, quatre trajectoires. À la lecture de ces portraits, on reste éminemment sceptique sur le devenir de ces migrants dans une Espagne qui, après leur avoir un temps ouvert ses portes, se retrouve aujourd’hui en crise, avec toutes les conséquences que l’on imagine. Sur les quatre portraits, un seul se déclare content de son sort. Détaillons les trois autres. Le premier témoignage relate l’histoire de Pierre, originaire du Cameroun. Ce dernier décrit le périple qui l’a conduit à finalement rentrer en Europe par l’enclave de Melilla, mais après plusieurs tentatives infructueuses. Quatre ans après son arrivée à Salamanque, en 2006, Pierre se retrouve à la ’case départ’, au chômage, sans avoir pu obtenir de papiers en règle. Hakim est un autre compagnon d’infortune. Originaire d’Algérie, arrivé à Salamanque en 2000 avec un visa touriste qui ne tardera pas à expirer, il sera très vite contraint à vivre dans l’illégalité. Aujourd’hui, neuf ans après son arrivée, il se retrouve dans une situation très précaire et sans aucun projet d’avenir. Enfin, Mohamed, originaire du Sénégal, est arrivé en Espagne en 2003, partage la même situation précaire. On le voit, pour tous ces jeunes arrivés en Espagne, la vie est loin d’être un long fleuve tranquille…
Pour conclure, cet ouvrage est d’une lecture très stimulante, même si on ressent parfois un caractère un peu patchwork. Il nous semble aussi que Gunhilg Odden semble hésiter à choisir sa population : entre les étudiants étrangers et les autres migrants, son étude aurait sans doute gagné à sérier un peu plus les choses, même si les barrières entre ces deux populations ne sont pas totalement étanches. Ce parti pris amène effectivement une lecture très dynamique et ’vivante’ de toutes ces migrations qui se répondent et/ou se croisent par moment.
L’ouvrage de Gunhilg Odden s’inscrit dans une réflexion générale pour ouvrir le champ de la sociologie des migrations à une sociologie plus compréhensive, plus ouverte aux acteurs qui la composent. C’est en ce sens que ce livre constitue une contribution importante à l’étude des migrations actuelles dans des pays européens qui n’avaient pas connus jusque-là, contrairement à la France par exemple, d’arrivées importantes de migrants.
Cette étude montre enfin qu’une rupture s’est opérée avec la « matrice coloniale », pour reprendre cette expression à Djina Ouharzoune. Cet ouvrage constitue une pierre supplémentaire pour comprendre que les migrations doivent aujourd’hui s’analyser sous l’angle d’un nouveau paradigme, à condition de ne pas perdre de vue que la mondialisation et le capitalisme financier n’ont fait que rendre plus difficiles encore ces installations de migrants sur la durée.
Laffort Bruno, « Gunhild Odden, Migrants dans la ville. Une étude socio-anthropologique des mobilités migrantes en Espagne », dans revue ¿ Interrogations ?, N°19. Implication et réflexivité – II. Tenir une double posture, décembre 2014 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Gunhild-Odden-Migrants-dans-la (Consulté le 31 octobre 2024).