Le vin peut-il avoir une fonction éthique et politique ? Si cette question n’est pas neuve, rare sont les recherches qui l’ont abordée d’un point de vue ontologique. C’est pourquoi ce texte propose de retracer la fonction éthique et politique du vin en s’appuyant sur une lecture philosophique qui interroge l’origine du sens simulé et réel de la consommation de vin. Il s’agit de montrer comment le vin ou l’être du vin peut agir tel un vecteur d’humanité dans les sociétés occidentales.
Mots clés : Vin, Éthique, Politique, Philosophie, Mythologie
Can the wine have an ethical and political function ? If this question is not brand new, very few researches approached wine from an ontological perspective. This text proposes a redrawing of the ethical and political function of wine from a philosophical reading which questions the origin of simulacrum and real senses of the consumption of wine. In other words, this essay question how can the wine or wine’s being act like a vector of humanity in the western world.
Key words : Wine, Ethic, Politic, Philosophy, Mythology
« Au breuvage multidimensionnel [qu’est le vin], s’ajoute naturellement ce breuvage sacré unissant les hommes entre eux, mais aussi le rôle qu’ils assument dans l’univers » (Aubry, 2015 : 12). C’est ainsi qu’il faudrait pouvoir introduire le vin, c’est-à-dire comme un liant d’humanités. Pourtant, cet aspect est largement occulté dans les débats de santé publique où le vin est réduit à un simple breuvage alcoolique. Reprenons néanmoins le raisonnement de Jean Aubry en le prolongeant, et demandons-nous dans quelle mesure et surtout pourquoi le vin produit, de façon singulière, de l’être : l’expression d’une idée, d’une vérité, d’une passion, d’un amour incommensurable, tel celui d’Alcibiade, ou encore une communauté dont les dimensions éthiques et politiques s’accouplent à l’idée de « bien faire pour tous » (Dallet, 2014 : 23) ; bref se demander si le vin peut avoir une fonction éthique et politique.
Nous cultivons la vigne et en tirons le vin parce qu’il participe d’une culture essentielle à la vie collective. « Vivre sans art et sans vin » dirait Nietzsche, c’est comme ne pas vivre ou encore s’interdire à la vie, parce que l’un et l’autre font croître l’étant que nous sommes dans un espace ouvert capable de nous transporter à la lisière de ce que nous sommes et pouvons devenir. De ce point de vue, le vin n’est en rien une substance délétère. Au contraire, il fortifie puisqu’il est ‘dans’ la vie et consolide notre humanité et les communautés humaines. En ce sens, et la recherche anthropologique le démontre systématiquement (Douville, 2005), le vin de la fête alimenterait le ‘vivre-ensemble’ ou le rendrait possible en permettant une expression plus libre et plus égalitaire de la parole.
Reprenant un proverbe composé par le poète grec, Alcée de Mytilène [1], Søren Kierkegaard a proposé, dans In vino veritas, l’idée que « le vin [est] la défense de la vérité et la vérité celle du vin ». Dans l’esprit du dandy Constantin Constantius qui porte la parole de Kierkegaard, « on ne devrait par ailleurs prêter l’oreille à aucune vérité si elle n’était dite in vino » (2011 : 40). À ses yeux donc on ne saurait dissocier vin et vérité ou encore imaginer qu’un autre breuvage alcoolique puisse prétendre se retrouver dans un si prestigieux voisinage. Mais pourquoi le vin détient-il le privilège de la vérité ? Peut-être parce qu’en étant « consommé avec modération, [le vin] allume en nous une flamme, crée un élan de générosité, de partage, d’échange, de tolérance, qualités essentielles à la vie en communauté » (Bertrand, 2015 : 104). N’est-ce pas là une manière de dire le rapport entre le vin, la conscience et la vie humaine dans sa vérité ? Loin de se traduire par un impetus déréglé, une inertie sauvage, la consommation de vin déboucherait plutôt sur une étonnante sérénité corporelle et discursive qui pourrait caractériser une certaine sagesse éthique et politique.
De ce point de vue, la valeur du vin est pour partie égale dans le verre et dans l’esprit. La consommation de vin est, tout à la fois, une source intense de satisfaction personnelle et un moment de partage qui nous fait nous rejoindre en un lieu chargé de sens. C’est comme si, au banquet — qui est sumposion et qui signifie ‘action de boire ensemble’ —, l’homme parvenait à se fabriquer un espace d’humilité et d’humanité où la vie peut se raconter et se re-constituer autour d’un verre. Ainsi placées sous le signe de Dionysos, les langues se délient. Au banquet, les deux principales vertus du vin entrent en scène : « son pouvoir de faire jaillir la vérité, en faisant oublier les conventions mensongères, et celui de disposer l’homme à parler d’amour » (Chaplain, 1964 : 24). C’est ainsi que celui ou celle qui boit le vin ne s’arrête pas à la griserie apportée par l’alcool, ni même à la stimulation primaire de ses sens par les composés du vin. Et si le buveur profite de l’occasion pour circonscrire une zone esthétique [2], il cherche également à instruire une parole lovée au cœur d’un espace éthique et politique horizontal, c’est-à-dire où les pôles hiérarchiques s’estompent momentanément. Mais peut-on penser ainsi le vin et l’ivresse, c’est-à-dire comme l’objet d’une axiologie et, plus précisément, d’une éthique qui engage le buveur dans un ‘être-avec’ ?
À partir d’une lecture phénoménologique inédite, nous allons décrire et suivre les mouvements de conscience individuels et collectifs associés à la consommation de vin. Nous allons montrer que le rapport entre le vin et l’agir nous procure une mesure ontologique de notre humanité et nous permet non seulement de resituer l’humain dans le ‘réel’, mais également de donner un sens fondamental à cette relation, notamment ‘simulée’ dans la fête [3]. Dans un premier temps, il s’agira de caractériser la fonction du simulacre associée aux fêtes de Bacchus et qui passe nécessairement par la consommation de vin. L’objectif est de relever la dynamique propre à la consommation de vin et son rôle essentiel dans l’effacement du sujet et la construction d’une identité collective. Par la suite, nous verrons comment le simulacre bacchique s’impose comme révélateur de vérités. Comment il parvient à alimenter l’imaginaire humain, à se reproduire dans le rituel de la fête et à favoriser le renouvellement de la vie en communauté. La troisième partie sera l’occasion d’illustrer, à l’aide du mythe de Pygmalion, la puissance du simulacre dans le passage de l’image (fantasmée) au réel. Nous verrons alors comment le réel surgit dans le simulacre, comment la chair s’incarne depuis la glèbe et comment cet archétype procède, comme lorsque le vin se partage, à un brassage momentané des singularités dans la mêmeté. La section suivante agira telle un contre-poids face à l’idée que le vin et l’ivresse sont des révélateurs strictement positifs d’humanité. Il sera montré que l’un et l’autre peuvent, dans l’excès, dérégler les affects humains, mais surtout que le discours de l’ascétisme puritain, celui de la sobriété, reconduit le primat de l’ordre rationnel et du même au dépend du différent et de son expression. En terminant, une brève lecture du Sophiste de Platon nous permettra de préciser davantage la forme de l’anathème qui frappe le simulacre et brouille durablement, en Occident, notre compréhension du rôle de la fête, de la consommation de vin et de l’ivresse.
Si nous voulons comprendre le rapport que le vin entretient avec le réel et saisir comment le simulacre contribue à ordonner les communautés humaines, il est nécessaire de commencer par examiner le rôle traditionnel de la fête, en l’occurrence des Bacchanales. Car la place de celles-ci est non seulement déterminante dans la construction des identités personnelles et collectives, mais également emblématique quant au rôle éthique et politique du vin.
Les Bacchanales étaient des fêtes associées aux ‘règlements’, à ce qui régit le vivre-ensemble, ce qui explique leur grande signification emblématique et rituelle. Outre l’instruction des peuples auxquels elles étaient destinées, ces fêtes voulaient également commémorer la représentation du passé dont la communauté dépendait pour se maintenir et se reproduire. L’un des signes les plus usités pour célébrer l’état passé des hommes consistait à exposer un enfant symbolique accompagné d’un serpent, personnage que l’on appelait ‘l’enfant de la représentation’ ou ben sémélé, le fils de Sémélé, mère de Dionysos. L’expression proviendrait, selon Noël Antoine Pluche, de simeleh qui signifie ‘imitation’, mot d’où l’on a tiré similis et simulacrum (Pluche, 1739 : vol. 1, 201). Cette ‘imitation de l’enfance’ de Dionysos, qui représentait la vulnérabilité, la faiblesse ou l’incapacité de travailler la terre, de faire labour, était essentielle pour le bon déroulement de la fête. Elle devait, lors des incantations bacchiques, symboliser le passage des enfants dans la force, la maturité et la vie par un ‘effet de ressemblance’, sorte de convergence des représentations entre le passé et le présent, nouées dans un rapport vivant au réel. Cette ressemblance des corps, entre Bacchus et la figure de l’enfant, devait ensuite passer dans les esprits et indiquer le lieu du commun et du partage.
On peut penser, pour peu que l’on puisse se fier à la littérature, que l’un et l’autre se confondaient dans la figure du dieu de la vie et de la croissance. Lors de la fête et au moment de l’apparition du faciès infantile, on implorait les dieux (pietas) et on se lançait ensuite dans une charge frénétique contre des bêtes imaginaires susceptibles de freiner le passage de l’enfant à l’homme et de réduire à néant les efforts des laboureurs. On remarque notamment cette pratique à Delphes en période archaïque, lors des célébrations du Steptérion qui commémoraient tous les neuf ans la réapparition de Sémélé et qui passaient par la mise à mort d’un Python symbolique détruit par les flammes. Cet événement périodique devait s’inscrire dans le bruyant désordre des festivités qui culminaient dans ce qu’il est généralement convenu d’appeler une orgie (eros), naturellement bien arrosée de vin.
La fonction du simulacre enfantin demeure complexe. Mais il semble vouloir illustrer et provoquer une transformation de la représentation, c’est-à-dire le passage de la vulnérabilité passée à la force brute ou érotique (l’eros) du présent et d’un futur qui promet. Lors des Bacchanales, c’est toujours le vin tiré de la vigne qui prépare cette transition, la vigne incarnant la transformation positive qui va de la destruction à la renaissance d’une force toujours plus grande. Cette image simulée, phantasmatique, visait, par-delà l’altération du sensible provoquée par le vin, à ordonner la communauté et à faire passer les hommes dans la force nécessaire aux labours, mais aussi au don de soi qu’appelle la vie collective. En ce sens, le vin est ce qui permettrait de préserver le rapport au réel et aux référents vitaux qu’il contient. C’est là « l’image d’une parfaite circulation entre commensaux » rappelle Ysé Tardan-Masquelier, circulation qui n’est possible que parce qu’elle émane du vin « qui entretient [et décuple] la force et le courage » des hommes en détachant momentanément la vie de l’artifice de la convention humaine et de la norme (Tardan-Masquelier, 1997 : vol. 2, 1435).
Tout l’intérêt de l’imitation bacchique de l’enfance réside donc précisément dans le simulacre qui permet la représentation et l’imitation du même par la dissolution périodique du sujet dans le tout. Pour reprendre une formule de Parménide selon laquelle « le même, en vérité, est à la fois penser et être » (1955 : 79), le vin serait ce qui abrite l’unité de la pensée et de l’être dans la ‘Maison du même’, c’est-à-dire là où se décompose la subjectivité, où le sujet s’aboli dans la communauté. Dans cette perspective, il ne s’agit plus exclusivement de produire une représentation iconique pour provoquer une mimésis structurante qui ordonne la réalité, mais également de disloquer l’ordre des choses par une image de la dissemblance (enfant-homme/ faiblesse-force). Cette disjonction est déterminante, car c’est elle qui provoque la mutation désirée, c’est-à-dire le passage vers l’unité : de la désinvolture juvénile à l’humanité et à la responsabilisation collective. En un sens, le simulacre bacchique contient et déploie un ordre et ce qui peut le faire éclater, une chose et son contraire. Autrement dit, il se manifeste chaque fois dans un ordre représenté (hiérarchie de fortune, de pouvoir, de force) qui, tout à la fois, se construit et s’étiole ou implose lorsque les convives s’installent lentement dans l’ivresse. La consommation de vin provoque un ‘dés-ordre’ essentiel qui, dans sa reproduction rituelle, permet à la communauté de se renouveler et de perdurer en prenant à nouveau conscience d’elle-même. On pourrait dire, dans ce cas, que le vin est un vecteur d’humanité, au sens où il permet aux hommes, dans l’esprit d’une imitation positive et horizontale, de mieux s’adapter à leur environnement naturel et social. [4]
La reprise et la rencontre du même, la répétition, pour dire mieux, est ainsi au cœur de la reconstruction identitaire qui s’opère dans la fête et la commémoration bacchique. C’est comme si une nouvelle visée de l’identité, plus haute et en adéquation avec notre humanité, pouvait dès lors se déployer dans une unité inédite. Comme dans une triple corrélation de la présence du corps, de la pensée et de l’être, la fête représente le ‘centre’ d’où peut rayonner, au-delà de la ‘diversité vagabonde de la sensibilité’, une unité et une égalité géométrique. À la manière d’Hestia, le vin de la fête, comme ‘Maison du Même’, comme foyer, provoque un mouvement salutaire d’éloignement et de reconquête procédant de la répétition qui, « en son sens originel, désigne la re-demande, la reprise d’une question qui revient à sa propre source » (Mattéi, 1983 : 85), son chez-soi. C’est pourquoi la symbolique qui s’inscrit dans le simulacre bacchique est aussi déterminante et puissante : elle traduit « le sentiment que la polis peut avoir de son identité et de sa présence » (Genet, 1968 : 390), par un procédé de distanciation face aux conventions et de raccord par rapport à l’humanité. Le simulacre de l’enfant dans la fête intervient, tel un retour aux sources, pour répéter, réitérer le besoin d’unité dans l’éclatement, momentané, du monde illusoire de la doxa, de la vie ordinaire et des conventions humaines.
Si ce mouvement de distance et de proximité est fondamental pour les communautés humaines, c’est en raison de la fonction de révélateur du simulacre bacchique qui parvient à alimenter l’imaginaire humain et à le mettre en lien avec son humanité.
Contrairement à l’idée contemporaine du simulacre numérique et à ses algorithmes qui « substituent au réel des signes du réel », comme le suggère Jean Baudrillard (1981 : 11), le simulacre de l’enfant réaffirme la puissance d’un réel escamoté, négligé ou inaperçu dans la vie courante. En ce sens, Bacchus et le vin rendent possible mise à nu du simulacre par un procédé métamorphique qu’il faut comprendre comme une médiation induisant nécessairement, en plus de la mimésis et de l’eros, la pietas, la dévotion divine. Le dieu du vin, souvent d’apparence juvénile, se projette et existe dans la communauté qui y croit (pietas) tout en la rendant possible et en lui permettant de se reproduire et de se renouveler (mimesis) dans la compréhension mutuelle des corps et des esprits (eros). La présence simultanée de ces trois éléments (mimésis, eros, pietas) confère ainsi au simulacre bacchique une fonction singulière : il renverse le procédé classique du simulacre contemporain en brouillant la distinction entre le réel et signe. Tant et si bien que le signe ne produit pas ici du sens, mais est le sens. Pour cette raison, loin de se substituer au réel, le simulacre bacchique l’indique en l’incarnant dans le triple mouvement de la mimésis, de l’eros et de la pietas. Contrairement à l’interdit de la représentation de Dieu par l’image (‘la divinité qui anime la nature ne pouvant être représentée’), que l’on retrouve aussi bien chez les Iconoclastes chrétiens que chez les musulmans, le simulacre bacchique refuse de nier la valeur prophylactique du signe. Il suggère plutôt que le signe, magnifiée dans le simulacre bacchique et les libations, expose la vérité humaine et de proche en proche, celle des dieux. L’esprit du mythe bacchique est donc très éloigné de la rage destructrice des Iconoclastes, anciens ou modernes. On pourrait même dire que cette représentation d’un passé, d’un présent et d’un futur visibles s’oppose au refus traditionnel et contemporain de représenter Dieu. Comme Baudrillard le suggère, « le passage des signes qui dissimulent quelque chose aux signes qui dissimulent qu’il n’y a rien, marque le tournant décisif », parce que si l’enjeu des premiers est « la vérité et le secret » des dieux et de Bacchus en particulier, la phase suivante est une « production affolée de réel » qui cherche frénétiquement un dieu pour suppléer au néant (Baudrillard, 1981 : 17).
Cela rejoint l’esprit du simulacre qui peut se définir « comme une construction artificielle, [qui] se donne comme existant en lui-même », au sens où « il ne copie pas un objet du monde » dans l’absolu, « mais s’y projette [et existe par le fait même] » (Stoichita, 2008 : 10). Tout le pouvoir de création du simulacre réside précisément dans cette filiation. Si elle nous permet de comprendre la récurrence fondamentale de la fête et le rôle central du vin dans le renouvellement de la pietas, comprise comme dévotion et devoir envers les dieux et la communauté, et envers Bacchus en particulier, cette filiation impose surtout le simulacre comme révélateur d’humanité indispensable à la vie collective. Cela signifie, encore une fois, que le signe fait plus que sens ; qu’il est le sens et qu’il indique la direction à suivre pour que les communautés se renouvellent et perdurent.
Jean Baudrillard a bien vu que le simulacre moderne renverse le réel en le faisant basculer dans le virtuel et la simulation numérique. Mais si l’esprit et la fonction du simulacre dans l’antiquité forcent le renversement, il intervient tout autrement. Dans la fête, en effet, il devient non seulement une composante transgressive essentielle du réel (Caillois, 1950 et Levi-Makarius, 1974), mais il le rend possible. Contrairement à la simulation qui inverse le sens de la représentation, faisant par exemple précéder la « carte au territoire », biffant ainsi le réel « puisqu’aucun imaginaire ne l’enveloppe plus » (Baudrillard, 1981 : 11), le simulacre bacchique alimente l’imaginaire de manière référentielle, au sens où le siège du rituel, c’est-à-dire la communauté, se reproduit elle-même dans l’image d’un passé amené dans le visible. En ce sens, le simulacre ne parasite pas le réel, il le rend possible et le révèle. Il est la condition du réel en ce qu’il permet de l’ajuster à la vie des hommes, tout en rapportant la vie des hommes au réel. Dans le même esprit, Jacques Rancière dirait que « feindre n’est pas proposer des leurres, c’est élaborer des structures intelligibles » (2000 : 56). Le sens du réel, et de la condition humaine qui en dépend, se trouve ainsi dans un cercle (temporel et mondain) qui se transforme et se reproduit au contact de la fête et de l’ivresse. Car, d’hier à aujourd’hui et quoi qu’en disent les apôtres de la sobriété, le vin brise le modèle de la pure génération de sens simulé, du faux-semblant, en réanimant sans cesse le réel et ses possibilités. De plus, le vin brise l’embâcle des conventions de la vie courante et ouvre un véritable canal d’humanité et d’authenticité en rendant visible ce qui ne l’est plus. Par la répétition du même, il prépare ainsi l’esprit à la vie complète, à la vie créative, ouverte et libre. Comment pourrait-il en être autrement quand le vin de la fête sature les corps et anime les esprits ; quand le vin invite la transformation en provoquant, souvent de façon non intentionnelle, un recadrage des conditions qui engendrent un espace horizontal de parole nous rappelant à ce que nous sommes réellement ? S’il « n’est pas de fête qui ne débute par un excès, par la monstration d’un hors-limite, [il n’y a] pas de fête qui n’objecte à la localisation hiérarchisée des corps et des objets. » (Douville, 2005 : 640)
Que le vin puisse briser le modèle de sens simulé, en réanimant le réel et ses possibilités, voilà qui nous reconduit au mythe de Pygmalion. « Dépassé par son propre art qui institue un rapport entre modelage et éveil de la vie », écrit Victor Stoichita (2008 : 30), le sculpteur mythique se trouve, en effet, happé dans le réel de la transformation qu’introduit le corps simulé. L’histoire de Pygmalion est celle du simulatum corpus qui jaillit inopinément du modelage. Amoureux fou de Galatée, le statuaire entreprend de créer une sculpture à son image. Sensible à l’expression du désir de Pygmalion, Vénus décide d’animer le corps simulé et de le faire passer dans la chair. Produit d’une métamorphose, ou plus précisément d’un désir de métamorphoser, le corps animé de Galatée devient donc le principe de l’altération-transformation qu’instille la métamorphose de la forme.
Tout l’intérêt du récit est contenu dans la mécanique transformative que Pygmalion actualise. C’est d’ailleurs là que le parallèle avec le vin devient intéressant. Comme le raisin qui transmute en vin et participe, par l’ivresse, à la construction de la vie collective, c’est-à-dire là où le singulier se dissout dans le même (l’imitation de l’enfant), la statue passe dans le vivant pour rejoindre le ‘même’, la femme générique (Galatée) tant convoitée par Pygmalion, celle qui alimente tout eros. La mimésis se trouve non seulement dans la forme, mais aussi dans la matière : le marbre imite la chair par sa couleur et sa douceur. Le marbre se confond à la chair, le mort au vivant, la faiblesse à la force. C’est l’acheminement vers la ‘mêmeté’ (une femme, un modèle de femme) qui produit l’identité, ici, à Galatée. Contrairement à la métamorphose fabriquée et insensée de la réalité que l’on associe à la vie courante et qui limite notre capacité d’atteindre au réel et de lui donner un sens, le vin — qui est lui-même métamorphose —, rétabli, à la manière de Pygmalion, le foyer de sens indispensable à la vie collective et individuelle. De même, le simulatum corpus de Pygmalion donne un sens à la métamorphose du sensible, à l’identité et à la formation des sentiments humains ; de même le vin et l’ivresse permettent une compréhension plus fine de ce qu’il en va de la vie humaine et de la vie collective en modulant, par l’imitation, les représentations courantes de la vie et les sentiments humains. Au final, un même dessin semble pouvoir s’échapper du travail de Pygmalion comme de celui de la vigne : un désir de vie authentique et d’humanité partagée paradoxalement induit par le simulacre, là de la chair ici de la fête.
Si on peut dire que le vin et l’ivresse procèdent du même principe que Pygmalion, c’est donc également parce que le breuvage introduit l’identité dans la mêmeté. Des hommes et des femmes à la singularité saillante s’assemblent au banquet et se rejoignent dans le même, dans la vérité du tout, de la communauté. L’horizon de parole qui se déploie dans le partage recadre les singularités autour d’une seule identité simulée que l’on pourrait qualifier de plus humaine et de plus complète. Dionysos (Bacchus) « donne également aux riches comme aux misérables », écrit Euripide dans les Bacchantes (2005 : 28), comme pour dire que le vin éclairci les esprits et adouci les mœurs sans distinction de statut, qu’il provoque, par une sorte de miracle, un état d’ouverture que l’on illustre parfois par la transe de Ménades (Platon), un état qui lamine et qui égalise. Je l’ai dit : l’action du vin est horizontale. La joie dionysiaque réunit par le vin, sang de la vigne, comme les hommes croyaient que le feu s’unissait au principe humide dans la fête. L’esprit de cette union est parfaitement décrit dans le mot ganos, qui n’a pas d’équivalent en français et qui donne un sens singulier au simulacre.
Ganos témoigne de l’association qu’on établissait entre les idées d’éclat et de scintillement, d’humidité vivifiante, d’aliment succulent et de joie. La pluie, les eaux courantes, les prairies arrosées, les fleurs ont du ganos, et aussi le miel des abeilles et le lait que donne le troupeau. Le vin est essentiellement le ganos de la vigne ou le ganos de Dionysos. (Jeanmaire, 1951 : 27)
C’est pourquoi l’on peut dire que le ganos de la vigne, que la joie du vin produit non seulement l’évasion festive momentanée, mais surtout « l’espèce d’égalitarisme qui s’établit entre participants aux mêmes libations » (Jeanmaire, 1951 : 28). Dans les Bacchantes, Euripide chante la gloire de Dionysos et célèbre l’acheminement vers la mêmeté que le vin et la joie partagée provoquent.
Qui dans la joie des festins (euphrosynaï) embellis de couronnes
a priorité parmi les bienheureux. C’est à lui qu’appartient
de processionner avec les chœurs de danse,
de mêler à la flûte l’éclat du rire,
de dissiper les chagrins,
lorsque, de la grappe,
le ganos parait au festin d’apparat (daïs theôn)
et que dans les banquets (thaliaï) où l’on se pare de lierre
le cratère enveloppe de la vapeur du sommeil…
Le dieu fils de Zeus chérit les banquets des fêtes (thaliaï)
Il aime la Paix mère de l’abondance,
La déesse nourricière des jeunes.
Il donne également aux riches comme aux misérables,
La jouissance apaisante du vin.
Il hait qui dédaigne,
à la lumière ou par les belles nuits,
se laisser vivre.
Le don de l’abondance s’inscrirait donc dans la toute la puissance de la commémoration collective, du dialogue qui fait communauté et qui accueille le même comme l’autre, le riche et le misérable. Car tel est bien l’esprit du simulacre : simuler, au cœur de la commémoration, le même et l’autre, l’autre et le même, du moins tant et aussi longtemps que l’enjeu est la vérité, sous la figure du même. C’est là, pourrait-on dire, que l’identité et la différence se réconcilient, car « on ne peut dire « le même » que lorsque la différence est pensée » (Heidegger, 1958 : 231). En disant cela, on suspend de façon radicale la conception normative de la mimesis qui veut que l’activité artistique est à concevoir dans le seul rapport modèle/copie. Sur un plan plus symbolique, on rompt également avec la spirale de la rivalité mimétique (Girard) et du ressentiment. Il n’y a pas de crise mimétique, pour reprendre l’expression de Girard, puisque le singulier et l’identique se croisent sans se disloquer. Du coup, on dépasse ce point de vue pour entrer dans un autre régime de visibilité qui reconfigure, sous nos yeux, « l’ordre générale des manières de faire et des occupations », pour reprendre Jacques Rancière (2000 : 30).
Cela dit, le vin porte également la possibilité de l’être hors-limite et de son lot de souffrances. Il va sans dire que si le récit nous apparaît tantôt favorable : le vin soigne et corrige l’intempérance, il est « le sang de la terre » qui favorise la bonne entente ; s’il échauffe doucement les entrailles, comme disaient les Anciens, et rafraichit l’extérieur du corps par la libation, l’abus de vin déchaîne parfois les passions négatives et la violence. Dans un bref passage intitulé De natura vini, Pline l’Ancien nous rappelle comment, lorsque ses humeurs étaient brouillées par l’ivresse, Alexandre le Grand assassinait ses proches. Il évoque également que l’un d’entre eux : Androcyde, lui rappela à l’une de ces occasions, de façon quelque peu énigmatique, que :
Toutes les fois qu’il vous prend envie de boire du vin, souvenez-vous que vous allez boire le sang de la terre et que si la ciguë est un poison qui tue l’homme, le vin est un poison qui tue la ciguë même. En sorte qu’on peut dire que comme il n’y a rien de plus utile pour fortifier le corps que le vin prit modérément, il n’y a rien de plus pernicieux, ni de plus capable de livrer l’âme à la mollesse et aux voluptés, lorsqu’on en prend avec excès. (Abbé Paul , 1806 : 317)
Entre l’ivresse et la force, l’excès et la modération, le plaisir et la souffrance, Bacchus pouvait dévoile aussi son terrible paradoxe : incarner la vie, mais aussi la mort. Évoquant la cause de la mort de Lacydès, provoquée par un excès de boisson, Diogène Laërce nous rapporte son épigramme : « Bacchus inopportun t’aurait attrapé par la pointe des pieds pour te traîner dans l’Hadès. » (IV : 61) Ailleurs encore, mais dans des circonstances plus rocambolesques, Laërce rappelle que Chrysippe est mort « alors qu’il enseignait à l’Odéon, [et] qu’il fut invité par ses disciples à un sacrifice. Dans cette circonstance, ayant absorbé un vin doux non coupé (d’eau), il fut pris de vertige et quitta le monde des hommes au bout de cinq jours, ayant vécu soixante-treize ans. » Sur son épigramme on pouvait lire que « Chrysippe eut la tête qui tourne après avoir vidé à grande gorgée la coupe de Bacchus. Il ne considéra ni le Portique, ni sa patrie, ni son âme. » (VII :184) Il aurait sans doute dû consulter cette dernière pour déjouer le Bacchus sournois qui, dans la forme de l’excès, se joue des hommes inconstants. Mais s’agit-il d’inconstance ou, comme Aristote l’évoque dans Problèmes XXX, le fait que le vin aurait tendance à exciter la bile noire en la réchauffant ; à pousser les hommes en excès d’ivresse dans la mélancolie, la colère et la plus grande violence ? Cela dépend des affects singuliers de chacun, car le vin, nous dit Aristote, « rend aussi les gens très affectueux et porte les hommes au plaisir de l’amour » (Aristote, 1891).
Pourtant, du point de vue puritain (ascétique), le vin et l’ivresse sont et demeurent liés à un manque, comme si vivre dans l’ivresse équivalait à vivre le manque à l’ombre de la vérité de soi-même et de sa communauté, comme si le vin agissait comme un repoussoir de vérité. La sobriété ne porte-t-elle pas la lucidité ? Ne nous met-elle pas à l’abri de la violence ? Car la maladie est bien réelle et commande sa cure. L’ivresse écarte les hommes de la vérité et cet état de l’être déliquescent doit être corrigé par l’abstinence. C’est la condition du cheminement vers la vérité, sorte de remplissement du manque qui fracture le mouvement de l’être. Tel serait le sens de l’ascétisme puritain : plus les besoins du corps sont réduits, plus on croit que l’homme se rapproche des dieux et de la vérité. Qu’elle soit monacal, piétiste où laïque, la tempérance est toujours une méthode purement rationnelle de conduite de la vie. De même l’ascèse porte en lui le cogito radical, celui qui ne peut concevoir l’ordre que dans la vérité du jour et de façon verticale ; de même, c’est à la « saisie méthodique de l’individu tout entier », à un « contrôle de soi », qu’invite l’ascèse (Weber, 2003, 117). En ce sens, et au-delà de son rôle social, le discours abstinent a manifestement une portée éthique significative dans les sociétés occidentales. En replaçant la vérité devant soi et en la rendant ainsi apparemment accessible, intelligible dirait Platon, ce discours devient un puissant vecteur moral qui oppose l’immobilité-ordre (la vérité) au mouvement-désorde (la vie), l’identité normalisée au différent anomique. Mais dans cette revendication d’un état de pureté et de véridicité par la sobriété, le sens du salut ne se perd-t-il pas dans le refoulement ? Et puis, quand le corps s’échoue sous le poids d’un monde de vérités morales statiques, biffée par le trop-plein-de-vérité, que reste-t-il du mouvement de la vie qui rassemble et préserve, par la puissance du simulacre, l’autre et le même ? Bref, sous le primat du logos et du même, que reste-t-il du simulacre ?
Dans sa lecture pénétrante du Sophiste de Platon, Jean-François Mattéi nous donne, à cet effet, quelques indications éclairantes. Il montre d’abord que « le Même constitue le centre de l’ontologie » qui fonde la pensée occidentale et, ensuite, que ce fondement jette l’anathème sur le simulacre (1983 : 94). Avec Platon et au carrefour de la communauté et de la vérité, c’est bien cet esprit de mêmeté qui préside au Sophiste. Entre le sophiste et le philosophe, entre celui qui déconstruit la vérité du même et celui qui célèbre le même comme vérité, ce texte cherche à élever un monde de vérité face au monde de semblants. L’un, l’Étranger (le sophiste), produit le simulacre qui a pour effet de dévoyer la vérité, l’autre, le philosophe, cherche à ouvrir une voie vivante vers l’être questionnant. L’objectif de ce dernier étant de rejoindre un espace politique, c’est-à-dire une forme de communauté [5]. Mais dans ce tourbillon sémantique et conceptuel, philosophe ou sophiste, qui donc s’amuse à simuler ou à dissimuler, demande Mattéi (1983 : 24) ? Contre la ruine du réel et de ses possibilités par le fantasme, Platon ne peut que s’insurger. Il refuse ce que l’on pourrait appeler l’errance perpétuelle de la vérité, surtout lorsqu’elle est portée par une parole sophistique ou poétique liée aux semblances de la vie quotidienne. On pourrait dire qu’il refuse deux choses : une parole qui expose l’existence humaine aux raisonnements paralogiques et l’idée, plus fondamentale, qui veut que le sophiste lui-même puisse être considéré comme un philosophe, comme un créateur de communauté. Mais il y a là un piège. Car la posture de Platon veut toujours opposer un monde de Vérités immobiles qui amalgame le réel et l’intelligible au monde mouvant de l’opinion considéré comme fuyant illusoire. On retrouve là la dichotomie classique du platonisme qui cherche à contrer le mouvement du corps, de l’apparence et de la sensibilité, afin de réduire le champ du réel à l’Idée intelligible. La ligne de partage est claire : « il y a des arts véritables, c’est-à-dire des savoir fondés sur l’imitation d’un modèle à des fins définies, et des simulacres d’art qui imitent des simples apparences » (Rancière, 2000, 28).
La posture platonicienne s’apprente à une ‘chasse au Snark », pour reprendre le titre de Lewis Carroll. Mais voudrait-on l’attraper qu’il demeurerait l’être le plus fuyant. Car le Snark, ce monstre insaisissable, est bien la métaphore du jeu sophistique qui nargue la raison (le logos) qui le prend en chasse tel un gibier. Son objectif : extraire l’illusion, celle qui laisserait croire qu’il n’y a pas d’être, de monde ou de sujet en progrès. Mais le logos se méprend s’il croit pouvoir abolir le simulacre qui fonde le discours sophistique. Même du haut de la distinction du vrai et du faux qui fourmille de fantasmes et de fictions, Platon, qui cherche à discréditer le simulacre, « cette esquive de l’être », et discipliner l’orgiaque, n’y parviendrait pas. Et même si on acceptait que l’animal que nous sommes n’a d’autres choix que la vérité transcendante de l’Idée, que de s’opposer aux simulacres et aux semblances des mouvements du corps, que d’élever des principes intelligibles, comme par devoir de mémoire, « le logos ne parvient jamais à exorciser ses inquiétants sortilèges, parce qu’il les produit lui-même à tout moment » (Mattéi, 1983, 32). Jamais donc, contre l’Étranger (le Sophiste), parviendrons-nous à faire triompher la mémoire sur l’oubli, le souvenir douloureux sur la commémoration, la joie et la fête comme lieu du simulacre. Toute la puissance du simulacre vient de là.
D’ailleurs, à la base, le platonisme n’est-il pas, lui-même, un mystérieux simulacre ? Socrate et Platon, l’un et l’autre ne sont-ils pas le même, se confondant et se répondant comme devant un miroir ? « Le sophiste porte toutes choses à l’état de simulacre, l’autre simule le même et le même l’autre, abolissant la différence dans le mouvement instantané des semblances » (Mattéi, 1983 : 35). Et ce jeu est paradoxalement indispensable aux yeux de Platon. Il nous révèle ce qu’il y a de fondamental dans la réalité intelligible, cet espace de dialogue où se déploient les pensées de chacun, où se forment les idées. Puisqu’il y a là un logos et des Idées et donc, ultimement des actions, la sphère intelligible devient la condition non seulement de la vérité, mais également des effets de simulacre qui alimentent toute re-présentation. En ce sens, et contrairement à la conviction de Platon, vérité, simulacre et re-présentation ne sont pas des opposés, ils participent ensemble à l’édification du réel, ou plus précisément d’un ethos, c’est-à-dire « des manières d’être des individus et des collectivités » (Rancière, 2000 : 28). C’est là ce qui explique l’accueil et l’importance de l’Étranger l’Élée et ce qui nous annonce, en même temps, qu’il y a urgence de faire voir la vérité du simulacre. Dans L’homme dévasté, Mattéi le souligne en rappelant que « toute réalisation, que ce soit dans l’énonciation d’un discours ou dans la production d’un objet, nécessite ces trois volets de la modélisation de l’idée, de la représentation de l’icône et de la simulation du simulacre. » (Mattéi, 2015 : 161). Pour le dire autrement, toute pensée et toute formation d’idées requièrent un simulacre qui leur permet de prendre place dans le réel, de se reproduire et de trouver un sens.
Il en résulte, du point de vue de la commémoration des images bacchiques, que c’est précisément par le vin et l’ivresse que le simulacre surgit et peut chaque fois, malgré Platon, redonner un sens au réel. Contrairement à la vie courante qui virtualise la réalité en la remplissant de normes, de règles et de structures de domination, le passage par la fête ouvre « des failles, des distances, des espaces et des jointures », pour reprendre Heidegger (1987 : 72), qui, loin de diviser et d’atomiser les communautés, participent au renouvellement et à la consolidation de leur unité dans le même. C’est en ce sens que l’on peut dire que les libations provoquent la rencontre de soi-même et de l’autre, et que cela fait du vin de la fête un liquide unique et indispensable.
Le vin serait donc un objet particulier qui recèle un contenu esthétique, poétique, politique et éthique complexe. Si, comme l’explique Cain Todd, le vin possède des caractéristiques esthétiques similaires aux œuvres d’art, notamment « une expressivité sui generis » qui « met en jeu l’imagination » humaine (2012 : 134), ‘l’engagement imaginatif’ particulier qui se place dans le rapport entre le goût du vin et l’intention du vigneron dépasse largement les qualités expressives du vin. En fait, ‘l’engagement imaginatif’ qui se déploie au sein du simulacre se décline à partir de valeurs fondamentales qui surclassent le vin et en font un artefact singulier capable de produire une attitude particulière face à la vie. Au-delà du plaisir, du goût et de l’émotion que procure le vin, il y a ce que Gérard Bertrand appelle « le message » (2015 : 87-88), c’est-à-dire la conscience éthique qui s’exprime à travers un vin et l’intention de son artisan [6]. Le vin porte ainsi « profondément la marque d’une éthique » comme le remarque Sylvie Dallet. Plus précisément, la chose que l’on appelle vin façonne et colporte une éthique qui consiste à « bien faire pour tous » (Dallet, 2014 : 23).
En ce sens, le vin porte l’une des formes de l’ordre social et politique des sociétés occidentales. Il ne cesse de se donner comme un élément matriciel qui irrigue le sens du monde organisé par les hommes et lui permet de s’installer dans la durée — le labeur saisonnier du vigneron illustrant parfaitement l’esprit du cycle et de la durée. On pourrait même dire que l’humanité occidentale s’épuise étrangement dans le vin parce qu’elle s’y reconnaît une filiation, parce qu’elle y trouve la santé et la souffrance, parce que, dans l’ivresse, elle trouve, malgré l’absurde, la force nécessaire à la vie. D’une certaine manière, l’humanité se dévoile dans le vin de la fête parce qu’elle y rejoint son sens toujours paradoxal. Cette mise à nue indique la présence, du moins potentielle, de la ‘vie authentique’, circonscrit horizontalement son lieu et rend possible l’élévation de chacun dans l’espace commun dégagé, désobstrué, comme si le corps et l’esprit s’emplissaient momentanément d’une parcelle de vie et de sens à chaque gorgée.
L’ivresse vinique n’est donc pas ici qu’un pur delirium, conçue, à la manière des piétistes, comme une défaite de la volonté, mais plutôt comme une voie/voix de la lucidité, une modalité particulière d’accès au présent et au monde. Quoi qu’en disent ceux et celles qui croient que la sobriété fait la lucidité, le vin agit tel un révélateur de vie. « Tu lui préfères encore le jour pondéré. Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre », écrit Hölderlin. De même, le vin jette une lumière sur le monde qui modifie notre regard en nous faisant voir le réel ; de même la venue périodique de l’ivresse nous fait être de plain-pied dans le monde et dans la vie. Comme chez Nietzsche, l’ivresse vinique évoque une sorte d’érotique du réel qui fait voir le corps dé-voilé du monde. Et si le monde est plus intéressant quand on est sous l’emprise du vin, c’est probablement parce que la vie y surgit dans sa vérité, parce que l’ivresse convoque ces tonalités existentielles qui nous rendent plus humains. Non seulement le vin provoque une mutation existentielle, mais il indique le passage vers l’unité du corps social. Autrement dit, depuis une description du réel et du simulacre, de l’espace bacchique dans son rapport à la vie humaine et à la représentation de la vie humaine, il devient possible de s’acheminer vers une éthique proprement vinique qui participe à la construction d’un ethos du « bien faire pour tous ». L’ivresse peut certes abrutir, mais le vin possède une autre vertu que les anciens connaissaient : « celle de chauffer et, donc, de stimuler l’intellect » (Plutarque, 2012 : 14). À nous de voir comment cela entretient un rapport essentiel avec notre vie au quotidien et notre humanité au sens large. Car à l’évidence, si déguster un vin, aussi grand soit-il, ne répond pas simplement à un besoin vital, c’est qu’il y a autre chose et qu’il s’agit d’un acte éminemment culturel dont la portée éthique et politique reste à être élucidée.
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[1] Les hymnes, les odes et les épigrammes d’Alcée de Mytilène s’inspirent souvent du vin et de Bacchus. « Buvons ! Buvons ! », écrit-il, « Pourquoi attendre l’heure des flambeaux, l’éclat du jour ne nous suffit-il pas ? Bacchus, le joyeux fils de Jupiter et de Sémélé, nous a donné le vin pour noyer nos peines dans l’oubli. Emplissez cette coupe, emplissez-la jusqu’au bord ; inondez votre cœur de ce doux nectar : voici l’heure où va paraître l’astre qui dévore les champs. Nous sommes au temps le plus enflammé de l’année. Nos prairies dévorées par la soif invoquent la pluie. C’est l’instant de nous enivrer : c’est l’instant de forcer les plus sobres à boire à longs traits. Amis, plantons, plantons la vigne de préférence à tout autre arbre. » (Alcée de Mytilène, traduit par Falconnet, 1842 : 170).
[2] Voir notamment Douglas Burnham et Ole Martin, 2012 ; Cain Todd, 2010 ; Roger Scruton, 2007 ; Charles Taylor, 1988.
[3] Je dis ‘réel’ pour bien le distinguer de la ‘réalité’. Nous faisons une expérience physique et mentale de la réalité, alors que celle-ci peut se démultiplier pour constituer des réalités subjectives. En ce qui concerne le réel, il convient mieux de parler d’un univers autonome, du mode d’existence phénoménal et actuel qui échappe, du moins partiellement (du fait de son autonomie), à l’emprise de la connaissance.
[4] Cette fonction positive de l’imitation est concevoir par opposition à l’imitation négative que thématise l’anthropologue René Girard, c’est-à-dire comme désir d’appropriation de ce que l’autre possède. Cf. René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 17.
[5] Je souligne au passage que La république de Platon, texte traduit en français pour la première fois par Louis Le Roy à partir de 1555, s’intitule plutôt Péri politéias (Περι πολιτείας), ce qui aurait dû se traduire par « à propos de la cité ».
[6] Bertrand introduit également la notion de « vin quantique » où il s’agit d’observer et d’analyser la dimension vivante et énergétique du vin, ce qu’il appelle « l’effet de couronne » (p. 107-115).
Gagnon Rémi, « Le vin, le réel et le simulacre - Essai sur la portée éthique et politique du vin », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 29. In Vino Humanitas. Des usages du vin dans les sociétés, décembre 2019 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Le-vin-le-reel-et-le-simulacre (Consulté le 21 novembre 2024).