L’ouvrage d’Yves Jeanneret, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, figure au catalogue des Éditions Non Standard dans la collection SIC (tirage limité à 750 exemplaires). Il s’agit d’une œuvre conséquente qui condense près de vingt ans de travaux et de recherches sur la « trivialité », notion que l’auteur définit comme étant le « caractère transformateur et créatif de la transmission et de la réécriture des êtres culturels à travers différents espaces sociaux » (p. 15) ou sinon comme « le caractère fondamental des processus qui permettent le partage, la transformation, l’appropriation des objets et des savoirs au sein d’un espace social hétérogène » (p. 20). En d’autres termes, les hommes créent et partagent des « êtres culturels » (comme par exemple des savoirs ou des représentations). Par leur diffusion ces êtres sont façonnés à mesure qu’ils traversent les espaces sociaux et qu’ils passent entre les mains des hommes ; ils se chargent ainsi de valeur et de sens au fil de cette circulation créative (il en va ainsi des mèmes sur Internet, des rumeurs dans les salons ou encore des vidéos virales dans les médias sociaux pour ne citer que ces exemples). Aussi, « les hommes n’ont cessé d’exploiter la circulation de la culture dans la société et d’en faire des métiers, des dispositifs, des industries » (quatrième de couverture) ; Jeanneret propose, et c’est là tout l’intérêt du livre, d’en analyser les processus et d’en discerner les enjeux.
Critique de la trivialité est de ces œuvres qui demandent au lecteur une maturité certaine en sciences de l’information et de la communication et le chercheur gagnerait à y revenir à mesure qu’il évolue dans ce domaine de recherche. Nous ne saurions que trop conseiller au lecteur de lire en premier Penser la trivialité. Volume 1. La vie triviale des êtres culturels (2008) qui constitue une parfaite introduction à l’ouvrage ici critiqué car il permet de mieux en appréhender la lecture.
L’œuvre n’a pas tant pour vocation de se montrer encyclopédique et de rendre compte de travaux personnels que de proposer une entreprise problématique et politique. La problématique traitée est celle des médiations de la communication comme enjeu de pouvoir ainsi que l’indique le sous-titre du livre. Finalement, ce livre cherche à faire saisir l’importance de l’enjeu politique que constituent l’appropriation, la rationalisation et l’exploitation de la trivialité des êtres culturels, enjeu que les sciences anthropo-sociales ont tendances à dénigrer mais qu’ont bien saisi les professionnels de la communication. Autrement dit, Jeanneret souhaite « mettre au jour des pouvoirs qui tiennent moins au contenu particulier des énoncés qu’aux modalités de leur partage social et par là poser des questions politiques qui sont rarement évoqués dans le débat actuel sur le rôle de la communication » (p. 25).
Si l’ouvrage se découpe en quatre parties attardons-nous pour le moment sur son introduction qui explicite les objectifs et les enjeux de ce travail. L’auteur entend étendre ici les travaux amorcés dans son précédent ouvrage sur la trivialité (2008). Plus précisément, son objectif est de prolonger ici l’analyse du complexe qu’il nomme la « vie triviale des êtres culturels ». Autrement dit, il souhaite analyser « la nature des processus de communication qui permettent aux savoirs et aux valeurs de la culture de gagner divers espaces sociaux » (p. 20). Ce prolongement poursuit un but spécifique, à savoir « repérer la façon dont divers acteurs sociaux s’emparent de l’ensemble de ces processus pour produire du pouvoir ou de la valeur » (p. 20). Cette démarche repose sur cinq approches de la vie triviale des êtres culturels qu’il reprend du précédent ouvrage (2008) : modèles intellectuels, disciplines d’écriture, altération sociale, processus communicationnels, valeurs politiques. Plus explicitement, il s’agit de : 1. conscientiser les « manières les plus courantes de se représenter ces phénomènes » (p. 20) de ressorts et de médiations de la vie triviale des êtres culturels (propagation, transmission et reproduction) pour « pouvoir ne pas les naturaliser et entreprendre de les analyser » (pp. 20-21) ; 2. « porter un regard analytique sur les moyens effectifs que les sociétés se donnent pour soumettre à diverses opérations les textes et savoirs » (p. 21) que contiennent ces trois modèles de la culture que sont la propagation, la transmission et la reproduction ; 3. « présenter une problématique relative à la notion de poétique sociale, qui s’impose à partir du moment où l’on retient une conception non mécaniste de la circulation des idées et des valeurs » (p. 21) ; 4. « comprendre la manière dont l’interaction communicative se trouve structurée et conditionnée par la matérialité des médias » (p. 22) ; 5. « souligner l’importance de représentations historiquement variables mais très actives quant à ce qui mérite d’être transmis, aux relations entre les milieux et les sphères sociales, aux liens entre la circulation des idées et la démocratie » (p. 22).
Dans la première partie qui s’intitule « Des prises à l’emprise. Ces médiations dont on s’empare » l’auteur souhaite répondre à la question suivante : « Qu’est-ce qui, dans la trivialité, donne particulièrement prise au pouvoir et à la valeur ? » (p. 58). Autrement dit, quelles sont les ressources que les acteurs peuvent mobiliser pour produire du pouvoir et de la valeur sur les êtres culturels ? Pour repérer certains de ces modes d’action sur la trivialité Jeanneret retient une série de quatre paliers d’analyse. Le premier de ces paliers vise à repérer des lieux d’initiative et d’emprise identifiés à travers six catégories allant par couple : promesse/implication, attente/figuration, prédilection/ajustement. Le deuxième palier s’attarde sur l’activité discursive dans toute son extension sémiotique pour montrer en quoi elle est « une ressource majeure dans la circulation des idées, des textes et des signes » (p. 92) par la reconfiguration qu’elle opère sur les textes existants tout en créant des relations communicationnelles et en produisant du sens. Le troisième palier donne la part belle à la matérialité de la trivialité, c’est-à-dire aux objets médiatisant la vie triviale des êtres culturels par leurs associations d’opérations techniques et de langages. Le quatrième et dernier palier pose la question de ce que conditionnent les médias et du comment ils le font. Le projet est ici d’identifier les modalités types selon lesquelles la matérialité suscite des pratiques ; l’auteur en distingue quatre : préfiguration, suggestion, réquisition, fantasmagorie.
La deuxième partie qui s’intitule « La rencontre des prétentions. Arts et métiers de la trivialité » propose une façon d’analyser la « prétention communicationnelle » des communicants et des professionnels de la communication, « c’est-à-dire le lien qui s’établit entre une conception de la communication et un projet d’intervenir sur elle » (p. 248). Pour aborder cette notion la partie s’ouvre sur un texte qui est l’analyse que fait Louis Marin de la création de la fonction d’historiographe du roi au XVIIe siècle. Cette analyse repose sur une lettre de Paul Pellisson-Fontanier adressée à Colbert pour solliciter la charge en question. Ce qu’il est intéressant d’observer dans cette lettre c’est qu’elle préfigure les principes du storytelling contemporain. Ce chapitre fait comprendre que « la reconnaissance d’une compétence de communication professionnelle (et rémunérée) repose sur une stratégie de représentation du processus de communication lui-même à destination d’une instance de pouvoir politique et/ou économique » (p. 262). Cette entrée en matière suscite l’intérêt global de cette partie, à savoir « de comprendre la genèse de ces prétentions et la façon dont elles s’actualisent et se développent » (p. 250). Le deuxième chapitre revient sur la sémiologie et la sémiotique publicitaire avec notamment Georges Péninou et Eliseo Verón. Le troisième chapitre traite plus spécifiquement de la genèse des prétentions professionnelles. Le quatrième chapitre souligne l’intérêt croissant des acteurs économiques pour le trivial (avec les médias socionumériques) et leur désir d’appareillage, d’orientation et d’exploitation de celui-ci. Le cinquième et dernier chapitre se focalise « sur le lien entre la transformation des prétentions et la genèse des relations de pouvoir et de marché » (p. 339).
La troisième partie qui s’intitule « Une nouvelle économie scripturaire. La portée triviale des médias informatisés » se focalise sur les dispositifs qui constituent les médias informatisés (et plus particulièrement leurs métamorphoses actuelles) en basant sa réflexion sur les textes de Louis Marin, de Michel de Certeau et de Michel Foucault. Cette partie propose une discussion qui articule ingénierie des médias, genèse des processus de représentation et dynamique des pratiques pour décrire les « mouvements qui affectent aujourd’hui la dynamique des industries qui saisissent les dispositifs info-communicationnels » (p. 365). Le point de départ de cette discussion est la lecture critique de la théorie de l’économie scripturaire. La discussion se poursuit avec la lecture des textes de Pascal Robert, de Louize Merzeau et de Sophie Pène qui « radicalisent ce que pourrait être l’horizon d’évolution des industries de la trivialité et fondent sur ce constat une économie politique » (p. 389). Ces lectures contiennent en substance la question centrale du devenir du signe et de l’écriture avec la numérisation de l’information. L’étude de cette question se poursuit avec la lecture d’auteurs qui interrogent « l’interaction entre les deux dimensions, celle de la structure informatique et celle de la construction sémiotique et documentaire du texte » (p. 409). Cette partie se conclue en traitant des transmutations sémiotiques, ressort ancien des industries culturelles que les médias informatisés dotent d’une « virulence et une vraisemblance particulières ainsi que des voies de développement inventives » (p. 471).
La quatrième et dernière partie qui s’intitule « Le capitalisme médiatique. Sémiologie des médias et économie politique de la communication » tente de traiter la question de « la contribution de la sémiologie des médias à la question de l’économie politique de la communication » (p. 530). Jeanneret fait ici dialoguer sa théorie de la trivialité avec d’autres travaux afin de « comprendre comment des objets, des formes de vie, des convictions, des jugements, acquièrent à travers nos échanges le statut de choses qui valent la peine d’être tenues pour des soutiens de la vie humaine » (p. 530). Il initie ce travail par une lecture d’un texte de Max Horkheimer et Theodor Adorno, Kulturindustrie, pour comprendre la signification de la persistance de la question des médias que ce texte proposait de dépasser. L’auteur propose ensuite de mettre en perspective « la sémiologie des médias comme moyen de définir une politique des industries médiatiques » (p. 531) afin de discuter les mutations que l’industrie connaît dans le secteur de la communication. Il s’agit après de s’interroger sur le devenir des êtres culturels dans un contexte où la médiation est menacée. Cette partie s’achève enfin sur une non-conclusion qui propose de méditer sur « la responsabilité des intellectuels en matière de trivialité » (p. 531).
Nous souhaitons également apporter un court point de vue sur quelques points secondaires qui sont d’ordre esthétiques et pratiques. Concernant les points esthétiques, nous apprécions en tout premier lieu l’objet-livre en lui-même qui est de belle facture. Concernant les points pratiques, nous apprécions la présence d’exemples qui viennent régulièrement et astucieusement illustrer le propos. Ensuite, nous apprécions la présence d’un lexique en début d’ouvrage qui permet au lecteur de découvrir ou de redécouvrir certains concepts et notions évoqués tout au long du livre. Si certains rappels sont faits sur des termes fréquemment employés en sciences de l’information et de la communication, ce lexique est d’autant plus appréciable qu’il renvoie à une terminologie propre à l’auteur et qui n’est parfois que peu utilisée en dehors de ses travaux. Nous déplorons l’absence d’un index qui aurait pu se révéler fort pratique pour le référencement et le repérage des occurrences des notions et concepts mobilisés dans un ouvrage si conséquent.
Roux Ugo, « Yves Jeanneret, Critique de la trivialité. Les médiations de la communication, enjeu de pouvoir, Éditions Non Standard, Paris, 2014 », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 29. In Vino Humanitas. Des usages du vin dans les sociétés, décembre 2019 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Yves-Jeanneret-Critique-de-la (Consulté le 6 décembre 2024).