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Guenot Marion

« Que puis-je faire pour vous ? » : Réflexion méthodologique sur les conditions d’une enquête sociologique dans des Groupes d’Intervention Régionaux.

 




 Résumé

« Que puis-je faire pour vous ? », constitue la réplique bien connue à toute demande d’entretien ou d’observation, à l’intersection de l’ouverture et de la réticence à l’enquête sociologique, et constitue tant pour l’enquêté que pour le sociologue, le moment stratégique de présentation de soi et d’introduction de la relation d’enquête. Nous entendons questionner le secret à travers un travail d’observation ethnographique réalisé au sein de deux Groupes d’Intervention Régionaux (GIR) de la police judiciaire chargés de lutter contre « l’économie souterraine » : qu’est-ce que cette catégorie d’action non-codifiée par le droit produit sur l’institution policière ? En présentant mon entrée progressive sur le terrain dans une approche chronologique, j’aborderai ainsi les enjeux d’ententes et de malentendus, les conditions subtiles de maintiens et de dévoilements de secrets entre enquêtés et enquêteurs, en traquant ce et ceux qui se cachent derrière «  ce que tout le monde [ou personne ne] sait » et « ce qui n’est pas important ».

Mots-clefs : police judiciaire, économie souterraine, secret, observation, entretiens

 Abstract

“What may I do for you ?” is a well-known question that marks the crossroads between openness and reluctance towards sociological study in all initial phases of an observation or an interview ; it constitutes a strategic moment of self-presentation and introduction, establishing the interaction dynamic during interview statements as much for the interviewee as the interviewer. We intend to question secrecy on the basis of empirical data collected during the study of Groupes d’Intervention Régionaux (GIR) of the French investigative police agency in charge of fighting against “underground economy” : how does this legally undefined action category impact law enforcement agencies ? The chronological presentation of my first steps in the field will allow me to address the issues of understanding and misunderstanding and the subtle conditions of maintaining or revealing secrecy between interviewees and interviewers, tracking what and who hides behind what “everyone [or no one] knows” and what “doesn’t matter”.

Keywords : investigative police, underground economy, secret, observation, interview

 Introduction

À partir d’un travail d’observation ethnographique réalisé au sein de services de Police Judiciaire [1], je propose d’appréhender plusieurs dimensions que prend le secret sur ce terrain. Les Groupes d’Intervention Régionaux (GIR), composés de policiers, de gendarmes, d’inspecteurs des impôts, des douanes ou encore de l’URSSAF, sont officiellement chargés de lutter contre « l’économie souterraine  » [2] que le Ministre de l’Intérieur définissait comme étant « faite de trafics en tous genre, de commerce de produits stupéfiants, de proxénétisme, d’exploitation des personnes  ». [3] La circulaire interministérielle d’installation publiée en mai 2002 justifie cette « mise en œuvre en profondeur d’une action pluridisciplinaire » par la nécessité de répondre à la « priorité absolue du gouvernement, le rétablissement de la sécurité et de la tranquillité publique […] en particulier dans les secteurs urbains sensibles » [4]. Au-delà de premières interrogations portant sur les logiques qui président à la sélection d’affaires parmi une somme potentiellement infinie de délits générant un profit financier hors « économie légale », il s’agit ainsi de situer dans la hiérarchie policière, la diversité des conceptions rencontrées sur mon terrain d’enquête. Celles-ci induisent les logiques différenciées d’engagement des protagonistes et de redéfinition du métier policier autour de l’objet – du moins, en apparence – flou et peu institué « d’économie souterraine  ». Rapporté à des acteurs diversement situés dans les hiérarchies professionnelles et dans celles des GIR, le secret se situe alors sur plusieurs plans. Entourant aussi bien la construction d’un phénomène considéré comme invisible que l’évolution de son traitement policier et loin de fournir un cadre anecdotique, le secret peut se situer au fondement d’une approche plus générale sur l’articulation entre une parole et une image officielle très bien rodées, et l’ouverture à la démarche de recherche.

À travers la construction et l’évolution du service chargé de combattre « l’économie souterraine des cités sensibles », je m’interroge sur la construction et l’évolution du traitement de ce problème public. Émergeant à la faveur d’une construction médiatique, politique et experte, il révèle l’institutionnalisation d’une politique de la ville basée sur la territorialisation des problèmes sociaux et annonce progressivement le centrage de l’action étatique sur le domaine sécuritaire (Bonelli, 2009 : 27). Simultanément au « travail spécifique d’énonciation et de formulation publique » de problèmes « d’insécurité » et de « violences urbaines », de nouvelles conceptions de ces phénomènes et des solutions à y apporter se développent plus discrètement et prennent progressivement de l’ampleur jusqu’à prendre une place prépondérante dans la justification de l’action sécuritaire : les pouvoirs publics seraient ainsi confrontés à des phénomènes de délinquance et de criminalité à caractère collectif et organisé qui sous-tendraient l’affaiblissement de « l’ordre républicain » [5]. Les premiers entretiens que j’ai réalisés auprès de policiers de la Direction Centrale de la Police Judiciaire (DCPJ) ont fait apparaître des appréciations, générales mais concordantes, sur le développement tardif d’une nouvelle forme de délinquance :

«  Les quartiers se sont un peu assagis, ont été pris en main par des gens qui ont vu un petit peu plus loin, et qui se sont dits, « si on veut travailler sur le long terme, faut pas que la police s’intéresse à nous, il faut arrêter de faire des conneries dans la cité, hein, pour pas les faire venir, et il faut qu’on puisse faire notre business tranquille ». Et eux se sont développés sans bruit, c’est en cela qu’on les a pas vus forcément grandir. […] L’économie souterraine, ça n’est pas un mythe ! »

Commissaire divisionnaire, entretien, février 2014

Les mesures politiques successives du début des années 2000 [6] et, parmi elles, l’installation des GIR se situent aux prémices de la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP). Alors que les mots-clés « néo-banditisme des quartiers », « économie souterraine », « réseaux de trafics », « dérives mafieuses » se multiplient au sein du débat public – ici synonymes, là antonymes – mon travail liminaire de collecte et d’analyse d’un corpus de presse et de recherche documentaire n’a pas résolu toutes mes interrogations quant à l’articulation entre injonctions politiques et traductions en catégories d’action policière. Comment alors orienter mes recherches sur la répression d’un phénomène, « l’économie souterraine des quartiers sensibles », qui n’est pas un délit référencé dans le code pénal et dont le service de police compétent ne peut œuvrer qu’en appui d’un autre ? Comment appréhender l’activité de ce service comme participant pleinement de la montée de ce problème public, souvent décrit comme phénomène ‘dont tout le monde connaît l’existence’ ?

L’interrogation « Que puis-je faire pour vous ? », réplique bien connue à nombre de demandes d’entretien ou d’observation, à l’intersection de l’ouverture et de la réticence à l’enquête sociologique, constitue le moment stratégique de présentation de soi et d’introduction de la relation d’enquête tant pour l’enquêté que pour le sociologue. À la manière de Georg Simmel (1991 [1908]), il s’agira d’interroger les options qui s’offrent alors aux détenteurs de secrets, de leur maintien à leur trahison. Dans l’interstice entre « savoir et non-savoir », je propose d’aborder les jeux subtils de dissimulations et de dévoilements dont dépendent non seulement la « bonne marche » d’une enquête, mais sa restitution. Alors que le secret pourrait renvoyer à toute information, écrit ou situation discrétionnaire propre à l’exercice de la fonction policière, il s’agit de le saisir dans sa dimension relationnelle afin de mettre en lumière les conditions dans lesquelles sociologue et enquêtés abattent leurs cartes. Mon travail empirique nous plonge dans un univers professionnel où le silence est bien moins de rigueur que ne l’est une forme de récit codifiée imposant une distinction entre énoncé officiel (« in ») et officieux (« off »). Ainsi, la question de ce que nos enquêtés ‘font pour nous’, les raisons qui les poussent à dissimuler certains aspects de leur travail, ou surtout, à les porter à notre connaissance, loin de constituer un cadre anecdotique, méritent un examen approfondi.

Dans un premier temps, à travers une sociologie des GIR, j’aborderai le secret comme élément d’organisation des positionnements et rapports sociaux au sein de l’institution policière. Dans une seconde partie, je m’intéresserai à la construction de la catégorie d’action publique « d’économie souterraine  ». À travers l’étude d’une mission paradoxalement construite autour d’un phénomène tenu pour secret, « souterrain » mais intensément médiatisé, je mettrai en relief les logiques qui président à sa mise en œuvre. Enfin, je reviendrai sur la construction de ce terrain dans les deux services de police, qui ne saurait être appréhendé comme n’étant que le fruit ‘d’une négociation pure’, mais dépendent de la mobilisation de représentations où les deux parties tentent de se conformer à ce qu’elles estiment être attendues d’elles. En explorant ce qui continue de résister au simple ‘projet de connaître’, je mettrai à jour certaines spécificités révélatrices des relations complexes que noue le sociologue sur son terrain d’enquête.

 Secrets dans l’espace professionnel

Au commencement de mon enquête, j’ai sollicité auprès de la Préfecture de Police de Paris (PP) et de la Direction Centrale de la Police Judiciaire (DCPJ) deux stages d’observation au sein de deux GIR, l’un situé en Île-de-France, et l’autre en Province. Quelques jours plus tard, un responsable de l’Unité de Formation de la Police Judiciaire de la PP me recontacte par téléphone au sujet de ma demande pour l’Île-de-France. Il est chargé de me « poser quelques questions » concernant mes motivations et d’en faire un rapport à « sa hiérarchie » qui m’informera par la suite de sa décision. Notre conversation ardue évoque la brutalité à laquelle s’exposent d’apprentis-sociologues, « confrontés à des agents aux propriétés sociales contradictoires aux nôtres » (Chamboredon et al., 1994 : 117). Je suis interrogée sur l’existence de possibles acteurs, notamment policiers, qui auraient pu me pousser à venir « fouiller, gratter » les GIR. À cet instant, je ne connais ces derniers qu’en tant que services d’intervention sur la voie publique, mais le responsable me prévient d’une interdiction formelle de participer à toute « opération d’intervention » avant de s’étonner du fait que la perspective d’un « stage dans les bureaux » ne me dissuade pas dans mes recherches. Il s’enquiert du fait que je puisse « connaître des policiers », au sens d’avoir des relations au sein de la police qui m’auraient « poussée à … ». Ce qui est ici mystérieux pour cet acteur est ainsi lié à cette tension entre ma difficulté à détailler précisément ma demande d’observation d’un service dont j’ignore le fonctionnement et mon refus de livrer néanmoins les a priori certains sur lesquels se fonde mon intérêt pour ces unités. Il raillera le ton que j’emploie pour lui répondre : « vous faites bien attention » alors que les réponses valides pour les policiers à la question «  qu’est-ce que vous avez l’intention de faire ? » ne pourront véritablement être fournies qu’à condition de pouvoir commencer à réaliser ces observations. Cette démarche scientifique consistant à attendre du travail de terrain qu’il permette de souligner les traits les plus pertinents de nos réflexions fait parfois difficilement sens auprès de nos enquêtés. La posture consistant alors à demander à en voir et savoir le plus possible a ceci d’intéressant que la sociologue ne présente pas, au démarrage de sa recherche, d’attention particulière qui pourrait être jugée comme déplacée quant à de potentiels secrets ou aspects « sensibles ». Mais elle nécessite alors une posture stratégique consistant à écarter les interrogations non seulement liées à ce que l’on croit savoir, mais aussi à ce que l’on ne sait pas. Il s’agit d’éviter d’essuyer un refus au motif que l’on n’est pas « à la hauteur » (Chamboredon et al., 1994 : 122), sentiment, particulièrement prégnant pour une jeune sociologue au démarrage de son travail de thèse. Le fait d’être prise au sérieux par ces « imposants » bien que prise de haut se révèle hautement déstabilisant.

Informée par courrier que la hiérarchie policière m’autorise à démarrer mon travail d’observation quelques semaines plus tard, je commence donc par le terrain francilien, où je suis accueillie avec un enthousiasme certain. Présenté comme une « petite famille » par le chef de groupe, le GIR A est très vite valorisé par ses protagonistes comme l’un des « meilleurs GIR », tableau des résultats des GIR d’Île-de-France à l’appui. Mon arrivée au sein du GIR B en province s’inscrit dans un cadre bien moins enchanté. J’y rencontre un commissaire moins loquace. À mon arrivée, je garde mon premier stage effectué un en Île-de-France sous silence, de peur d’accentuer ses attitudes de repli. L’apprenant toutefois par la commissaire de la PJ en fin de journée, sa réaction ne se fait pas attendre : « Vous m’aviez pas dit, que vous aviez déjà été dans le [nom du département]. Alors tout ça… (Il désigne le dossier que j’étais en train d’étudier) vous connaissez déjà ». Tandis que je bredouille quelques explications en rougissant, il déclare que je risque fort de m’ennuyer en comparaison de mon précédent stage d’observation. Cette réaction souligne les logiques de hiérarchisation entre différents GIR. Si mes demandes d’enregistrement des entretiens se heurte à des refus sur les deux terrains, comme c’est souvent le cas en terrain policier (Pruvost, 2008 : 74), un policier du terrain francilien marquera sa différence en ces termes « Vous êtes à la PP, ici, c’est l’état dans l’état, alors non on ne fait pas ce qu’on veut (rires). Vous verrez bien [si vous pouvez enregistrer vos entretiens] en province, là-bas ils font ce qu’ils veulent (rires) ». [7]

C’est à l’aune de ces rapports de pouvoir que l’on peut analyser certaines réactions à mes demandes d’entretien. Pour certains responsables, ma présence est un signe de légitimité, de valorisation. Pour d’autres policiers, elle constitue l’occasion de disposer d’une confidente compréhensive. M’étant rapprochée du gros des troupes dans l’un des services où se déroule mon enquête, mes entretiens feront l’objet d’un fort intérêt de la part de ces acteurs, tandis que mon travail se heurtera aux moues dubitatives et aux remarques dévalorisantes de la part de leur responsable. À l’inverse, l’accueil enthousiaste d’un commissaire en période ‘tendue’ peut entraîner des réactions très négatives de la part de policiers travaillant sous sa direction, allant jusqu’au refus net de me parler. Celui-ci réussira à obtenir que l’un d’entre eux se plie à cet exercice, auquel je mets rapidement fin tant cela lui déplaît : « Mais qu’est-ce que vous voulez ? C’est ma psychologie, mon mental que vous essayez de disséquer ? Le mental policier ? Je veux bien faire hein, mais moi je sais pas ce que vous voulez… » [8]. Au sein des GIR, mon intégration à des moments de travail au bureau se fera à la faveur de ma participation aux « opé », qui sont prises dans des logiques contradictoires. Il s’agit de se montrer capable de réaliser perquisitions et interrogatoires, afin de se conformer à l’image de « GIR de terrain » à la conjonction des discours officiels tenus sur les missions des GIR et de pratiques qui constituent le cœur de la valorisation du métier policier. Ces observations me sont proposées parce que basées sur des moments « vivants », « intéressants », « chauds », « animés  » par opposition aux « temps morts », « fastidieux », « l’ennui du bureau » [9]. C’est autour d’ambiguïtés liées à la manière de me désigner devant les policiers des autres services ou des mis-en-cause - « la stagiaire », « la petite » - qui fait référence à un moment clé de la formation de jeunes policiers, que se crée, autour d’un secret commun avec les policiers des GIR ravis de m’impressionner, des effets de complicité et de mise en confiance. En sociologie du travail policier, l’exercice de la coercition, notamment physique dépend autant des appréciations que font les policiers d’une situation donnée (Moreau de Bellaing, 2010 : 326) que de la manière dont les policiers se situent et classent leurs délinquants (Proteau, Le Caisne, 2008 : 134). Si l’usage de la force n’est pas dissimulé mais mis en valeur par mes enquêtés, c’est précisément parce qu’il s’agit d’actes où policiers et membres des administrations partenaires se valorisent en se conformant à ce qu’ils estiment constituer la dimension la plus noble de leur action. Ce qui est ainsi décrit par ces acteurs comme faisant partie de mes « connaissances », (éventuelles ‘relations’ dans l’institution, connaissance de l’activité des GIR, connaissance de tel ou tel policier) évoque la « connaissance pour l’extérieur » non seulement « dans un sens de pure représentation sociale » mais aussi « de telle sorte que l’on ne connaît que ce que l’autre nous montre » (Simmel, 1991 [1908] : 25).

Le fait d’étudier l’activité de policiers chargés de lutter contre un phénomène défini comme secret et silencieux, « la codification juridique étroite d’un phénomène invisible et l’imbrication des champs policiers, judiciaires et politiques autour de cet invisible » (Jobard, 2000 : 243) et de chercher à délimiter précisément ces catégorisations [10] n’est pas une démarche récente ou nouvelle. Ce qui m’intéresse ici, c’est de problématiser cette construction pour observer ce qu’elle produit sur les institutions chargées de la combattre. Selon leur circulaire d’installation [11], ces groupes étaient initialement désignés pour être au cœur de vastes opérations de maintien de l’ordre au sein des espaces publics de ces « quartiers sensibles  » : « interventions en urgence », « lutte contre les incendies répétés et organisés ». Dans un rapport parlementaire publié en 2003 [12] comme dans celui de l’Institut des Hautes Études de la Sécurité Intérieure (IHESI) publié en 2011, il est fait état de saisies de stocks d’armes et de drogue, plus ou moins importants, ainsi que de malentendus avec la presse écrite sur la nature de leur mission, sans davantage de précisions [13]. L’installation de ces services ne manque pas de générer des interrogations et des conflictualités portant sur les enjeux d’une division du travail policier. [14] L’histoire énigmatique de l’émergence de « l’économie souterraine » est ainsi celle des policiers conquérant leur spécialisation à l’égard des services de police et de gendarmerie non-spécialisés, mais demeurant tenus à l’écart des grandes affaires de « corruption » ou de « délinquance en col blanc ». Les délits qui leur échappent sont par exemple « les abus de biens sociaux » auxquels mes enquêtés font régulièrement référence [15], mais qui ne sont pas visés par le mandat qui leur a été assigné.

L’entrée en jeu du GIR est conditionnée à l’apport d’une « plus-value », à savoir le fait de fournir des informations que l’on est seul à détenir. « L’info » se situe en effet au cœur de la valorisation de tout service d’investigation. En disposer, c’est s’affirmer potentiellement comme le propriétaire d’une affaire et de son issue positive, c’est pouvoir travailler « d’initiative  », en orientant et proposant une enquête au magistrat. Pour Everett Hughes (1951 : 101) les policiers détiennent, retiennent, s’affirment comme « porteurs de secrets ». Dans le cas fréquent où deux services œuvrent séparément mais sont amenés à travailler sur le même type de délit, de territoire, voire sur les mêmes individus-cibles, certaines informations sont tenues secrètes de sorte que l’activité du service le mieux positionné dans la hiérarchie demeure prioritaire sur celle de l’autre. Dans ce contexte, la possibilité pour le GIR de travailler en co-saisine avec d’autres services de police, de partager une affaire ou tout simplement d’être sollicité doit se conquérir ou peut se perdre pour une durée indéterminée. La défiance du service porteur d’un dossier vis-à-vis du partage de l’enquête avec un GIR pouvait être d’autant plus importante que cela plaçait ce service dans une situation de concurrence désavantageuse, en raison de la valorisation et de la médiatisation dont les GIR faisaient l’objet à leur création : « Les collègues, quand on leur demandait un dossier, ils se disaient tout de suite ‘ceux-là, ils ont encore envie de faire la une des journaux avec nos affaires’ ». [16] Si les GIR sont toujours contraints d’œuvrer en appui d’un autre service et sont ainsi privés de toute « initiative », ils ont toutefois la possibilité de refuser les affaires « inintéressantes », où il n’y a pas de biens jugés significatifs à découvrir et saisir. Mais le partage d’informations entre services prend régulièrement une tournure concurrentielle. Parce que les policiers sont « suspectés d’être contaminés par les déviants qu’ils côtoient […] suspect[s] pour [leur] propre institution » (Pruvost, 2007 : 133), ils se suspectent parfois mutuellement d’être à l’origine de « fuites » suite auxquelles des suspects se savent surveillés.

 (Re)construire l’économie souterraine ?

Alors que les rares documents à disposition du public et, parmi eux, un rapport parlementaire [17] font état de saisie d’armes et de nombre de personnes écrouées, un tableau donné en main propre lors de mon premier jour de stage fait la synthèse des volumes de saisies judiciaires en valeur, qui sont des saisies patrimoniales, notamment de biens immobiliers. Il s’avère ainsi que l’activité des GIR consiste à mener des investigations plutôt qu’à intervenir pour maintenir l’ordre dans ‘les quartiers’ et à saisir un « patrimoine criminel » [18] plutôt que des armes et stocks de drogue. Lors de cette première entrevue avec le chef de groupe, très vite, j’avais été prise de court en réalisant que le service qui m’est présenté est tout autre que celui que les discours et documents officiels laissent percevoir :

« Alors, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

Question : Pouvez-vous me présenter votre GIR puisqu’à vrai dire, il n’y a que très peu d’infos…

Réponse : Alors le GIR c’est assez simple, on est une structure interministérielle, avec des représentants du fisc, de l’URSSAF… ici on s’occupe des avoirs criminels et des profils illicites mais on n’est pas un service financier hein d’accord, on a pas de comptable, on est juste là pour dépister le patrimoine d’accord ? […] Donc il y a d’abord une saisie provisoire et puis la saisie devient réelle une fois confirmée par le jugement. Mais allez-y, allez-y, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

(Il continue de parcourir son dossier des yeux. Je continue à hésiter à poser des questions, réalisant que bon nombre d’entre elles sont caduques.) Il lève les yeux vers moi : Ben faut pas hésiter, hein, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

Q : Et donc vous êtes sur quel type de délit ?

R : On a beaucoup de racket, d’extorsion, y’a un panel très très large. [..] On se nourrit des éléments de l’enquête, on va perquisitionner, on va auditionner dans les locaux des services. Au final on va potentiellement envoyer en prison mais nous on est la 2e coupe. Comme un rasoir vous voyez, la 1ère coupe, la 2e, ratisse. Nous, on ratisse : Solde des comptes bancaires, bien immobiliers…. et les mis en cause ne peuvent plus y toucher, ils ne peuvent rien en faire pendant ce temps. Mais dites-moi hein, qu’est-ce que je peux faire pour vous ? »

(Chef de GIR, Île-de-France, entretien, avril 2014)

Ces méconnaissances seront pourtant systématiquement accueillies par un sourire entendu : « ça n’est pas grave, même dans la police, personne ne sait ce qu’on fait ». Ma présence en observation au sein du GIR A ne va pas, dans un premier temps, être vécue comme intrusive, puisque recevoir des acteurs extérieurs, expliquer son travail et particulièrement échanger avec les non-policiers qui composent leur service, qualifiés affectueusement de « demi-flics », « faux flics » ou « flics ratés » [19], fait partie intégrante de leur mission. La semaine de ma convocation n’a pas été choisie au hasard, deux « opé » étaient prévues pour cette première semaine. Je réalise donc une première série d’entretiens à vocation purement informative et commence un travail d’archive sur différents types de rapports réalisés par le commissaire, des textes de lois, et même des articles des « Cahiers de la sécurité  » [20], lors des temps morts – sans opération en cours – où le chef de groupe oscille entre les commentaires à haute voix à mon attention concernant les dossiers qu’il traite et la concentration silencieuse, entrecoupée de moments de gêne : « Ah j’espère que vous ne vous ennuyez pas, c’est dommage que vous attendiez comme ça, mais vous verrez mercredi, on est pas un GIR de bureau  ». Ces premières investigations dépendent de la bonne volonté de mes enquêtés. Ils trient ce qu’ils pensent devoir m’expliquer, tandis que noyée sous une masse d’informations, je peine régulièrement à les relancer.

Dès lors que je m’approche de l’un d’eux, celui-ci lève les yeux vers moi en souriant : « Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Vous avez une question, dites-moi ? Faut pas hésiter ». Ma demande de simplement « voir leur travail quotidien » et ma posture de prise de notes s’est ainsi rapidement heurtée à la distinction valorisant le travail d’intervention, extérieur au bureau, et dévalorisant « la paperasse ». Ma recherche est entièrement dépendante des éclairages de mes enquêtés : selon eux, au bureau « il n’y a rien à voir d’intéressant » [21]. En posture d’apprentie, je suis d’emblée intégrée à une réunion de briefing préparant une opération, à l’opération elle-même, ainsi qu’à l’observation de l’interrogatoire qui s’ensuit. Le service de police co-saisi avec le GIR A accueille de jeunes commissaires stagiaires, ce qui facilite mon intégration à une perquisition, qui pour être un espace de pratiques discrétionnaires (Moreau de Bellaing, 2009 : 25), n’en est pas moins un lieu d’apprentissage.

L’ouverture à la démarche de recherche pose la question de la façon dont celle-ci est rendue intelligible par l’enquêteur, ce qui passe par un travail de reformulation et de soumission partielle aux logiques discursives censées faire sens auprès des enquêtés. Cette dissimulation «  derrière des déclarations qui font référence à des valeurs auxquelles toutes les personnes présentes se sentent tenues de rendre hommage » (Goffman, 1956 : 18) « écarte », « recompose » progressivement certaines finalités de l’enquête à travers ce « choix établi du point de vue (…) du rapport à l’auditeur en tenant compte de sa faculté à comprendre » (Simmel, 1991 [1908] : 14). Sociologues et enquêtés se retrouvent ainsi pris dans ce « cycle virtuellement infini de dissimulations, de découvertes, de fausses révélations et redécouvertes » (Goffman, 1956 : 17). Si leurs responsables hiérarchiques rencontrés dans un premier temps s’accordent aisément sur le terme « d’économie souterraine » et en livrent une définition stabilisée, c’est qu’ils sont en charge de veiller à la bonne application de la mission des GIR. Le fait de reprendre ces mêmes termes lorsque je m’adresse à ceux qui y travaillent suscite au contraire débats et interrogations, avant que mes questions me soient renvoyées. L’absence de statut d’évidence prêté à la notion « d’économie souterraine » selon les acteurs chargés de la combattre ne saurait être appréhendée comme une simple résistance à révéler ses secrets. Il faut appréhender la façon dont l’acte de fabriquer quotidiennement son métier à partir d’injonctions contradictoires s’accompagne d’autres discours et conceptions. La délimitation de « l’économie souterraine » peut être comprise comme une injonction hiérarchique et politique au sens où les chefs de GIR en répondent auprès de journalistes, de parlementaires, d’experts, du Préfet ainsi que dans divers comités locaux présidés par les autorités préfectorales [22]. Régulièrement désignées sous le terme peu valorisant de « grand-messe », ces rencontres correspondent en partie à la remarque de Gwenaëlle Mainsant (2008 : 51) concernant les injonctions hiérarchiques et politiques : « Il s’agit d’une façon de discréditer un usage illégitime du droit, qui ne correspondrait pas à leurs attributions. La hiérarchie est alors rejetée hors du « vrai » travail policier, c’est-à-dire vers la gestion des ressources humaines et financières du service  ». Cette interrogation ainsi formulée maintient l’illusion d’une application mécanique d’injonctions au détriment de l’examen des raisons pratiques qui conditionnent la fabrication quotidienne de leur action, telles que le volume potentiel de saisies ou les bonnes relations entre services. Ces acteurs répondent bel et bien de leurs résultats en utilisant la notion « d’économie souterraine » dans les bilans à destination de leur hiérarchie. Mais ma présence et mes injonctions à livrer une définition de ce terme se perdent dans le flou leur permettant, d’une part, de fournir des résultats jugés satisfaisants par leurs responsables et, d’autre part, de mener leur activité selon des critères qu’ils estiment plus légitimes. La diversité des modalités d’action ou de partage d’informations entre les différentes administrations rencontrées sur mes différents terrains d’enquête laisse entrevoir la façon dont, en coulisses, sous l’apparence de choix purement techniques, les acteurs mobilisent certaines ressources en fonction de leurs capitaux et dispositions.

 Ce que le sociologue fait à son terrain

D’origine modeste, issue de l’une de ces « cités » qui constitue leur terrain, mais rencontrant les professionnels des GIR dans le cadre d’un niveau d’études toujours supérieur au leur, j’ai ainsi pu mobiliser différents registres de complicité, tantôt autour de mon cursus universitaire, tantôt de l’articulation de celui-ci avec mes origines sociales. Dans ces premiers échanges, acceptant parfois difficilement d’être en position d’interrogateur interrogé, certains de ces policiers retournent ainsi la situation qui leur échappe, rétablissant leur statut de dominant (Darmon, 2005 : 102). Dans l’extrait d’entretien ci-dessous, ce brigadier en vient à se raccrocher des formes d’interrogatoire (Proteau, 2009 : 9) conforme au rapport entre un policier et une justiciable. Rapport social asymétrique vis-à-vis duquel la démarche d’enquête sociologique consiste précisément à tenter de se soustraire temporairement :

« Réponse : Mais bon je sais pas si c’est tellement ton sujet.

Question : Et bien si, c’est les deux, l’économie souterraine et le fonctionnement des services…

R : Mais on en revient à la question de départ, pour toi l’économie souterraine, c’est quoi ?

Q : Mais moi j’en ai une certaine idée, ce qui m’intéresse c’est que tu m’expliques toi.

R : Ouais mais pour toi, c’est quoi, depuis un an t’as bien une idée.

Q : Ben de ce que vous m’en dites, toi et les autres, dans les cités sensibles, ce sont principalement les stupéfiants ?

R : Ben ça c’est un exemple, d’économie souterraine, c’est un délit. Mais me donne pas un exemple. Juste l’économie souterraine.

Q : Et bien je dirais l’activité économique illégale générant du profit ?

R : Voilà. Donc ce n’est pas seulement les cités. Mais ton sujet c’est les cités. […] Mais pour te dire qu’on a une vision extérieure et que c’est une vision biaisée. Bon moi j’ai vécu un peu dans un quartier, mais toi est-ce que tu connais, t’es déjà allée voir par exemple ?

Q : Moi en fait j’ai vécu dans des quartiers aussi…

R : […] Ben alors tu connais tout ça, tu l’as bien vu.

Q : Ben non je pense pas qu’on sache tout. D’où l’intérêt de mes stages, d’avoir un autre point de vue.

R : Mais c’est une grosse cité, avec du stupéfiant dedans ?

Q : Oui, oui, une grosse cité, mais pour ce que j’en sais moi de ce qui s’y passe…

R : Mais tu sais qu’il y a du stup.

Q : Écoute de ce que j’en sais, il y en a des gens qui vendent oui…. Enfin c’est tout.

R : Mais tu dois bien connaître des gens qui sont dans les stup, si t’as grandi dedans.

Q : Ben tu sais… (gênée) ben j’en ai côtoyé certains quand on était enfants,

R : à l’école, au collège…

Q : Oui mais comment t’expliquer. (Je fixe la table, bafouille) En grandissant, on se côtoie de moins en moins, et finalement on ne se connaît plus du tout.

R : Oui vous vous êtes éloignés, je comprends. Avec ton parcours, et tu fais partie des gens intégrés.

Q : Voilà. (gênée) heu… ben alors qu’est-ce qu’on disait ? »

Entretien, brigadier, Île-de-France, mars 2015

« On ne peut rien lui demander, on n’a pas la moindre réponse claire. Il n’y a que moi qu’elle embrouille ?  » s’exclamera-t-il, moqueur, quelques semaines plus tard. Lorsque je sollicite l’engagement de mes enquêtés pour assurer la bonne marche de mes recherches, les réponses moqueuses ayant trait à l’éventualité d’une rémunération où à l’opportunité d’être observée par ceux que j’observe, par exemple à l’occasion des enseignements que j’assure, met régulièrement à jour le caractère dissymétrique de nos échanges. Ce qui ne va pas sans provoquer chez moi des questionnements coupables : que dois-je à mes enquêtés en échange de leurs secrets ? J’ai constaté que cette désagréable injonction à se livrer afin d’être reconnue comme interlocutrice légitime, c’est-à-dire, connaissant au moins les « quartiers » ayant participé aux « opé », témoignait du désir d’en connaître davantage sur moi pour contrebalancer l’effet inquiétant que leurs propres révélations produisent sur eux-mêmes. Ces acteurs perçoivent mes secrets et les leurs comme répondant à des règles d’échange. Intrus voyeur, indiscret, silencieux sur lui-même, le sociologue est sans nul doute le personnage le plus mystérieux des scènes qu’il observe.

Au moment de clore une deuxième série d’entretiens et d’observations annonçant une longue pause dans mon travail de terrain, j’ai demandé à chacun de me fournir des derniers conseils et observations, les plaçant ainsi en situation de me signifier ce qu’il serait, à leur sens, légitime et pertinent que je retienne de ces séjours. La diversité des réponses fait non seulement état d’arguments ayant trait à la légitimité du service au sein duquel ils sont engagés, ou de certains éléments décevants à leur sens, mais aussi d’une anticipation de mon jugement, en cet instant où la perspective de travaux publiés se rappelle à eux : « on a quand même le mérite d’exister  » [23], « c’est vrai que ça peut faire sourire, de voir qu’on se félicite de… enfin bon… » [24].

La réflexivité méthodologique s’est progressivement imposée comme un exercice particulièrement attendu en ce qui concerne les travaux sur la police, milieu pouvant être considéré comme un « terrain difficile » au sens où l’entend Daniel Bizeul (2007 : 69), terrain fermé, où l’enjeu de « se faire accepter » et trouver une conduite « adaptée » implique fortement les propriétés sociales du chercheur mais aussi les périodes « d’ouverture » ou de « fermeture » de l’institution à la recherche sociologique (Fassin, 2011 : 272). Les multiples récits de ces « réticences » et « épreuves relationnelles » (Bizeul, 1998 : 755) auxquelles se heurtent, du moins temporairement, les sociologues ne doivent toutefois pas nous pousser à conclure trop hâtivement qu’il s’agit d’un terrain « difficile » en toutes circonstances. En effet, de cette considération découle trop souvent l’appréhension des observations de confrontations violentes entre la police et la population comme le signe par excellence de l’intégration du chercheur au groupe policier, moment « d’authenticité des liens engagés [dans laquelle on peut voir] un critère majeur de la qualité d’une étude » (Bizeul, 2007 : 71). Ces considérations peuvent être ici réinterrogées comme enjeu de présentation de soi, ou plutôt même de conformité à ce que l’enquêté pense être attendu de lui. À cet instant, le seul policier ayant eu l’occasion d’être initié aux méthodes d’enquête sociologique dans son cursus universitaire a préféré se soustraire poliment à ma demande d’entretien, expliquant à ses collègues ce refus d’être « cuisiné » et de se faire « casser derrière ». Si j’ai finalement pu lever ce refus, ma venue pour ces entrevues fera systématiquement l’objet de moqueries, soulignant le retournement de situation que l’entretien semble leur imposer, en me comparant à un policier et se désignant eux-mêmes comme des mis-en-cause à la manière des enquêtés tels que décrits par Goffman, semblables à des mis en cause « loyalement avertis qu’on pourra retenir contre eux tout ce qu’ils diront » (Goffman, 1956 : 143). Mes aller-retours au GIR A pour y effectuer entretiens et travail d’archive, provoquent les moqueries du responsable adjoint : « Mais vous cherchez quoi, à venir tous les jours dans les bureaux ? On vous voit chercher, on vous voit pas trouver ! » Les enjeux qui entourent la définition de ce qui est digne d’intérêt ou non sont intrinsèquement liés au caractère légitime ou illégitime, valorisant ou dévalorisant d’une tâche à accomplir ou d’une relation sociale. Les tâches honteuses, répétitives, rébarbatives ou plus généralement, le « sale boulot » (Hughes, 1951 : 81) sont souvent tenues à l’écart du regard sociologique au motif de leur manque d’attrait, d’importance ; ils sont dévalués en éléments anecdotiques. Des gendarmes qui estiment qu’ils « n’ont rien de particulier à [m’]apprendre, on pense tous pareil de toute façons » [25], aux fiscalistes qui me présentent des pavés d’actes notariés que je pourrais consulter si je le « veux, hein, mais bon, c’est illisible » [26], en passant par les réactions dubitatives sur ma demande de travail sur les archives d’un service, ou encore la réponse récurrente « qu’il ne faut pas de profil particulier pour travailler dans un GIR » [27] même pour des postes précisément profilés, peuvent s’exprimer des dimensions bien plus sensibles qu’il n’y paraît au premier abord. Certains de ces protagonistes peuvent être réticents au face-à-face en situation de dominé d’un point de vue culturel, tandis que d’autres sont dépositaires d’un savoir spécialisé peu valorisé au sein de leur équipe professionnelle. Demander à réaliser du travail d’archive aux responsables de ces unités, c’est potentiellement les enjoindre à laisser appréhender leur activité au prisme de ce qui pourrait constituer une raison statistique et donc « du chiffre » [28]. Nommer ce qui n’est « pas intéressant », c’est en partie faire acte de résistance face aux potentiels jugements.

Dans ce contexte, l’engagement à garantir l’anonymat des enquêtés ne suffit pas à lever les inquiétudes, notamment concernant les éléments les plus personnels qui me sont refusés en entretien mais livrés sous forme de plaisanteries lors de moments informels. Ce qui est ainsi en jeu, c’est cette somme de petites informations censées concourir à mon jugement, en écornant une vision héroïsée que l’on cherche à livrer de soi et de son travail. Il en est de même pour les services dévalorisés dans leur hiérarchie interne, qui cherchent à se soustraire à mon enquête, redoutant ainsi que mes travaux participent des dynamiques de délégitimation dont ils font déjà l’objet. Certains des policiers des GIR sont issus de services de sécurité publique : Officiers de Police Judiciaire (OPJ), titulaires du « brevet enquêteur GIR », ils sont sélectionnés sur leur « envie de faire du patrimoine et de travailler dans un service avec une culture particulière  » [29], la question de leurs parcours s’avère être au cœur de tensions. Alors que certains enquêtés refusent de répondre à mes questions, la plupart livrent une série d’informations brutes en s’abstenant d’en raconter davantage. Si je suis ici tenue à l’écart de leur histoire personnelle, c’est que la liste des services où ils ont officié est censée ‘parler d’elle-même’. Souvent vécu comme peu valorisant, le poste occupé antérieurement est régulièrement éludé, y compris entre policiers, au profit d’une « culture GIR » commune revendiquée. Ces interrogations sont aussi celles des policiers de « services porteurs » qui tiennent ainsi souvent à savoir « bon mais t’étais où toi avant ? » et dans certains cas ne masquent pas leur déception ou leur mépris face à la réponse obtenue. C’est alors hors entretien que le caractère dévalorisé de leur parcours antérieur apparaît, ou tout simplement parce que ceux-ci, pour éviter de se raconter, choisissent plutôt de me livrer certains des éléments biographiques de leurs collègues, non sans les informer par la suite avec force railleries du fait qu’ils ont été « vendus » [30]. Tenant une posture solide, virile, parfois paternelle ou séductrice à mon égard, il leur semble ainsi plus difficile de témoigner d’un parcours erratique, d’un choix de poste motivé par d’autres variables (rupture amoureuse, difficultés au sein du service précédent, choix par défaut du service actuel…). Cette diversité des trajectoires antérieures génère des situations de conflits et de désajustement liées à la diversité des cultures professionnelles, notamment entre policiers et gendarmes, ou entre professionnels issus d’institutions répressives et professionnels des impôts ou de l’URSSAF, qui se familiarisent progressivement et diversement à la culture policière. Si les policiers se révèlent assez loquaces sur les motifs de ces différends, c’est parce qu’ils font figure de groupe d’acteurs central et dominant au sein des GIR A et B. D’autres acteurs, en particulier les gendarmes, restent parfaitement évasifs sur les enjeux liés à cette collaboration, alors même que l’une des vocations du GIR était de rassembler ces deux types d’acteurs. L’évitement se situe ainsi à la conjonction du refus de répondre à une question douloureuse et d’une attitude de réserve qui est, sinon propre à l’institution gendarmique, à distinguer de celle de la police :

«  Question : D’accord et sur les méthodes, dont vous parlez, quelles sont un petit peu les différences avec les méthodes policières ?

Réponse : Ben elles sont différentes (rires)

Q : Non parce que je ne connais pas bien la gendarmerie, alors c’est juste pour comprendre un peu mieux les différences.

R : Ben il y en a, voilà. (rires) Je peux vous faire une thèse dessus moi.

Q : Avant de faire votre thèse, vous ne voulez pas m’en dire juste un peu plus ?

R : Ben c’est différent, voilà, ça n’a rien à voir. (rires) Et je vous fais une thèse dessus. Mais bon… vous avez encore d’autres questions ? Parce que si on veut avoir le temps de finir…

[…]

Q : Oui ! (sourire) parce que vous disiez qu’en gendarmerie vous n’avez pas les mêmes méthodes.

R : (rires) exactement !

Q : Non vraiment, vous ne voulez pas m’expliquer un peu ?

R :(il baisse les yeux, secoue la tête) Je vais pas vous expliquer, je vous fais une thèse dessus. (sourire)

Q : C’est embêtant comme question ?

R : (rires) c’est juste que je devrais vous en parler pendant des heures, je vous fais une thèse dessus. (silence) »

(Entretien, officier de gendarmerie, province, juin 2014)

 Conclusion : Ce qu’ils peuvent faire pour nous, et ce que nous faisons malgré eux…

Le but de l’étude présentée ici est d’aborder les interrogations complexes qui jalonnent les étapes de l’accès à un terrain fermé, bien que médiatisé. Le GIR sera en effet consacré par les acteurs ministériels successifs, bien qu’en charge d’un objet et d’une mission aux contours incertains. Ce questionnement à tiroirs recèle en lui-même une série de secrets et d’éléments sensibles à chacun de ses étages.

Le sociologue ne peut ainsi jamais se soustraire aux stratégies de l’enquêté, ni être totalement sous son contrôle, dans ce jeu permanent où, avec ses enquêtés, il participe à la « négociation permanente de la réalité » (Goffman, 1956). La position de jeune sociologue peut désactiver certaines craintes héritées des rapports entretenus avec des acteurs médiatiques ou hiérarchiques, obligeant l’enquêté à expliciter ce qui lui semble aller de soi. Mais ceci peut conduire à fermer d’autres opportunités si le sociologue ne parvient pas rapidement à s’affirmer comme un allié savant, livrant quelques-unes de ses pistes d’analyse sous peine d’essuyer des refus auprès d’enquêtés ayant la sensation de perdre pied lorsque les questions se font plus intrusives. Bon nombre d’analyses des politiques publiques ou en sociologie des professions (Hughes, 1951) montrent comment les acteurs sociaux assignent le sociologue à une position au sein de leur appareil pour réordonner leur quotidien face aux perturbations occasionnées par sa présence. Si dans la situation d’observation, on ne peut refuser de choisir de se situer du côté du policier ou du mis-en-cause sans être explicitement réassigné, il en est de même pour les rapports hiérarchiques au sein de ces services. La réception différenciée dont j’ai fait l’objet dans les deux groupes enquêtés permet ainsi de mettre en lumière les connivences qui se nouent auprès de professionnels émettant jugements et a priori spontanés (Proteau, 2009 : 18) conduisant à un étiquetage dont il n’est pas possible de se défaire par la suite. Ce qui apparaît comme secret ici, dans ces refus de se prêter au jeu de mon enquête au prétexte d’un caractère inintéressant pour mes recherches, est la confrontation entre plusieurs types d’intérêts. Ce terme se situe à l’intersection de mes jugements de valeur potentiels sur l’attractivité que présenteraient leurs activités : l’existence des GIR a-t-elle vraiment un intérêt selon moi ? Il interroge également les conséquences qu’auraient certains aveux sur mes perceptions. En quoi est-ce dans leur intérêt (de s’abstenir) de me révéler quelque chose ?

Ce travail de recherche sur les GIR et leurs mystères ont ceci de particulier qu’il perturbe les conditions subtiles de réenchantement d’un univers professionnel et mettent à jour l’ambiguïté de la perception de la portée de mon travail de thèse : entre analyse critique et rapport à destination de décideurs, travail d’observation scientifique et parti-pris potentiellement vindicatif, entre sociologue et justiciable. Il apparaît ainsi illusoire de croire que le sociologue saurait percer jusqu’au dernier secret : tout ce que nos enquêtés font pour nous est de toutefois nous permettre de nous y atteler.

 Bibliographie

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Bizeul Daniel (1998), « Le récit des conditions d’enquête : exploiter l’information en connaissance de cause », Revue Française de Sociologie, XXXIX, 4, pp. 751-787.

Bizeul Daniel (2007), « Que faire des expériences d’enquête ? Apports et fragilité de l’observation directe », Revue Française de Science Politique, 57 (1), pp. 69-89.

Bonelli Laurent (2009), « Quand les consultants se saisissent de la sécurité urbaine », Savoir/Agir, 9, pp. 17-28.

Bourdieu Pierre (1976), « Le sens pratique », Actes de la recherche en sciences sociales, 2 (1), pp. 43-86.

Chamboredon Hélène, Pavis Fabienne, Surdez Muriel, Willemez Laurent, (1994) « S’imposer aux imposants. À propos de quelques obstacles rencontrés par des sociologues débutants dans la pratique et l’usage de l’entretien », Genèses, 16, pp. 114-132.

Darmon Muriel (2005), « Le psychiatre, la sociologue et la boulangère : analyse d’un refus de terrain », Genèses, 58, pp. 98-112.

Fassin Didier (2011), La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Éditions du Seuil.

Goffman Erving (1956), The Presentation of Self in Everyday Life., University of Edinburgh, Social Sciences Research Centre, Monograph no. 2.

Hughes Everett C. (1996 [1951]), « Le travail et le soi », in Le regard sociologique. Essais choisis, Jean-Michel Chapoulie (éd.), Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, pp. 75-85.

Jobard Fabien (2000), « Chronique bibliographique. Une police pure : la lutte contre la criminalité organisée vue par Norbert Pütter », Cultures & Conflits, 38-39, pp. 241-254.

Mainsant Gwenaëlle (2008), « L’État en action : classements et hiérarchies dans les investigations policières en matière de proxénétisme », Sociétés contemporaines, 72, pp. 37-57.

Moreau de Bellaing Cédric (2009), « Comment la violence vient aux policiers. École de police et enseignement de la violence légitime », Genèses, 75, pp. 24-44.

Mucchielli Laurent (2014), Sociologie de la délinquance, Paris, Armand Colin.

Proteau Laurence, Le Caisne Léonore (2008), « La volonté de savoir sociologique à l’épreuve du terrain ? De l’enchantement du commissariat au désenchantement de la prison », Sociétés contemporaines, 72, pp. 125-149.

Proteau Laurence (2009), « Interrogatoire. Forme élémentaire de classification », Actes de la recherche en sciences sociales, 178, pp. 4-11.

Pruvost Geneviève (2003), « Enquêter sur les policiers. Entre devoir de réserve, héroïsation et accès au monde privé », Terrain, 48, pp. 131-148.

Pruvost Geneviève (2008), « La production d’un récit maîtrisé : les effets de la prise en note des entretiens et de la socialisation professionnelle. Le cas d’une enquête dans la police », Langage et société, 123, pp. 73-86.

Simmel Georg (1991), Le secret et la société secrète (1908), Paris, Circé.

Notes

[1] Cet article centré sur le travail policier est issu de mon travail de thèse portant sur « l’action publique de lutte contre « l’économie souterraine des cités sensibles » au prisme du travail policier et judiciaire ». J’ai commencé l’enquête de terrain en 2014 au sein de deux GIR, l’un en Île-de-France (GIR A), l’autre en province (GIR B). J’ai effectué plusieurs semaines d’observation in situ, réalisé des entretiens avec l’ensemble des membres des GIR concernés et poursuivi mes recherches au sein de services départementaux de la sécurité publique et de la police judiciaire avec lesquels le GIR travaille en co-saisine.

[2] Les termes « d’économie souterraine » ou « d’économie souterraine au sein des quartiers sensibles » mobilisés ici sont issus des textes et discours officiels. Les enjeux de leur définition et de leurs usages font l’objet d’un examen approfondi dans le présent article.

[3] Discours de N. Sarkozy à l’occasion de l’anniversaire des GIR, Gif-sur-Yvette, le 13 juin 2003.

[4] Circulaire interministérielle INTC0200129C, portant sur la mise en place des Groupes d’Intervention Régionaux, 22 mai 2002.

[5] « Les violences qui ont frappé la ville de Grenoble sont le fait d’une petite minorité, certes d’une minorité qui a voulu marquer son allégeance envers les truands. C’est trop facile de dire qu’il y a d’un côté la grande délinquance et de l’autre la petite délinquance. En l’occurrence la petite délinquance a été instrumentalisée par la grande délinquance. […] Parce que ces deux individus, une fois le braquage commis, sont revenus à dessein dans ce quartier, espérant bénéficier de l’impunité du quartier. » Discours de N. Sarkozy, Grenoble, le 30 juillet 2010.

[6] Citons la loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure du 29 août 2002, la loi pour la sécurité intérieure du 18 mars 2003, la loi du 9 mars 2004 portant sur l’adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.

[7] Extrait de journal de terrain, juin 2014

[8] Entretien, commandant, commissariat de Province, juin 2015.

[9] Extraits de journal de terrain, juin 2014.

[10] Dans son dernier ouvrage, L. Muchielli (2014 : 19) questionne la pertinence des catégorisations de « banditisme » ou encore de « mafia » pour désigner les milieux criminels de Marseille.

[11] Circulaire interministérielle INTC0200129C, portant sur la mise en place des Groupes d’Intervention Régionaux, 22 mai 2002.

[12] Rapport d’information à l’Assemblée Nationale « Le Fur », sur les Groupes d’Intervention Régionaux (2003), pp. 5-7.

[13] « La surmédiatisation des débuts des GIR jouait sur ce positionnement ; le rapport Le Fur relate à cet égard que certains journalistes assimilant GIR et RAID/GIGN demandaient alors « à assister à l’entraînement des fonctionnaires du GIR ! » […] Ce positionnement a généré d’intenses polémiques stigmatisant des déploiements de force ostentatoires ne parvenant pas à produire de résultat judiciaire majeur » p. 27.

[14] Dans son discours aux chefs de GIR en 2003 à Gif-sur-Yvette, le Ministre de l’Intérieur évoque brièvement l’hypothèse d’une « guerre des polices » avant d’affirmer qu’elle n’a pas eu lieu.

[15] « Nous ce qu’on récolte à côté c’est peanuts ! » Journal de terrain, Juin 2014

[16] Entretien, ancien commissaire de GIR, province, février 2015.

[17] Rapport d’information à l’Assemblée Nationale « Le Fur », sur les Groupes d’Intervention Régionaux (2003 : 5-7).

[18] Ce terme, employé par les acteurs policiers, renvoie à l’acte de saisie et de confiscation judiciaire étendue par la loi Warsmann de 2010 à « La confiscation [de] tous les biens meubles ou immeubles, quelle qu’en soit la nature, divis ou indivis, ayant servi à commettre l’infraction ou qui étaient destinés à la commettre, et dont le condamné est propriétaire », article 131-21 du Code Pénal.

[19] Extraits de journal de terrain, juin 2014.

[20] Il s’agit de la publication trimestrielle de l’Institut National des Hautes Études de la Sécurité et de la Justice (INHESJ).

[21] Extrait de journal de terrain, juin 2014.

[22] Comité départemental anti-fraude, plan stupéfiant, réunions Zones Sensibles Prioritaires.

[23] Entretien, fiscaliste, juillet 2014.

[24] Entretien, ancien commissaire de GIR, avril 2015.

[25] Refus d’entretien, gendarme juin 2015.

[26] Entretien, Inspecteur des impôts, Île-de-France, juin 2014.

[27] C’est le cas dans tous les entretiens réalisés après des acteurs des GIR.

[28] « Faire du chiffre » fait aussi bien référence à l’injonction politique de « résultats » formulée régulièrement par le Ministère de l’Intérieur sur la décennie 2000, qu’au système de distinctions qui s’opère entre services de sécurité publique et services de police judiciaire.

[29] Entretien à la Coordination Nationale des GIR, mars 2015.

[30] Extrait de Journal de terrain, avril 2014.

Articles connexes :



-Quand le sociologue est dans la confidence : les fonctions et les usages sociaux du secret en terrain militant radical, par Robineau Colin

-Le chercheur et le haut fonctionnaire : enjeux du secret en diplomatie, par Germiyanoglu Okan

-Migrantes et séropositives en Suisse : les stratégies de l’agir secret, par Mellini Laura, Poglia Mileti Francesca, Villani Michela

-« Voyons si nous nous comprenons » : la réflexivité comme processus et expérience partagée dans l’enquête ethnographique, par Rinaldy Alicia

Pour citer l'article


Guenot Marion , « « Que puis-je faire pour vous ? » : Réflexion méthodologique sur les conditions d’une enquête sociologique dans des Groupes d’Intervention Régionaux. », dans revue ¿ Interrogations ?, N°22. L’enquêteur face au secret, juin 2016 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Que-puis-je-faire-pour-vous,502 (Consulté le 24 avril 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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