L’expansion globale de la production et de la consommation des vins de château en bordelais en reflète les contradictions : reposant sur une conception de la vitiviniculture élitiste, production et consommation se sont banalisées. Cet article aborde cette transformation en traitant de la genèse et de l’évolution de la division du travail entre propriété et metteurs en marché. Initialement, c’est autour de la propriété nobiliaire individuelle – le château - que se sont structurés les rôles. Le négoce assume traditionnellement l’élevage des vins, achetés aux producteurs, lui permettant d’en contrôler et d’en capter la plus-value. Mais la situation se renverse dans les années 1970 lorsque la propriété de crus investit techniquement et revendique la mise en bouteille et sa plus-value, qui échappe au négoce. Ce dernier, affaibli dans son rôle et concurrencé par l’émergence de la grande distribution réclamant des (petits) vins de châteaux, y cherche son salut, entretenant une forme de compétition dépréciative.
Mots-clés : Bordeaux ; vin ; négoce ; production ; division du travail.
Division of labor and competition around « vin de château », a standard of excellence confronted with banality
The overall expansion of the production and consumption of vins de château from the Bordeaux area speaks for their contradictions : based on an elitist wine conception, they have become trivialized. This article addresses this transformation by dealing with the genesis and evolution of the division of labor between wine-producing estates and wine merchants. Initially, at the center of the division of their roles – which will be challenged later – was the individual noble property - the château. Wine-merchants traditionally took on the wine-ageing process, enabling them to control and achieve greater added value. However, the situation reversed in the 1970 when the wine-producers of crus invested technically and claimed bottling and its added value, that wine merchants lost. Weakened in their role and facing the rise of mass retail stores demand for (cheap) vins de château, the wine merchants seeked for profit in them, though supporting fiercer competition and smaller benefits.
Keywords : Bordeaux ; wine ; merchants ; producers ; social division of labor.
Dans l’imaginaire commun, le château est un symbole dans lequel s’ancre, et par lequel se transmet l’identité noble (Saint-Martin, 1993 : 11 ; Boltanski, Esquerre, 2018). Son aura dépasse l’espace social de la noblesse et fait l’objet d’investissements considérables par des acquéreurs extérieurs à celle-ci pour en capter, du moins symboliquement, les attributs et le récit. La propriété châtelaine, enracinée dans une histoire territoriale, permet ainsi « d’inscrire les nouveaux venus dans un temps long, celui où s’affirme l’excellence » d’une lignée dynastique (Pinçon, Pinçon-Charlot, 2016). Une double inscription territoriale et historique particulièrement utile à l’industrie du luxe, laquelle se développe de manière grandissante sur une « économie de l’enrichissement », transformant ce patrimoine distinctif en un capital générateur de profits nouveaux (Boltanski, Esquerre, 2018). Le château vitivinicole - où se cultive la vigne et s’élève son produit, le vin – n’échappe pas à la symbolique de l’excellence associée à la haute société. Celle-ci n’est historiquement pas usurpée, dans la mesure où la naissance des vins dits nobles est étroitement liée à la propriété châtelaine noble - puis aristocrate -, associée au négoce international (Pijassou, 1980 ; Enjalbert, 1953). Longtemps, ce dernier a tiré sa puissance de son rôle pivot dans les échanges marchands et de son savoir-faire en matière d’assemblage, d’élevage et d’embouteillage des vins, estampillés de ses marques, quand ce n’était pas d’un nom de château [1]. À Bordeaux, notamment, les maisons dynastiques fortes de relations privilégiées avec les producteurs de crus, s’y sont exercé jusqu’aux années 1970 dans leurs chais des Chartrons. La mise en bouteille au château constituait alors l’exception, et non la règle.
Il en va désormais inversement : le (vin de) château n’est plus l’apanage de la propriété nobiliaire, ni du grand négoce dynastique. Non seulement il attire depuis des décennies un nombre grandissant de nouveaux venus dans le monde du vin, souhaitant accéder à l’excellence - en « s’appropri[ant] des éléments canoniques d’un mode de vie aristocratique » (Laferté, 2002 : 331), comme stratégie d’affirmation commerciale et réputationnelle (Laferté, 2005 : 22) -, mais encore son image nobiliaire et les prix les plus hauts tranchent désormais singulièrement avec un usage élargi, voire déprécié, remarquable au travers de la démultiplication des « petits vins de châteaux ». À Bordeaux notamment, appellation à laquelle le château est fortement associé dans les représentations (Gatard, 2005), la multiplication des « petits vins de château » bat son plein dès les années 1980, nourrie par, et participant à l’agrandissement du vignoble d’appellation (Smith, de Maillard, Costa, 2007 : 269) au sein des zones d’« appellations moins nobles » (Roudié, 2014 : 412). En 1991, on ne compte pas moins de 11 000 châteaux, quand ils n’étaient que 350 en 1980 (Roudié, 1984 : 342) [2]. La grande distribution et même le hard discount empruntent au registre châtelain pour cultiver l’illusion de l’exceptionnalité et de l’authenticité de la production, tout en commercialisant des vins de moins en moins valorisés et valorisants [3]. Chaque année sont en effet proposées en grandes et moyennes surfaces (GMS), durant des « foires », des vins « ‘de propriété’, mis en bouteille au château, dûment millésimés, étiquetés, capsulés, authentifiés ‘du cru’ et certifiés non trafiqués ; bref, des petites bouteilles ‘qui ont tout d’une grande’ » (Réjalot, 2007 : 29), pour des qualités et prix moindres. Le rôle du négoce dans sa commercialisation, lui, a singulièrement changé. Tirant jadis sa puissance de marques commerciales et de vins de château qu’il commercialisait en exclusivité, il s’est replié. Les « vins de marque », arborant autrefois les noms de grandes maisons et produits en quantité à partir de jus de raisin provenant de différents domaines, n’existent plus qu’en proportion marginale. Les vins de châteaux, vendus au début du siècle exclusivement par le négoce et en petites quantités, après qu’il y ait apposé son nom ou qu’il les ait embouteillés dans ses chais, sont dorénavant embouteillés et souvent commercialisés par la propriété, dont le négoce est devenu le distributeur.
L’énonciation de ces éléments n’est pas sans évoquer le renversement des rapports de force abordé par Gilles Laferté et Olivier Jacquet en Bourgogne, pendant l’entre-deux-guerres, période à laquelle la suprématie négociante dévisse au profit de celle de la propriété (Jacquet, 2004 ; Jacquet, Laferté, 2006 ; Laferté, 2002, 2005). Dominant durant le XIXe et le début du XXe siècle, le négoce se voit minoré face aux producteurs, dont les réseaux sont à même de faire reconnaître politiquement et culturellement une norme marchande autour d’un imaginaire à l’avantage du vigneron : l’origine. En arrière-fond de l’avènement de cette norme se joue en fait une lutte pour le contrôle du raisin, dont les viticulteurs ont le monopole de la production, mais sur l’achat duquel les négociants imposent leurs prix en régnant sur la commercialisation. La problématique du rapport de force entre production et négoce pour accéder à la ressource rare - le raisin, dans le cas bourguignon - invite à s’interroger sur la spécificité du cas bordelais portant, en l’occurrence, sur le contrôle du « vin de château ». Comment pareille norme change t-elle de bénéficiaire, et par quel processus ? Pour le saisir, il peut convenir d’analyser la transformation saisissante de la division sociale du travail vitivinicole entre ces deux catégories d’agents, à deux siècles d’intervalle. On croisera pour cela la littérature professionnelle – nationale, départementale - et académique, qu’on articulera avec les témoignages recueillis durant six entretiens - d’anciens responsables syndicaux et/ou dirigeants de maisons de négoce bordelais, témoins de cette évolution - extraits de la centaine réalisée dans le cadre d’un travail de thèse en science politique sur la régulation politique du secteur vitivinicole.
Une inversion du rapport de force et de la division sociale du travail entre opérateurs se donne à voir à mesure du temps autour de la norme du vin de château. Sa structuration participe, à compter de la fin du XVIIe, à la genèse des grands vins, demeurant stable jusqu’aux années 1970. Le négoce occupe alors un rôle d’éleveur de vins de châteaux, sur lesquels il exerce un quasi-monopole de l’embouteillage. Seuls les premiers crus sont alors en mesure d’assumer les dépenses nécessaires à élever et embouteiller leurs vins, pratiques plus généralement dévolues au négoce, qui appose sa marque et réalise ses marges sur les flacons. Mais cette division du travail se voit ensuite balayée, et la norme du vin de château devenir hégémonique : à partir des années 1980, la plupart des négociants ne prennent plus en charge l’élevage et l’embouteillage des vins. Devenus distributeurs de vins de châteaux, la plupart sont subordonnés à la propriété. Cette évolution en porte une autre, pernicieuse : la diffusion dépréciée de la norme du vin de château.
Fin XVIIe, la modification des routes et échanges marchands contribue à faire converger en intérêts plusieurs catégories d’agents, producteurs nobles et négociants internationaux, portés à chercher une élévation de leurs conditions statutaires par la mise au point et la commercialisation outre-Manche de vins plus valorisés et valorisants. En Gironde se développe alors une conception élitiste du vin autour du château, propriété nobiliaire individuelle. Une division du travail vitivinicole durable s’établit entre producteurs et négociants [4]. Mais elle se voit irrémédiablement remise en cause au XXe siècle, avec la transformation des rapports de force et de la division du travail entre eux : tandis que le rôle de négociant-éleveur mue et s’affaiblit, celui du propriétaire metteur en bouteille au château se renforce. Dans ce contexte, des négociants nouveaux venus distribuent les vins de château, lesquels effectuent une remarquable percée via la grande distribution, débouché inaccoutumé mais grandissant.
Genèse des grands vins à Bordeaux et rapports de force autour du château
Confrontée fin XVIIe à une concurrence qui perturbe ses positions et revenus [5], la noblesse productrice de vin est conduite à s’affirmer en investissant dans la mise au point de domaines et de vins mieux valorisés. Cette innovation s’ancre dans une « nécessité sociale autant que commerciale » (Enjalbert, 1953 : 462) de distinction et de rétribution, et dans des attentes consuméristes nouvelles. Pareille stratégie est portée par des marchands anoblis, « nouvelle noblesse » (Aubin, Lavaux, Roudié,1996 : 85). Tel Arnaud de Pontac, propriétaire du domaine de Haut-Brion et d’un « restaurant distingué » à Londres, The Pontac’s Head. Face à l’émergence de l’upper middle class, dont une part rejoint en goût l’aristocratie accoutumée aux vins de Porto et Xérès (Pijassou, 1980, 400-401), il y sert des « vins noirs » (Garrier, 2002 : 146), tanniques, obtenus par des investissements techniques (comme l’ouillage et le soutirage) dans sa propriété qu’il mentionne : Haut-Brion [6]. D’autres nobles concèdent des investissements, comme les d’Aulède à Margaux (Butel, 1963 : 129-141), ou les Ségur à Lafite et Latour (Pijassou, 1980 : 442-458). La propriété noble se spécialise, les ouvriers permanents remplacent les saisonniers (Pijassou, 1980, 344). Le château Haut-Brion, suivi par Latour, Lafite et Margaux, affichent les premiers leur spécificité nobiliaire par la mention de leur « château » d’origine (Pijassou, 1980 : 429). Ils dominent en matière d’organisation domaniale, de savoir-faire, de prix, de réputation outre-Manche (Butel, 1963 : 129-141 ; Pijassou, 1963, 174), et galvanisent autour d’eux. Au début du XVIIIe, les résidences et châteaux de la noblesse de robe et la haute bourgeoisie sont faits « centres d’expérimentation » (Enjalbert, 1953b : 461) en techniques culturales, sélection massale et vinification nécessaires à maîtriser l’élevage des vins à la manière des châteaux les mieux établis (Pijassou, 1980 : 376) : on isole « grand » et « second » vin, utilise des barriques de chêne, le soutirage (Garrier, 2002, 148) et « l’allumette hollandaise » [7]. Les propriétaires de nouveaux vignobles, à leur suite, « suivent la voie tracée par la plus ancienne région, et tentent de produire des vins d’un style comparable à celui préféré des Anglais » (Markham, 1997 : 62), bénéficiant d’un « transfert de réputation » (Chauvin, 2013) : ils profitent en prix et par procuration de celle constituée avant eux. Les châteaux, lieux de valorisation productive, publicitaire et statutaire associés au succès commercial des « grands vins » d’outre-Manche, se multiplient dans une « fièvre architecturale » (Poussou, 1998, 153). Mais enclin à des ventes rapides pour amortir ses frais croissants, « le château n’a aucun intérêt à pratiquer le vieillissement des vins » (Butel, 1974a : 138-139), que monopolisent les négociants dans la division sociale du travail.
Conjointement, le négoce voit l’émergence d’un « type nouveau » de marchands (Pijassou, 1980 : 405-406), spécialisés en « vins noirs » bordelais (Garrier, 2002 : 146). Tandis que des châteaux de la noblesse sont les théâtres d’innovations, les négociants, en « liaison étroite » avec eux, transforment en « ‘laboratoires’ du progrès technique » (Pijassou, 1980 : 517) leurs chais des Chartrons, où ils effectuent des « mélanges avec des ‘vins d’aide’, technique connue sous le nom de ‘travail à l’anglaise’ » (Pijassou, 1974). Ils y développent symétriquement techniques (ouillage, soutirage, emploi des barriques de chêne, de « l’allumette hollandaise »), compétences pour se substituer à la propriété (Markham, 1997 : 64) et en capter la plus-value (Butel, 1974a : 220). C’est alors dans l’élevage des vins que le négoce se spécialise (Pijassou, 1980 : 478-485). L’incapacité de la propriété à assumer seule des coûts croissants profite au négoce, qui possède une stratégie de long terme, coûteuse mais également mieux rétribuée économiquement et symboliquement (Bourdieu, Delsaut, 1975). En maîtrisant élevage et vieillissement, le temps devient « un élément essentiel dans la constitution d’une valeur distinctive » (Garcia-Parpet, 2009 : 36), permettant un « accroissement régulier du cours des bons millésimes en fonction du vieillissement » et de dégager des marges hors-normes (Pijassou, 1980 : 538), qui financent à leur tour la sophistication des vins, les marges et réputation qu’ils en retirent. Le propriétaire noble en devient le « débiteur obligé » (Pijassou, 1980 : 658), lui allouant sa production et l’avantage de son prestige nobiliaire. Face à de grands domaines rendus « incapables d’assurer par eux-mêmes la vente de leurs grands vins et donc de se procurer des fonds indispensables à l’entretien des domaines » (Butel, 1974a : 221), le négoce exerce sur la propriété un rapport de domination.
Cette division traditionnelle et durable du travail vitivinicole – proche de celle existante en Bourgogne, en ce que le négoce contrôle in fine la plus-value du vin, diffère par le fait qu’en Bordelais les vins se structurent autour du château (Jacquet, Laferté, 2005 : 17) – se voit toutefois remise en cause à l’époque contemporaine. Déjà dans les années 1920, les « 5 grands » premiers crus classés en 1855 [8] (les châteaux Lafite, Haut-Brion, Latour, Mouton-Rotschild et Margaux) s’accordent au sein d’un « groupe des cinq » pour embouteiller eux-mêmes leurs vins de châteaux afin de garantir leur authenticité. Tandis que leur situation devient alors « bien meilleure qu’à l’époque, peu éloignée, où le grand cru expédiait, aux Chartrons, la récolte en barrique […] » (Pijassou, 1980, 911-912), le négoce en devient alors le distributeur et l’obligé [9].
La généralisation de l’embouteillage de vins de cru au château : une mise à mal du négoce-éleveur
Les producteurs de vins de crus s’affirment progressivement, face au négoce, grâce à la « mise en bouteille au château ». C’est que la demande dans les années 1950, croissante pour les vins d’appellation embouteillés (Pijassou, 1980 : 1032), donne alors un avantage aux premiers crus. Ces derniers, qui dominent le négoce, profitent de l’embellie décennale [10] pour investir dans la mécanisation, l’application de traitements anticryptogamiques, l’emploi de fumures, d’œnologues, l’extension des chais, des surfaces et de la production, notamment dans les appellations Haut-Médoc et Bas-Médoc, moins cotées que les communales. La profitabilité suit. La décennie se clôt sur un « renversement des positions traditionnelles négoce-propriété, et ceci au bénéfice de cette dernière » (Pijassou, 1974 : 666). D’autant plus qu’au tournant des années 1960, la raréfaction générale du vin et des stocks surenchérit les quatre premiers crus. Par ricochet sont alors atteints « tous les autres vins du millésime 1971 » (Roudié, 2014 : 444) qui. à l’instar des premiers crus, décident alors que « tout ser[a] mis en bouteille au château » (Butel, 2008 : 438), plutôt que livré en tonneau au négoce-éleveur. Ils sautent alors le pas vers la mise en bouteille, coûteuse en équipement initial mais lucrative [11]. Les vins de crus, autres que les premiers - et bientôt même ceux dits « bourgeois », qui n’ont pas été inscrits au classement de 1855 (Butel, 2008 : 438-439) - voient leur position basculer avantageusement vis-à-vis du négoce-éleveur (Roudié, 2014 : 442).
Ces développements portent atteinte aux rôle et marge du négoce-éleveur, traditionnellement liés à l’achat de « tous les vins des Graves et du Médoc, à l’exception des premiers crus », à l’élevage dans ses chais « en fonction des besoins des divers marchés en lui donnant le goût requis par le consommateur » selon « l’identité de la Maison » (Butel, 2008 : 430) – telles Dourthe, Cruse, Calvet, ou Eschenauer –, et l’expédition sous sa marque, par fûts en vrac, ou en bouteille :
« Autrefois le négoce était très puissant, et achetait les vins en vrac à la propriété. Les grands crus. Et donc on mettait ces vins en bouteilles […]. On vendait même les vins en vrac en Belgique en Angleterre, il y avait les mises Berry Brothers. Les mises de différents négociants, de Hollande ou d’ailleurs, c’est comme ça que ça marchait. […] Mais venant toujours du négoce [12]. » (Franck Mähler-Besse, ex-dirigeant de la Maison Mähler-Besse)
« […] j’ai rentré des barriques de Château Beychevelle, et je crois même que j’ai rentré des barriques de Château Leoville Las Case. J’ai commencé en 1955 […]. On pouvait les embouteiller, mais nous on les exportait en général en Angleterre. Nous on n’en a pas embouteillé, on les achetait, on vendait. […] la maison Cruse qui était propriétaire de Château Pontet-Canet, elle mettait le Château Pontet-Canet en bouteille quai des Chartrons. Cruse n’a jamais mis en bouteille le Pontet-Canet au château [13]. » (Jean-Paul Jauffret, ex-dirigeant de la Maison Dourthe)
Quelques négociants établis saisissent néanmoins cette opportunité. En effet, lorsqu’à partir de 1962 volume et valeur des ventes de bouteilles à l’étranger croissent au détriment de la futaille (Roudié, 2014 : 434-435), certains tel Ginestet abandonnent le vrac pour profiter de l’image et la réputation du château en y embouteillant (Ginestet, 1994 : 74). Pour cela, un « groupe de mise » itinérant motorisé est acheminé sous contrat, pour embouteiller des vins dits « rendu mise », c’est-à-dire préparés « à la production pour être prêt mise en bouteilles par le négoce » (Blouin, Peynaud, 2012, 297). Mais pareille opération familiarise des producteurs à l’embouteillage, contribuant indirectement à ce que certains cherchent bientôt à en capter la plus-value. En 1970, la décision des producteurs de crus de généraliser l’embouteillage au château contraint le négoce à « acheter désormais des ‘mises’ de château » : fragilisé « dans ses positions les plus avantageuses », ses marges bénéficiaires s’en voient diminuées (Butel, 2008 : 438-439)
D’autant qu’une concurrence mortifère entre négociants s’installe. Car dans un contexte de diminution annoncée de la production, de hausse de la demande, le grand négoce est enclin à une frénésie spéculative, pour préserver ses marges. Les grandes maisons, prises en étau entre leurs engagements commerciaux et l’annonce d’une moindre récolte dès 1972, se jettent dans une « ruée vers l’or rouge » et la compétition à l’achat (Roudié, 1973 : 495 ; Bert, 1975 : 104). Les prix augmentent de 140 % en deux ans. Mais les annonces de récoltes abondantes en 1973 et 1974 suscitent l’attentisme à l’achat et la libération de stocks. Des bouteilles payées 110-120 francs encore en juin 1973 décotent à 35 en 1974 (Butel, 2008 : 439). Dans le même temps, il est découvert que des négociants de « l’aristocratie du bouchon » (Chabalier, 1973) ont, au moment de la bulle et pour en tirer avantage, recouru à un faussaire leur fournissant des vins non AOC, dits « vins de table » (VDT) du Languedoc-Roussillon maquillés en vins de châteaux bordelais prestigieux. En deux ans seulement, prix, réputations et structure financière du négoce s’effondrent :
« Jusqu’en 74, jusqu’au ‘scandale des vins de Bordeaux’, le profit des vins était fait par le négoce. Donc le négoce assurait son profit, finançait les stocks, revendait les produits. La crise économique, qui a doublé le scandale des vins de Bordeaux, a mis le négoce à genoux d’un point de vue financier. […] L’effondrement des cours a été énorme. Avec la crise économique. […] les bouteilles de Lafitte 1972 que nous avons payé 125 francs la bouteille, ce qui était beaucoup d’argent à l’époque, on les a liquidés à 25. […] Donc si vous voulez on a perdu énormément d’argent. Une entreprise comme Borie Manoux a décidé de réduire son stock et de balancer tous ses stocks, de bouffer ses avoirs, sa trésorerie […] À ce moment-là vous avez de nouveaux gars qui arrivent, qui apparaissent [14]. » (Philippe Castéja, dirigeant de la maison Borie-Manoux)
Les négociants-distributeurs en vin de château : de nouveaux venus via la grande distribution
Un opérateur émerge, jusqu’alors peu versé dans les vins fins : la grande distribution. Commercialisant jusqu’ici surtout des VDT, dont la demande et la rentabilité chutent (Bartoli, Boulet, 1989 : 556), elle voue une attention grandissante aux vins de cru dont la consommation et les profits croissent [15]. Leur part dans la structure des achats de boissons progresse de 16,4 à 30,1 % (1960-1970) (Bartoli, Boulet, 1989 : 565) et à partir de 1980, les dépenses pour les vins fins supplantent celles consacrées aux VDT (Bartoli, Boulet, 1989 : 632). La grande distribution dédie davantage ses linéaires aux vins de crus, qui s’y installent et pénètrent alors « massivement […] à la fin des années 1970 et au début des années 1980 », les enseignes y trouvant à « proposer au client de ‘vrais vins de terroir’ plus haut de gamme que ceux qui étaient jusqu’alors en rayon » (Réjalot, 2007 : 53). À Bordeaux, la période concorde avec l’émergence de nouveaux négociants distributeurs de vins de château, contrevenant au rôle de négoce-éleveur traditionnel, chancelant.
C’est que, dans le contexte du « scandale des vins de Bordeaux » et de la « détérioration quasi générale des situations financières », atteignant surtout les grands négociants-éleveurs traditionnels [16], d’autres moins investis et affaiblis peuvent désormais « oser prendre des risques avec une situation financière saine » (Butel, 2008 : 448). Peu dotés en capital social - voire économique -, ils peuvent faire de nécessité vertu en devenant distributeurs de vins mis en bouteille à la propriété, pour s’épargner l’élevage, le stockage tout en profitant du prestige de cette dernière en vantant l’authenticité des « vins de château ». Tels Jacques Merlaut, ou encore Henri Forner, extérieurs au Bordelais (Bourdoiseau, 1979) qui prennent pied dans la propriété, et dressent des ponts entre elle et la grande distribution [17] :
« Contrairement au négoce traditionnel qui prend son bénéfice à l’achat, j’ai voulu créer une affaire qui s’adresse aux négociants nationaux et à la grande distribution. Mon rôle est de leur indiquer les propriétés intéressantes, de leur amener des échantillons. Le secret ensuite, c’est de ne pas stocker, de ne pas manipuler, de ne pas voir les vins. Mes chais, ce sont ceux des propriétaires ou le camion du transporteur. » (Bourdoiseau, 1979 : 21) (Henri Forner, ex-dirigeant du Centre de Promotion Vinicole)
C’est surtout Antoine Hernandez, « alors tout petit négociant » (Dupuy, 1994), qui connaît là une « irrésistible ascension » [18] via la grande distribution. En 1970, il a créé la Société de Distribution des Vins Fins (SDVF) (Butel, 2008 : 441), qui « joue la carte de l’authenticité » - stratégie commerciale jouant de l’opprobre frappant de grands négociants-éleveurs - en ne proposant que des vins embouteillés au château (Bourdoiseau, 1982), auxquels la grande distribution s’ouvre, quand le négoce-éleveur traditionnel lui préfère ses « anciens clients » (Butel, 1988 : 441). Entré en affaires avec un faible capital économique, Antoine Hernandez vante auprès de ses clients l’authenticité du vin embouteillé au château, se déchargeant du rôle d’éleveur et de ses frais. En négociant par télex ou fax, il s’assure de vendre avant de passer ses ordres d’achat à la propriété, où demeurent les bouteilles enlevées par porteur. Économisant sur l’élevage, le fret, l’embouteillage, le stockage, le personnel, il maximise ses marges (Bourdoiseau, 1982) [19] :
« Quand vous n’avez pas d’outils industriels, vous n’avez pas de chai, etc. qui coûtent beaucoup d’argent à investir immédiatement, il est beaucoup plus facile de se lancer dans la vente de bouteilles faites par les autres. Que ce soit fait par la propriété elle-même, ou que ce soit fait à la propriété souvent par un groupe de négociants. Par conséquent les gens qui se sont lancés sur ce marché dans ces années-là, dont Antoine Hernandez est l’archétype le plus parfait, ont développé un discours commercial à leurs clients : ‘Bordeaux, authenticité des vins.’ ‘Authenticité des vins’, c’est-à-dire ‘mis en bouteille au château’. ‘Vous ne risquez rien avec le négociant qui mélange des machins.’ Donc comme déjà il y avait dans l’idée des acheteurs, ‘Bordeaux c’est les grands vins, c’est le château, etc.’. Ce discours a pris tout de suite [20]. » (Joël Quancard, ex-dirigeant de la maison Quancard [1981-1999])
« Les ‘faxistes’, ils n’avaient pas de stocks. Mais quelquefois aussi ils prenaient leur stock chez un négociant. Donc les négociants n’étaient parfois pas mécontents, ça redevenait un agent commercial finalement, pour certains négociants. Le type était indépendant, mais il pouvait […] venir me voir, et me dire : ‘Est-ce que tu peux me réserver 50 000 bouteilles de château machin ?’ Ça se faisait aussi. Donc il y a des négociants qui étaient complices, si vous voulez [21]. » (Jean-Paul Jauffret, ex-dirigeant de la maison Dourthe)
Tandis que les vins fins effectuent une « remarquable percée commerciale » (Réjalot, 2007 : 45) en GMS, et que la distribution de vin de château y progresse, le rôle de négoce-éleveur sort affaibli de la crise économique et symbolique des années 1970. Contraint à acheter des vins de cru embouteillés à la propriété, il lui est subordonné. La division du travail vitivinicole établi entre eux s’en voit remise en cause. La période se clos sur une « redistribution des cartes entre le négoce et la viticulture » [22]. Le premier a petit-à-petit renoncé au métier « anciennement pratiqué aux Chartrons, celui du négoce-éleveur […] pour privilégier celui du négoce distributeur de vins de châteaux » (Butel, 2008 : 445).
Porté par les débouchés nouveaux qui s’ouvrent à lui, le négoce-éleveur, tout juste sorti d’une décennie entâchée de compromissions réputationnelle et financière, s’investit graduellement dans la distribution de vins embouteillés au château, moyennant l’abandon de son rôle traditionnel de négoce-éleveur et sa réorganisation. La production girondine également, attirée par les perspectives de débouchés via la grande distribution, contribue à faciliter l’accès des consommateurs à des vins de châteaux jouant l’authenticité. La compétition vitivinicole s’étend de plus en plus vers eux, se développant pléthoriquement, forte de l’expansion départementale débridée des production d’AOC. Leur croissance (s’)accompagne (de) l’émergence de formes de distributions moins valorisantes et valorisées, notamment en hard discount, et l’inflation des « petits vins de château » qui en démonétise l’image.
Un élément de restructuration du (rôle du) négoce
La manne commerciale entourant les vins de château n’est pas seulement l’affaire de négociants distributeurs, nouveaux venus, qui fructifient : elle est aussi celle de maisons anciennes, qui, face à de graves difficultés financières, peuvent en faire un élément leur réorganisation. Confrontées depuis 1974 au « poids financier des stocks face à des avoirs propres ou stables insuffisants », elles sont enclines à « rechercher une organisation rationnelle » (Banque de France, 1977 : 65) passant par une réduction des coûts. Toutes remettent en cause leur fonctionnement (Réjalot, 2012 : 223), vendent des actifs immobiliers, fonciers et viticoles, et donc des leviers de contrôle sur le vignoble - la plus sensationnelle étant la vente de Château Margaux par Ginestet en 1977 (Delfau, Dubosq, 1977 : 116 ; Butel, 2008 : 441). Davantage, les négociants abaissent la superficie de leurs chais aux dépens du stockage (Mothe, 1992 : 261), multiplient achats, rotation des stocks et vente de vins embouteillé au château (Banque de France, 1982 : 2), quittent les Chartrons – comme Ginestet au début des années 1980 – , désormais inadaptés (Roudié, 1984, 350-353), au détriment de l’achat en vrac et l’élévage, jusqu’alors leur cœur de métier. La (mise en) bouteille (au château) est de plus en plus privilégiée dans les stratégies économiques de grands négociants. Comme, entre autres, par la maison de Luze et fils, fondée en 1820, criblée de dettes et rachetée en 1974, qui décide en 1978 de « miser sur la propriété » et son image [23]. Certains abandonnent la vente en vrac à l’étranger (Butel, 2008 : 439) pour ne plus y transférer la plus-value, désormais attendue de ventes de flacons embouteillés au château :
« Jusque dans les années 1970, la rentabilité se faisait beaucoup plus au négoce qu’à la propriété. […] On s’appelait : ‘Négociants-éleveurs’. C’était notre titre : ‘Négociants-éleveurs’. Et là, effectivement, il y a une période on voit toutes les marques péricliter, ou beaucoup de maisons de commerce disparaissent, toutes les grandes maisons familiales, Cruse, Cordier, Eschenauer, Lichine, Calvet, tout ça, tout disparaît. Et cette fonction d’éleveurs elle a été transférée en fait sur les châteaux [24]. » (Éric Dulong, ex-dirigeant de la maison Dulong)
« […] les nouveaux entrants y avaient économiquement intérêt, mais même les sociétés installées depuis longtemps et qui faisaient des vins de marque et tout, y trouvaient leur intérêt, parce qu’elles se disaient : ‘Plus on remontera les vins chez nous, plus on aura de la valeur ajoutée chez nous.’ Parce que là je vous parle de cette époque, les années 80 ou une grosse partie des vins de Bordeaux étaient envoyés en vrac à des embouteilleurs […] Donc il y avait aussi toute une idée à Bordeaux que si on pouvait rapatrier à Bordeaux la valeur ajoutée de production c’était mieux. Et donc ce discours sur les petits châteaux […] il s’est nourri de ça […] [25]. » (Joël Quancard, ex-dirigeant de la maison Quancard [1981-1999])
La grande distribution, d’abord mal admise par le négoce traditionnel bordelais, lui fournit des débouchés croissants qui contribuent à faire peu à peu « perdre au négociant son rôle – capital par le passé – d’éleveur » [26]. Mais l’expansion des vins de château peut desservir le négoce, qui paye « la faiblesse d’image de ses marques commerciales, insuffisamment valorisées, et la montée en puissance des ‘vins de châteaux’ renvoyant à l’amont une bonne partie de la plus-value qui lui revenait autrefois » (Réjalot, 2007, 116). C’est sans compter que pareille stratégie, cantonnée initialement aux négociants et producteurs de vins rares, se propage aux autres.
Une extension de la compétition aux « petits vins de châteaux »
Affaibli dans sa réputation et ses finances, le négoce traditionnel voit ses marques péricliter, à de rares exceptions : coûteuses, peu rémunératrices, elles ne sont plus suivies d’investissements (Réjalot, 2007 : 116). Inversement les vins de chateaux, qui y sont embouteillés, suscitent l’intérêt des distributeurs (Gille, 1991 : 73), qui usent du prix comme levier de compétitivité (Moati, Volle, 2011 : 108). Ils en réclament davantage pour leurs rayons et foires aux vins, lesquelles mettent en scène l’authenticité « des petites bouteilles ‘qui ont tout d’une grande’ » (Réjalot, 2007 : 29).
« On est rentré très vite dans la grande distribution. […] mais en vendant quoi ? Des châteaux. Très peu de marques. Très, très peu de marques. Donc on est rentré complètement dans ce système de vente de châteaux, de mise en bouteille au château […] C’était nouveau, et puis les foires au vin sont apparues, c’est Auchan qui a démarré ça, et le rapport de force s’est très vite inversé. […] les négociants étant de plus en plus nombreux à vouloir travailler avec la grande distribution, la concurrence est devenue de plus en plus vive [27]. » (Éric Dulong, ex-président du Syndicat des négociants en vin de Bordeaux [1994-2000])
« […] au début on vendait des vins en vrac, il fallait déjà avoir des vins de qualité constante pour mettre en bouteille […], mais nous négociants on s’est rendu compte de la limite de ce système […]. Il fallait mettre des petits châteaux […]. Un, au lieu d’envoyer du vrac à embouteiller, moi j’ai commencé à faire de l’embouteillage sous la marque générique de Promodès. Et puis dans un deuxième temps : ‘Ce serait encore mieux si vous aviez des petits châteaux, des petits machins mis en bouteille à la propriété.’ Et donc on a généré l’apparition de groupes mobiles, j’avais acheté un groupe mobile […] et on intègre nous-mêmes, les négociants, des phénomènes de production pour augmenter notre valeur ajoutée, et donc c’est pour ça qu’on l’a fait [28]. » (Joël Quancard, ex-directeur général de la maison Quancard [1981-1999])
L’embouteillage au château, anciennement apanage des négociants et propriétaires de vins de crus rares, se diffuse aux autres grâce aux groupes mobiles de mise [29] qui dispensent d’équipements industriels coûteux et abaissent le montant du « ticket d’entrée » [30]. Les « petits vins de châteaux » se développent, d’autant que des fournisseurs multiplient l’« offre de variété (extension des gammes), provoquant l’inflation des références recherchant une présence dans les linéaires des distributeurs » (Moati, Volle, 2011 : 109) [31]. Tandis que des « milliers d’étiquettes de châteaux inconnus jusque-là inond[e]nt en quelques campagnes les rayons des supermarchés » (Réjalot, 2007 : 29), les négociants rivalisent de plus en plus en prix et noms de châteaux (Laugier, 1990) pour remporter des contrats (Gille, 1991 : 142). Or le profit variant en fonction de l’antériorité, les nouveaux petits châteaux en sont dépourvus, comme des moyens promotionnels nécessaires à gagner en crédit symbolique (Réjalot, 2007 : 38-39). Aussi la « logique bordelaise du ‘château’ […] étendue à toutes ses gammes de production » (Réjalot, 2007, 39) enferme le négociant dans un cercle vicieux, l’empêchant d’« avoir une activité économiquement gratifiée, suffisamment gratifiante, et permettant la construction de marque » dont il capterait mieux la plus-value [32].
Producteurs et productions girondines d’AOC, stimulés par les débouchés commerciaux via la grande distribution et l’export, traversent une période de croissance inédite. La vigne d’AOC s’étend aux zones de productions de vin de table et au-delà, dans des « appellations moins nobles » (Roudié, 2014 : 412) : de 75 000 ha en 1979, à 80 000 en 1983, et à 94 000 en 1987 [33]. Le machinisme gagne fortement le département, le mieux équipé de France (Roudié, 1984 : 348). Des opérations syndicales et commerciales, telle un guide du « Bordeaux des petits châteaux », louent la pratique de l’embouteillage confidentiel des producteurs [34]. Le vignoble « tout AOC » s’affirme avec son succès (Faine, 1999).
« Les années 1980 c’était une décennie de fort développement économique, début des foires aux vins, il ne faut pas l’oublier, c’est le début des foires aux vins dans les grandes surfaces, il y a eu un doublement des vins, en général, et des vins de Bordeaux en particulier, y compris sur le marché français, démocratisation du vin, et ça a marché. Et le début de l’export qui a commencé à exploser grâce au négoce, et voilà, on a produit plus […]. N’oubliez pas que dans les années 1980 on plantait, le vignoble s’est développé de 30 % au moins […]. Et on a produit, et on a vendu […]. Et même les années où on a produit beaucoup, les prix étaient chers parce que la demande était forte [35]. » (Jean-Louis Trocard, ex-président du Syndicat viticole régional des bordeaux, bordeaux supérieurs (1988-1990))
Entre 1984 et 1994, le rapport de force financier entre négoce et propriété évolue de plus en plus au bénéfice de la seconde (Banque de France, 1994). Mais le développement des AOC - dont le prix apparent baisse - motivé par l’attente de rétributions meilleures à mesure que les ventes augmentent, s’effectue moyennant l’accroissement des investissements, de la productivité et du nombre de petits vins de châteaux qui en dévalorisent l’image.
Abondance et démonétisation du « vin de château »
Les années 1980 ont vu se confirmer la hausse de consommation des vins d’AOC via la grande distribution, laquelle réduit les volumes traités par le négoce (Gille, 1991 : 139-142). L’élargissement de son maillage territorial (Daumas, 2006), de l’assiette sociale des consommateurs de vins ont contribué à les démocratiser, moyennant la recrudescence de vins de châteaux - de 3 500 (Roudié, 1984, 342) en 1980 à environ 11 000 en 1991 [36]. En grande distribution, les vins de château bordelais ont d’abord présenté l’avantage d’empêcher toute comparaison avec la concurrence, d’assurer d’importantes ventes et marges (Bouyssié, 1996) [37]. Leur commerce s’est massifié, essentiellement par des bas prix sans cesse déclinants [38]. Leur accessibilité grandissante a alors rejoint des formes de distribution de moins en moins valorisantes et valorisées, portées par le hard discount et la multiplication des produits « premiers prix ». La grande distribution y a réagi, en les multipliant à son tour (Rullier, 1994 : 138-140). Au milieu des années 1990, la bouteille d’AOC Bordeaux à moins de 10 francs s’est imposée via les GMS. Cette stratégie, reposant sur la renommée toponymique, (s’)alimente localement (d’)une expansion inédite du vignoble et des volumes de vins d’appellation. La production atteint le record de 6,1 millions d’hectolitres en 1987 (Laugier, 1990 : 97). Une évolution dans laquelle les bordeaux sont meneurs, mais à leur détriment, puisqu’elle pose les jalons de leur démonétisation économique et symbolique [39]. L’image du château en est compromise : lieu de promotion et de production commerciale initialement restreint, tirant sa renommée d’une clientèle réduite, il s’est banalisé :
« Il y avait des ‘châteaux citerne’ [40] et dans les grandes surfaces c’était toujours les châteaux qui étaient mis en avant, 1,50 €, c’était moins de 10 francs à l’époque […], et donc systématiquement le produit qui était mis en avant dans les grandes surfaces c’était toujours les petits châteaux à prix cassés, vous voyez ? […]. Parce que le mot ‘château’, le consommateur, ça lui dit quelque chose. Et on lui bradait des produits. Et tous ceux qui travaillaient bien et qui faisaient des vins de château, et qui gagnaient bien et qui mettaient en marché leurs produits, ont été banalisés par ces pratiques déloyales des noms de châteaux [41]. » (Jean-Louis Trocard, ex-président du Syndicat viticole régional des bordeaux, bordeaux supérieurs [1988-1990], et de la Fédération des Grands Vins de Bordeaux (FGVB) [1990-1993])
Hausse de la demande en vin fin, élargissement territorial de la distribution, de l’assiette sociale des consommateurs et du vignoble sont allés de pair, en Gironde, en remettant en cause la division sociale du travail vitivinicole entre propriété et négoce. Ceci, moyennant l’atomisation des vins de château et leur dépréciation. La multiplication des premiers prix s’est faite en corrélation avec, au négoce, l’abandon du rôle traditionnel d’éleveur, remplacé par celui de distributeur de vins embouteillé au château. Cette évolution a contrevenu à la structuration de la vitiviniculture girondine, opérée entre les XVIIe et XIXe siècles autour du château, qui avait assuré au négoce-éleveur un rôle de pivot indispensable à la propriété. En 1970, le rapport de force a évolué au bénéfice de cette dernière, profitant de l’affaiblissement du négoce, porté à chercher dans les vins de châteaux un élément nécessaire à sa restructuration. Le rôle de négociant-éleveur a disparu et celui du propriétaire metteur en bouteille au château s’est étendu. Encouragé par la demande à de vin à bas prix, le « tout AOC » (Faine, 1999) s’est imposé, s’accompagnant d’une hausse de la productivité et de la production. C’est dans ce contexte que la production et le commerce de vins de château, initialement grands vins de crus, s’est diffusés aux autres. Cette évolution de la compétition pour les vins de châteaux, contrevenant à la rareté nécessaire à maintenir prix et réputation, en a banalisé l’image et abaissé les perspectives de profits. La restructuration des rapports de force en cours dans le bordelais, entre production et négoce, n’est pas unique dans le paysage national. Le cas bordelais contraste cependant avec celui, très documenté, bourguignon, en ce qu’il ne porte pas sur la captation de la matière première (le raisin), mais sur la revendication de la propriété nobiliaire individuelle (le château). L’acquisition d’un monopole sur le fruit de la vigne est saillant dans la constitution de l’origine comme norme de qualité – instituée par la norme d’AOC –, puisqu’elle donne lieu dans la première moitié du XXe à la première définition officielle du vin, d’ailleurs toujours en vigueur, comme boisson issue seulement de la fermentation de raisins frais. Il ne l’est pas, en revanche, dans la concurrence portant sur le vin de château. Celle-ci porte initialement sur les premiers vins de crus et leur image nobiliaire – ressource rare, limitée par le classement de 1855 –, mais s’étend progressivement aux autres à mesure que la position du négoce s’érode face à la propriété, et qu’il lui devient subordonné à partir des années 1970.
Depuis lors le négoce bordelais est exposé à des fusions-acquisitions, fruits d’investissements étrangers, visant d’abord les maisons de « vieilles familles locales » (Roudié, 1984 : 349) jusqu’à aujourd’hui (Réjalot, 2013 : 314). Ceci étant, l’atypisme de la situation négoce bordelaise dans le paysage mondial n’a pas fondamentalement changé. Bordeaux demeure, malgré les difficultés rencontrées par le développement des vins de châteaux, fortement orienté – à de rares exceptions comme Mouton Cadet - vers pareilles « marques agricoles », plutôt que vers celles, commerciales, auxquelles sont associées les firmes étrangères dominantes dans l’oligopole mondial (Gallo, Concha Y Toro etc.) (Réjalot, 2013). Paradoxalement, c’est encore le château qui l’emporte dans les stratégies commerciales.
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[1] Dès 1925, les 5 premiers crus classés de Bordeaux » (Château Lafite, Château Haut-Brion, Château Latour, Château Mouton-Rotschild et Château Margaux) s’entendent pour embouteiller eux-mêmes leur vins afin d’en contrôler la qualité et la réputation, à la place du négoce. Ce dernier n’est pas non plus en reste : début XXe émergent le système dit d’« allocations » : le producteur de crus résrvepréférentiellement une partie de ses bouteilles à un négociant, qui l’informe de ses intentions d’achat quand les prix de sortie sont annoncés. Le reste des vins de crus (hors premiers) est couramment embouteillé par la négociant, qui mentionne le château et appose sur le flacon le nom de sa maison.
[2] « Le fichier des noms de châteaux : une réussite », L’Union girondine des vins de Bordeaux, n°857, 1991, p. 5.
[3] Au milieu des années 1990, la bouteille d’AOC Bordeaux à moins de 10 francs est devenue la norme en grandes et moyennes surfaces (d’Hauteville ; 1995 : 392-393).
[4] Le courtier constitue une troisième autre grande figure professionnelle ayant contribué à la classification des vins de 1855, et, encore aujourd’hui à l’architecture de leurs prix sur la place de Bordeaux (Markham, 1997 ; Chauvin 2011). Dès le XVIIIe, ils participent à « synchoniser » offre et demande en vins nouveaux, et acquièrent une position d’autorité pour en établir les mises à prix (Markham, 1997 : 72-73). « [A]rbitres de la classification » (Markham, 1997 : 87) ayant l’oreille des autorités, c’est l’Union des Courtiers de Commerce qui établit le classement de 1855 en miroir des cours pratiqués. Encore aujourd’hui, le courtier exerce un rôle sur la place dans l’établissement des prix de sorties en primeurs des vins classés en 1855. En participant à l’établissement de repères chiffrés des cours de la place, à renseigner les négociants sur son état et les disponibilités en vins de crus, les bureaux de courtages tiennent une place maîtresse dans l’architecture des prix des crus bordelais (Chauvin, 2011). Les classifications et hiérarchies de prix entre vins de crus n’étant toutefois pas centrales dans cet article, nous choisissons ici de nous focaliser sur le négoce et la production.
[5] Le vignoble de renom est alors « menacé par l’extension d’un type de viticulture et de circuits commerciaux sur lesquels il n’a pas de contrôle » (Bartoli, Boulet, 1989 : 198) : nouveaux débouchés vers la Hollande, la Hanse et les Flandres, qui apprécient davantage les vins du Haut-Pays girondin ; vins de la péninsule ibérique, appréciés en Angleterre et dans les pays nordiques.
[6] La première technique consiste à maintenir à haut niveau le contenu de la barrique pour éviter son oxydation, la seconde à transvaser le vin pour le séparer des lies issues de la fermentation, afin d’aider au vieillissement.
[7] En faisant brûler une mèche soufrée, le gaz dégagé (anhydride sulfureux) permet une meilleure conservation des vins.
[8] Édifié à l’occasion de l’exposition universelle de Paris la même année, le classement dit « de 1855 » regroupe 57 crus du Médoc et un des Graves, hiérarchisés en cinq catégories de crus.
[9] Davantage, il est contraint par les grands crus à en payer les vins 3 ans à l’avance, pour se les voir livrés préférentiellement.
[10] Depuis 1956 s’est enclenché un cycle de cotations en hausse à la propriété, inédite depuis les riches années 1852-1870 du Second empire, durant lesquelles les restrictions commerciales intérieures et extérieures sont abaissées (Pijassou, 1980 : 978 et 1032).
[11] En 1966, les syndicats des grands crus classés de 1855 souhaitent « une mise en bouteille auchâteau généralisée ». Cf. L’Union girondine, vol. 56, n°583, 1966, p. 6.
[12] Entretien avec Franck Mähler Besse à Bordeaux, le 22/02/2013.
[13] Entretien avec Jean-Paul Jauffret à Caudéran, le 20/11/2012.
[14] Entretien avec Philippe Castéjà à Bordeaux, le 15/05/2013.
[15] Peuvent également jouer : le blocage des prix sur les VDT imposé par le gouvernement depuis 1963, et la loi Royer (1973), qui restreint l’expansion physique des grandes surfaces, alors susceptibles de chercher à mieux rentabiliser leurs linéaires.
[16] Eux surtout, dont les affaires reposent sur l’exportation de grands vins, doivent plus que les autres assumer : le poids financier des investissements passés, leur dépendance aux banques, l’endettement, des avoirs propres, stables ou une capacité d’autofinancement insuffisants (Banque de France, 1977 : 13 et 22 et 60-65 ; Réjalot, 2012 : 223).
[17] La RVI, n°1, 1980, p. 59.
[18] « Antoine Hernandez, ou l’irrésistible ascension du ‘nouveau négoce’ », La RVI, n°3629, 1985, p. 64.
[19] Ibidem.
[20] Entretien avec Joël Quancard à Arveyres, le 19/02/2013.
[21] Entretien avec Jean-Paul Jauffret à Caudéran, le 20/11/2012.
[22] Entretien avec Philippe Castéjà à Bordeaux, le 15/05/2013.
[23] « Du papier au bordeaux », La RVI, n°1-2, 1974, p. 15 ; « De Luze et le nouveau négoce », NEID, n°149, 1983, pp. 42-43.
[24] Entretien avec Éric Dulong à Bordeaux, le 03/04/2013.
[25] Entretien avec Joël Quancard à Arveyres, le 19/02/2013.
[26] Ibidem.
[27] Entretien avec Éric Dulong à Bordeaux, le 03/04/2013.
[28] Entretien avec Joël Quancard à Arveyres, le 19/02/2013.
[29] Avec par exemple la création des Établissements Manciet à Bourg-sur-Gironde en 1985 ou les sociétés Renfort et Thierry Bergeon Embouteillage en 1988.
[30] Entretien avec Joël Quancard à Arveyres, le 19/02/2013.
[31] Selon l’article 13 du décret du 19 août 1921, le terme château désigne l’ensemble de l’exploitation. Le nom du château peut alors être commercialisé sous plusieurs appellations. De là une multiplication et une banalisation du terme « château ».
[32] Entretien avec Jean-Marie Chadronnier à Bordeaux, le 21/02/2013.
[33] Aubril S., « Bordeaux digère l’abondance », La RVI, n°3649, 1987, p. 47.
[34] « Après le Bordeaux carafe, les petits châteaux », L’Union girondine des vins de Bordeaux, n°750, 1981, p. 4 ; L’Union girondine des vins de Bordeaux, n°798, 1985, p. 1.
[35] Entretien avec Jean-Louis Trocard à Bordeaux, le 20/02/2013.
[36] « Le fichier des noms de châteaux : une réussite », L’Union girondine des vins de Bordeaux, n°857, 1991, p. 5.
[37] Leurs ventes peuvent augmenter jusqu’à 66 % durant les foires aux vins (Laugier, 1989).
[38] En 1989, à Vayres, près de Libourne, s’ouvre une grande surface du nom « Tous Châteaux », qui y consacre ses linéaires. Cf. La RVI, n°3663, 1989, p. 11.
[39] La RVI, n°3708, 1993, p. 64-67.
[40] L’expression, péjorative, désigne les châteaux aux productions massifiées et indistinctes.
[41] Entretien avec Jean-Louis Trocard à Bordeaux, le 20/02/2013.
Blancaneaux Romain , « Transformation de la division du travail vitivinicole, banalisation du "vin de château” », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 29. In Vino Humanitas. Des usages du vin dans les sociétés, décembre 2019 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Division-du-travail-et-concurrence (Consulté le 21 novembre 2024).