Malgré les nouvelles connaissances en matière de génétique et de neurosciences, l’autisme demeure une énigme. Cependant, cela n’empêche pas l’évolution des prises en charges thérapeutiques pour répondre au mieux aux besoins des personnes autistes en tenant compte de leur fonctionnement spécifique. Et c’est une nouvelle approche prometteuse que propose dans son ouvrage Bruno Gepner, spécialiste de l’autisme, pédopsychiatre et enseignant-chercheur à l’université d’Aix-Marseille.
Il est tout d’abord précisé au lecteur qu’il n’existe pas un autisme, mais « une constellation ou une galaxie de troubles développementaux relativement hétérogènes dans leur forme clinique et leur sévérité » (p.17). Après un récit rapide de la découverte de l’autisme, l’auteur passe en revue les facteurs de risque, notamment environnementaux et épigénétiques, des syndromes autistiques, avant de se concentrer sur les spécificités du cerveau autistique quant à son développement structural (excès ou défaut de substance blanche ou grise) et fonctionnel (mécanismes atypiques tels que la disconnectivité et la dissynchronie entre différentes régions cérébrales).
Les symptômes autistiques sont présentés ici comme des stratégies de compensation de difficultés d’intégration sensorielle : « […] à l’instar des anomalies de la perception des événements dynamiques dans la sphère visuelle, nous avons cherché à savoir si certains symptômes majeurs de l’autisme ne pourraient pas s’expliquer par une difficulté à traiter la dynamique temporelle des stimuli auditifs ou sensori-moteurs » (p.107). Ces spécificités perceptives, explique l’auteur, ont des conséquences sur le traitement de l’information en terme de ralentissement du codage et du traitement en temps réel des informations sensorielles rapides ou transitoires, entraînant à leur tour des particularités au niveau des comportements visuel, auditif et sensori-moteur. Ceci nécessiterait donc la mise en place par les personnes autistes de stratégies visant à compenser leurs difficultés liées à leur perception particulière de l’environnement, marquée, en terme d’intensités et de fréquences, par l’hypo- et/ou l’hypersensibilité à certains stimuli sensoriels. « Le monde apparaîtrait à la fois comme temporellement trop rapide et spatialement (trop) morcelé pour les personnes autistes » (p. 115), ce qui entraînerait en cascade certains symptômes centraux de l’autisme : perception en détails, stéréotypies corporelles, évitement relationnel, troubles du comportement, de l’imitation, de l’expression et de la communication verbale et émotionnelle.
Suite à la formulation de sa théorie dite « DTTS » (p. 115) (Désordre de Traitement Temporo-Spatial), une nouvelle approche de l’autisme émerge : la malvoyance de l’é-motion. Elle désigne les particularités de la perception et de l’intégration du mouvement, tant des objets et de l’environnement que des mouvements du visage et donc des expressions émotionnelles, ceci pouvant rendre compte de la difficulté des autistes à comprendre les expressions faciales, le langage non-verbal, et entraver leurs capacités de communication verbale et émotionnelle.
Après une discussion critique concernant la compatibilité de cette théorie avec les autres théories de l’autisme (attentionnelle et visuo-spatiale, neuropsychologiques, développementales, psychanalytiques), l’auteur présente les applications thérapeutiques possibles de cette nouvelle approche : puisque l’environnement apparaît en accéléré aux personnes autistes, pourquoi ne pas essayer de le ralentir ? Placés dans différentes situations de ralentissement expérimental du monde extérieur à l’aide de vidéos passées au ralenti grâce au logiciel Logiral (spécialement créé à cette intention), des enfants autistes ont fait preuve de meilleures performances dans la reconnaissance des mouvements faciaux, dans l’imitation des gestes et dans la compréhension du langage.
Bruno Gepner, ayant discuté des différentes approches thérapeutiques de l’autisme, clôt son ouvrage sur des réflexions quant à la nature de la pensée et des états de conscience autistiques, et sur des « digressions personnelles, fictives et philosophiques à partir de la question grave et sérieuse de l’autisme » (p. 191).
Autismes, ralentir le monde extérieur, calmer le monde intérieur est un ouvrage complet, bien structuré, didactique mais sans simplifications excessives. Bien que ne négligeant pas les diverses sources de connaissance de l’autisme, il se fonde majoritairement sur les dernières découvertes ainsi que sur des exemples cliniques et des témoignages de patients autistes, enfants, adolescents et adultes, et permet d’appréhender l’autisme sous un jour nouveau, grâce à l’approche originale qu’il présente.
Cette idée des symptômes autistiques venant compenser des difficultés d’intégration sensorielle n’est pas nouvelle : Laurent Mottron, psychiatre et chercheur spécialisé dans l’autisme à Montréal, dans son ouvrage Une autre intelligence, explique que « les personnes autistes sont vis-à-vis de leur perception dans un rapport de proximité psychologique très particulier. Elles sont à la fois esclaves de leur perception (elles ne peuvent y échapper) et en retirent des émotions dont les non-autistes n’ont que peu idée » (2004 : 185). Le modèle du surfonctionnement perceptif [1] (Mottron et al., 2006) met en évidence le surfonctionnement des zones perceptives dans le traitement de l’information, entraînant une sur-expertise perceptive qui monopoliserait le traitement de l’information au détriment des aires sociale ou langagière, d’où une négligence du traitement de l’information sociale ou verbale ; ainsi, les symptômes autistiques auraient pour origine un surfonctionnement, plutôt qu’une négligence. Markram et Markram (2007 ; 2010) ont pour leur part mis en évidence une hyper-réactivité et une hyper-plasticité des circuits neuronaux, principalement dans le néocortex et l’amygdale mais potentiellement présente dans tout le cerveau, entraînant une perception, une attention et une mémoire excessives. Dans leur théorie du monde intense, ils expliquent comment ce surfonctionnement structure un rapport au monde qui peut s’avérer douloureusement intense ; en conséquence, l’individu s’enfermerait dans des routines comportementales répétées et sécurisantes.
Pourtant, l’approche proposée par Bruno Gepner, en s’inscrivant dans les approches précédentes, les précise de manière originale, en ceci qu’elle permet de s’interroger spécifiquement sur la perception temporelle et spatiale des personnes autistes ; elle est par ailleurs porteuse de perspectives thérapeutiques très encourageantes. A ce propos, bien que l’auteur en présente quelques applications quotidiennes, en insistant par ailleurs sur l’importance d’une approche pluri- et interdisciplinaire de l’autisme, il aurait été bon d’étoffer un peu plus le chapitre concernant l’utilisation pratique et concrète des résultats de ses recherches. Mais peut-être est-ce là une précaution nécessaire, et le signe que les recherches doivent être encore approfondies et les applications thérapeutiques encore mises à l’épreuve.
Markram, Henry et al. ’’The intense world syndrome : an alternative hypothesis for autism.’’ Frontiers in neuroscience 1. 1 novembre (2007) : 77-96.
Markram, Kamila et Makram, Henry. ’’The Intense World Theory : a unifying theory of the neurobiology of autism.’’ Frontiers in Human Neuroscience 4. 5 décembre (2010) : 1-29.
Mottron, Laurent. L’autisme : une autre intelligence. Sprimont : Mardaga, 2004.
Mottron, Laurent et al. ’’Enhanced perceptual functioning in autism : an update, and eight principles of autistic perception.’’ Journal of Autism developmental disorder 36, 1 janvier (2006) : 27-43.
[1] « Enhanced perceptual functioning »
Machionni Anna-Livia, « Gepner Bruno (2014), Autismes, ralentir le monde extérieur, calmer le monde intérieur, Paris, Odile Jacob », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 29. In Vino Humanitas. Des usages du vin dans les sociétés, décembre 2019 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Gepner-Bruno-2014-Autismes (Consulté le 9 décembre 2024).