C’est par sa célèbre thèse sur « la civilisation des mœurs », qui serait au cœur de « la dynamique de l’Occident », que Norbert Élias s’est tout d’abord rendu célèbre en tant que sociologue. Il a cependant fallu attendre la seconde édition, largement revue et augmentée, pour qu’en paraisse une traduction française (Élias, 1973 ; Élias, 1975). Même complétée par son étude sur la société de cour (Élias, 1985), cette thèse présente encore quelques points aveugles qui, tout en respectant ses lignes de force, autorisent cependant quelques compléments critiques.
Selon Norbert Élias, à partir de la Renaissance, en tout cas au XVIe siècle au plus tard, on assiste en Europe à une inflexion caractéristique des règles de la convenance. Entendons par là des règles régissant ce qui est jugé convenable et inconvenable dans les rapports des personnes entre elles aussi bien qu’à elles-mêmes, en deçà des règlements juridiques, des lois politiques, des normes morales et des commandements ou interdits religieux, règles régissant notamment tout le domaine de la sensibilité, tant externe (la sensorialité) qu’interne (l’affectivité). D’abord limité aux élites nobiliaires se concentrant dans les cours princières en voie de constitution dans le cadre du devenir absolutiste des États, le processus va se diffuser durant l’époque moderne, à un rythme cependant variable dans l’espace et le temps, au sein des couches bourgeoises les plus directement en rapport avec les milieux courtisans, en y prenant aussi de ce fait une coloration spécifique, plus roturière, avant de s’imposer durant la période contemporaine comme la norme de l’éthique quotidienne reconnue comme valable dans l’ensemble des classes sociales. Reprenant pour partie des règles déjà élaborées dans le cadre de la courtoisie médiévale en vigueur dans les suites des grands féodaux, en tenant cependant d’emblée à s’en distinguer en s’autodénommant « civilité », cette nouvelle étiquette s’identifiera à partir de la fin du XVIIIe siècle comme « civilisation » (sous-entendue des mœurs), indiquant ainsi qu’elle est un processus dont le résultat est toujours susceptible de s’élargir et de s’approfondir. Et c’est ce sens singulier du mot, largement différent de son sens courant contemporain, que Norbert Élias a repris pour sa part.
Ainsi entendue, la civilisation a vocation à s’étendre à toutes les dimensions et occurrences des relations interpersonnelles et des existences individuelles. Elle concerne aussi bien les manières de table, les apparences corporelles et vestimentaires, l’hexis corporelle (les postures, la gestuelle, l’expression du visage, le regard, etc.), l’exécution par les personnelles de leurs fonctions physiologiques (soins corporels, gestions des excrétions, etc.) que les relations sexuelles et, plus largement, tout le champ des interactions quotidiennes entre les individus, impliquant règles de préséance, façons de se parler, etc. – en un mot, tout ce qui concerne le savoir-vivre dont elle entend fixer les règles.
S’il fournit d’amples illustrations des progrès de la civilisation des mœurs dans les différents domaines précédents, Norbert Élias peine par contre à en définir le sens général. A suivre ses propres développements, celui-ci semble cependant bien consister dans le fait de refouler, réprimer, réfréner ou sublimer l’ensemble des composantes pulsionnelles de la subjectivité, de manière à instaurer une économie des pulsions garante en principe de la maîtrise de soi. Et c’est bien en quoi le processus de civilisation intéresse directement la constitution de l’individualité comme sujet assujetti : maîtriser ses pulsions et ses émotions, se contenir en toutes circonstances, s’inscrire dans le cercle des convenances, c’est essentiellement faire preuve d’autonomie. Où l’on retrouve les deux faces contraires du processus d’assujettissement : le renforcement du contrôle social des individus par le processus d’intériorisation des injonctions de ce contrôle va de pair avec leur autonomie accrue et trouve en cette dernière l’une de ses modalités (Bihr, 2007).
Dans le rapport aux autres, la civilisation se définit donc négativement par l’exclusion de toute forme de violence, y compris la simple agressivité à l’égard d’autrui (si ce n’est dans les formes euphémiques de l’humour et de l’ironie), dans le but de parvenir à une société aussi pacifiée que possible. Elle implique positivement une parfaite politesse au sens étymologique du terme : elle exige d’être et de rester poli ou policé en toutes circonstances, d’éviter toutes les attitudes ou comportements qui pourraient être sources d’accrocs, de heurts ou de conflits avec autrui, qui risqueraient de le peiner et a fortiori de le blesser de quelque façon que ce soit (ne pas lui être désagréable, ne pas le scandaliser, ne pas l’offenser, etc.) bien plus de manifester en toutes circonstances les égards qui sont dus à toute personne en proportion du respect qu’on se doit de lui porter. Ce qui ne va pas sans une part de simulation et de dissimulation quant à ses sentiments et pensées véritables, donc sans hypocrisie.
Dans le rapport à soi, la civilisation exige une parfaite maîtrise de ses émotions, allant jusqu’à la répression de ces dernières, pour toujours savoir raison garder. Elle implique donc un haut degré d’autodiscipline (d’autocontrôle et d’autocontrainte) non seulement du comportement mais des sentiments et des pensées, passant par une profonde intériorisation des exigences de la civilité et le renforcement de la conviction de l’importance des enjeux de cette autodiscipline. Intériorisation à la faveur de laquelle se constitue d’ailleurs, selon Norbert Élias, l’intériorité psychique de l’homme moderne et contemporain, sa subjectivité au sens courant du terme, impliquant notamment le renforcement de l’instance psychique que la psychanalyse définit comme le surmoi, chargé de surveiller et punir le sujet, et, plus largement, de tout le psychisme inconscient généré par le refoulement des pulsions. Ce qui ne va pas sans tensions ni conflits psychiques plus ou moins graves, pouvant aller jusqu’à la névrose. Et nous découvrons là, on l’aura compris, une autre dimension du processus d’assujettissement, qui articule ce dernier à des structures et des dynamiques psychiques spécifiques.
Dans le rapport à soi et aux autres à la fois, la civilisation implique la mise à distance des corps, tant de son corps propre que du corps d’autrui. Cela s’exprime par exemple dans le noli tangere : dans l’interdiction faite de toucher autrui (autrement que sous de formes très ritualisées : l’accolade, le baise main, la poignée de main), dans la proxémie (la fixation d’une distance minimale à respecter entre les corps dans les interactions individuelles), la prévalence en conséquence de la vue sur tous les autres sens, etc. On en trouve trace aussi dans l’évolution des manières de table : alors que, dans le festin médiéval, les convives partagent le même plat dans lequel ils viennent tous prélever à pleines mains, boivent la soupe dans la même louche et le vin dans la même coupe, autour de la table moderne, civilisée, chaque convive mange dans son assiette, boit dans son verre et interpose entre l’aliment et sa bouche tout un appareillage complexe de couverts, comprenant plusieurs sortes d’assiettes, de cuillers, de fourchettes et de couteaux, possédant chacune son mode d’emploi propre, qui fait ainsi barrage à toute expression et tentation de gloutonnerie. Cette même discipline du corps exige que certaines fonctions corporelles soient exécutées avec discrétion (se moucher dans un mouchoir en tournant le dos à autrui, en se repliant en quelque sorte sur soi, et non plus dans sa main ou son coude en faisant face à autrui) ou se trouve même proprement condamnées (parler la bouche pleine, se curer le nez, bâiller sans masquer sa bouche, cracher par terre en présence d’autrui, roter ou péter). Sans oublier évidemment l’extension de la sphère de la pudeur, ce sentiment de gêne et de honte qui commande de masquer certaines parties de son corps et plus encore sa nudité entière comme de soustraire au regard d’autrui certaines fonctions corporelles, jusqu’alors effectuées plus ou moins en public mais jugées désormais obscènes, reléguées et cantonnées par conséquent dans les espaces de l’intimité domestique (le cabinet d’aisance, la salle de bains, la chambre à coucher), dès lors aussi considérées comme plus ou moins honteuses et passées sous silence autant que possible (on ne peut en parler tout au plus que par allusion, sur le ton de la plaisanterie ou de la grivoiserie). En quoi se révèle peut-être le mieux, avec l’intériorisation précédemment mentionnée, le principe de la civilisation : l’individualisation des individus, la privatisation de leur vie pulsionnelle et relationnelle, l’opportunité mais aussi l’obligation qui leur sont faites de se ménager une sphère d’activité et d’existence qui leur soit entièrement réservée, pendant extérieur en quelque sorte de la sphère de l’intériorité, sphère plus ou moins secrète et donc préservée du regard et de l’intervention d’autrui, mais dont ils sont dès lors seuls comptables. Où l’on retrouve une nouvelle fois le processus d’assujettissement.
Le processus de civilisation va s’opérer de multiples manières et par différents canaux, convergeant tous dans le sens d’un renforcement du contrôle social des comportements individuels. Y contribuera manifestement la diffusion de véritables traités de civilité, surtout en usage au sein de la bourgeoisie et des couches inférieures de la noblesse, dont le nombre se multipliera et dont le succès ne se démentira pas durant toute l’époque moderne ; le prototype en sera, selon Élias, le De civitate morum puerilium (La Civilité puérile) d’Érasme (1530), un traité pédagogique qui constitue d’ailleurs l’acte de naissance du terme de civilité tel que nous l’entendons (Élias, 1973 : 90-101) ; ils serviront notamment de modèles et de matériel pédagogique à des générations d’éducateurs, parents ou précepteurs, recommandés en cela par les Églises.
La surveillance mutuelle des individus, les pressions qu’ils peuvent exercer les uns sur les autres, les corrections qu’ils vont réciproquement apporter à leurs comportements de manière à ce qu’ils se conforment aux exigences de la civilité vont aussi puissamment contribuer à la reconnaissance de ces dernières et à leur diffusion, en se faisant les uns auprès des autres les ambassadeurs des manières convenables et les censeurs des inconvenantes. Elles se fondent évidemment sur la nécessité pour les individus, dans leurs différents milieux d’appartenance, de se conformer aux règles qui y ont cours pour s’y faire reconnaître et apprécier, plus fondamentalement pour y conserver droit de cité, tout comme pour marquer sa distinction à l’égard des individus de rang social inférieur. Cette pression réciproque se trouve enfin relayée, comme cause et effet à la fois, par l’acceptation de ces normes par les individus eux-mêmes auxquels elles s’appliquent, par leur intériorisation, partant par le renforcement de l’autocontrôle et de l’autocontrainte, de la maîtrise de soi qu’ils visent et réalisent plus ou moins, jusqu’à faire paraître tout « naturel » et spontané le respect des exigences de la civilisation, leur non respect suscitant au contraire ordinairement malaise, de l’embarras au dégoût, honte et culpabilité, peur et angoisse.
Pour Norbert Élias, le noyau générateur de la civilisation des mœurs dans l’Europe protocapitaliste est ce qu’il appelle la curialisation (Verhöflichung) de la noblesse, à commencer par ses couches supérieures, processus auquel Norbert Élias a consacré une étude spécifique (Élias, 1985). Entendons sa domestication dans le cadre de la constitution des cours royales et princières, processus général en Europe occidentale entre le XVe et le XVIIe siècle : sa transformation d’un ordre de seigneurs féodaux, maîtres sans partage de leurs terres et des hommes qui y vivaient, trouvant dans la guerre et les vertus guerrières leur raison de vivre, largement indépendants d’un pouvoir royal encore faible, indisciplinés tant au regard de ce pouvoir que des règles propres à la hiérarchie féodale ou celles édictées par l’Église, en une assemblée pacifiée de courtisans destinés à servir directement le roi, placés sous son regard et son contrôle permanent, dont l’habitus est désormais soumis à une stricte étiquette. Il s’agit là d’un élément du processus plus général de transformation de la noblesse en un ordre mis au pas par un pouvoir monarchique singulièrement renforcé, en marche même vers l’absolutisme. En effet, les royautés européennes s’assurent alors le monopole de l’exercice de la violence légitime, en acquérant une puissance militaire sans commune mesure avec celle des anciens seigneurs féodaux. Elles obtiennent ainsi de gré ou de force le désarmement de ces derniers, leur imposant l’abandon des guerres privées, y compris la pratique du duel. Et, simultanément, centralisant désormais l’essentiel du surproduit social (à commencer par la rente foncière) par le biais du prélèvement fiscal, elles deviennent capables de fournir une alternative à l’affaiblissement et à l’appauvrissement d’une bonne partie des membres de l’ordre nobiliaire, en les faisant entrer à son service militaire, diplomatique, judiciaire ou même clérical, ou en leur fournissant quelques prébendes ou sinécures à la cour. Garantes par conséquent des revenus et du prestige d’une part grandissante de la noblesse, les monarchies absolues sont aussi en mesure d’obtenir d’elle une parfaite loyauté et obéissance.
Car la curialisation de la noblesse – plus exactement de l’aristocratie nobiliaire, de sa couche supérieure, seule autorisée mais aussi tenue de paraître en permanence à la cour – va opérer comme un mécanisme de civilisation de ses mœurs. A la cour, dans la compétition permanente qui oppose ses membres pour faire partie de l’entourage le plus proche du monarque (de ses différents conseils, dans lesquels seuls ils peuvent espérer infléchir sa politique), pour l’accession aux fonctions honorifiques, pour les nominations aux sommets de l’appareil d’État, pour l’obtention de divers bénéfices et sinécures qu’ils briguent pour eux-mêmes ou pour les leurs (leurs parents, alliés ou dépendants), se forment sans cesse des intrigues et se mènent des manœuvres, ’affaires’ qui les conduisent à former des coalitions et coteries rivales à se confronter directement entre eux. En toutes ces circonstances, qui transforment la cour en un ’champ de bataille’ permanent, ’bataille’ qui pour être feutrée peut se révéler n’être pas moins mortelle (elle peut décider de leur mort sociale : leur éloignement de la cour), les nobles doivent s’interdire toute manifestation sans retenue de leurs passions ou émotions, en particulier de l’agressivité ou de la haine qu’ils peuvent nourrir les uns envers les autres, en dépit des tentations inverses que leur inspire le souvenir encore vif de l’époque où ils constituaient une noblesse vidant ses querelles internes dans le fracas des armes. Au contraire, ils doivent désormais savoir dissimuler leurs sentiments et pensées véritables et simuler leurs contraires, de manière à respecter une étiquette qui leur prescrit ce qu’ils doivent faire et ce qu’il leur est interdit de faire, qui règlent leur langage aussi bien que leur maintien à table, et dont la stricte observance détermine la reconnaissance par leurs pairs de leur rang et de leur dignité, garante de leur excellence sociale. Ils doivent se montrer prudents, en pesant soigneusement leurs actes et leurs propos, en en mesurant toutes les conséquences possibles. Ils doivent aussi tenter de comprendre et de prévoir les attitudes et actes des autres pour les déjouer ou en tirer le meilleur bénéfice possible. En un mot, ils doivent faire preuve de retenue, de maîtrise de soi, de ’psychologie’ (de sens de l’observation et de connaissance du cœur humain, de juste évaluation de chacun-e) et de ’rationalisation’ de leurs comportements (de prévision à plus ou moins long terme, de conduite fondée sur évaluation réfléchie des rapports de force). Et, dans des circonstances où chacun se sent de plus en plus étroitement observé par les autres et tributaire de l’évaluation d’autrui, avec la dissimulation et la simulation, se développent aussi le secret et la pudeur destinés à préserver son intimité. Tous processus qui contribuent en définitive à renforcer les instances et les mécanismes du contrôle inconscient et donc automatique de soi.
Selon Norbert Élias, à partir des cours royales et princières où elle ne va pas cesser de s’approfondir, la civilisation des mœurs va progresser durant l’époque moderne par diffusion progressive de ses principes au sein de sphères de plus en plus étendues : dans les couches inférieures de la noblesse, essentiellement la haute noblesse provinciale et rurale, qui apparaît de temps en temps à la cour, mais aussi dans la bourgeoisie, en commençant par ses couches supérieures, celles qui s’introduisent peu à peu dans la noblesse, qui fusionnent même pour partie avec l’aristocratie nobiliaire, qu’imitent en définitive les couches inférieures de la bourgeoisie en ville. Processus au cours duquel les normes de civilisation se trouvent appropriées par la bourgeoisie, adoptées mais aussi transformées en fonction de préoccupations et d’exigences proprement bourgeoises, ce qui les altère et les dévalue comme signes distinctifs, provoquant par réaction leur renforcement et leur sophistication dans certains secteurs de l’aristocratie nobiliaire, tenant plus que tout à se distinguer de tout ce qui est bourgeois. Mais ce processus conduit aussi à une interpénétration et une homogénéisation au moins partielle des normes de comportements entre bourgeoisie et noblesse, selon des formules d’ailleurs variables dans l’espace et le temps, et qui vont finir par déterminer les normes contemporaines du comportement civilisé.
Cependant, au cours de l’époque moderne, la bourgeoisie éprouve d’autres raisons encore de civiliser ses mœurs que l’imitation plus ou moins servile des couches aristocratiques curialisées. Raisons plus impératives au demeurant, qui finiront par s’imposer à l’ensemble des couches, fractions et classes de la société au fur et à mesure où s’y renforcera l’emprise des rapports capitalistes de production. Ces raisons tiennent toutes en définitive à la constitution de ce que, en prenant appui sur Evgueni Pašukanis, nous appellerons la société civile (Pašukanis, 1970). Ce dernier montre, en effet, pourquoi la généralisation des rapports marchands qu’implique le développement des rapports capitalistes de production, s’accompagne nécessairement, comme résultat et condition à la fois, d’une contractualisation généralisée des relations interindividuelles, bien au-delà de la seule sphère de la circulation marchande et monétaire : elle implique que les relations entre individus prennent en toutes occasions la forme de contrats, implicites ou déclarés, et qu’en conséquence les individus se rapportent les uns aux autres en tant que sujets de droit en toutes circonstances, en donnant ainsi naissance en définitive à un véritable fétichisme de la subjectivité juridique (du statut de sujet de droits), en transfigurant cette forme historiquement déterminée de la personnalité sociale, produit du développement des rapports capitalistes de production, en qualité substantielle, naturelle et éternelle des individus. Ce fétichisme de la subjectivité juridique, qui implique notamment que nul acte ne soit accompli envers une personne sans que ne soient respectées l’autonomie de sa volonté et l’intégralité de ses droits, qu’il soit interdit de recourir à la violence ou même à la contrainte à son encontre, du moins à toute contrainte qui n’ait pas été ’librement’ négociée et contractualisée avec elle, s’accompagne d’ailleurs couramment d’un fétichisme de la subjectivité morale : de l’idée que tout individu, en tant que personne humaine, dispose d’une dignité de principe qui mérite un respect inconditionnel, qu’il convient donc de se rapporter à elle non seulement en respectant toutes les règles de la bienséance et de la politesse mais encore en veillant toujours à ne pas la réduire à un pur moyen subordonné à ses fins propres, en réfrénant et contrôlant en conséquence toutes nos pulsions et émotions. De la sorte, ce que le fétichisme juridique requiert comme conséquence de la pression que les individus exercent les uns sur les autres en tant que sujets de droit (avec l’aide supplétive de l’État, de sa police et de ses tribunaux, le cas échéant), le fétichisme moral le recommande comme obéissance à une sorte de voix intérieure, exigeant de reconnaître en autrui son alter ego à respecter en toutes circonstances. Ainsi voit-on en définitive que la civilisation des mœurs, telle que l’entend Norbert Élias, a partie étroitement lié avec la forme civile (contractuelle) que l’emprise des rapports capitalistes de production impose à la société dans son ensemble comme aux rapports interindividuels en particulier.
D’ailleurs, Norbert Élias lui-même a l’intuition, partielle et confuse, de l’existence de cet autre facteur de « sociogénèse », comme il l’appelle, de la civilisation que constituent la pression et les sollicitations opérées par le parachèvement des rapports capitalistes de production. Au début de la seconde partie de La dynamique de l’Occident (Élias, 1975) dans laquelle il développe son « Esquisse d’une théorie de la civilisation », il rapporte ainsi la civilisation et les transformations de l’économie psychique qu’elle implique au processus général de développement des rapports capitalistes de production. Cependant, il ne parvient cependant pas à identifier clairement le moteur de ce processus et il n’en saisit en quelque sorte que les conséquences et les manifestations phénoménales les plus importantes : l’extension du champ des interdépendances fonctionnelles et impersonnelles entre les individus sous l’effet des progrès de la division marchande du travail social et des échanges marchands entre activités privées, l’accroissement de la concurrence interindividuelle sur le marché, la centralisation et la monopolisation croissante par l’État de l’exercice de la violence légitime qui rend possible le développement de rapports sociaux pacifiés et contractuels, la nécessité par conséquent pour l’individu de refreiner et maîtriser ses manifestations pulsionnelles dans ses rapports avec les autres individus pour tenir rationnellement compte d’enchaînements liant ses actes à ceux d’autres individus sur une échelle sans cesse plus étendue dans le temps tout comme dans l’espace :
« Dans la mesure où s’amplifie le réseau d’interdépendances dans laquelle la division des fonctions engage les individus ; où il s’étend à de nouveaux espaces humains qui se fondent, par les effets de l’interdépendance, en une unité fonctionnelle ou institutionnelle, l’homme incapable de réprimer ses impulsions et passions spontanées compromet son existence sociale ; l’homme qui sait dominer ses émotions et passions spontanées bénéficie au contraire d’avantages sociaux évidents, et chacun est amené à réfléchir, avant d’agir, aux conséquences de ses actes. Le refoulement des impulsions spontanées, la maîtrise des émotions, l’élargissement de l’espace mental, c’est-à-dire l’habitude de songer aux causes passées et aux conséquences futures de ses actes, voilà quelques aspects de la transformation qui suit nécessairement la monopolisation de la violence et l’élargissement du réseau des interdépendances. » (Élias, 1975 : 195-196)
Norbert Élias en vient même à reconnaître que les contraintes de la civilisation sont généralement plus prononcées au sein de la bourgeoisie que de la noblesse de cour tout en y prenant un tour différent, en y étant nettement plus intériorisées, et par conséquent plus conformes au principe même de la civilisation telle qu’il l’entend :
« (…) la vigueur de la régulation et de la transformation des instincts que les fonctions professionnelles et commerciales bourgeoises requièrent, sont, en dépit d’un certain relâchement dans le domaine de la vie de société, bien plus considérables que leurs correspondants aristocratiques. » (Élias, 1975 : 288).
« (…) pour beaucoup de secteurs de l’économie affective l’autocontrainte, que les fonctions bourgeoises et plus particulièrement les affaires exigent et entraînent, est plus sévère que celles découlant des fonctions de la cour. » (Élias, 1973 : 310).
Si bien que :
« Des comportements que dans les milieux de l’aristocratie de cour même les adultes adoptent par égard pour les autres ou par peur de leurs semblables sont dans le monde bourgeois la conséquence d’une autocontrainte. Ils ne sont pas reproduits et maintenus dans l’adulte par la peur des autres, mais par une voix ’intérieure’, qui se passe de toute justification. » (Élias, 1975 : 223).
Mais le constat s’arrête là et Élias n’identifie pas la nature et l’origine de cette voix intérieure, de ce sentiment du devoir à accomplir inconditionnellement, comme un « impératif catégorique » selon Emmanuel Kant : c’est tout simplement l’expression de ce fétichisme de la subjectivité juridique et morale qui se trouve au cœur des rapports contractuels qui constituent la trame même des ’affaires’ bourgeoises.
Bihr Alain (2007), « L’individu assujetti », ¿ Interrogations ?, n°5, mis en ligne en décembre 2007, [En ligne] http://www.revue-interrogations.org/L-individu-assujetti (consulté le 3 août 2014).
Élias Norbert (1973 [1939]), La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy.
Élias Norbert (1975 [1939]), La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy.
Élias Norbert (1985 [1969]), La Société de cour, Paris, Flammarion.
Pašukanis Evegueny B. (1970 [1924]), La Théorie générale du droit et le marxisme, Paris, EDI, 1970.
Bihr Alain, « La civilisation des moeurs selon Norbert Elias », dans revue ¿ Interrogations ?, N°19. Implication et réflexivité – II. Tenir une double posture, décembre 2014 [en ligne], https://revue-interrogations.org/La-civilisation-des-moeurs-selon (Consulté le 21 novembre 2024).