Cet article discute les techniques utilisées dans la préparation et la conduite d’entretiens non-directifs auprès d’une trentaine d’officiers dans le cadre de recherches doctorales sur l’institutionnalisation des activités civilo-militaires en France. Entre l’approche réflexive qui tente d’évaluer les effets de l’intériorisation de la violence symbolique produite par un rapport de domination et l’approche performative, « art d’interviewer » qui suppose une bonne dose d’anticipation stratégique, le chercheur est confronté à l’objectivation de la « culture du secret » comme norme de fonctionnement des milieux décisionnels, a fortiori militaires. Nous ne voulons pas seulement relativiser cette « culture du secret » ; il s’agit surtout de montrer en quoi elle est révélatrice des appréhensions et des complexes du chercheur sur son terrain, qui, au contraire, devra à l’issue de l’enquête (s’)expliquer une relative fluidité de la prise de parole des officiers depuis la fin de la guerre froide et surtout, ce que cette désinhibition lui apprend de son objet de recherche.
Mots clés : Officiers généraux – entretiens non-directifs – méthodologie - sociologie militaire – violence symbolique
This article discusses the techniques used in order to prepare and lead non-directive interviews with thirty officers as part of doctoral research on the institutionalization of the civil-military activities in France. Between the reflexive approach that intends to assess the effects of the interiorization of the symbolic violence generated by power relation and the performative approach, “art of interviewing” that implies a good amount of strategic anticipation, the researcher faces the objectification of the “culture of secrecy” as a standard of the functioning of the decision-making circles, a fortiori in military. Our purpose is not only to put into perspective this “culture of secrecy”, but also to show how it reveals the apprehensions and complexes of the researcher on his ground, whom, on the contrary at the end of the investigation will have to explain a relative fluidity of the speaking of the officers since the end of the Cold War, and especially what this disinhibition teaches him about his object of research.
Key words : General Officers – Non-directive interviews – methodology – military sociology – symbolic violence
Rendant compte de nos interactions avec une trentaine d’officiers, cet article vise à discuter les stratagèmes que nous avons utilisés pour ’faire parler’ nos interlocuteurs dans le cadre d’entretiens non-directifs. Si les méthodes qualitatives suscitent un certain nombre de débats, il nous semble que la question de l’évolution des rapports de domination dans la relation enquêteur/enquêté ne peut être appréhendée que par l’expérience (Bachir, 1990, Beaud, 1996). C’est le but de ce retour réflexif qui porte sur l’usage des techniques de préparation et de conduite d’entretiens en marge des prescriptions usuelles des manuels de méthodologie. Nous nous situons dans une relation asymétrique au sein de laquelle l’enquêteur perçoit les ressources associées à sa position sociale comme significativement inférieures à celles de l’enquêté (Chamboredon, Pavis, Surdez et Willemez, 1994). Dans le cas de notre enquête en milieux militaires, le secret joue un rôle décisif dans la perception de cette asymétrie. Encadré juridiquement en différents niveaux d’accès (’diffusion restreinte’, ’confidentiel’, ’secret’), nous envisagions le secret au début de notre enquête, ou plutôt la ’culture du secret’, comme une règle pragmatique que l’on retrouve dans d’autres univers professionnels et consistant en un sens des responsabilités impliquant d’en ’dire le moins possible’. En marquant la frontière entre l’initié et le profane, la perception de cette culture a entretenu notre sentiment d’exclusion par rapport aux informations que nous cherchions à obtenir et alimenté nos prénotions à l’égard de cette élite mystérieuse formée de ’ceux qui savent’, et surtout, ’savent se taire’ [1].
Travailler sur le secret comme élément structurant de la relation enquêteur/enquêté avec la haute hiérarchie militaire présente un double intérêt : objectiver la complémentarité des techniques utilisées pour le percer et au final, démystifier cette culture comme moins constitutive des milieux ’dominants’ et/ou décisionnels que révélatrice des appréhensions du chercheur sur son terrain. Au niveau des techniques d’enquête, d’un côté, l’approche réflexive cherche à mettre à jour les effets de l’intériorisation de la violence symbolique produite par un rapport de domination. Elle tend à l’auto-flagellation de l’enquêteur parce que l’inertie de l’habitus est indépassable et que les ’gaffes’ trahissent l’origine sociale de l’enquêteur (Pinçon-Charlot et Pinçon, 1991). Elle présente le mérite de refuser le particularisme de l’interaction enquêteur/enquêté par rapport aux autres formes de relations sociales a priori déséquilibrées. D’un autre côté, l’approche stratégique, réfutant la fatalité et le caractère univoque du rapport de domination, s’appuie sur l’anticipation des interactions. Elle confine à l’autosatisfaction parce que l’enquêteur a réussi à s’arracher à sa position de ’dominé’ et tient là - corollaire d’une vision performative de l’entretien - une sorte de revanche sociale (Cohen, 1999). S’appuyant sur l’intersubjectivité des positions dominant/dominé, elle présente le mérite d’insister sur la dimension relationnelle du pouvoir. Si ces approches sont tout à fait complémentaires (l’intériorisation de la violence symbolique est une forme d’anticipation stratégique tandis que la vision performative suppose une aptitude à la réflexivité), elles tendent à faire de la ’culture du secret’ un trait distinctif, un réflexe de protection des groupes dominants. Pourtant, au fur et à mesure des entretiens, nous faisons plutôt le constat inverse : les officiers sont loquaces.
Après avoir resitué l’utilité du recours aux entretiens non-directifs dans le cadre de notre enquête sur l’institutionnalisation de la dernière née des spécialités militaires, nous discutons les apports et les écueils de l’articulation des approches réflexives et performatives. Enfin, considérant que les techniques renseignent toujours sur l’objet, nous présentons quelques hypothèses pour expliquer la surprenante fluidité de la prise de parole des officiers.
Objet de notre thèse, la Coopération Civilo-Militaire (CIMIC) désigne l’ensemble des activités militaires tournées vers les acteurs civils lors d’une intervention extérieure, qu’ils soient locaux (autorités, populations, entreprises, associations, administrations) ou allogènes (Organisations Internationales [OI], Organisations Non Gouvernementales [ONG], bailleurs de fonds, entreprises). La CIMIC est un outil qui permet de faciliter l’acceptation des militaires auprès des populations et l’accélération du transfert de responsabilités vers les autorités civiles. Parce que quasiment toutes les organisations ayant contribué à l’institutionnalisation de ces activités ont été créées dans le cadre d’une vague de réformes en 1992, notre premier obstacle fut le contournement de la thèse de l’adaptation des organisations militaires aux transformations de l’environnement post-bipolaire. La thèse de l’adaptation explique la gestation du projet civilo-militaire par une double évolution. D’un côté, la transformation de l’environnement liée à la fin de la régulation de la conflictualité par l’équilibre entre les deux superpuissances agit comme contrainte sur la réorganisation des forces armées ; de l’autre, les organisations militaires ont répondu à cette mutation à travers la mise en œuvre des réformes visant à réajuster leurs capacités de projection. En faisant de la CIMIC une réponse logique, inévitable et nécessaire aux transformations de l’environnement, la thèse de l’adaptation contribue à véhiculer une vision déterministe et réifiée du changement : les acteurs, leurs positions, leurs représentations, leurs capitaux et leurs ressources ne comptent pas. Le recours aux techniques qualitatives n’est donc pas déconnecté de considérations théoriques : en redonnant aux acteurs toute leur centralité au cœur des processus institutionnels, elles permettent d’insister sur les formes d’engagements individuels et de mobilisations collectives qui traversent les Armées tout en nuançant le fonctionnalisme ambiant. Souvent perçu comme contrôlé politiquement, conservateur et traditionnaliste, le secteur militaire ne ’marche pas comme un seul homme’. L’institutionnalisation des activités civilo-militaires en France est surtout révélatrice d’un profond rééquilibrage des relations ordinaires sous la Ve république entre hauts gradés et autorités politiques au profit des premiers (Daho, 2013).
L’institutionnalisation de la CIMIC est historiquement marquée en France par la compétition entre deux groupes sociaux soutenant deux visions concurrentes. La vision dite « restrictive » et « militaro-centrée » promue par les héritiers de l’Armée d’Afrique au sein de l’armée de terre [2] vise à faciliter l’acceptation de la force auprès des populations locales pour faciliter l’atteinte des objectifs militaires d’une intervention. En second lieu, la vision dite « extensive » et « politique » promue par certains membres du Commandement des Opérations Spéciales [COS] se donne pour objectif de soutenir l’influence nationale en facilitant l’accès aux circuits financiers de la reconstruction post-conflit aux entreprises françaises. Cette confrontation fut si intense, aussi bien au sein du groupe de travail réuni par l’État-major entre 1994 et 2005 que sur les zones d’opérations en ex-Yougoslavie et en Afghanistan, qu’elle est devenue le vecteur essentiel à partir duquel nous avons déployé nos stratégies de contournement de la ’culture du secret’. Nous nous posions en contradicteur : face à un officier des Forces Spéciales nous épousions l’argumentaire militaro-centré de l’armée de terre (« L’officier n’est ni une ONG en kaki ni un VRP en uniforme ») tandis que face à un officier terrien, nous reprenions celui du COS (« Les généraux à l’ancienne sont préoccupés par leurs étoiles et encore coincés dans une logique de guerre froide »). Si cette posture peut d’abord susciter l’agacement, elle se révèle progressivement payante : nous ne sommes plus un ’étudiant’ qui recherche des informations mais un ’connaisseur’ du dossier qui, n’ignorant pas la vitalité de certaines tensions en milieux militaires, offre à ses interlocuteurs la possibilité de s’expliquer dix ans après les faits.
Trois organisations forment la triangulaire historique du projet CIMIC : l’État-major de l’armée de terre (EMAT) et le COS bien sur, mais également le Centre de Planification et de Conduite des Opérations (CPCO) en guise d’arbitre. Ces organisations se situent toutes au plus haut niveau de commandement. Avant de pouvoir les atteindre, nous sommes passés par différents centres de doctrine que nous savions ouverts aux universitaires dans la mesure où certains officiers y menaient un doctorat. Le fait de pouvoir circuler dans les couloirs de ces centres de doctrine nous a permis de nous familiariser avec les organisations militaires tout en atténuant nos appréhensions. L’expérience est saisissante pour qui visite une organisation militaire centrale pour la première fois : oubliez les uniformes, les cartes d’État-major et la parité homme/femme, rien ne différenciera ce que vous verrez et entendrez de prime abord d’une quelconque cellule ressources humaines de n’importe quelle entreprise ou de n’importe quelle administration. Les ’hommes’ passent le plus clair de leur temps derrière un ordinateur, vont à la photocopieuse, se retrouvent à la machine à café, rédigent le papier que le chef réclame, préparent la réunion interservices et partent même un peu plus tôt le vendredi. L’autorisation de circuler, de nous entretenir, et dans certains cas, de consulter des archives auprès des autres organisations a été obtenue de trois façons différentes. Dans la majorité des cas, il s’agissait d’un accord oral - et moral - sur l’utilisation des documents. Nous constatons que si la transmission de documents vers l’extérieur, est régie par un corpus conséquent de règles, la pratique courante passe par ce type d’accord en ’face à face’ (Deschaux-Beaume, 2011). De façon moins fréquente, nous demandions un accord écrit de la plus haute autorité de l’organisation visitée afin de nous faciliter la circulation au sein des bureaux [3]. Enfin, nous avons obtenu un accès aux documents classifiés ’confidentiel défense’.
Cinquante sept entretiens ont été menés. La durée moyenne d’un entretien est de deux heures, l’amplitude variant de quarante minutes à six heures. Nous proposions trois « formules » d’anonymat : total (’un officier de l’armée de terre’), partiel (’un ancien responsable civilo-militaire en Bosnie’) ou pas d’anonymat. Si seuls deux enquêtés ont réclamé un anonymat total, le ’off’ a constitué une pratique courante. Sur ces cinquante sept entretiens, six sont de nature informelle, et cinquante et un de nature formelle, c’est-à-dire dans une interaction où chacun ’connaît son rôle’ [4]. Sur nos quarante trois interlocuteurs, trente six sont ou ont été militaires : dix officiers généraux, dix-neuf officiers supérieurs et sept officiers subalternes. Dans plus de huit cas sur dix, nous les avons rencontrés à Paris, dans leur bureau (69% des cas), dans un restaurant ou un café (25%) et plus exceptionnellement, à leur domicile (6%) [5]. Dans un cas sur trois environ nous avons privilégié la formule du double entretien. Le premier, ’exploratoire’, vise à nous présenter, créer un climat de confiance en donnant les références de notre travail. Nous savions que suite à notre prise de contact par écrit, le plus souvent par courriels (pour leur caractère à la fois direct et non intrusif), nos interlocuteurs disposaient des ressources, institutionnelles ou privées, pour vérifier nos ’qualifications’. L’exercice consiste alors en une ’biographie commentée’ qui nous permet de resituer le parcours de notre interlocuteur, comme la façon dont il (re)met sa vie en scène (Bourdieu, 1986). Dans un second temps (la durée moyenne entre les deux entretiens étant de deux à trois semaines), l’entretien ’approfondi’, enregistré, vise à le confronter aux informations relevées par ailleurs.
La thèse débute suite à l’attribution d’une allocation doctorale de la Direction Générale de l’Armement (DGA) et du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS). La préparation des entretiens se focalise alors autour d’une même appréhension : comment ’faire parler’ les officiers ? Nous pensions naïvement que les rattachements institutionnels constituaient autant de gages de crédibilité. ’Les autorisations reçues des autorités militaires via la DGA, assoient-elles ma légitimité ou accroissent-elles la méfiance de mes interlocuteurs en me faisant passer pour un « fouineur » ?’ Nos questionnements étaient alimentés par un certain nombre de prénotions savantes quant à la double perception d’un milieu militaire d’autant plus délicat à investir qu’il semblait, a priori, particulièrement rigide, hiérarchisé, conservateur et codifié, et de la fonction sociale de nos interlocuteurs, décideurs de secteurs coercitifs. La violence symbolique ressentie émane d’abord du caractère objectif et artificiel avec lequel toute institution se présente à nous (Berger et Luckmann, 1966, Passeron, 1990). Elle est renforcée par notre sentiment d’exclusion alimenté par notre tendance à surdéterminer l’homogénéité des milieux militaires et la conviction que, n’appartenant pas au ’sérail’ car n’étant pas issu d’une famille de tradition militaire, ce terrain ne s’ouvrirait que plus difficilement. À cette violence institutionnelle diffuse, s’ajoute celle des officiers qui l’incarnent. Les multiples traces de l’activité de nos interlocuteurs agissaient comme autant de vecteurs d’objectivation de leur position dominante : grades, ouvrages, articles, interviews, biographies, réputations, décorations, ’faits d’armes’, etc. Cette violence s’exerce aussi sur les corps et nos appréhensions se matérialisaient à travers la posture, c’est-à-dire la maîtrise des codes de tenue, de comportement et de langage : ’comment vais-je reconnaître le grade d’un officier rien qu’en un coup d’œil à ses épaulettes ? La désignation formelle « Mon général » n’est-elle pas contre-productive pour un chercheur qui veut maintenir sa posture d’extériorité, jouer la connivence sans s’en retrouver prisonnier ?’. Dans notre perception, l’opposition opérationnel/intellectuel était la plus prégnante avant celles de types enquêté/enquêteur, militaire/civil, homme d’âge mûr/jeune adulte. Il s’agissait de nous détacher d’une certaine vision intellectualiste dont nous étions convaincus d’être l’objet : ’ces « grands chefs » [6], ne risquent-ils pas de me disqualifier d’entrée, en me prenant pour un rat de bibliothèque ?’ L’enjeu consistait à montrer que même si nous n’avions jamais connu « l’épreuve du feu », nous n’avions pas besoin de nous « engager » pour avoir expérimenté au cours de notre socialisation « l’exposition physique ». Nous avons sans doute sur-joué l’’éthos viril’ pour compenser ce que nous anticipions comme ’le boulet’ de l’intellectualisme et réduire la distance entre l’homme de réflexion et l’homme d’action [7]. À l’inverse, l’un des premiers réflexes de nos interlocuteurs est de rappeler qu’ils ne sont pas des intellectuels, mais des combattants qui ont fait avec succès leur « temps de commandement ». Une fois ce préalable illustré, ils acceptent une posture plus intellectuelle, empruntant leurs exemples à des univers non militaires et notamment au sein de la littérature. Il nous est ainsi arrivé d’être décontenancé par le décalage entre la réputation de « guerrier » de notre interlocuteur et sa présentation extrêmement raffinée. L’inverse est tout aussi vrai. Parfois, le vocabulaire cru de l’officier tranchait avec le cadre plutôt ’mondain’ du lieu d’interactions, au restaurant par exemple. Certains de ces « grands chefs » ont simultanément compris que leur capacité de détachement par rapport à leurs activités professionnelles, pouvait être la clé de la connivence avec un chercheur. C’est là l’une des limites essentielles de l’intériorisation de la violence symbolique qui ignore les mouvements symétriques de l’enquêté et diminue les capacités de réajustement tactique de l’enquêteur au cours de l’entretien.
Les mécanismes institutionnels et réputationnels d’intériorisation de la violence symbolique mis à jour par la démarche réflexive nous renseignent davantage sur les représentations sociales du chercheur que sur la situation d’entretien elle-même. Les effets de cette violence symbolique sont sans doute plus sensible pour un doctorant issu de la frange inférieure des classes moyennes, c’est-à-dire n’appartenant ni au milieu universitaire ni militaire par tradition familiale. Pourquoi d’ailleurs nos interlocuteurs sont-ils ’dominants’ ? Parce qu’ils ’savent’, qu’ils ’décident’, qu’ils ’font’ ou ’défont’, qu’ils ’pèsent’, qu’ils ’se taisent’, qu’ils sont ’socialement désignés comme tels’…ou avant tout parce que nous savons pertinemment que nous ne sommes pas l’un d’entre eux ? Si l’on peut aisément admettre que la position sociale des enquêtés peut changer la perception de l’interaction par et pour le chercheur (parce qu’ils ’ont accès à l’information qu’il me faut’, sont dépositaires de la ’violence d’État’…et restons concrets, peuvent ’en quelques coups de téléphone’, cloisonner le terrain et réduire les perspectives professionnelles), il est donc affaire ici de positions, d’identités et de représentations. Dans notre cas, le rapport à l’objet ’militaire’ et/ou ’guerre’, c’est-à-dire, dans son acceptation très large pour commencer, s’inscrit avant tout dans la dynamique du rapport au père. Si la socialisation aux sciences sociales nous a amené à considérer la ’chose militaire’ en termes fonctionnalistes sur le mode du ’mal nécessaire’, les efforts de réflexivité nous ont fait prendre conscience du climat antimilitariste dans lequel s’est déroulée notre enfance [8]. Né de père ayant vécu une guerre durant son adolescence en Algérie, cet antimilitarisme larvé avait davantage l’arrière goût du désenchantement politique que du militantisme pacifique [9]. L’héritage de la mémoire de la guerre d’Algérie à travers l’image du père - qui est évoquée dans la thèse via l’hypothèse de l’érosion du tabou des putschs dans la prise de parole des officiers d’aujourd’hui (Daho, 2014) - entre un enquêteur en position dominée, doctorant et fils d’immigré algérien, et un enquêté en position dominante, général et fils d’officier français ayant « fait l’Algérie », ouvre des débats dont la résonance intime, est - pour l’un comme pour l’autre, c’est bien là le cœur de notre démonstration - loin d’être anodine. Le jeu des anticipations réciproques, la versatilité des rôles enquêteur/enquêté et l’intersubjectivité des positions dominant/dominé en deviennent telles qu’hors éléments factuels, on pourrait ne plus savoir ’qui est qui’. Dans l’extrait suivant, nous interrogeons un officier dont le père était en poste en Algérie pour savoir en quoi cette filiation a pu avoir une incidence sur son parcours. On pourrait inverser les positions : nous évoquerions alors, à travers la mémoire de la guerre d’Algérie transmise par le père, notre choix de faire un doctorat de Science Politique sur un terrain militaire en particulier :
Q : Est-ce que ce que vous avez, dans votre adolescence, eu comme écho sur la pacification, peut expliquer votre choix de carrière dans la gestion des crises ?
« Oui, non mais oui, c’est évident… c’est évident… et je suis retourné en Algérie dans le poste où était mon père après l’indépendance et ça m’a beaucoup travaillé. Et en plus, j’ai toujours considéré comme une injustice ce qu’on disait sur les officiers qui torturaient, etc., en sachant très bien que mon père lui aussi a dû être amené à commander des violences. Mais en même temps…justement, j’y suis retourné alors que j’étais dans la Légion étrangère pour savoir comment les gens réagiraient quand je donnerai mon nom. Bon et ça m’a conforté dans ce que je pensais, c’est-à-dire qu’en fait, j’ai été remarquablement reçu. Donc ça effectivement. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles je suis rentré dans l’armée alors que finalement, euh… j’hésitais entre d’autres carrières, si vous voulez. Mais l’idée… [silence] … c’est un peu ça… c’est assez curieux, la relation avec le père, c’est vrai l’idée que mon père… c’est vrai quand on est gamin, c’est toujours la même chose : « mon père ce héros »… et qu’en fait, lui à travers son institution, avait été injustement accusé, mais faut dire au fond, mon devoir c’est d’aller là et de montrer que comme mon père on peut faire ça proprement » (Entretien avec un général de la Légion, dans un café, Paris, 29 juin 2009).
L’anticipation stratégique repose sur la préparation de l’entretien au niveau de la maîtrise des codes du milieu et des échanges avec l’interlocuteur. Le dépouillement d’archives est un atout efficace car il permet de poser des questions circonstanciées. Toutefois, la manipulation de ces documents en ’face à face’ peut être interprétée comme une transgression de certaines règles tacites (dont la confiance) et être porteuse d’une très forte violence symbolique vis-à-vis de l’enquêté : il y a donc ’sa’ vérité et ’la’ vérité, celle qui s’impose avec toute la puissance bureaucratique (Laurens, 2007). Nos priorités consistaient à fournir à notre interlocuteur des gages de ’sérieux’ tout en atténuant ses réticences supposées : nous étions à l’heure, pour ne pas dire en avance (afin de repérer les lieux), ’très correctement habillés’ [10], souvent recommandés par un « ami » et compensions le mieux possible notre ’jeune âge’ par une connaissance de plus en plus pointue des ’dossiers’. Nous livrons ci-dessous un exemple de prise de contact ’osée’ avec un officier du COS : il s’agit d’un cas typique de ce que peut apporter l’anticipation stratégique. L’enjeu consiste à inciter l’interlocuteur à accepter l’entretien en lui montrant que c’est avant tout dans son intérêt. Nous ne tenons pas à ériger la méthode du ’quitte ou double’ - quant bien même cette prise de risque est-elle parfaitement rationnelle et calculée - en modèle banalisé de prise de contact. Au contraire, nous n’exposons cet exemple que parce qu’il a fonctionné ; dans l’hypothèse du cas inverse, au minimum, certaines portes se seraient refermées, au maximum, les conditions de réalisation de la thèse auraient pu être compromises. Anciens membre des services secrets, personnage à la réputation sulfureuse, il s’agissait d’une ’tête de réseau’ pouvant nous ouvrir certaines portes. Suite à une première prise de contact par mail le 6 janvier 2010, cet officier nous répond qu’il a été un « précurseur des questions civilo-militaires » mais qu’il « n’a pas beaucoup de disponibilités » et que nous devrions lire « les nombreux rapports » qu’il a produits. Le 3 février 2010, nous le ’relançons’ [11] :
Mr (…)
Vous remerciant tout d’abord pour la rapidité de votre réponse, je souhaitais, sans abuser de votre temps, vous apporter quelques précisions sur la nature de mon travail. Cela fait quatre ans maintenant, suite à l’obtention d’une bourse doctorale via la DGA et le CNRS en 2006, que j’étudie quotidiennement l’évolution de la fonction CIMIC ou affaires civiles comme vous préféreriez sans doute l’appeler. Je ne suis ni un journaliste qui recherche un scoop ni un banal étudiant de maîtrise préparant une synthèse historique de 50 pages sur les « actions d’environnement ». J’ai la prétention de croire qu’en quatre ans, j’ai déjà lu et entendu ce qu’il y avait à lire et à entendre vous concernant, qu’ils s’agissent de vos productions personnelles, de celles de vos « alliés » ou de vos « concurrents ». J’ai, à ce jour, rencontré une trentaine d’officiers issus des différentes organisations militaires ayant eu à traiter du CIMIC (COS, EMA, CFAT, CDEF, GIACM, CPCO) et une dizaine de non militaires (politiques, diplomates, hauts fonctionnaires, humanitaires, représentants d’entreprises, journalistes).
Au-delà de vos qualités indéniables de « précurseur » pourquoi est-il important pour moi de vous rencontrer ?
Vous êtes, avec d’autres « figures », militaires mais pas seulement, l’un de ceux qui ont le plus fait avancer la vision « affaires civiles » des actions dites « d’environnement ». Vous êtes partisan d’une vision que l’on pourrait qualifier « d’extensive » et « politique » du civilo-militaire par opposition à une vision « militaro-centrée » qui vise uniquement le soutien à la force. En liens avec certains milieux économiques et diplomatiques, vous estimez que les affaires civiles doivent servir l’influence nationale. Les notions de retour sur investissement, d’intelligence économique, de prix du sang, ou de patriotisme économique vous sont chères. Vous luttez contre les pesanteurs bureaucratiques d’une administration pléthorique, attentiste et frileuse et surtout qui n’a toujours pas compris que la guerre a changé et les moyens de prendre position aussi. Vos « concurrents » pour la définition du concept et le contrôle de la fonction sont essentiellement des généraux « prudents » ou « à l’ancienne », encore enlisés dans le tabou de la guerre d’Algérie et l’immobilisme de la dissuasion, qui ne veulent prendre aucun risque, encore moins à l’heure des réformes et certains hauts fonctionnaires du MAE [Ministère des Affaires Étrangères] qui ne voient pas d’un bon œil une gestion civile des crises par les Armées. D’ailleurs les dernières évolutions de la doctrine CIMIC (2005) qui voient « l’intérêt national » gravé dans le marbre comme quatrième objectif des ACM, semblent vous donner raison. Mais il serait présomptueux, il me semble, de croire que le « combat » est gagné.
Quels sont vos atouts pour faire avancer vos idées ?
Voilà, Mr (…) les sujets que je voulais évoquer avec vous. Les éléments que je viens de vous donner, ne sortent pas comme par magie d’un esprit dérangé ou malfaisant, ou d’une quelconque tentative de rationalisation a posteriori, il s’agit ni plus ni moins de la synthèse des informations vous concernant, recoupées à différents endroits et avec différents interlocuteurs. Ce travail de thèse ne pourra donc raisonnablement faire l’économie du rôle de Mr (…) dans la construction des affaires civiles en France. D’un point de vue strictement méthodologique, il paraîtrait aberrant pour moi, de ne pas vous rencontrer physiquement pour mettre un visage sur un nom et prendre en compte vos réactions et commentaires. Cette thèse doit être rendue pour le 1er semestre de l’année 2011, nous avons donc une marge certaine pour nous rencontrer si jamais vous changiez d’avis.
En espérant que vous saisissiez le but de ce courrier (vous faire réaliser que je n’ai pas de temps à vous faire perdre mais au contraire, du temps et de la visibilité à faire gagner aux idées que vous défendez), je me tiens, Mr (…), à votre disposition, pour toute précision.
Cordialement,
Grégory Daho
Le lendemain, il nous laisse un message téléphonique : « c’est la première fois que je lis un écrit aussi synthétique et pertinent sur la question. […] J’ai des informations pour vous en amont, qui pourraient donner une dimension supplémentaire à votre approche […], il faut que l’on se rencontre, rappelez-moi ». Nous le rappelons et lui précisons que nous sommes conscients du caractère ’incisif’ du courriel. Il rétorque : « c’est bien joué…vous avez analysé le jeu d’acteurs comme personne. » . Nous aurions souhaité qu’un simple mail suffise et sommes parfaitement conscients que cette prise de risque est à la marge de ce qui se dit ou s’enseigne habituellement en sciences sociales. Il est notamment convenu que l’enquêté ne doit pas avoir accès aux hypothèses de l’enquêteur.
Bien que soulevant utilement la question de l’inertie de l’habitus, la réflexivité peut conduire à l’auto-disqualification en se fondant sur une vision trop peu relationnelle du pouvoir (Crozier et Friedberg, 1977). À l’inverse, la vision performative confine à l’autosatisfaction : celle d’avoir su retourner ses ressources contre l’enquêté. À travers l’exemple du mail, elle repose sur le fait d’avoir littéralement rédigé une « fiche renseignement » sur un officier du renseignement. C’est sur ce point que se jouent les soubassements idéologiques de la vision performative : pour nous, il s’agit moins de « s’imposer aux imposants » (Chamboredon, Pavis, Surdez et Willemez, 1994) que de ’faire violence à ceux qui nous font violence’. Tout à fait complémentaires pour la préparation et la conduite des entretiens, les approches réflexives et performatives posent toutefois un sérieux problème : elles tendent à objectiver un jeu d’échanges qui serait de nature différente du fait qu’on le joue avec des ’dominants’. Nous ressortons de ce travail d’enquête avec la conviction qu’au final, les secrets des groupes ’dominants’ ne sont pas mieux gardés que ceux des groupes ’dominés’ comme les anorexiques (Darmon, 2003), les prostitués (Matthieu, 2002) ou la famille traditionnelle kabyle (Bourdieu, 1958) [12]. Face aux officiers, les registres employés pour libérer la parole sont les mêmes que pour tout type d’interaction de la vie de tous les jours : la flatterie (« vous êtes indispensable à l’achèvement de cette thèse »), la séduction (« je trouve votre position courageuse… »), le bluff (« rien ne vous oblige à me parler…mais par contre j’ai la version d’untel… »), la provocation (« cette thèse ne pourra de toute façon faire l’économie de votre rôle … j’ai les documents nécessaires…vous êtes sûr qu’il n’est pas préférable que l’on se rencontre ? »), l’argument d’autorité (« c’est votre ancien patron qui m’envoie… ») ou les réseaux d’amitiés (« c’est votre ancien collègue et ami qui m’a chaudement recommandé de vous rencontrer… »). Notons que si rien ne garantit le succès de ces formules qui peuvent susciter encore plus de méfiance, nous avons d’autant moins de complexes à les citer qu’elles sont utilisées par nos interlocuteurs, qu’elles constituent les ressorts tacites du jeu de l’interaction, qu’elles témoignent des logiques de bricolages à l’œuvre dans la construction de toute relation et surtout qu’elles peuvent s’avérer efficaces. Au final, s’il est toujours préférable d’être préparé pour conduire un entretien non-directif, nous ne sommes pas convaincus que l’enquêteur gagne beaucoup à considérer l’interaction avec un ’décideur’ sur un autre mode que tout type quotidien d’interaction a priori déséquilibré (employé/chef de service, enfant/parent, doctorant/professeur). Toute interaction de la vie de tous les jours contient sa part de violence symbolique, d’activités tactiques, d’anticipations réciproques, de non-dits, de manipulations et de malentendus.
La première explication dans la relative fluidité de la prise de parole des officiers rencontrés tient avant tout à la marginalité de la spécialité CIMIC. Soit la méconnaissance soit la déconsidération qu’en avaient nos interlocuteurs a été d’une aide considérable : on ne prend pas des risques inconsidérés en échangeant des informations sur une spécialité marginale au regard des valeurs militaires combattantes [13]. Par ailleurs, l’écrasante majorité des acteurs rencontrés est à quelques années de la retraite ou, à l’inverse, en tout début de carrière. Dans le premier cas, le partage d’informations est un moyen de faire en sorte que le travail consenti il y a quelques années ne soit pas perdu, pour un risque très minime en termes de perspectives de carrière. Dans le second cas, les jeunes officiers s’expriment sans détours : « La CIMIC ?… Ici franchement, c’est la dernière roue du carrosse. ». Une seconde piste concerne leur degré d’ouverture à l’égard des milieux civils facilité par les effets des réformes. L’évolution des organisations militaires témoigne d’une « banalisation » (Moskos, 1987, La faye, Paya y Pastor et Thura, 2015) ou, pour le dire autrement, d’une perméabilité accrue du secteur militaire aux normes et techniques civiles. La technicisation des opérations et la bureaucratisation des procédures ne sont pas synonymes de subordination des officiers aux acteurs politiques. Ces évolutions transforment à leur avantage la configuration des relations politico-militaires (Coton, 2007, Hamelin, 2003). Nous avons ainsi confirmation que 60% du panel d’héritiers de l’Armée d’Afrique étudiés dans le cadre de la thèse et soutenant une vision militaro-centrée, possède une qualification civile de niveau Master et 20% de niveau doctorat dans les années 1980, à une époque où les passerelles avec les milieux académiques n’étaient pas encore institutionnalisées. Preuve de cette ouverture, précisons qu’au début de l’année 2010, si 40 % d’entre eux sont encore en activité au sein des Armées à des postes à responsabilité, 60% se sont reconvertis, quelques mois après leur retraite, à proportion égale entre la haute fonction publique et le privé.
L’érosion des tabous hérités de la guerre d’Algérie constitue un puissant ressort explicatif. La notion de tabou ne renvoie pas simplement aux pratiques contre-insurrectionnelles - au premier rang desquelles la torture - mais tient plus fondamentalement aux tentatives de putschs de 1958 et 1961 à Alger, actes de naissance de la Ve République. Pour certains hauts gradés de l’époque, le double jeu du général de Gaulle, ménageant les indépendantistes et les partisans de l’Algérie française, constitue une « trahison ». C’est le plus illustre d’entre eux qui assoira la « défaite des généraux » (Cohen, 1994). Les tabous imprègnent avant tout les représentations que se font les officiers de leur marge d’expression publique, le fameux ’devoir de réserve’. Même entre eux certaines choses ne se disent pas :
« Après avoir empêché les officiers de parler politique, on les a rendus complètement… incompétents, je dirais, sur la chose politique. Quand j’étais à l’école de guerre, je sortais de Sciences Po, et à propos d’un débat, je cite… une citation très classique que l’on apprend en Science Politique… je crois qu’elle est de Paxton qui dit : « La France est un pays qui est en état de guerre civile larvée permanente. ». Et le colonel instructeur devant des élèves officiers : « Ah mais vous n’avez pas le droit de dire ça. ». Voyez… parce que l’état de guerre civile c’était le Putsch et qu’il ne fallait pas parler de ça… Donc on ne faisait pas de politique… » (Entretien avec un général, légionnaire, dans un café, Paris, 29 juin 2009).
La plupart des officiers rencontrés étaient adolescents au moment où leurs pères étaient engagés en Algérie. L’héritage de l’armée d’Afrique se conjugue avec l’héritage familial du père ’trahi’ par son institution. Trois formes de résistance vis-à-vis de l’immobilisme du front de l’Est sont observables dans les trajectoires professionnelles de ces futurs officiers civilo-militaires : faire « semblant d’y croire », c’est-à-dire, jouer le jeu de la dissuasion sans conviction, contester les enseignements doctrinaux de l’école de guerre et se rendre disponible pour saisir toute opportunité de projection en opération extérieure. Ces stratégies de contournement leur permettent d’être le seul réservoir de compétences disponibles au moment où les opérations de maintien de la paix se multiplient dans les années 1990. Le jeune capitaine ne jouant qu’un rôle d’appoint dans le cadre de la dissuasion, envoyé comme casque bleu au Liban au début des années 1980 deviendra souvent le colonel en charge des activités civilo-militaires en ex Yougoslavie et/ou en Afghanistan.
On constate depuis l’ex-Yougoslavie que les autobiographies d’officiers généraux fleurissent tandis que la plupart des hauts gradés ont déjà écrit dans la presse généraliste. L’essor des nouvelles technologies, la maîtrise de certains réseaux d’information et de communication et la professionnalisation facilitent le décloisonnement des organisations militaires. Ce phénomène s’accélère nettement à la fin des années 2000. À l’image de l’exhumation du slogan aujourd’hui incontournable - « conquérir les cœurs et les esprits » - la stabilisation afghane repose en très large partie sur la redécouverte des techniques de pacification algérienne par les héritiers de l’Armée d’Afrique [14]. Ensuite, les prises de positions ’politiques’ de certains hauts gradés sont de plus en plus directes, qu’il s’agisse de contester les choix du chef des armées [15] ou même de prendre le leadership de mouvements de contestation dans la rue [16].
Élément structurant de l’interaction asymétrique, le secret est un jeu de dévoilement. Pourtant, la distribution des positions au cœur de cette relation déséquilibrée (enquêté/enquêteur, dominant/dominé, initié/profane) n’est pas figée car la tension affecte aussi son détenteur. Quand bien même l’objectif, plus ou moins avouable et avoué de l’enquêteur, est de ’faire parler’ l’enquêté, nous réfutons le particularisme de l’interaction enquêteur/enquêté avec les ’dominants’, tant du point de vue de la nature des échanges que des logiques de bricolages à l’œuvre dans le tissage de toute relation interpersonnelle. L’entretien avec un officier est une relation sociale de la vie de tous les jours… à ceci près que l’enquêteur cherche à lui soutirer des informations. La prétendue culture du secret des milieux militaires est largement fantasmée. Non seulement les généraux sont de plus en plus loquaces - avec des nuances en fonction, de leur spécialité, de leur organisation et de leur trajectoire - mais surtout les techniques utilisées pour percer les secrets sont empruntées à l’expérience quotidienne des relations déséquilibrées. Ce constat de désinhibition est d’ailleurs partagé par les militaires eux-mêmes. La « Grande Muette » n’a jamais existé ; c’est la « crise » qui libère la parole militaire comme ce fut le cas hier avec les tentatives de putschs en Algérie et l’enlisement humanitaire en ex-Yougoslavie ou le bilan des pertes humaines en Afghanistan. On assiste peut être davantage qu’à une désinhibition : une sorte de dispersion et donc, une dilution de cette parole. Cette prise de parole, publique ou en entretien, traduit une individualisation de la condition militaire et un affaissement de la notion de corps conforme aux évolutions générales de la société. En d’autres termes, l’institution totale n’est plus.
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[1] Le caractère sensible du secret en milieux militaires concerne surtout les opérations en cours, la localisation de certains agents et les protocoles de sécurité.
[2] L’armée d’Afrique désigne le corps expéditionnaire envoyé à Alger en 1830 puis les unités engagées dans la pacification coloniale : la Légion étrangère, les Troupes de marine et les troupes indigènes.
[3] Le chef du CPCO, nous autorise « l’accès aux documents CIMIC et RETEX CIMIC », courrier du 22 juillet 2008.
[4] Les situations pendant lesquelles nous nous sommes retrouvés en situation d’enquêté sont fréquentes généralement en début ou en fin d’entretien. Il peut s’agir alors d’une opportunité pour le chercheur de se rappeler qu’« on ne subit pas son rôle » (Lagroye 1997) : à son tour, il devient un ’objet de curiosité’. Pour un exemple éclairant d’inversion des rôles en entretien, voir Dauvin et Siméant, 2001.
[5] Le lieu de l’entretien participe de la violence symbolique. Quand il s’agit d’un bureau, son quartier, sa taille, sa décoration comme l’ensemble des personnels à disposition et le délai d’attente, vous rappellent qu’en qualité de doctorant vous n’en avez pas et que les titulaires de l’enseignement supérieur et de la recherche partagent souvent le leur à trois ou quatre. Nous redoutions également le restaurant : il nous parait toujours inconcevable d’être attentif aux propos tout en surveillant notre comportement qui, à tout moment, risquerait de trahir notre origine sociale. Si nos interlocuteurs étaient plutôt à leur aise dans ce lieu qu’ils avaient choisi, notre habitus nous incitait au contraire à nous ’tenir correctement’.
[6] Expression militaire récurrente qui désigne des positions institutionnelles et des qualités exceptionnelles.
[7] Nous avons tôt fait l’expérience de l’improductivité de la posture de « l’intello de service » (Mariot, 2013) dans nos relations sociales. Ayant sauté une classe en primaire, nous avons obtenu notre ’intégration’ davantage en jouant des coudes sur le terrain de football à la récréation qu’en ayant les meilleures notes en classe.
[8] Cela se matérialisait par l’absence argumentée de jouets à connotation militaire tels les pistolets ou les soldats : « Ce ne sont pas des jouets », « On ne joue pas avec ça », « Quand tu seras grand tu comprendras… ».
[9] « La guerre ? Pfff… c’est toujours la même chose…des vieux puissants qui envoient des jeunes se faire tuer… ».
[10] Cruciale, la question de la tenue vestimentaire permet de préparer une relation déséquilibrée ou intimidante comme une audition, une soutenance, un entretien d’embauche ou une première rencontre avec la belle-famille par exemple. Le choix de la tenue permet de se protéger en renvoyant une image de soi conforme aux codes du milieu. Ce fut, pour nous, la panoplie du ’cadre’ : costume, chemise, chaussure cirée, attaché case. L’ultime concession que nous avons refusé de faire pour ne pas trop nous compromettre dans cette logique de travestissement - et qui nous apparaît rétrospectivement comme une forme de résistance symbolique - fut le port de la cravate.
[11] Les références précises ont été enlevées pour préserver l’anonymat de notre interlocuteur.
[12] Ce terrain nous entraîne davantage du côté de la culture du silence que du secret même si les mécanismes de leur préservation et de leur trahison nous semblent proches. Le cas des sociétés gentilices est éclairant : « Dans la communauté clanique ou villageoise, les valeurs fondamentales, transmises par une tradition indiscutée, sont admises de tous sans être explicitement et délibérément affirmées. […] Elle est fondée sur des sentiments éprouvés et non sur des principes formulés, sur des présuppositions communes si intimement admises et si peu contestées qu’il n’y a pas lieu de les justifier, de les prouver ou de les imposer. […] La démocratie gentilice n’a pas à s’énoncer pour exister ; peut être même existe-elle d’autant plus vivement que se formulent moins les sentiments qui la fondent. » (Bourdieu, 1958, p 27).
[13] En avril 2008, le plus haut responsable de la spécialité, nous confiait : « En interne, on nous prend encore pour des Pères Noëls…des vendeurs de bonbons. ».
[14] En l’occurrence ici par le chef d’État-major des armées en exercice. « Parmi les personnages qui ont été à la source de ma vocation militaire, Hubert Lyautey, maréchal de France, dont le portrait orne mon bureau, occupe une place toute particulière et symbolise l’image de l’officier dans toute sa plénitude et toute sa grandeur. » (Lyautey, 2004, préface).
[15] Un groupe d’officiers réuni sous le pseudonyme de SURCOUF a manifesté ses réticences à l’occasion de la parution du livre blanc de 2008, en publiant une tribune intitulée « Livre blanc sur la défense : une espérance déçue » (Le Figaro, 19 juin 2008). Par ailleurs, le général Vincent Desportes, ancien directeur du Centre de Doctrine et d’Emploi des Forces (CDEF), sera sanctionné après avoir manifesté publiquement ses doutes en qualifiant les opérations en Afghanistan de « guerre américaine » : « C’est une opinion irresponsable car elle vient de quelqu’un qui est en activité. C’est une faute. » déclare l’Amiral Édouard Guillaud, chef d’État-major des Armées (Europe 1, 2 juillet 2010). La sanction est confirmée par le ministre de la défense, Hervé Morin, l’accusant « d’avoir manqué de discernement » (RMC, 7 juillet 2010). Le général aurait été placé sur écoute sur ordre de l’Elysée dès 2009 (Le Canard Enchaîné, 5 janvier 2010).
[16] Ancien Gouverneur militaire de Paris, le général Bruno Dary est le coorganisateur de la « Manif pour tous ». Certains médias se sont fait l’écho d’une radicalisation des prises de positions anti-mariage homosexuel chez les officiers (Guibert et Monnot 2013, Rossigneux, 2013). Sur un autre sujet, l’ancien commandant de la Légion, le général Christian Piquemal, fut placé en garde à vue le 6 février 2016 suite à sa participation à la manifestation contre les migrants à Calais (Forcari, 2016).
Daho Grégory, « Faire parler les généraux. Retour sur quelques usages des techniques d’entretien en milieux militaires », dans revue ¿ Interrogations ?, N°22. L’enquêteur face au secret, juin 2016 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Faire-parler-les-generaux-Retour,499 (Consulté le 21 novembre 2024).