Ce livre, écrit par un spécialiste de l’histoire de la sociologie et de la méthodologie de la recherche sociologique qualitative, participe au mouvement de redécouverte et de relecture de l’œuvre de Durkheim. Il comporte six chapitres conçus pour pouvoir être lus indépendamment les uns des autres.
Le premier situe Durkheim dans le contexte sociopolitique de l’avant Première Guerre mondiale, marqué, entre autres, par l’affermissement de la République et par la tourmente déclenchée par l’Affaire Dreyfus. D’emblée, entre science sociale et action, un double versant est perceptible dans la démarche durkheimienne (p. 22). Le premier réside dans l’ambition de construire une « science positive » des faits sociaux, ce qui implique l’abstention de tout jugement subjectif. Le second s’inscrit dans la volonté de promouvoir des idées susceptibles de contribuer à une réforme de la société. Le chapitre 2 montre que l’on est en présence d’une sociologie de la modernité, elle-même dépendante de cette modernité. Durkheim a en effet mis au jour la rupture des solidarités et des liens traditionnels dans une société sujette à une différenciation et à une complexification croissantes, ce qui en fait un précurseur de l’analyse du changement social. Parmi les influences intellectuelles subies, l’accent est mis sur la doctrine socialiste, que Durkheim ne tenait pas pour scientifique mais à laquelle il a néanmoins consacré des cours et des publications, dont Le Socialisme. Sa définition. Ses débuts. La Doctrine saint-simonienne (1928). Le chapitre 3 détaille la logique des raisonnements durkheimiens. S’il est certain que Durkheim a voulu faire entrer sa discipline dans un âge scientifique en rupture avec le sens commun et la connaissance vulgaire, si Les Règles de la méthode semblent imposer un cadre extrêmement rigide à l’investigation sociologique, dans ses travaux ultérieurs il fut le premier à tolérer des accommodements avec les principes qu’il avait posés. Par exemple, sa célèbre typologie relative au suicide ne découle pas de caractères préalablement décrits à partir d’un grand nombre de cas individuels, mais d’une classification de causes susceptibles de le produire [1]. De même, il n’a pas établi une opposition aussi irréductible qu’on le prétend souvent entre psychologie et sociologie. Ainsi, quand il finit par admettre que la contrainte sociale donne lieu à une intériorisation dans les consciences individuelles [2]. Ce chapitre traite aussi de questions comme celle de la « rupture de 1895 », provoquée par l’intérêt porté à partir de ce moment par Durkheim aux phénomènes religieux et aux représentations sociales, ou celle de la nature de l’explication – fonctionnelle ou causale ? – des faits sociaux observés. Le chapitre 4 revient sur les deux versants mentionnés dans le chapitre initial. L’œuvre de Durkheim fut à la fois moralisatrice, à travers la reconnaissance de la dimension morale nécessaire au bon fonctionnement d’une société humaine, l’indication de moyens susceptibles de l’améliorer, et scientifique dans la mesure où cette réflexion prend appui sur l’observation des conditions objectives du déroulement de la vie sociale moderne. Etayé, entre autres, sur les travaux de Jean-Christophe Marcel (Le Durkheimisme dans l’entre-deux-guerres, Paris, PUF, 2001), le chapitre 5 traite de l’héritage intellectuel durkheimien et de ses vicissitudes. Celui-ci, assumé d’un côté par ceux qui font plutôt figure de « théoriciens » (Célestin Bouglé, Georges Davy, Paul Fauconnet), de l’autre par ceux qui ont davantage eu un profil de « chercheurs » (Marcel Mauss, François Simiand, Maurice Halbwachs), a obligé ces continuateurs à choisir entre l’adhésion aux principes énoncés par Durkheim (la « fidélité ») ou une prise de distance critique (l’« innovation ») à leur égard. Il est bien sûr question de l’éclipse dont fut victime la sociologie durkheimienne entre la Seconde Guerre mondiale et les années 1980. Jacques Coenen-Huther l’analyse à partir des attitudes (critiques) de Jean Stoetzel et de Georges Gurvitch, contrebalancées par les positions plus conciliantes ou plus nuancées de Raymond Aron, de Raymond Boudon, de Pierre Bourdieu, de François Chazel. Le dernier chapitre retrace les influences de la pensée de Durkheim sur les courants de la sociologie moderne, notamment à l’étranger. Les relations avec le fonctionnalisme (rappel de l’intérêt, bien connu, porté par Robert Merton, Talcott Parsons et Bronislaw Malinowski à l’œuvre de Durkheim) sont loin d’épuiser le sujet. Les réflexions de George Mead sur les rapports entre individu et société, les recherches de Samuel Stouffer sur la « frustration relative », les remarques d’Erving Goffman sur la « performance individuelle », ainsi que la sociologie des religions en constituent d’autres exemples.
Cet ouvrage, dont le résumé qui précède permet de mesurer la richesse, présente d’éminentes qualités.
Désireux d’éviter aussi bien la « vénération hagiographique » que la « critique sans nuances » (p. 7), rejoignant en cela d’autres travaux récents, comme ceux publiés sous la direction de Bernard Valade (Durkheim. L’Institution de la sociologie, Paris, PUF, 2008), il apporte effectivement des jugements étayés et nuancés sur l’œuvre de Durkheim.
Le lecteur est mis fermement en garde contre nombre d’idées reçues exprimées de longue date dans des écrits résolument hostiles [3] ou, parfois, encore véhiculées par la vulgate. Elles décrivent Durkheim sous les traits d’un positiviste dogmatique, d’un sociologue hostile à toute interprétation psychologique des faits sociaux, d’un idéologue de l’État anticlérical, quand il n’est pas perçu comme une sorte de théoricien précoce (quoique involontaire) du corporatisme [4].
Ce livre oppose à cette vision caricaturale la conceptualisation rigoureuse du social, la recherche d’explications allant au-delà des apparences et des causes individuelles, la volonté de partir des manifestations des pratiques sociales empiriquement observables, bref, l’ambition scientifique qui a inspiré des ouvrages comme De la division du travail social, les Règles de la méthode sociologique ou Le Suicide. De même, il insiste sur la solide cohérence interne conférée à l’ensemble de l’œuvre de Durkheim par l’appui sur la notion de socialisation et, bien qu’elle soit plus problématique, sur celle d’anomie.
Pour autant, il ne faut pas sous-estimer les critiques adressées à une sociologie restée trop étroitement dépendante du modèle de la biologie et des sciences de la nature. Cette influence s’est accompagnée de l’introduction d’une certaine dose de finalisme dans l’analyse et aboutit parfois à des analyses hasardeuses, à commencer par la célèbre distinction entre le « normal » et le « pathologique ». L’approche durkheimienne du social tend également à écarter les situations de tension et de conflit, ce qui aboutit à une vision excessivement consensuelle de la société. D’une manière générale, à la différence de la sociologie d’un Halbwachs, elle délaisse les phénomènes de stratification et tout ce qui relève de l’analyse des classes sociales.
L’un des autres mérites de ce livre est de s’appliquer à toujours replacer l’élaboration des idées de Durkheim dans le contexte scientifique de l’époque. Ainsi, le débat qui l’a opposé à Gabriel Tarde permet de mieux comprendre l’orientation très radicale donnée aux Règles de la méthode et à certains passages du Suicide. De même, on saisit d’autant mieux l’influence qu’a eue sur lui l’organicisme quand on sait quels furent les rapports entretenus avec les sociologies d’Auguste Comte et d’Herbert Spencer. En revanche, il est confirmé que Durkheim ne s’est intéressé que de loin aux écrits de Max Weber, même s’il est d’usage (pédagogique) d’opposer ces deux auteurs.
Enfin, on appréciera le soin apporté à la constitution de la bibliographie [5]. Ordonnée par chapitres, elle s’avère par endroits répétitive (concernant les publications de Durkheim), mais elle n’omet rien d’important à l’égard de ce qui a été publié en France et à l’étranger sur l’œuvre de Durkheim depuis une vingtaine d’années.
On nous permettra toutefois quelques remarques critiques.
Si le piège du « présentisme », défaut qui consiste à juger de la valeur de théories élaborées dans le passé à l’aune des préoccupations et connaissances actuelles, est identifié (pp. 7-8), il n’est pas toujours totalement évité [6]. À la décharge de l’auteur, reconnaissons, comme lui, que « les intuitions fondamentales de Durkheim – importance de la différenciation sociale [au sens de la division sociale du travail], signification de l’individualisme moderne, rôle crucial de la socialisation, effets des situations d’anomie – restent la source d’hypothèses fructueuses pour la sociologie actuelle » (pp. 193-194), ce qui pousse insidieusement au jugement « présentiste ».
Le chapitre 2 contient un intéressant et utile résumé du Suicide, mais celui-ci ne distingue pas toujours avec netteté, pour autant que les passages correspondants du texte de Durkheim le permettent, les rôles respectifs de la socialisation et de l’intégration à l’égard du phénomène étudié. Ce résumé contient une critique, fondée, des corrélations sur lesquelles s’appuie Durkheim, mais on peut regretter qu’il ne fasse pas état des importantes rectifications apportées par Maurice Halbwachs dans Les Causes du suicide (1930) [7].
Les problèmes soulevés par l’usage du concept d’anomie sont mentionnés bien rapidement (p. 59) au regard des débats qu’il a suscités [8]. En particulier, pour quelles raisons Durkheim l’a-t-il abandonné à partir de 1902 ?
À juste titre, Jacques Coenen-Huther fait remarquer (pp. 116-115) que Durkheim, utilisateur de matériaux de seconde main, n’était pas un chercheur de terrain. Cette affirmation appelle cependant une étude systématique des sources et références utilisées par ce sociologue. Peut-on mettre exactement sur le même plan un ouvrage comme De la division du travail social, qui repose sur des références livresques, et Le Suicide, pour la préparation duquel Durkheim a organisé le dépouillement de 26 000 dossiers issus des archives du ministère de la Justice [9] ?
Pour conclure, nous disposons là d’un compromis réussi entre l’ouvrage d’initiation [10] destiné à des étudiants et le livre d’approfondissement qui vise déjà un public averti. C’est en effet avec clarté et maîtrise que l’auteur expose la vie et l’œuvre de Durkheim aussi bien que les grandes questions épistémologiques soulevées par sa sociologie.
[1] Voir pp. 75-76.
[2] Voir pp. 84-85.
[3] Notamment, sous le pseudonyme d’Agathon, par Alfred de Tarde et Henri Massis dans L’Esprit de la Nouvelle Sorbonne, Paris, Mercure de France, 1911 ; plus tard par Jules Monnerot dans Les Faits sociaux ne sont pas des choses, Paris, Gallimard, 1946.
[4] Constatant la quasi-absence de corps intermédiaires entre l’État et les citoyens, Durkheim préconise une restructuration de la vie économique autour des groupes professionnels, mais il s’agit avant tout, dans son esprit, de recréer du lien social, non d’embrigader les individus.
[5] Rassemblée en fin de volume, pp. 195-209.
[6] Ainsi, p. 45, au sujet de la valeur heuristique de la distinction entre solidarité organique et solidarité mécanique, p. 53, sur la question de l’éducation, ou encore, p. 93, à propos de la distinction entre normal et pathologique.
[7] Cet ouvrage est pourtant connu de l’auteur, puisqu’il le cite dans le chapitre 5.
[8] Il est vrai que l’on dispose sur ce sujet de l’ouvrage de Philippe Besnard, L’Anomie. Ses usages et ses fonctions dans la description sociologique, Paris, PUF, 1987.
[9] Voir Préface de l’édition originale du Suicide, 1897, pp. XI-XII.
[10] Conformément à l’esprit de la collection dans laquelle il s’insère et qui compte déjà des volumes consacrés à Machiavel, Marx, de Saussure, Habermas.
Montigny Gilles, « Jacques Coenen-Huther, Comprendre Durkheim », dans revue ¿ Interrogations ?, N°16. Identité fictive et fictionnalisation de l’identité (II), juin 2013 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Jacques-Coenen-Huther-Comprendre (Consulté le 21 novembre 2024).