L’enquête de terrain est l’une des méthodes de recherche qualitative privilégiées dans l’exercice du métier d’anthropologue et de sociologue (Genest, 2007[1985]). La recherche de terrain ne va pas de soi parce qu’elle nécessite, selon Jean Poupart (2011), une connaissance fine de l’univers des acteurs sociaux que seule une proximité avec eux permet d’atteindre. Ce travail introduit ainsi un rapport au terrain caractérisé par un face-à-face entre chercheur et enquêté. Ce face-à-face oblige le premier à considérer les conditions dans lesquelles il recueille les données, notamment à examiner les interactions possibles en situation d’enquête (Ondo, 2006). Daniel Cefaï et Valérie Amiraux (2002) disaient à juste titre qu’il n’y a pas de données à observer, à décrire et à interpréter sur le terrain d’enquête, sans interdépendance entre enquêteur et enquêtés. Interaction dans laquelle la personnalité du chercheur, la nature de ses relations avec les interviewés et son mode d’intégration au terrain jouent un grand rôle au niveau de la production des données, selon Jean-Pierre Olivier de Sardan (2015). Pour cet anthropologue, un niveau d’intervention de la subjectivité de l’enquêteur dans la recherche renvoie au facteur personnel spécifique à l’enquête de terrain en sciences sociales (ethnographie et socio-anthropologie). Cet article permet d’éclairer ce niveau à partir d’une enquête singulière, en considérant l’influence d’une étiquette “ethno-politique” assignée au chercheur sur le terrain et l’adaptation méthodologique nécessaire pour mener à bien la recherche.
Nous nous intéressons à une situation de recherche où les interactions du chercheur avec les membres des groupes auprès de qui il enquête, jouent un rôle central dans la collecte des données, à travers tant l’insertion prolongée que la conduite d’entretiens approfondis. Entre 2014 et 2015, en effet, à Abidjan, nous avons effectué une étude dans les quartiers précaires de Yaosséhi et Doukouré, abritant respectivement les Wê et Malinké, des groupes ethniques [1]] rivaux, en vue d’y faire la sociographie de la violence postélectorale de 2010-2011 et de saisir les initiatives de réconciliation locales [2]]. Ce travail de terrain a consisté à effectuer des entretiens individuels approfondis avec des rescapés et à recueillir des récits d’expérience de violence. Au cours de l’enquête, notre statut de chercheur ivoirien étudiant une violence politique locale ayant opposé ces communautés et notre identité ethnique (ethnie Baoulé perçue comme alliée au groupe Malinké) ont rendu délicat notre rapport au terrain. À cette période, et bien avant d’ailleurs, chez la plupart des ivoiriens, il n’y avait pas de patronymes perçus comme neutres en termes d’étiquette politique. À travers l’origine ethnique du nom [3]], un individu pouvait être perçu comme proche de tel ou tel autre des camps politiques entrés en conflit en 2010. Cette perception sociale procède du développement récent du contexte démocratique en Côte d’Ivoire. Ce contexte s’est caractérisé par une ascension en puissance de factions s’appuyant sur des identités communautaires ou ethniques. La rhétorique ethno-nationaliste et la difficulté de construction de l’Etat-nation ivoirien ont conforté les référents ethniques autour des groupes Akan, y compris Baoulé (sud-est), Mandés du Sud et Kru, y compris Wê (sud-ouest) ainsi que les Voltaïques et Mandés du Nord, y compris Malinké (nord). Ces groupes renvoient chacun, selon l’économiste du développement Philippe Hugon (2003), aux clivages des partis politiques notés dans le tableau suivant :
Tableau1 : Partis politiques et bases ethniques
Partis politiques | Groupes ethniques d’appui |
---|---|
Parti Démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) | Akan (surtout Baoulé) |
Union pour la Démocratie et la Paix en Côte d’Ivoire (UDPCI) | Mandés du Sud (surtout Dan) |
Front Populaire Ivoirien (FPI) | Kru (surtout Wê, Bété) |
Rassemblement Des Républicains (RDR) | Voltaïques et Mandés du Nord (surtout Malinké) |
Source : Présente étude tirée des remarques de Hugon (2003)
Selon le politologue Christian Gambotti, la forme partisane des trois grands partis ivoiriens (le PDCI, le RDR et le FPI) était jusqu’en 2010, lors des élections, en partie conforme à ce tableau. On associe ainsi le vote PDCI à l’univers socioculturel Akan, plus spécialement Baoulé. Le vote RDR renvoie à un monde Dioula (Malinké et nordistes assimilés) (Gambotti, 2016). C’est dire que le vote RHDP (alliance des partis, RDR, PDCI, etc.) renvoie en partie aux groupes ethniques susmentionnés. Le vote FPI s’appuie, quant à lui, sur le groupe Kru constitué des Wê, Bété, etc. (Queyraud, 2013). Le chercheur ivoirien, comme tout citoyen, de par son origine ethnique perçue, était ainsi considéré et accueilli de façon variable, avec ce que cela implique comme confiance ou plutôt suspicion et méfiance à son endroit. Nous en avions eu conscience au cours de l’enquête exploratoire et cela s’est confirmé au cours de la recherche proprement dite. Malgré notre obstination à expliquer le caractère académique et heuristique de l’étude, nous avions des difficultés à lever cette perception locale nous assignant une étiquette ethno-politique. L’aptitude à gérer au mieux les difficultés liées à ce facteur personnel a été un défi. Mais comment l’identité intervient-elle dans notre rapport aux interlocuteurs dans les quartiers de Yaosséhi et Doukouré ? Quelles postures et démarches avons-nous adoptées pour la collecte des données ? La présente contribution se propose de décrire une expérience d’enquête dont les “ruses” et les difficultés pourraient être édifiantes en termes de pratique de terrain.
Les multiples aspects d’un travail de recherche exigent de l’aborder sous différents angles. Depuis les années 1970, les ouvrages consacrés aux techniques de collecte de matériaux et aux méthodes de recherche en sciences sociales se sont multipliés. Si divers travaux offrent l’accès à une diversité de méthodes qualitatives, ils ne nous éclairent pas toujours précisément sur ce qui s’est passé sur le terrain (Genest 2007[1985]). Les ruses du terrain (Becker, 2002) et les attitudes du chercheur sont souvent passées sous silence, sans un examen approfondi pour produire de la connaissance. Mais au cours des dernières décennies, les réflexions portant sur le terrain ont bénéficié de l’attention de chercheurs. Cette réflexivité, propriété d’un travail d’analyse mené sur soi-même dans le rapport à l’enquête, se révèle dans certains écrits. L’ouvrage de Charlotte Davies dont rend compte Tamar Wilson (2001) est, à ce sujet, un guide abordant la nécessité et la façon d’intégrer la réflexivité à la recherche ethnographique. Christian Ghasarian (2002) a, pour sa part, réuni divers textes d’anthropologues qui sont revenus sur leurs rapports au terrain. Dans un travail dirigé par Didier Fassin et Alban Bensa (2008), d’autres chercheurs ont aussi analysé leurs « épreuves ethnographiques ». La réflexivité qui y est mise en œuvre ne cherche pas à examiner l’expérience intime de l’ethnographe pour en décrire les états d’âme, mais vise à mieux comprendre les populations étudiées. L’ouvrage dirigé par Laurent Di Filippo, Hélène François et Anthony Michel, dont rend compte Nicolas Riffault (2016), est aussi une référence en matière de réflexivité scientifique. Les apports le structurant constituent une vue des divers emplois de l’analyse réflexive au niveau du doctorat.
D’autres travaux ont traité de la subjectivité du chercheur et de son implication dans le rapport à l’enquête. Colette Le Petitcorp et Mickaël Quintard (2012) ont ainsi abordé leurs relations au terrain au Bénin et à Maurice, montrant que l’origine raciale et culturelle (blanche européenne) qui leur était renvoyée par les enquêtés, a favorisé la collecte des données en les érigeant en confidents extérieurs. Analysant son rapport aux enquêtés d’un marché parisien, Mélanie Duclos (2014) a parlé de subjectivités réduites aux appartenances de classe et aux positions d’enquêteur et d’enquêtés ; le rapport inégal entre ses enquêtés et elle, émanant de l’inégalité de leurs positions sociales, a pu gêner la collecte des données. Explorant le lien avec l’objet, Irène Pereira et Nada Chaar (2014) relèvent la complexité et aussi l’apport de l’ajout à leurs statuts d’agents sur leur lieu de travail, celui de chercheuses sociologues. La réflexion sur sa sortie du terrain a permis à Marion Blatgé (2014) de revenir sur son engagement en tant que bénévole dans une organisation de déficients visuels. Une insertion engagée qui, quoiqu’elle fût le moyen de négocier son entrée et l’observation sur ce terrain, a fait de la fin d’enquête un moment de tension entre engagement et distance. Albinou Ndecky et Fanny Martin (2015) ont aussi dévoilé leurs rapports au terrain dans des études sociolinguistiques menées au Sénégal et France. Si l’accès aux terrains était autorisé, il leur a fallu ensuite se faire accepter par les résidents pour pouvoir travailler sur place. Pour ce faire, ils ont opté pour la stratégie du balisage du terrain avant la collecte de données. Deux semaines durant, ils se sont impliqués dans une phase d’adaptation/intégration au terrain qui a permis de mettre les futurs enquêtés en confiance et de recueillir d’eux des informations.
À la suite de ces chercheurs qui se sont intéressés à certaines questions constituant autant de connaissances sur leur rapport au terrain d’enquête, la présente réflexion porte sur notre identité ethnique, qui s’avère être aussi perçue comme une étiquette politique sur notre terrain, et ses effets dans le rapport à l’enquête. Une telle analyse du rapport au enquêtés, surtout en ce qui concerne notre terrain de recherche, semble inédite, ce d’autant plus que les divers travaux réflexifs consultés ont traité différents questionnements, sans s’intéresser aux questions politiques en lien avec l’ethnie et son intervention dans l’enquête.
Au cours de l’enquête à Doukouré, notre nom et notre identité ethnique ont constitué un atout ayant facilité notre insertion. Ils ont permis de susciter l’intérêt de la communauté Malinké pour l’étude et d’instaurer une bonne collaboration avec elle. De par notre origine ethnique se révélant à travers notre patronyme, nous étions perçu par nos deux premiers enquêtés comme un “bon allié”, avec qui il fallait collaborer. Ceux-ci deviendront d’ailleurs volontiers nos facilitateurs, se chargeant de nous accompagner, de sélectionner nos interlocuteurs, de programmer les entretiens et de nous introduire. Au premier contact avec l’un d’entre eux, après que nous nous soyons présenté et que nous ayons expliqué l’objet de l’enquête, le début de nos échanges consigné dans l’encadré suivant, en dit long à propos d’une affinité ethnique perçue par l’enquêté Malinké et sur les égards liés.
Enquêté : Tu es un jeune Baoulé ?
Nous : Oui, je suis Baoulé, Baoulé de…
Enquêté : Ah là, il n’y a pas de problème. Baoulé ! On est ensemble. Ici, il y a plein de victimes, tu pourras les rencontrer sans problème.
Une perception unissant les identités ethniques Baoulé (censée nous définir) et Malinké (censée définir l’enquêté) nous est renvoyée à travers cet échange et d’ailleurs, constamment sur le terrain en général à Doukouré. Cette perception découle du contexte politique ivoirien susmentionné. La controverse politique et la guerre de 2010-2011 opposaient le RHDP et la LMP (regroupant des partis dont le FPI est le leader). Un clivage qui semble dessiner une nouvelle division ethno-politique entre d’un côté, les Baoulé alliés aux Malinké, etc. et, de l’autre, les Kru constitués des Wê, Bété, etc. Ainsi, à Doukouré, c’est en vertu de l’alliance ethno-politique entre Malinké et Baoulé, que notre identité ethno-politique perçue comme “Baoulé équivalant à RHDP”, aiguisait chez des membres de la communauté Malinké la propension à coopérer. Les deux facilitateurs se sont ainsi permutés en permanence pour nous mettre en contact et organiser des entretiens avec les rescapés sélectionnés.
Ceux-ci, comme les enquêtés du quartier, semblaient nous percevoir comme un individu pouvant aisément saisir les peines subies par leur communauté, un “porte-voix” pouvant se charger de les révéler au grand public à leur profit. Les enquêtés étaient intéressés et restaient ouverts aux échanges, et certains ne manquaient pas de se réjouir de l’éventualité que le grand public comprenne qu’« à Doukouré, les Malinké ont vraiment été victimes de tuerie pendant la crise postélectorale » [4]] de 2010-2011. Sur le terrain, nous avons été adopté comme membre du grin [5]] principal où nous passions du temps à attendre les rendez-vous d’entretien. Nous avons bénéficié de la bonne coopération des habitants. La logique d’une telle acceptation locale du chercheur que nous sommes, semblait nous dire, en référence au discours d’un habitant, qu’« actuellement, Dioula [Malinké et assimilés] et Baoulé, c’est même groupe [politique]. » Ce traitement de faveur nous a permis de disposer aisément de données en abondance sur la dynamique de la violence locale ayant opposé les groupes Malinké et Wê.
À Yaosséhi, quartier Wê, nous avons été confronté à quelques difficultés relatives aux attitudes de réserve et de silence chez les rescapés. Certains d’entre eux se sont d’abord montrés réticents avant de nous accorder des entretiens par la suite. D’autres ont, quant à eux, catégoriquement refusé d’aborder avec nous leur expérience de la violence. Ces réticences et refus tenaient peut-être au fait que la Côte d’Ivoire, sortie d’une guerre récente, était dans une situation de sécurité précaire, surtout à Abidjan. Avec les possibilités de représailles parfois contre les populations dites “pro-Gbagbo”, y compris les Wê, on comprend que la plupart de ces personnes craignaient que leurs témoignages ne leur soient préjudiciables. « Le silence est souvent une stratégie de survie et de résistance des dominés » (Cefaï, Amiraux, 2002 : 2). Mais un facteur personnel spécifique à l’enquête de terrain, à savoir notre identité définie par notre origine ethnique, intervenait et déterminait aussi cette attitude. Cela se faisait suivant les mêmes perceptions procédant des clivages ethnopolitiques qui, cette fois, opposaient les identités ethniques Baoulé (nous définissant) et Wê (définissant l’enquêté).
Les cas de réticence et de refus dans ce quartier illustrent en effet le rôle négatif que peut avoir l’identité ethnique du chercheur dans la phase de production des données. L’organisation sur le terrain différait au départ de celle de Doukouré. Après l’accord de principe du chef de quartier, il nous a fallu investiguer en constituant notre échantillon selon la technique de boule de neige. Cela s’est fait sans facilitateur dans un premier temps. Au contact des premiers rescapés interlocuteurs, l’énonciation de notre nom pour nous présenter suscitait de leur part un mouvement de rétraction et des questions autour de notre origine ethnique : « Tu es de quelle ethnie ? » « Tu es Baoulé ? » « Tu es Baoulé ? Baoulé d’où ? » « Baoulé ! N’est-ce pas pour envoyer les gens pour nous tuer encore ? ». La réponse confirmant sans faux-fuyant notre ethnie Baoulé a souvent installé l’hésitation et la réticence chez les interlocuteurs, puis déterminé la suite de nos relations. Les enquêtés, dans ce cas, ont souvent raconté de manière brève, entre 3 et 5 minutes, ce qu’ils ont subi comme violence sans détail. Pour le reste, nous faisaient-ils souvent savoir, ils ne pouvaient pas en dire plus ; ils n’étaient pas au courant de l’expérience des autres et n’étaient pas, non plus, disponibles pour nous accorder d’autres rendez-vous. Une manière de nous faire comprendre que l’entretien s’arrêtait ainsi, alors que plusieurs questions restaient encore sans réponse. Ces attitudes de réticences et de refus étaient la caractéristique d’une méfiance des interlocuteurs à notre endroit. Notre identité intervenait ainsi comme une entrave à l’insertion dans le quartier Yaosséhi. C’était un souci de départ qu’il nous a fallu régler au mieux pour le bon déroulement de la collecte des données.
Compte-tenu des caractéristiques de nos deux terrains d’enquête et de notre identité perçue, influant sur ceux-ci, nous avons dû moduler notre approche pour mener à bien notre recherche.
Daniel Cefaï et Valérie Amiraux (2002) attirent notre attention sur des rapports entre guides et enquêteur, où les premiers peuvent s’appliquer à canaliser le regard du second, à orienter sa perception et ses interprétations par la sélection de ses interlocuteurs et le contrôle de son travail. Dans le cas de Doukouré où l’intégration au terrain fut favorisée et guidée par des facilitateurs, il nous a fallu donc maintenir une attitude “d’engagement distancié”, garantie de sens critique. Pour prévenir un éventuel contrôle des informations par nos guides, nous avons diversifié les informateurs. Nous avons parfois interviewé des rescapés en dehors des choix des facilitateurs et nous nous sommes livrés à des entretiens informels. Puis, les données tirées des expériences des divers groupes sociaux dans les deux quartiers (Doukouré et Yaosséhi) ont été recoupées pour établir les résultats du travail de recherche.
Quand l’évocation du patronyme désigne l’identité et peut freiner l’insertion au terrain, il faut se résoudre à adopter une autre posture que celle de départ. Il nous fallait trouver une stratégie pour réduire les cas de réticence et de refus à Yaosséhi. Fallait-il prendre le risque de nous assigner une autre identité ? C’est une question qui nous avait souvent hanté l’esprit. Mais, procéder ainsi non seulement aurait posé un problème éthique, mais aussi aurait constitué un discrédit pour les recherches futures.
Il nous a fallu trouver un facilitateur, un habitant jouissant de crédit, proche de la population en termes d’identité ethno-politique, dont la présence nous servirait de caution morale et de confiance auprès des rescapés. Une enquêtée que nous avons rencontrée par le biais d’un habitant avait cette capacité. Membre de la communauté Kru de Yaosséhi et déléguée d’un parti politique, elle s’est attirée le respect de certains résidents pour son implication active dans les activités politiques et socioculturelles locales. Au terme du deuxième entretien avec elle, à notre demande, celle-ci a donné son accord pour nous accompagner. Elle nous a alors mis en contact avec des rescapés qui nous ont eux-aussi mis en contact avec d’autres. Avec cette facilitatrice, le procédé était souvent comme suit : nous partions ensemble chez un enquêté ; elle nous annonçait d’une manière affective, disant souvent « mon fils-là » [6]], après quoi, nous nous présentions puis nous expliquions l’objet de notre visite et de la recherche afin d’avoir le consentement libre de l’interviewé.
Comme les facilitateurs de Doukouré, celle-ci est avant tout une rescapée membre de la communauté cible et un leader local. Son assistance est toutefois allée au-delà du simple fait de nous introduire auprès des interlocuteurs. Nous sommes convenus, en outre, qu’elle assiste aux entretiens, du moins aux cinq premières minutes, le temps d’une à deux questions avant de nous laisser continuer seul. Durant cet instant, elle intervenait parfois, pas pour interroger, mais pour seulement raconter des bribes d’expérience propre qui lui revenaient suite une question. Elle a ainsi pu encourager des enquêtés à partager la leur. Ce procédé de l’entretien semi-directif individuel en partie assisté a été appliqué généralement lors d’un premier entretien et si nécessaire d’un deuxième avec un enquêté Wê ou Kru. Chez certains interviewés, cette manœuvre a permis d’établir le rapport et de réduire le doute, voire de créer la confiance, ainsi qu’une certaine ouverture dans la suite des entrevues, contribuant ainsi au bon déroulement de la collecte des données.
Les expériences ainsi décrites nous ont révélé une part de notre identité en jeu dans le rapport à l’enquête et aux enquêtés. Nous nous sommes senti perçu et représenté comme un individu dessiné par nos interlocuteurs au prisme de notre patronyme et de notre origine ethnique. La perception de cette dimension comme une identité ethno-politique (alliée ou adverse) par nos interlocuteurs fut un gage de confiance en face des Malinké de Doukouré et, inversement, un facteur de méfiance en face des Wê de Yaosséhi. Le travail de terrain se construit ainsi, en partie, par la subjectivité du chercheur et par les identités qui lui sont renvoyées dans les interactions d’enquête (Le Petitcorp, Quintard, 2012). La forme que prend le rapport au terrain, déterminée par l’identité perçue, peut dessiner les contours de l’accès aux interviews.
De ce fait, comme l’a écrit Anaïk Pian (2012), vivre la réalité du terrain est une expérience qui demande, à chaque instant, de s’adapter aux éventuelles contraintes et opportunités et de gérer une relation d’enquête qui peut se couvrir d’ambiguïtés. Pour limiter les difficultés liées à notre identité perçue, nous avons ainsi adopté des stratégies distinctes, selon que nous ayons bénéficié de “traitement de faveur” ou que nous ayons été confronté à des obstacles. À Doukouré, où la bienveillance des facilitateurs semblait un acquis et où généralement les entretiens se faisaient selon les choix de ceux-ci, il nous a semblé essentiel de prendre de la distance en effectuant des entrevues informelles et spontanées. Face à la méfiance des interlocuteurs à Yaosséhi, il s’est avéré, in situ, opportun d’être flexible en optant pour l’entretien semi-directif en partie assisté par un facilitateur. Dans le second cas, la méthode, pourrait être taxée d’insuffisante par le lecteur, au vu du biais éventuel que peut constituer la présence d’un tiers dans un entretien entre deux personnes, mais aussi si l’on se réfère à l’approche du balisage de terrain adoptée par Albinou Ndecky et Fanny Martin (2015) pour se faire accepter des enquêtés.
Pour enquêter sur des terrains sensibles, la stratégie face aux difficultés peut imposer un vécu intime auprès des acteurs, une immersion longue dans leur quotidien. Plus qu’un choix, une telle immersion ethnographique peut constituer la seule alternative dans certaines recherches, mais elle a un coût et des limites (Romani, 2007). À défaut d’une approche ethnographique de longue durée impliquant un balisage de terrain, qui n’était pas à notre portée (financièrement), les stratégies de la facilitation et de l’entrevue assistée nous ont permis de lever d’une certaine façon une bonne part de la méfiance chez nos interlocuteurs et de dépasser les refus d’entretiens à Yaosséhi. L’entretien est une situation sociale particulière dans laquelle un enquêteur écoute, reçoit des paroles d’un enquêté. Généralement, la présence d’un tiers rend difficile la communication entre deux. Mais parfois, avant de s’inscrire dans cette interview entre deux, la présence d’un facilitateur assistant peut contribuer à créer le contact et à réduire la méfiance entre l’interviewé et l’interviewer. L’expérience ici relatée, loin de dévoiler des postures ou pratiques incontestables en soi, informe sur des difficultés liées à l’identité du chercheur sur le terrain et sur des réponses possibles.
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[1] [[] Des groupes constitués chacun de populations ivoiriennes ayant en commun une culture, un dialecte, des coutumes et une origine géographique. Les Wê forment un sous-groupe ethnique ivoirien constitué des Guéré et des Wobé : des peuples qui parlent le dialecte du Wê et se retrouvent à l’ouest du pays. Les Malinké sont un sous-groupe Mandé (nord) ivoirien. Ils se constituent des Mandinka (ceux qui parlent la langue du Mandé), des Koyaka, des Mahouka et des Bambara, peuples que l’on retrouve au nord du pays.
[2] [[] La crise ivoirienne de 2010-2011 a fini par la victoire (militaire) d’un camp politique sur un autre. Dans certaines localités où les groupes ethniques se sont impliqués, cela suppose la victoire de certains sur d’autres. Certains individus, ayant le sentiment que leur communauté (sortie perdante de la bataille) était sous la surveillance des autorités en place, se montraient prudents et réticents face à certaines demandes de témoignage.
[3] [[] En Côte d’Ivoire, on a un patronyme, puis une suite de prénoms. Il existe des patronymes spécifiques aux groupes ethniques, dont les critères de définition s’avèrent complexes parce qu’il y a une soixantaine d’ethnies et autant de façons donner le nom. Par exemple, chez les Baoulé, des prénoms donnés aux hommes en fonction du jour de naissance servent aussi de patronyme pour leurs enfants. Chez les Bété, les patronymes sont transmis par le père et les prénoms donnés au fils ne dépendent pas du jour de naissance, mais des préférences individuelles.
[4] [[] B.B., rescapé Malinké, Doukouré, 11/112014.
[5] [[] Les grins sont des lieux où des habitants (Malinké et assimilés) se retrouvent pour boire le thé. Essentiellement fréquentés par des hommes, ces espaces sont à la fois des lieux de passe-temps, des cadres d’expression et de discussion pour les adeptes sur des sujets divers d’actualité.
[6] [[] Expression du langage courant ivoirien (utilisée par des aînés sociaux), elle ne signifie pas toujours le fils biologique, mais désigne aussi le fils tacitement adoptif ou un individu ayant l’âge d’un fils.
Coffi Gervais, « Implications méthodologiques de l’identité du chercheur perçue comme étiquette politique », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 29. In Vino Humanitas. Des usages du vin dans les sociétés, décembre 2019 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Implications-methodologiques-de-l (Consulté le 21 décembre 2024).