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Bihr Alain

La réinvention du droit romain au Moyen Âge

 




Sans que nous n’en ayons toujours parfaitement conscience, le droit structure nos existences. Il n’est aucun de nos actes quotidiens qui n’ait des implications juridiques multiples. Et les catégories juridiques fondamentales, celles de subjectivité juridique, d’autonomie de la volonté, de contrat, etc., déterminent profondément notre rapport au monde, aux autres ainsi qu’à nous-mêmes.

Des auteurs d’inspirations très différentes et quelquefois opposées (Weber, 1980 : 385-513 ; Pašukanis, 1924) ont soutenu que cela tient à la nature capitaliste des sociétés contemporaines, plus précisément à la prévalence en elles des structures marchandes. Et, pourtant, notre droit n’est pas une pure création du capitalisme : pour une bonne part, il trouve son origine et son fondement dans l’antique droit romain. À ce premier sujet d’étonnement s’en adjoint immédiatement un autre : entre le droit romain et le droit contemporain s’est introduite une solution de continuité de plusieurs siècles au cours de l’histoire européenne. Si bien que le droit actuel procède littéralement d’une réinvention, au double sens d’une redécouverte et d’une recréation. Après avoir évoqué les circonstances et les raisons de l’éclipse du droit romain durant le Haut Moyen Âge, nous rappellerons le contexte historique de sa redécouverte (l’Italie du Nord au cours des XIe et XIIe siècles en proie à un essor rapide des rapports marchands) avant de nous attacher à comprendre comment la réappropriation de l’héritage romain a alors permis de commencer à élaborer un cadre juridique adéquat à l’essor de ces rapports, tant au niveau des relations entre leurs acteurs immédiats qu’au niveau du pouvoir politique garantissant le cadre général dans lequel ils opèrent [1].

 Éclipse et renaissance du droit romain au cours du Moyen Âge

Au sein des différents royaumes barbares qui se forment en Europe occidentale sur les ruines de l’Empire romain d’Occident au cours des Ve et VIe siècles, c’est le principe de personnalisation du droit qui prévaut. Le droit romain ne s’applique plus qu’aux descendants des anciens citoyens romains, sous des formes le plus souvent simplifiées et dégradées, voire abâtardies par leur contact avec les conceptions et pratiques juridiques barbares ; et il ne se maintient sous ces formes pour l’essentiel qu’en Italie, dans le Sud de la Gaule (Provence, Languedoc, Aquitaine) et en Ibérie. Quant aux différents peuples barbares (Alamans, Burgondes, Francs, Ostrogoths, Wisigoths, etc.), ils conservent chacun leurs droits ancestraux propres, qui vont cependant rapidement se romaniser sous certains de leurs aspects (par exemple l’interdiction du recours à la vengeance privée) au contact de la civilisation romaine, qui jouit d’un grand prestige auprès des conquérants, et sous l’effet de la christianisation au moins de leurs dirigeants. Ainsi assiste-t-on à la rédaction de codes barbares (code d’Euric pour les Wisigoths en 476, Lex burgendium autour de 502, loi salique pour les Francs saliens entre 507 et 511).

Dans le cours des siècles suivants, une tendance lourde va substituer à cette personnalisation du droit sa territorialisation : son homogénéisation par composition des droits romain et barbares sur une base territoriale. Elle va se produire sous l’effet du métissage entre les deux populations au fil des générations. Celles-ci ne se définiront dès lors plus par leurs origines (selon le cas romaine, gothique, franque, etc.) mais par le territoire sur lequel elles vivent et par le pouvoir dont elles relèvent. La territorialisation du droit se trouvera également favorisée par la reconstitution de plus vastes unités politiques au sein desquelles vieilles élites romaines et nouvelles élites barbares fusionneront pour former une unique aristocratie guerrière et foncière. Ainsi en ira-t-il notamment dans l’Empire franc qui, dès le début du VIe siècle, englobera toute l’ancienne Gaule romaine aux détriments des Alamans, des Wisigoths et des Burgondes ; ou, encore, au sein du royaume wisigothique qui occupera toute la péninsule ibérique jusqu’à l’invasion arabe dans les années 710. Mais l’homogénéisation du droit au sein de ces unités politiques ne pourra que corroder encore davantage les reliquats de droit romain.

Enfin, les évolutions antérieures se radicaliseront encore du fait de l’effondrement de l’Empire carolingien dans le cours de la seconde moitié du IXe siècle, de l’émiettement consécutif du pouvoir politique (la montée en force des seigneuries banales exerçant des prérogatives régaliennes : faire la guerre, dire le droit, battre monnaie, etc.) et de la rapide formation du féodalisme. Si la territorialisation du droit l’emporte alors définitivement mais au prix de son morcellement, le droit romain tombe dans l’oubli ou en désuétude. Car ses principes sont fondamentalement inappropriés à l’univers féodal. La distinction cardinale, sur laquelle il reposait tout entier, celle entre le jus et la lex, entre droit privé (régissant les rapports des personnes entre elles, du moins pour celles qui disposaient de la citoyenneté romaine) et le droit public (régissant les rapports entre les personnes privées et l’État), ne peuvent plus convenir à un univers dans lequel l’État a disparu au profit d’un empilement de pouvoirs féodaux qui confondent puissance privée (résultant de la dépendance personnelle et de la propriété foncière) et puissance publique (exercice du ban) à tous les niveaux de la hiérarchie féodale. Quant à la notion romaine de la pleine propriété privée, liant étroitement usus (le droit d’user d’un bien, d’en jouir), fructus (le droit de le faire fructifier, d’en tirer bénéfice) et abusus (le droit de l’aliéner), base du droit privé, elle est tout aussi inadaptée au démembrement féodal de la propriété entre une hiérarchie de possesseurs conditionnels, simples tenanciers asservis, vassaux pourvus de fiefs ou même suzerains, tous se disputant les droits sur une même terre.

Il va en résulter un droit bien singulier dont le principe sera le privilège. Ce dernier terme doit se prendre dans son sens étymologique de privata lex, loi privée. Le droit féodal consiste en effet dans la juxtaposition, l’empilement et l’imbrication plus ou moins cohérente de multiples droits spécifiques, propres aux différents ordres (clergé, noblesse et tiers état) et corps (corporations, universités, etc.) dont se compose la société féodale, compliqués par les franchises dérogatoires aux droits communs et pouvant aller jusqu’à la concession de droits singuliers (affranchissement de serfs, concession de libertés municipales, etc.), que certains individus ou groupements vont acquérir de la part de leurs puissances tutélaires (le seigneur local, laïque ou religieux, le roi, etc.) et qui vont se multiplier au fil du temps.

Primitivement entièrement coutumier donc oral, quoique déjà fixé en des formules plus ou moins rituelles, ce droit médiéval va progressivement passer à l’écrit. C’est qu’entre-temps l’Europe a redécouvert le droit romain. Cette redécouverte a eu lieu en Italie dans la seconde moitié du XIe siècle. Les circonstances en restent encore pour partie mystérieuses. Elle peut s’expliquer par le fait que l’Italie était alors la région d’Europe où son souvenir et sa pratique s’étaient les moins dissipés. Y ont concouru par ailleurs différents éléments : le fait que la péninsule italienne soit restée en relation commerciale avec l’Empire byzantin (essentiellement via Venise), au sein duquel le droit romain s’est maintenu sous forme de compilations à partir de Code justinien ; le fait aussi que la féodalité s’y est imposée avec moins de vigueur et de solidité qu’entre Loire et Rhin (les liens de vassalité y sont moins puissants, la pleine propriété foncière sous formes d’alleux plus fréquente) ; le fait enfin que, dès le XIe siècle, les échanges marchands et, avec eux, le capital marchand, s’y développent vigoureusement – or nous verrons dans un moment combien ce dernier élément a été déterminant dans l’adoption des catégories du droit romain.

Dans cette redécouverte, l’université de Bologne a joué un rôle particulièrement important. C’est en son sein que les compilations byzantines commencent à être lues et commentées vers 1070-1080 par un dénommé Pepo. Au début du XIIe siècle, Irnerius ( 1050 -  1130) y fonde une école de glosateurs qui entreprennent d’expliquer et d’interpréter mais aussi de synthétiser et d’ordonner systématiquement les préceptes et règles de ce droit, tout en travaillant à les actualiser en les adaptant aux conditions de l’époque, ce qui va attirer des étudiants venant de toute l’Europe chrétienne. À partir du foyer bolognais, une semblable étude du droit romain va se diffuser au cours des XIIe et XIIIe siècles dans nombre des universités européennes, qui se fondent ou se développent alors, et au sein desquelles vont se créer des facultés de droit, enseignant à la fois le droit romain et le droit canon (cf. infra), qui vont former des juristes rompus à l’un et à l’autre. Et cette diffusion s’effectuera non seulement dans les régions méridionales les plus proches de l’Italie, dans le Midi français (Montpellier), en Catalogne (Barcelone), en Castille (Salamanque), mais aussi dans les régions septentrionales plus éloignées, en Île-de-France (Orléans) et jusqu’en Angleterre (Oxford).

Mais cette rapide diffusion du droit romain à partir des XIIe et XIIIe siècles ne peut s’expliquer que par le fait qu’il répond alors à des besoins nouveaux, portés par deux groupes très différents. Il s’agit, d’une part, des marchands et négociants qui animent les réseaux du commerce local et lointain et qui se mettent à accumuler des réserves monétaires qu’ils font de plus en plus souvent fonctionner comme capital marchand ; d’autre part, des rois et de leurs entourages immédiats qui travaillent à la consolidation de leur pouvoir à la fois face aux seigneurs féodaux, leurs vassaux, mais aussi face aux puissances tutélaires à prétention impériale.

 La réappropriation du droit privé romain

En effet, la redécouverte théorique du droit romain, suivie de sa rapide diffusion, n’est pas étrangère aux besoins nouveaux en matière de réglementation et de régulation juridiques des rapports marchands et, sur cette base, du capital marchand, dont l’Italie du Nord et du Centre constitue alors précisément le principal foyer en Europe, concurremment à la Flandre et au Brabant. Cela explique aussi qu’elle ait eu, plus largement, son siège dans les villes marchandes, support des réseaux animant le commerce lointain intra et extra-européen, moteur de l’accumulation du capital marchand durant le Moyen Âge.

Dans La préhistoire du capital (Bihr, 2006 : 306-307), j’ai signalé que, dès le Moyen Âge central (XIe-XIIIe siècle), dans les principales villes dans lesquelles le capital marchand s’est développé, sous sa pression voire à son initiative (à chaque fois que le patriciat marchand a pu s’emparer du pouvoir communal), les marchands ont développé un droit spécifique, le jus mercatorum (le droit des marchands), basé sur la notion de contrat et sur l’exigence d’exécution des obligations contractuelles, droit qu’ils vont chercher à autonomiser tant par rapport au droit coutumier féodal que par rapport au droit canon. D’abord conçu pour réguler le mouvement de la propriété mobilière (celle de l’argent et du capital), ce droit s’étendra facilement à la propriété foncière dès lors que, sous l’effet de l’intégration des campagnes dans l’économie marchande et monétaire, la terre deviendra elle aussi l’objet de transactions contractuelles (achats et ventes, locations, hypothèques, etc.). Et cela s’est produit d’autant plus facilement que le droit romain avait élaboré une codification poussée de la propriété foncière.

Le droit romain va essentiellement fournir à ce jus mercatorum un concept de la propriété privée parfaitement adapté à la pratique des marchands. En effet, pour que des relations marchandes puissent s’établir et se développer de manière stable, il faut que les acteurs de ces relations soient reconnus pleinement propriétaires des biens qu’ils se proposent d’échanger et pleinement responsables des actes d’échange qu’ils ont engagés sur la base de cette propriété. Or le droit coutumier féodal, démembrant par exemple la propriété foncière entre une multiplicité de possesseurs exerçant des droits divers à faire valoir sur une même terre, souvent enchevêtrés et concurrents les uns des autres, ne pouvait convenir à cette fin. Seule lui est appropriée la conception romaine du droit de propriété, droit exclusif et absolu, qui réserve à une seule et même personne l’usus, le fructus et l’abusus : le droit d’user de son bien comme il l’entend, le droit de le mettre en valeur et de lui faire produire autant de revenu monétaire qu’il le jugera utile, le droit enfin de l’aliéner dans les conditions qu’il jugera nécessaires ou profitables. Car ce sont là autant de présupposés et de conditions de la pratique capitaliste consistant à faire de l’argent avec de l’argent : ce n’est que sur cette base que peuvent se développer ces rapports sociaux que sont le commerce, la location, le prêt hypothécaire, etc.

De même, en séparant chose et personne, droits réels et droits personnels, le droit romain est parfaitement adapté à la réification de la propriété que requiert la pratique capitaliste. Là où, par exemple, le droit féodal fait d’une terre pour chacun de ses possesseurs le support d’un ensemble des droits et d’obligations de nature personnelle, le droit romain en fait une simple chose que l’on peut exploiter, hypothéquer, transmettre ou vendre à sa convenance. C’est d’ailleurs à partir de la reprise des catégories du droit romain que les juristes médiévaux vont, au cours des XIIe et XIIIe siècles, tenter de mettre de l’ordre et de légitimer juridiquement les rapports féodaux, en distinguant par exemple la propriété éminente du seigneur de la propriété utile du tenancier, alors que ces rapports sont déjà en cours de transformation profonde voire de délitement sous l’effet du développement des rapports marchands et monétaires.

Ce jus mercatorum aura de même considérablement facilité et accéléré les échanges commerciaux en les rendant aussi automatiques que possibles et en abaissant le coût de ces transactions. Il aura par ailleurs facilité l’adoption et la diffusion d’innovations aussi importantes que la lettre de change, le contrat d’assurance, le titre de rente (la reconnaissance de dette portant intérêt), etc., en leur fournissant un cadre juridique approprié. Surtout, il aura simplifié les procédures de résolution des conflits, en tournant complètement le dos aux pratiques judiciaires médiévales empreintes de magie telles que la conjuration, l’ordalie ou le duel judiciaire. On voit mal, en effet, un litige d’ordre commercial, où sont en jeu des lots de marchandises et la fortune des échangistes qui se les disputent, se trancher par la conjuration ou l’appel au jugement de Dieu ! Sa solution requiert au contraire la prescription de règles formelles, connues ou du moins connaissables de tous, sur la base desquelles des tribunaux impartiaux puissent trancher des litiges après considération des preuves concernant les faits produits par les différents partis. Comme le dit justement Max Weber :

« Avec un droit de ce type [le droit féodal], le capitalisme ne peut pas organiser la gestion des affaires ; ce dont il a besoin, c’est d’un droit sur lequel on peut compter comme sur une machine ; il n’est pas permis que les points de vue inspirés par des religions rituelles et par la magie aient un rôle à jouer.  » (Weber, 1991 : 361).

En un mot, le capitalisme requiert ce que Weber appelle un « droit rationnel » : un droit formel, consistant en un ensemble de principes abstraits et généraux connus de tous, qui sont appliqués aux matières (contrats ou litiges) les plus diverses d’une manière uniforme et impartiale par un corps de professionnels (les juristes) formés à cette fin et opérant dans le cadre de procédures clairement définies et intangibles. Et précisément le droit privé romain était de ce type ou pouvait du moins fournir une base largement appropriée à son complet développement.

 La réappropriation du droit public romain

Avec son concept de pleine propriété privée, le droit romain a donc légué à l’Occident médiéval la base nécessaire sinon suffisante pour l’élaboration par le capital marchand de son propre appareillage juridique. Avec le concept de souveraineté, il lui a tout aussi bien transmis une construction juridique non moins satisfaisante du point de vue de la légitimation de l’État moderne, de l’État de droit, autre élément indispensable à la constitution du l’univers capitaliste en tant que cadre garantissant la pérennité du droit privé et l’exécution forcée, en dernière instance, des obligations contractuelles résultant de ce dernier.

Selon les catégories du droit romain, l’imperium (le pouvoir politique suprême) se compose non seulement de la plena potestas (toute puissance publique) mais encore de l’auctoritas (autorité politique suprême). Et ce qu’on nomme ordinairement la souveraineté de l’État n’est ni plus ni moins que les deux réunies : l’État (ou son chef) est souverain en ce sens qu’il dispose seul, sur le territoire de son ressort, de l’autorité légitime sur (du droit de se faire obéir de) toutes les autres instances d’exercice d’un pouvoir, qu’elles procèdent de lui ou non. En bref, il dispose du monopole de l’exercice légitime, en première et dernière instance, du pouvoir politique, dans la totalité de ses dimensions (pas seulement la violence, comme le pensait Max Weber), sur un territoire donné.

En somme, la souveraineté est à la sphère publique ce que la pleine propriété est à la sphère privée : un principe assurant à un acteur donné (l’État dans un cas, le propriétaire dans l’autre) le monopole légitime de sa prééminence sur tous ses rivaux potentiels, soit en les privant de tout droit d’agir dans ce domaine, soit en ne leur accordant de tels droits qu’aux conditions fixées par lui et en les maintenant sous son autorité. Mais, s’il ménage ainsi un espace exclusif de compétence et de performance à l’État, le concept de souveraineté lui fixe aussi ses bornes : celles du respect de la propriété privée et, plus largement, de la subjectivité juridique de ses sujets, dont la propriété est l’un des attributs majeurs, à laquelle l’État doit s’interdire d’attenter (sauf circonstances exceptionnelles) et qu’il lui revient au contraire de garantir et de protéger. Les sphères distinguées par le droit romain, le droit privé et le droit public, le jus et la lex, forment ainsi un couple indissoluble dont chacun des termes possède cependant son autonomie propre.

Pourtant, ce ne sont pas d’abord les États monarchiques, renaissant en Europe occidentale dans le cours du Moyen Âge central, qui vont se servir des ressources du droit public romain mais l’Église. Celle-ci va y puiser de quoi élaborer le droit canon (ou droit canonique, κανων kanôn signifiant règle, norme en grec), le droit propre à l’Église, régissant son organisation interne, réglant les rapports entre clercs ainsi qu’entre clercs et fidèles, mais lui permettant aussi d’affirmer ses prétentions à la souveraineté universelle, comme nous allons le voir.

En fait, l’élaboration du droit canon a précédé la redécouverte du droit romain au XIe siècle. Après que, avec l’édit de Thessalonique (380), Théodose 1er eut érigé le christianisme en religion d’État au sein de l’Empire romain, l’Église s’est romanisée dans le même mouvement que l’Empire se christianisait : la première a adopté la langue officielle du second (le latin), ses structures administratives (son organisation bureaucratique emprunte son modèle à l’appareil administratif impérial) et son droit, alors à son apogée. Un embryon de droit canon se constitue ainsi, largement inspiré du droit romain (mais bien évidemment aussi des Écritures et des décisions conciliaires), qui se développera modestement au cours des siècles suivants, surtout pendant la période carolingienne.

Dans le cours du Xe siècle, l’émiettement du pouvoir politique, consécutif à l’effondrement de l’Empire carolingien et à la féodalisation grandissante de l’Europe occidentale, confronte l’Église au spectre de son propre émiettement, que Rome entend exorciser par le renforcement du contrôle exercé sur les différents diocèses, impliquant une clarification et une systématisation du droit canon. Deux événements vont précipiter la réaction pontificale : d’une part, le schisme d’Orient (1054) – la récusation par le patriarche de Byzance, chef de l’Église orthodoxe grecque, de l’autorité du pape romain – qui risquait d’en susciter d’autres ; d’autre part, la redécouverte du droit romain précédemment mentionnée. Sous l’impulsion du pape Grégoire VII (1073-1085), une réforme du droit canon (la réforme grégorienne) est ainsi entreprise, s’appuyant sur le droit romain. Elle va aboutir au Décret de Gratien, du nom du moine qui a dirigé cette œuvre collective entre 1140 et 1150, destinée à collecter et surtout ordonner l’ensemble les textes canoniques antérieurs en un ensemble homogène, cohérent et systématique. Il va rapidement lui-même donner lieu à un enseignement spécifique dans les universités, avec sa propre tradition de gloses et de commentaires, parallèle à celle du droit romain, dont il s’inspire nettement à partir de la seconde moitié du XIIe siècle, tout en rivalisant avec lui.

La réforme grégorienne est en fait destinée à réaffirmer non seulement l’unité de l’Église, l’autorité du pape sur l’ensemble du clergé occidental, mais aussi la primauté de son pouvoir spirituel et même temporel sur les différents pouvoirs séculiers, ce qui ne va pas manquer d’entraîner des conflits avec ces derniers, on s’en doute. Ceux-ci auront comme enjeu ni plus ni moins que la souveraineté : le monopole de l’exercice légitime du pouvoir politique sur un territoire donné.

Car c’est bien une telle souveraineté que l’Église revendique alors pour elle-même à l’égard des différents pouvoirs séculiers européens, non seulement au spirituel (sur le plan religieux) mais au temporel (sur le plan proprement politique). En dépit de déclarations explicitement contraires des Évangiles : « Rendez à César ce qui est à César ! » (Matthieu 22, 21) et « Mon royaume n’est pas de ce monde.  » (Jean 18, 36), qui instituent une nette séparation entre la Cité de Dieu et la Cité des hommes, les papes entendent intervenir dans les affaires intérieures des différents pouvoirs politiques (le Saint Empire romain, les royautés, leurs vassaux), les contrôler voire les diriger. Une telle prétention s’exprime dès 1075 dans les dictats de Grégoire VII lorsque, en tant que vicaire du Christ, il se déclare supérieur à tous les princes qui ne seraient que ses délégués et qu’il pense être en droit de pouvoir délier les sujets de leur serment de fidélité à leur prince temporel. Cela débouche notamment sur la célèbre querelle des investitures (qui a autorité pour nommer les évêques ?) entre papes et empereurs qui durera près de deux siècles (1075 – 1268), aux rebondissements multiples, et qui se conclura par la victoire finale de la papauté.

Celle-ci pense alors le moment venu d’affirmer les prétentions au regimen universale (gouvernement universel) de l’Église. Sous le pontificat de Boniface VIII (1294-1303), ces prétentions se formulent théologiquement dans la bulle Unam Sanctam (1302) et se matérialisent par les interventions du pape dans les affaires intérieures de plusieurs États européens : le Danemark (1295), l’Angleterre d’Édouard 1er (1295-96) et la France de Philippe le Bel (1301) – ce qui lui coûtera finalement la vie (attentat d’Agnani, septembre 1303) et vaudra à la papauté de se voir transférer en Avignon et dans le Comtat Venaissin (1309), alors encore terre d’Empire. En fait, il est déjà trop tard : les différentes monarchies en voie de constitution en Europe (Portugal, Castille, Aragon, France, Danemark, Angleterre, Écosse, Pologne, Bohême, Hongrie) sont déjà trop puissantes pour se soumettre à l’autorité du pape, sinon sur les questions religieuses. Et la moindre ironie n’est pas que ces monarchies aient alors pu user de leur propre prétention d’être de droit divin, de tenir leur pouvoir directement de Dieu et de n’avoir de compte à rendre directement qu’à Lui quant à son exercice, pour s’émanciper de la tutelle de Rome : celle-ci aura fourni aux pouvoirs séculiers l’imaginaire religieux et les arguments juridico-théologiques qui leur aura permis de contester les prétentions impériales des successeurs de saint Pierre.

En fait, sous son habit théologique, l’argument opposé aux prétentions de la papauté par les différents monarchies européennes en formation n’est ni plus ni moins que celui de leur propre souveraineté dans le cadre de leur royaume. C’est d’ailleurs ce même argument que, en Castille, en France, en Angleterre, elles avaient auparavant déjà invoqué contre les prétentions analogues de l’empereur (le chef du Saint Empire romain) en déclarant que « Rex superiorem non recognoscens in regno suo est imperator  » : le roi qui ne se reconnaît aucun (pouvoir temporel) supérieur (au sien) est empereur en son propre royaume. Et c’est encore cet argument que les têtes couronnées vont désormais faire valoir pour se transformer de simples rois en monarques : de « primi inter pares » (premiers parmi leurs pairs), devant recueillir l’accord ou l’assentiment de leurs vassaux (ou des principaux d’entre eux du moins) réunis dans leur conseil pour que leurs décisions puissent s’appliquer à tout le royaume, ils vont se poser en monarques qui se passent désormais d’un tel accord ou assentiment pour décider tout seuls et qui se font obéir de tous leurs sujets, des plus éminents (le grands feudataires du royaume) jusqu’aux plus humbles. Mais on sait que ce dernier processus prendra encore des siècles, non sans conflits occasionnant stagnations et régressions ou au contraire brusque accélérations révolutionnaires, pour ne s’achever qu’au cours des temps modernes, lorsque la souveraineté de l’État se détachera de la personne du monarque pour ne s’identifier qu’à l’État, en réduisant le monarque au statut de simple premier serviteur de l’État, voire en se passant tout simplement de lui.

 Bibliographie

Bihr Alain (2006), La préhistoire du capital, Lausanne, Éditions Page 2.

Carbasse Jean-Marie (2010), Histoire du droit, Paris, Presses Universitaires de France.

De Fontette François (2006), Les grandes dates du droit, Paris, Presses Universitaires de France.

Hilaire Jean (2002), Histoire du droit. Introduction historique au droit et Histoire des institutions publiques, Paris, Dalloz.

Pašukanis Evegueny B. (1970), La théorie générale du droit et le marxisme, [1924], Paris, EDI.

Patault Anne-Marie (1989), Introduction historique au droit des biens, Paris, Presses Universitaires de France.

Pfister Laurent (2004), Introduction historique au droit privé, PUF Paris, Presses Universitaires de France.

Weber Max (1980), Wirtschaft und Gesellschaft, [1921], Tübingen, Mohr.

Weber Max (1991), Histoire économique. Esquisse d’une histoire universelle de l’économie et de la société, [1922], Paris, Gallimard.

Notes

[1] Si tous les ouvrages mentionnés dans la bibliographie ont effectivement été utilisés, ils l’ont été de deux manières différentes parce qu’ils sont de deux genres très différents. Cinq d’entre eux (Carbasse, De Fontette, Hilaire, Patault, Pfister) sont des historiographies du droit ; à ce titre, ils sont d’ailleurs largement redondants, même si d’un auteur à l’autre les événements et leurs enchaînements font l’objet de présentations différentes en fonction des intérêts propres à chaque auteur. Nous ne les avons consultés que pour établir la trame historique de notre propos. Mais ils ne nous ont en rien servi à élaborer notre thèse, dont les éléments sont empruntés aux seuls quatre autres ouvrages qui se trouvent cités dans le corps de la fiche.

Pour citer l'article


Bihr Alain, « La réinvention du droit romain au Moyen Âge », dans revue ¿ Interrogations ?, N°22. L’enquêteur face au secret, juin 2016 [en ligne], https://revue-interrogations.org/La-reinvention-du-droit-romain-au (Consulté le 28 mars 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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