Mellini Laura, Poglia Mileti Francesca, Villani Michela
Trente ans après le début de l’épidémie, le VIH/sida continue d’être considéré comme une maladie stigmatisante. Porteuses d’un stigmate invisible, les femmes séropositives originaires de l’Afrique subsaharienne accordent une importance centrale à la gestion de l’information relative à leur séropositivité. Le but de cet article est de rendre compte des dynamiques de l’’agir secret’ dont ces femmes font preuve, en montrant qu’il est à la fois contextuel et relationnel. Cela se reflète particulièrement dans les stratégies qu’elles mettent en œuvre, pour dissimuler les indices qui pourraient permettre d’identifier leur statut sérologique. Qu’elles soient vestimentaires, de conversion ou de réparation, anticipatoires ou situationnelles, ces stratégies donnent à voir l’agir préventif auquel se consacrent ces femmes, afin d’éviter tout risque de rejet et, partant, d’augmenter leurs chances de rester dans le pays d’accueil.
Mots-clés : Secret, stratégies, VIH/sida, femmes, migration
Migrant and HIV-positive women in Switzerland : the strategies of the secrecy action.
Thirty years after the beginning of the epidemic, HIV/aids is still considered a stigmatizing illness. Carrying an invisible stigma, HIV-positive women from sub-Saharan Africa carefully manage the information on their HIV status. The aim of this paper is to address the dynamics of the “secrecy action” that these women demonstrate, pointing out their contextual and relational dimensions. We analyze the strategies that they implement to dissimulate the clues that could allow identifying their HIV status. Whether they are clothing strategies, strategies of conversion or of repair, anticipatory or situational strategies, they show the preventive actions in which these women engage themselves, in order to avoid risk of rejection and to increase their chances of remaining in the host country.
Keywords : Secrecy, strategies, HIV/aids, women, migration
Objet d’étude classique, le secret intrigue théoriciens et chercheurs issus de différents horizons en sciences sociales [1]. S’il est un domaine de recherche au sein duquel le secret est fréquemment mobilisé comme concept analytique, c’est sans doute celui du VIH/sida, comme en témoignent les travaux portant sur la manière dont est gérée l’information autour de cette infection sexuellement transmissible (Enriquez et al., 2010 ; Mellini et al., 2004). Cela tient au fait que si l’avènement des traitements antirétroviraux (ARV) en 1996 a contribué à ce que, progressivement, la situation du sida se normalise du point de vue médical – tout au moins dans les pays occidentaux – la « normalisation sociale » (Mellini et al., 2004), quant à elle, peine à s’imposer. En cause, le caractère fortement stigmatisant de cette affection (Pezeril, 2011 ; Pierret, 2006). La crainte du discrédit social ou de la discrimination contraint les personnes séropositives à taire leur infection et à agir, afin de déjouer les pièges d’une éventuelle divulgation involontaire.
Dans cet article, nous montrons que les stratégies visant à dissimuler l’information et à masquer les indices qui pourraient révéler le stigmate de la séropositivité, s’actualisent dans des pratiques qui s’inscrivent dans un processus continu, socialement construit et fondamentalement interactionnel (Poglia et al., 2014a). Nous utilisons le concept d’’agir secret’ en nous référant à la fois à la dimension verbale du secret (ne pas dire) mais aussi – et cela est très peu étudié et peu documenté empiriquement – aux actions adoptées par les acteurs pour empêcher son dévoilement. La ’matérialisation’ de ce que nous nommons ici l’agir secret, se traduit par des gestes concrets, ce qui nous permet de montrer que cacher n’est pas que taire.
Pour rendre compte de ces dynamiques de l’agir secret, nous nous appuyons sur un matériel empirique original récolté dans le cadre de l’enquête FEMIS (Femmes migrantes d’origine subsaharienne et VIH : gestion d’un secret et rapport à la santé) auprès de 30 femmes migrantes d’origine subsaharienne et vivant avec le VIH en Suisse [2]. Sachant que la population subsaharienne en contexte migratoire est fortement concernée par le stigmate associé au VIH (Doyal et Anderson, 2005 ; Pourette, 2008) et, partant, par le contrôle de l’information liée à l’infection (Flowers et al., 2006 ; Stutterheim et al., 2011), notre enquête s’est focalisée sur la partie féminine de cette population, afin de comprendre comment elle gère le secret relatif au VIH. Deux raisons expliquent un tel choix : d’une part, l’absence d’études en Suisse sur ces femmes, alors qu’elles sont un des groupes les plus touchés parmi les personnes infectées par voie hétérosexuelle [3] ; d’autre part, la possibilité d’analyser la dimension de genre, en montrant ce qu’il y a de spécifique lorsque l’agir secret se conjugue au féminin.
C’est d’ailleurs cette spécificité que nous plaçons au cœur du présent article, structuré en deux parties. La première partie est destinée à présenter le cadre conceptuel, la problématique et la méthodologie de l’enquête. Dans la deuxième partie, nous rendons compte des dynamiques de l’agir secret et restituons les stratégies que les femmes mettent en œuvre pour dissimuler les indices qui pourraient permettre de rendre visible le stigmate dont elles sont porteuses. Les indices que nous analysons ici touchent à l’intimité féminine et concernent les changements corporels, l’accouchement par césarienne et l’allaitement artificiel.
Pour Claude Giraud (2005) et Alexis Ferrand (2007), le secret est une pratique sociale régie par une logique d’action : « la mise en action d’un raisonnement, latent ou explicite, ordinaire ou savant mais toujours en réponse à des situations d’interaction » (Giraud, 2005 : 253). Le secret ne pouvant exister en dehors des relations sociales et du rapport à autrui (Mellini et al., 2004), il est à appréhender sous un angle processuel et dynamique. Dans ce processus, interviennent des acteurs stratégiques qui adoptent des « comportements individuels ou collectifs, conscients ou inconscients, adaptés ou inadaptés, mis en œuvre pour atteindre certaines finalités. Ces finalités sont définies par les individus en fonction de leur évaluation de la situation d’interaction, c’est-à-dire de l’importance des contraintes extérieures et de leurs propres capacités d’action » (Taboada-Léonetti, 2008 : 184). C’est pourquoi, nous utilisons ici le terme d’agir secret pour qualifier les pratiques et représentations des acteurs eu égard à la gestion de l’information relative au VIH, gestion visant à ne pas dévoiler leur séropositivité.
L’agir secret est en quelque sorte incarné par trois catégories d’acteurs stratégiques : les personnes qui détiennent le secret, les personnes auxquelles celles-ci se confient et les exclus de la confidence ou, respectivement, les « détenteurs », les « dépositaires » et les « destinataires du secret » (Zempleni, 1984 : 106). Nous postulons que les détenteurs peuvent préserver ou révéler leur secret par des modalités communicationnelles diverses et avec des conséquences sociales variables. S’ils lèvent le voile sur ce qui est tenu secret, ils encourent le risque d’être soumis à des sanctions sociales (discrédit, stigmatisation, discrimination, exclusion), alors qu’en maintenant le secret, ils bénéficient de la « fonction de protection » (Simmel, 1991) du secret, protégeant ainsi eux-mêmes et les autres (Bolle de Bal, 2000). Les dépositaires du secret, quant à eux, peuvent garder celui-ci ou le divulguer. Dans le premier cas, la force sociale du secret se déploie dans le lien créé entre les personnes qui le partagent, la confidence se lovant au cœur d’une interaction qui scelle une relation (Ferrand, 2007). Dans le cas contraire, lorsque le secret est divulgué, les liens sociaux en sont affectés et peuvent même se briser (Giraud, 2005). Enfin, les destinataires du secret peuvent deviner ce qui est caché à partir d’indices divers. Les actions des uns étant ainsi ajustées à celles des autres, nous concevons les stratégies de l’agir secret comme situationnelles et, en tant que telles, toujours susceptibles de se modifier selon les contextes (sociaux, culturels, sanitaires), les interactions entre acteurs et les domaines de pratiques spécifiques.
Trente ans après le début de l’épidémie, le sida continue de placer les personnes séropositives face à un choix cornélien : dévoiler l’infection afin d’être soutenues dans la gestion de leur maladie, au risque d’être discriminées, ou taire cette dernière pour préserver le statut de « discréditables » (Goffman, 1975 : 14), tout en renonçant aux formes de soutien dont elles pourraient bénéficier. Dans la plupart des cas, la crainte du discrédit marque la vie quotidienne des personnes séropositives, en les contraignant à développer des stratégies ayant pour finalité de contrôler l’information relative au VIH (Mellini et al., 2004 ; Vignes, Schmitz, 2008). Le secret se mute à la fois en une ressource leur permettant de vivre le plus normalement possible et en une contrainte exigeant une vigilance constante (Pezeril, 2011 ; Pierret, 2006).
S’il est donc admis que la problématique du secret concerne toutes les personnes séropositives, quels que soient leur genre, origine et statut socio-économique, il est des populations pour lesquelles la gestion de l’information sur le VIH prend une ampleur considérable. C’est notamment le cas des populations subsahariennes vivant aussi bien en contexte africain (Coutherut et Descloux, 2014) qu’en contexte migratoire (Flowers et al., 2006 ; Stutterheim et al., 2011). Ces études s’accordent sur un point central : la forte réticence à dévoiler le statut sérologique, en raison de la crainte marquée du rejet et de la stigmatisation. Les travaux ethnographiques en terrain africain indiquent par ailleurs que les pratiques en matière de partage du secret dépendent des cadres sociaux et des relations sociales dans lesquelles elles sont intégrées (Hardon et al., 2013), à savoir les normes internationales, les lois nationales et les recommandations en santé publique ; les foyers, les familles et les couples ; les relations entre parents et enfants ; les relations entre les acteurs de santé et les personnes concernées. Par exemple, dans les foyers polygames, les femmes ont tendance à dévoiler leur statut sérologique à leur conjoint, mais veulent être sûres que leurs co-épouses ne l’apprennent pas.
Si les enquêtes sur les populations migrantes d’origine subsaharienne montrent que la précarité sociale et administrative exacerbe la question du secret (Dieleman, 2008), les études portant sur les femmes montrent que le genre complexifie la situation (Doyal et Anderson, 2006). Les femmes se trouvent souvent dans des situations socio-économiques précaires (Arrey et al., 2015) qui les mettent dans un rapport de dépendance à l’égard de leurs partenaires ou conjoints et les contraignent à accorder une attention particulière à la gestion de l’information sur le VIH. En effet, quand la séropositivité est dévoilée dans le couple, les cas de rejet, voire de violence ne sont pas rares, surtout lorsque la relation est construite sur des inégalités en termes d’insertion sociale et administrative dans le pays d’accueil (Pourette, 2011). En contexte migratoire, le secret devient ainsi une pratique permettant aux femmes migrantes d’origine subsaharienne de se protéger du rejet et de la stigmatisation. D’où l’intérêt de se pencher sur les dynamiques de l’agir secret et tout particulièrement sur les stratégies mises en œuvre pour dissimuler les indices de la maladie à partir desquels l’entourage pourrait l’identifier.
Chaque terrain de recherche confronte les enquêteurs à des difficultés, mais comment enquêter sur le secret d’une population dite « difficile à atteindre » (Schiltz, 2005 : 30) ? Approcher des femmes qui cumulent les vulnérabilités et les amener à raconter leurs expériences intimes, parfois douloureuses, souvent taboues et, dès lors, tues dans leur vie quotidienne, nécessite des réflexions approfondies de nature méthodologique, éthique et même épistémologique, afin de mettre sur pied une procédure d’enquête adaptée (Villani et al., 2014, 2015) [4]. La préoccupation de ne pas infliger à la population étudiée une « vulnérabilité par désignation » (Bresson, 2013 : 19) a amené l’équipe à adopter une posture réflexive et critique tout au long du processus (Villani et al., 2015). Également préconisée par d’autres auteurs (Chabrol et Girard, 2013), une telle posture permet de déjouer les pièges des raccourcis et des stéréotypes, tout comme des approches essentialistes ou culturalistes (Fassin et Fassin, 2006).
Au recrutement ont collaboré plusieurs partenaires de terrain actifs dans les domaines de la migration, de la santé et du VIH/sida en particulier. Grâce à cette collaboration, trente femmes originaires d’Afrique subsaharienne résidant en Suisse francophone et étant séropositives depuis un an au minimum ont pu être interviewées entre décembre 2012 et septembre 2013. Elles proviennent de onze pays de l’Afrique (Angola, Burkina Faso, Cameroun, Côte d’Ivoire, Guinée, Mozambique, République Démocratique du Congo, Rwanda, Sénégal, Togo, Zimbabwe) et sont âgées entre 25 et 57 ans. Leurs niveaux de formation, leurs statuts légaux, familiaux et professionnels, ainsi que leurs confessions sont variés. À l’exception de quatre femmes diagnostiquées en Afrique, toutes les autres l’ont été après leur arrivée en Suisse, entre 1988 et 2012, lorsqu’elles étaient âgées entre 18 et 53 ans. Toutes les femmes se déclarent en bonne santé et disent que leur charge virale est indétectable. Vingt-huit femmes suivent un ARV, deux femmes ne sont pas traitées, en raison de leur faible virémie. Quant à la migration, si toutes les femmes ont migré seules, les raisons sont variées, souvent combinées : fuir la guerre, la misère, les violences ; rejoindre un membre de la famille en Suisse ; se former. Pour la majorité des femmes, le projet migratoire a pu se concrétiser grâce au soutien de la famille au pays et aux membres de la famille déjà installés en Suisse ou ailleurs en Europe.
Les données ont été récoltées au moyen d’entretiens approfondis, de type biographique (Demazière et Dubar, 1997) selon une approche compréhensive (Kaufmann, 1996). D’une durée moyenne de deux heures et demie, les entretiens ont été menés par deux enquêtrices en langue française, soit dans les structures médicales ou sociales dans lesquelles le recrutement a eu lieu, soit au domicile des interviewées, selon leur souhait. S’inspirant de la grounded theory (Glaser et Strauss, 1967), la posture de recherche adoptée s’est traduite par la récolte de campagnes successives d’entretiens, entièrement retranscrits, suivies d’analyses intermédiaires (analyses thématiques, transversales et de contenu à l’aide du programme N’Vivo), afin de dégager des catégories thématiques pertinentes (Blanchet et Gotman, 1992).
Dans la lignée des études menées sur les femmes migrantes d’origine subsaharienne et séropositives (Arrey et al., 2015 ; Doyal et Anderson, 2006 ; Pourette, 2008), les résultats de l’enquête FEMIS montrent que la décision de garder ou de lever le secret sur sa séropositivité est un processus rationnel et raisonné, durant lequel les femmes pèsent les coûts et les bénéfices pour elles-mêmes et les autres (Sulstarova et al., 2015). Les femmes interviewées partagent ainsi le secret avec un nombre très restreint de personnes, dans l’espoir d’être soutenues dans leur vie quotidienne avec le VIH. Avec ces personnes, elles disent se sentir affectivement très proches et être en confiance (Mellini et Poglia Mileti, 2016). Elles se confient plus facilement dans la sphère médicale et, pour celles qui en ont fait le pas, dans la sphère des associations de lutte contre le sida où elles se sentent « bien protégées » et « en sécurité ». Face aux médecins, elles mettent en avant l’« écoute », l’« empathie », la « douceur » dont ils font preuve, soulignant la charge émotionnelle propre à une relation où il y a partage d’un secret (Poglia Mileti et al., 2014a), ce qui rejoint les analyses de Dolorès Pourette (2013) sur la relation médecin-patient chez les migrants subsahariens en France.
Hormis les personnes côtoyées dans les sphères médicales et associatives de lutte contre le VIH/sida, les femmes interviewées se confient à peu de personnes : le partenaire stable, un ou deux membres de la famille – la plupart du temps des femmes (la mère, une sœur) – et une ou deux amies intimes (Poglia Mileti et al., 2014a). Comme les autres études sur les femmes migrantes d’origine subsaharienne l’ont relevé (Arrey et al., 2015 ; Doyal et Anderson, 2006 ; Pourette, 2008), la question de dire ou taire face aux partenaires sexuels est particulièrement épineuse, en raison du caractère sexuellement transmissible de la maladie, des pressions sociales liées à la maternité et de la dépendance économique des femmes à l’égard de leurs conjoints (Poglia Mileti et al., 2014b).
À l’inverse, les « destinataires du secret » (Zempleni, 1984 : 106) ou, autrement dit, les exclus de la confidence, sont donc très nombreux et distribués dans les différentes sphères sociales investies (famille, partenaires, ami-e-s, travail, communautés africaines, communautés religieuses, etc.). Le secret est particulièrement prégnant face aux communautés africaines et religieuses, où les risques sociaux d’être stigmatisées et rejetées sont évalués comme très forts par les femmes. Les seuls membres des communautés africaines qu’elles informent de leur séropositivité sont des amies également séropositives (Poglia Mileti et al., 2014a).
Quant aux effets du secret, l’analyse des sphères sociales dans lesquelles les interviewées évoluent (Poglia Mileti et al., 2014a) a montré que le partage du secret peut renforcer, fragiliser ou rompre les liens sociaux, en fonction de la réaction des « dépositaires du secret » (Zempleni, 1984 : 106). En effet, si ceux-ci réagissent positivement, les liens de parentalité, de filiation, de couple ou d’amitié peuvent se renforcer et les femmes se sentent soutenues dans leur vie quotidienne avec le VIH. En revanche, lorsque les confidents valident le stigmate et/ou le colportent à d’autres, elles sont confrontées à des formes d’exclusion, d’exploitation et de domination.
Quand les femmes gardent le secret, elles sont privées des potentielles formes de soutien et de solidarité dont elles pourraient bénéficier en contexte migratoire, surtout de la part de leurs compatriotes (Poglia Mileti et al., 2014a). Elles préfèrent toutefois choisir cette option pour éviter les risques sociaux liés au dévoilement de la séropositivité. Des efforts doivent être engagés pour s’y tenir, car taire la séropositivité ne suffit pas à la cacher. Encore faut-il mettre en place des stratégies pour dissimuler tous les indices de la maladie qui pourraient permettre aux « destinataires du secret » (Zempleni, 1984 : 106) de découvrir ce qu’elles cherchent précisément à cacher.
À partir des travaux d’Erving Goffman (1975), ces stratégies peuvent être classées en deux catégories principales : la stratégie du « faux-semblant » (ou de la dissimulation) et la stratégie de la « couverture » (Mellini et al., 2004 : 44). La première consiste à occulter tout indice de la maladie qui en permettrait l’identification, en se faisant passer pour des personnes séronégatives. La seconde stratégie revient à couvrir les signes de la maladie par ceux d’une autre jugée moins stigmatisante, comme le cancer ou l’hépatite.
Les indices concernent les symptômes de la maladie (maladies opportunistes comme le zona, la tuberculose, la pneumocystose, etc.), les thérapies suivies (achat, stockage et prise de médicaments) et leurs effets secondaires (fatigue, nausées, diarrhées, prise de poids, etc.), le suivi médical et les éventuelles hospitalisations, tout comme les comportements particuliers dans le cadre des relations sexuelles et des procréations (Mellini et al., 2004). Dans cet article, nous traitons de la stratégie de la dissimulation, la plus récurrente dans notre population d’enquête (26 femmes sur 30 y ont recours) et contraignante en termes d’efforts, puisqu’elle vise à dissimuler des indices physiques de la maladie : les transformations du corps qu’elle ou son traitement induit, l’accouchement par césarienne et l’allaitement artificiel.
Les effets secondaires des ARV induisent très fréquemment une perte de poids et/ou la répartition inégale des graisses, connue sous le nom de lipodystrophie. Nous traiterons ces deux effets secondaires de manière approfondie car ils sont au centre des stratégies de dissimulation spécifiques aux femmes. Pour cacher leur perte de poids, les femmes concernées adoptent deux stratégies en fonction du but recherché. La première, que nous qualifions de vestimentaire, vise à camoufler l’amaigrissement et consiste essentiellement à porter des vêtements plus larges. La deuxième, désignée ici comme ’stratégie de conversion’, ambitionne d’inverser la tendance grâce à des médicaments qui favorisent la prise de poids. C’est ce qu’a choisi de faire Yamina [5], âgée de 44 ans, divorcée et mère de deux enfants, arrivée en Suisse et diagnostiquée en 2008, sans permis de séjour : « Les premiers mois, ah j’avais perdu beaucoup de poids, parce que je n’arrivais plus à manger, j’arrivais plus à dormir, je pensais toujours beaucoup à moi, pourquoi ça m’est arrivé et je prie beaucoup le bon Dieu, pour qu’un jour un miracle se produit. Voilà. Mais… et là j’avais pris des médicaments pour grossir, parce que les gens commençaient à me dire : ’Tu as maigri, qu’est-ce que tu as ?’, parce que ça, c’est le milieu africain : ’Qu’est-ce qu’il y a, tu as maigri et tout, tout, tout’. ».
Ces propos nous permettent d’apporter une précision importante, à savoir que les stratégies de dissimulation de la perte de poids sont mobilisées surtout face aux membres des communautés africaines. Cela tient à deux raisons. D’une part, en contexte africain, la maigreur est davantage associée au sida que dans le contexte suisse où l’efficacité des ARV freine la progression de la maladie. En Afrique, s’il est vrai qu’au cours de la dernière décennie les ARV se sont diffusées dans la plupart des pays, leur accessibilité n’est pas garantie en raison de problèmes logistiques et économiques (coûts très élevés) [6], les conditions pour qu’elles puissent déployer toute leur efficacité, par exemple une alimentation équilibrée, n’étant pas toujours réunies. D’autre part, selon les femmes interviewées, les compatriotes en contexte migratoire continuent d’interpréter le VIH/sida selon les codes culturels du pays d’origine. Le sida est ainsi assimilé à une « maladie de pute », à une « maladie du trottoir » menant à une forte déchéance physique et morale, dans un laps de temps relativement court. Delphine, 28 ans, originaire du Cameroun, mariée, arrivée en Suisse en 2002, diagnostiquée en 2003 et titulaire d’un permis C [7], s’exprime en ces termes : « C’est une maladie que jusqu’à aujourd’hui, les personnes concernées sont rejetées. Ça, vous le savez : humiliées, rabaissées, sujet de honte, de moquerie. C’est comme si c’est une maladie des prostituées, je ne sais pas, c’est une maladie de honte. (…) Je parlerais facilement avec quelqu’un qui est concerné, mais celui qui n’est pas concerné, je ne veux pas qu’il l’utilise comme arme contre moi. ». Afin d’éviter d’être rejetées et stigmatisées, le secret absolu est donc largement pratiqué par les interviewées à l’égard des membres des communautés africaines. Parmi ceux-ci, les seuls « dépositaires du secret » (Zempleni, 1984 : 106) – les confidents – sont des femmes également séropositives rencontrées, la plupart du temps, dans des associations de lutte contre le sida (Poglia Mileti et al., 2014a).
Le second effet indésirable des ARV est la lipodystrophie. Parmi les femmes rencontrées, plusieurs font état d’une accumulation de graisses autour du ventre et rapportent leur souffrance par rapport à ce changement qui affecte leur estime de soi. D’une part, le cumul de graisses autour du ventre vaut à ces femmes l’attribution d’une grossesse de la part des proches. La norme sociale de la maternité restant très forte en contexte migratoire (Pourette, 2008), les enjeux de la dissimulation de ces graisses sont particulièrement importants face aux membres de la famille également immigrés et aux autres compatriotes fréquentés dans la sphère des communautés africaines. Cela tient au fait que les femmes doivent ensuite démentir la grossesse attribuée et, du coup, fournir des justifications quant à l’augmentation de leur tour de taille.
D’autre part, du fait du surplus de graisse, elles se trouvent moins séduisantes, « moins sexy » pour reprendre les mots d’une interviewée, et craignent que ce manque de féminité ne puisse avoir un impact sur la relation de couple. Elles appréhendent une rupture de la relation et, avec elle, la perte du statut juridique atteint ou à venir. Cela est particulièrement le cas lorsqu’elles ne travaillent pas ou gagnent peu, en raison des emplois précaires exercés et qu’elles dépendent économiquement du revenu de leur partenaire/conjoint [8]. Mais ce sentiment peut également compromettre le recours aux stratégies matrimoniales employées par quelques femmes dont la régularisation en Suisse dépend de la durée de leur union avec un homme suisse ou un étranger au bénéfice d’un permis C [9]. Certaines femmes sont prêtes à endurer des relations de couple qu’elles décrivent comme abusives, pour ne pas mettre en péril leur couple et ainsi risquer de perdre leur permis de séjour (B) ou d’établissement © acquis via le mariage [10]. Il est important de signaler que ces autorisations sont toutes soumises à une condition : les époux doivent vivre en ménage commun. Les autorités compétentes peuvent mener une enquête administrative, si le mariage semble fictif et destiné uniquement à régulariser une situation illégale.
Pour dissimuler la lipodystrophie, deux types de stratégies sont mis en œuvre : les stratégies vestimentaires et les stratégies réparatrices. Les premières consistent à endosser des habits larges au niveau de la taille, afin de cacher les rondeurs localisées autour du ventre et d’esquiver les questionnements vécus comme embarrassants de la part de l’entourage qui associe souvent ces rondeurs à une grossesse. Cette pratique est utilisée face aux différents interlocuteurs indépendamment de la sphère sociale d’appartenance, mais elle est tout de même plus fréquemment et soigneusement mobilisée avec les partenaires et les membres des communautés africaines.
Les stratégies de réparation, quant à elles, consistent à se soumettre à une intervention chirurgicale, afin d’enlever le cumul de graisses autour de la taille, source de « souffrances » morales. Y a eu recours Éliane, originaire de la République Démocratique du Congo, âgée de 45 ans, divorcée sans enfants, arrivée en Suisse en 1987, diagnostiquée en 1988 et naturalisée : « La prise de poids, ça m’a beaucoup gênée, parce que tu vois ton corps qui se déforme, qui va grossir devant, derrière. Tout le monde : ’Hey Éliane, tu as pris du poids !’. Il y en a qui pensaient même que j’étais enceinte. Une fois, je me rappelle encore, j’avais des amies à l’église qui croyaient que j’étais enceinte : ’Ouh là là, tu es enceinte !’. Et ça, ça me faisait mal. C’est aussi pour ça que j’étais tombée dans la dépression à cause de ça et qu’on a dû m’opérer pour retirer les trois kilos de graisse que j’avais. À cause de ça, parce que j’étais très mal. ».
Comme ces interventions chirurgicales sont coûteuses et qu’elles ne sont pas remboursées par l’assurance-maladie, seules les femmes vivant dans des conditions socio-économiques aisées peuvent se les permettre. C’est le cas d’Éliane, la seule femme arrivée en Suisse dans les années 1980, toutes les autres étant arrivées à partir des années 2000. C’est aussi le cas de Mireille qui s’est soumise à l’intervention dans un pays de l’Afrique du Nord, où les coûts sont moins élevés et dont l’expérience témoigne des circulations transfrontalières autour du soin (Moullé, Duhamel, 2010).
La grande majorité des femmes enquêtées a été diagnostiquée entre un et trois ans après son arrivée en Suisse. Au moment du diagnostic, les femmes interprètent le sida en fonction des expériences de la maladie dont elles ont été spectatrices, et des codes culturels en vigueur dans leur famille d’origine ou dans leur communauté. Se croyant, tout d’abord, condamnées à mort, ce n’est qu’au fil du temps, grâce aux informations obtenues dans le milieu médical et, pour les femmes qui les fréquentent, dans les associations de lutte contre le sida, qu’elles apprennent que c’est une maladie avec laquelle on peut vivre sur le long terme, c’est-à-dire une maladie chronique (Poglia Mileti et al., 2014a). Ainsi, plusieurs femmes racontent avoir décidé, par la suite, de donner ou de redonner la vie. Pour elles, (re)devenir mères signifie aspirer à une « vie normale » en contexte migratoire, avec l’espoir de voir grandir leurs enfants. La grossesse les protège aussi de la stigmatisation, surtout dans le milieu africain, parce que selon leurs dires, tout le monde n’est pas au courant qu’une femme séropositive peut donner la vie sans risque de transmission du VIH/sida à l’enfant. Les femmes qui ne pensaient pas enfanter après le diagnostic de leur séropositivité, ont vécu la maternité comme une reprise de contrôle sur leur vie.
Si la grossesse est interprétée comme une sorte de libération par rapport à la séropositivité, l’arrivée de l’enfant confronte à nouveau les femmes à la question du secret. En effet, comme elles disent vivre « mal » l’accouchement par césarienne, elles affirment ne pas vouloir en parler, notamment avec leurs compatriotes [11]. L’expérience de la maternité commence dans un cadre où le secret est strictement préservé : la salle d’accouchement. D’une part, les femmes sont entourées par l’équipe médicale qui est soumise au secret professionnel, d’autre part, elles sont accompagnées uniquement par leurs partenaires, quand elles ne sont pas seules. Cependant, dès les premières visites à l’hôpital ou, au plus tard, dès la sortie de l’hôpital, il s’agit pour elles de taire la naissance par césarienne. Quant à Laetitia, originaire de Guinée, âgée de 25 ans, mère célibataire de deux enfants, arrivée en Suisse et diagnostiquée en 2011, titulaire d’un permis B, elle doit adopter des stratégies de gestion de ce secret avant même l’arrivé du nouveau-né. Accompagnée en salle d’accouchement par sa sœur qui n’est pas au courant de sa séropositivité, elle met en œuvre des stratégies anticipatoires pour que le personnel médical ne l’informe pas : « Le jour que j’ai eu les contractions, j’ai appelé la maternité, j’ai dit que je viens, parce que je venais avec ma sœur. J’ai appelé, j’ai dit : ’ Écoutez, je viens avec une sœur à moi, mais elle n’est pas au courant de ma situation, que je suis séropositive. Donc, je n’aimerais pas qu’elle soit au courant ’. (…) J’ai dit ça à une infirmière. Et quand on est venues, c’était normal. Elle est restée, elle n’a rien compris. J’ai accouché et puis on est parties. ».
Laetitia démontre ici que sa capacité d’agir se fonde à la fois sur la connaissance du secret médical et sur la prise de conscience de son importance pour se protéger d’un éventuel rejet. Les stratégies de contrôle de l’information relative à l’accouchement par césarienne sont limitées dans le temps, les questions sur l’accouchement tendant à s’estomper dans les semaines qui suivent l’événement. En revanche, les procédés qui visent à cacher l’allaitement artificiel sont à la fois plus étendus dans le temps et plus contraignants, puisque l’allaitement est une pratique qui advient plusieurs fois par jour et pendant plusieurs mois.
Comme l’allaitement naturel est une pratique de la maternité valorisée dans le contexte africain (Desclaux et Alfieri, 2009), les femmes ayant accouché après le diagnostic de séropositivité sont particulièrement impliquées dans cette forme de contrôle. Elles affirment devoir justifier l’absence d’allaitement maternel face aux interrogations de leurs compatriotes. Bien qu’elles disent « vivre mal » ces moments où elles sont questionnées sur leurs pratiques nourricières, aucune femme ne remet en question le recours à l’allaitement artificiel, mesure de prévention qui évite la transmission du virus au nourrisson. Néanmoins, ressentant la pression de leur entourage qui considère l’allaitement maternel prolongé comme la norme, elles mettent tout en œuvre pour éviter que ne soit décodée leur séropositivité. Ces stratégies de dissimulation peuvent être anticipatoires ou élaborées en situation et ajustées en fonction de la réaction d’autrui.
Parmi les femmes qui développent ces stratégies anticipatoires figure Thérèse, originaire de Guinée, âgée de 37 ans, mariée et mère de deux enfants, arrivée en Suisse en 2006, diagnostiquée en 2012, titulaire d’un permis B : « Je n’ai pas allaité, j’avais tellement peur, et je me suis dit : ’Qu’est-ce que je vais en parler ?’, mais pas avec les blanches, aux africains. Parce que pour nous, chez nous, téter le bébé c’est très très important ça. Alors j’avais une sœur, elle est au centre [pour requérants d’asile] ici, elle m’a posé la même question. D’abord, j’ai dit à Céline [une infirmière] : ’Comment je vais dire aux gens que… je n’ai pas donné le lait à Tania ?’. J’ai dit : ’Les gens, ils vont me poser des questions’. Elle a dit : ’Tu lui dis que ton lait ce n’est pas bien, et pis c’est bon, voilà c’est fini’. (…) En plus mon premier fils, quand je l’ai eu, moi j’avais les problèmes de sein, quand il tire, le sang qui coulait. Et pis j’ai expliqué ça : tu comprends, tu ne comprends pas, je n’explique plus rien, j’ai dit c’est ça et pis je passe à autre chose. ».
Comme d’autres femmes, anticipant les questions des proches, Thérèse va demander conseil auprès d’une professionnelle de la santé en vue de gérer au mieux les attitudes inquisitrices de l’entourage. Mais en plus de s’appuyer sur cette légitimité médicale, elle mobilise une expérience précédente – un problème de crevasses lors de l’allaitement de son premier enfant – pour renforcer la justification du recours à l’allaitement artificiel.
Originaire du Togo, âgée de 28 ans, mariée et mère de quatre enfants, arrivée en Suisse 2007, diagnostiquée en 2009, titulaire d’un permis C, Sibel utilise les émotions que le questionnement relatif à l’allaitement suscite en elle – la tristesse – pour justifier l’allaitement artificiel. Si elle ne peut pas offrir son lait maternel, c’est qu’elle souffre d’une dépression post partum, ou, pour le dire avec ses mots, de « problème de cœur » : « Et là, il y a beaucoup de gens qui m’ont dit : ’Mais pourquoi tu ne donnes pas le sein ?’. Donc, en ce moment, quand on me pose la question, ça me fait… J’ai envie de pleurer. Ils me disent : ’Mais pourquoi tu es comme ça ?’. Et je dis : ’Peut-être, j’ai le problème de cœur, donc je ne peux pas lui donner le sein’. Oui, ils m’ont dit qu’eux aussi ils comprennent que quand je donne le sein, ça peut causer encore des problèmes. ».
Enfin, les stratégies de dissimulation peuvent être ajustées selon les situations. C’est le cas de Laetitia, précédemment présentée, qui, face à ses amis, fait semblant de donner le sein à sa fille, afin de leur montrer qu’elle « n’a pas de lait » : « Une fois qu’elle [sa fille] pleurait, je disais : ’Mais ça ne coule pas !’. Je disais : ’Non, je n’ai pas de lait !’. Ils me disaient : ’Ok, il faut donner le biberon’ et je donnais. Et je faisais toujours ça, je faisais semblant. (…) Tu sais, surtout chez nous les Africains, on aime trop entrer dans la vie privée des autres. Pourquoi elle ne tête pas ? Pourquoi ça ne coule pas ? Pourquoi il n’y a pas de lait ? Je disais : ’Je ne sais pas’. Mais je me sentais très, très mal. ».
Qu’elles soient anticipatoires ou situationnelles, les stratégies visant à dissimuler les vraies raisons du recours à l’accouchement par césarienne et à l’allaitement artificiel rendent compte de la souffrance morale que les questions autour de ces pratiques suscitent auprès des femmes subsahariennes en contexte migratoire. Mais elles montrent aussi la capacité d’agir dont ces femmes font preuve, en mobilisant des connaissances et des compétences et en les adaptant aux différentes situations d’interaction, afin, la plupart du temps, de cacher leur séropositivité.
Se savoir séropositives et ne pas pouvoir le dire, telle est encore la situation de nombreuses personnes, indépendamment de leurs genre, origine, classe sociale, pays et conditions de vie. La forte stigmatisation de cette maladie sexuellement transmissible en est la cause. Cependant, il est des populations pour lesquelles le secret relatif à la séropositivité pèse plus lourd que pour d’autres. En font partie les femmes migrantes d’origine subsaharienne, en raison de leur expérience migratoire, de leur condition de femmes et des catégories morales à partir desquelles la séropositivité est interprétée. Le VIH/sida étant considéré comme une maladie de la honte, liée à des pratiques sexuelles perçues comme déviantes, elles adoptent le secret comme mode de gestion de l’information relative à leur séropositivité. Les codes culturels selon lesquels la maladie est évaluée jouent donc un rôle fondamental dans l’agir secret. Si, au moment du diagnostic, les femmes interprètent le sida comme une maladie mortelle à brève échéance, dont la mort physique survient après le rejet social (du fait de leur expérience du sida dans le pays d’origine avant la migration), elles ont tendance à attribuer la même représentation de la maladie à leurs compatriotes qui vivent en contexte migratoire. C’est la raison pour laquelle elles mettent en place des stratégies de dissimulation, afin de cacher les indices qui pourraient permettre à ces derniers d’identifier le virus dont elles sont porteuses. L’agir secret, dont nous avons décodé les stratégies ici, est contextuel et relationnel. En effet, plus les femmes craignent d’être rejetées en cas de découverte de l’infection, plus grand est le nombre de personnes exclues des confidences et plus l’agir secret prend de l’ampleur. Les exceptions se situent dans la sphère médicale et celle des associations de défense des personnes atteintes du VIH. Dans ces contextes, les femmes osent se confier, estimant qu’elles peuvent compter sur le fait que leurs confidents ne divulguent pas le secret.
Lorsque les femmes veulent garder secrète leur séropositivité, elles adoptent des stratégies visant à cacher les indices de la maladie, qui demandent à être multipliées et actualisées sans cesse au gré des changements des conditions de santé et de vie, tout comme des réseaux relationnels. Nous l’avons vu, les enjeux visant à taire l’infection varient en fonction des personnes avec lesquelles les femmes interagissent dans leur vie quotidienne, mais également en fonction de leur statut socio-économique et légal en pays d’accueil. Si ces enjeux orientent les stratégies de dissimulation, celles-ci changent aussi selon que les femmes habitent seules, en famille ou dans des structures plus collectives (foyers pour requérants d’asile ou logements partagés avec d’autres compatriotes) et se doivent d’être réinventées chaque fois que les conditions de santé évoluent, comme en cas de changements morphologiques induits par les ARV.
Parmi les indices de la maladie analysés dans cet article, l’accouchement par césarienne et l’allaitement artificiel sont spécifiques aux femmes. En revanche, les transformations du corps, qu’elles soient sous la forme de perte de poids ou de cumul de graisse autour de la taille, concernent également les hommes. Cependant, le sens donné à ces transformations et les enjeux de les dissimuler sont orientés par le genre. En effet, les femmes se sentent affectées dans leur féminité et dans leur rapport à la maternité. Voyant leur corps se modifier, elles se trouvent moins attrayantes et elles craignent que cela ne puisse affecter leur relation de couple (présente ou à venir). Cette crainte est exprimée de manière forte par les femmes, car elle renvoie au risque de mettre en péril l’acquisition d’un statut socio-économique, via la relation de couple, voire d’un statut juridique, via le mariage. Cela n’est pas anodin, preuve en est, les femmes qui supportent des situations de couples dégradantes ou violentes, afin de ne pas perdre l’accès à des ressources économiques minimales et une opportunité de stabiliser leur statut légal. Quant au cumul de graisse autour de la taille, il peut encore contraindre les femmes en âge de procréer à démentir qu’elles sont enceintes, ce qui est difficile à vivre pour elles, en raison de la pression sociale à la maternité.
Reste à noter que si les stratégies de dissimulation liées aux transformations du corps ne sont pas forcément spécifiques aux femmes, celles qui touchent à leurs caractéristiques reproductives le sont. Quand elles choisissent de donner la vie sans mettre en danger leur enfant, les femmes mobilisent des subterfuges pour justifier un accouchement par césarienne ou un allaitement artificiel, alors que dans les communautés africaines – nous confient-elles – l’accouchement par voie basse et l’allaitement maternel sont érigés en normes.
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[1] Dabord et Delage (2013), Disselkamp (2012), Giraud (2005), Simmel (1991 [1908]), Zempleni (1984).
[2] Financée par le Fonds national de la recherche scientifique suisse (subside n°100017_140457), l’enquête qualitative FEMIS a été menée entre août 2012 et juillet 2014 par une équipe de sociologues et de sociolinguistes des Universités de Fribourg et Lausanne (Suisse).
[3] Selon les tendances relevées par l’Office fédéral de la santé publique au cours des dix dernières années, la proportion de tests VIH positifs auprès de la population originaire de la région subsaharienne gravite autour de 15 %. Parmi cette population infectée, la proportion de femmes s’est maintenue très élevée, variant entre 49,3 % et 67 %. En revanche, la proportion de femmes parmi la population suisse infectée n’a oscillé qu’entre 12,5 % et 22,5 % (Tableaux trimestriels VIH/sida, http://www.bag.admin.ch/hiv_aids).
[4] Le protocole de recherche a été accepté par deux Commissions d’éthique de la recherche sur l’être humain (cantons de Vaud et Genève). Pour une présentation détaillée de la démarche méthodologique, cf. les deux articles cités.
[5] Tous les prénoms sont fictifs.
[6] Selon la fiche d’information 2014 de l’ONUSIDA, 67 % des hommes et 57 % des femmes ne bénéficiaient pas du traitement antirétroviral en Afrique subsaharienne en 2013. UNAIDS, [en ligne] http://www.unaids.org/fr/resources/campaigns/2014/2014gapreport/factsheet (consulté le 02.10.2015).
[7] En Suisse, 5 types de permis de séjour peuvent être octroyés. Le permis B, annuel, est une autorisation de séjour délivrée aux étrangers qui résident en Suisse. Il doit être renouvelé d’année en année. Le permis C, de durée indéterminée, est une autorisation d’établissement, délivrée après un séjour d’au minimum 5 ans en Suisse. Le permis L est une autorisation de courte durée octroyée à des étrangers qui séjournent temporairement en Suisse dans un but bien précis. Le permis F est une autorisation d’admission provisoire pour les personnes qui font l’objet d’une décision de renvoi dans le cadre de la procédure d’asile, mais pour lesquelles l’exécution du renvoi se révélerait illicite, inexigible ou matériellement impossible. Le permis N est octroyé aux personnes ayant déposé une demande d’asile en Suisse et faisant l’objet d’une procédure d’asile. Les personnes qui sont considérées comme réfugiées statutaires (ont obtenu l’asile) disposent dans un premier temps le permis B. Pour un aperçu complet des permis de séjour en Suisse, voir www.ch.ch/fr/entree-sejour-suisse et www.guidesocial.ch.
[8] Dix-huit femmes ne travaillent pas, deux sont étudiantes et les dix femmes restantes travaillent dans le secteur des emplois ménagers et de service à la personne.
[9] L’étranger/ère qui épouse un-e Suisse-sse obtient une autorisation de séjour annuelle (permis B). Après 5 ans de séjour légal ininterrompu, il/elle obtient le permis C (autorisation d’établissement). Le/la conjoint-e étranger/ère qui épouse une personne titulaire d’un permis C est mis-e au bénéfice d’un permis B et, après 5 ans, d’un permis C. Il/elle peut ensuite faire la demande d’une procédure de naturalisation facilitée.
[10] Cette option était possible en Suisse jusqu’au 1er janvier 2011, date à laquelle la nouvelle loi sur l’interdiction du mariage des sans-papiers et des personnes déboutées de l’asile est entrée en vigueur.
[11] L’accouchement par césarienne est recommandé pour éviter la transmission du virus à l’enfant.
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