L’influence de la psychanalyse dans le domaine de l’éducation ne date pas d’hier. Elle constitue depuis plus d’un siècle, un outil permettant de développer certains axes de recherche en sciences de l’éducation et une ressource pour réfléchir aux pratiques professionnelles des différents acteurs de terrain. De multiples travaux universitaires soulignent l’efficience de l’approche analytique pour aborder « la question éducative ». Nous pourrions à ce titre, recevoir cet ouvrage comme une contribution supplémentaire dans la longue liste des recherches effectuées sur ce thème. Néanmoins, il me semble que la démarche de Sébastien Ponnou mérite une attention particulière. Il nous propose dans ce livre, un travail ambitieux puisqu’il tente de définir les contours d’une clinique éducative d’orientation lacanienne. La mise en œuvre de cette recherche repose sur deux constats préalables. Selon lui, « le nom de Lacan n’est cité dans aucun des documents susmentionnés [principales références psychanalytiques en éducation et en pédagogie], ou de manière anecdotique, tandis que chacun se rapporte à des auteurs, des dispositifs institutionnels, voire des concepts inspirés ou issus de son enseignement » (p.8). Cette observation l’interpelle, d’autant que le psychiatre et psychanalyste parisien a mené des réflexions qui peuvent être pertinentes sur le sujet. L’auteur tente de nous en faire la démonstration en présentant au fil des pages, les résultats de son étude approfondie de l’œuvre de Jacques Lacan. Il admet volontiers l’existence des nombreuses critiques formulées par le psychanalyste, qui tenait régulièrement, des propos « acerbes, parfois cinglants, à l’égard de l’éducation, de la pédagogie, des éducateurs et des pédagogues » (p.16). Cependant, il refuse de réduire la richesse de sa pensée à certaines de ses prises de positions publiques. Au contraire, il essaye de démontrer la pertinence et la vitalité des théories lacaniennes dans la perspective du travail éducatif. Il aborde ainsi, plusieurs concepts qui relèvent de la clinique éducative. Ce terme « clinique » est d’ailleurs, employé avec insistance tout au long de l’ouvrage.
A l’origine, l’activité clinique (du grec klinê, le lit) est relative aux médecins qui, au chevet des patients, observent les manifestations des maladies et les réactions des personnes en même temps qu’ils les interrogent et les écoutent. Par la suite, cette approche a été transposée dans le champ des sciences sociales. « Est donc proprement clinique aujourd’hui, ce qui veut appréhender le sujet (individuel et/ou collectif) à travers un système de relations (constitué en dispositif, c’est-à-dire au sein duquel le praticien, ou le chercheur, comme leurs partenaires, se reconnaissent effectivement impliqués), qu’il s’agisse de viser l’évolution, le développement, la transformation d’un tel sujet ou la production de connaissance » (Ardoino & Berger, 1989, p.64). Dans le cadre du travail éducatif, la posture clinique nécessite un engagement du professionnel dans la relation qu’il noue avec le public. C’est à l’intérieur de cet espace relationnel que se déploient les principaux ressorts du processus éducatif décrit par Lacan. La naissance du langage y joue un rôle majeur. L’individu apprend à « maitriser ses pulsions - […] à établir un rapport de langage à la pulsion » (Freud, 1984, p.197-199). L’éducateur l’accompagne dans cette voie en valorisant la notion « d’inter-dit » : « dit-que-non, mais plus essentiellement dit » (p.30). Il soutient en même temps, l’émergence du signifiant ; c’est-à-dire, l’élaboration des « éléments significatifs du discours (conscients ou inconscients) qui déterminent les actes, les paroles et la destinée d’un sujet » (Roudinesco & Plon, 2011, p.1452). Ce passage progressif du « faire pulsionnel » au « dire » est l’une des premières étapes éducatives. Le sujet est en position d’auteur. Il peut construire et s’approprier son propre savoir.
Comme l’explique, par ailleurs, Sébastien Ponnou, « la conception lacanienne de l’éducation ne relève pas du nourrissage, de la transmission ou restitution plus ou moins digeste du savoir, mais consiste à extraire » (Ponnou, 2015). Ses propos peuvent évidemment sembler curieux de prime abord. Ils nous invitent à penser l’acte éducatif différemment. Il ne s’agit plus de contraindre l’individu à acquérir (via une transmission directe) un socle de connaissances, de compétences et d’aptitudes relationnelles, mais plutôt d’appréhender ses potentialités, ainsi que ses désirs pour lui permettre d’éprouver une appétence et un certain plaisir d’apprendre. La perspective s’en trouve quelque peu renversée. Cela amène le professionnel à modifier son positionnement et sa pratique. En effet, son travail vise peut-être moins à provoquer le changement, que le désir de changement du sujet par et pour lui-même. Cette interprétation de l’approche lacanienne est en tout cas, relativement fidèle au sens étymologique du terme « éduquer », puisque educare signifie avant tout, conduire hors de (Picoche, 2002). Nous retrouvons donc, l’idée selon laquelle, l’éducateur a une fonction de « passeur ». Il aide l’individu à se découvrir, à évoluer, à s’ouvrir au monde et à l’altérité.
Dans ce processus, la notion de désir est incontournable. Elle constitue, selon Lacan, une composante essentielle dans les mouvements évolutifs du sujet. C’est pourquoi, il a consacré plusieurs séminaires [1] à cette question. D’après son enseignement, la naissance du désir proviendrait d’un sentiment de manque existentiel. Il l’explique de la manière suivante : « Le désir est la relation d’être au manque […]. Ce n’est pas le manque de ceci ou de cela, mais le manque à être par lequel l’être existe » (Lacan, 1978, p.263). Il ne s’agit pas d’une simple pulsion. Le désir pousse l’individu à chercher des objets susceptibles de combler son sentiment de manque (c’est-à-dire, ses limites fondamentales et sa quête psychoaffective) afin de trouver une source de satisfaction et surtout de plaisir. Pour autant, les objectifs de cette recherche ne sont jamais pleinement atteints puisque le désir se situe du coté de l’inconscient et que la jouissance absolue demeure inaccessible. C’est toute la subtilité du désir. S’il guide l’individu dans son existence, c’est justement parce qu’il reste perpétuellement inassouvi. Jacques Lacan affirme d’ailleurs, que le désir fait en quelque sorte, la loi au sujet.
L’approche développée par Sébastien Ponnou est grandement influencée par cette théorie. L’individu est considéré comme un être en devenir, désirant et incomplet. En conséquence, le professionnel qui l’accompagne, doit assumer plusieurs fonctions. Il représente à la fois, « l’instance tierce, la loi et l’interdit de l’inceste » (p.48). Soit, autant d’aspects symboliques qui permettent au sujet d’intégrer les multiples exigences de son environnement social. Il s’agit, d’après Lacan, « d’unir un désir [celui de l’individu] à la loi » (Lacan, 1966, p.824). Pour y parvenir, l’éducateur met en place des repères structurants. Il est en position d’adulte « supposé-savoir-y-faire avec la culture, les normes, la connaissance ou les relations sociales » (p.76). Néanmoins, il lui faut être prudent car le processus éducatif ne saurait s’apparenter à une quelconque intention normative. C’est l’un des dangers de la dynamique transférentielle. Le professionnel peut, parfois, être tenté « d’enchainer » le sujet à ses désirs. Or, il doit, au contraire, préserver à l’individu un espace de libre expression et une faille qui favorise le déploiement de son propre désir. Cette recherche de la bonne distance (et du bon équilibre) est très complexe. Il s’agit d’une des difficultés inhérente à la relation éducative.
Pour conclure, nous pouvons dire que Sébastien Ponnou mène dans cet ouvrage, une réflexion originale. Il tente d’aborder la question de l’éducation à partir d’une approche psychanalytique d’orientation lacanienne. Sa démarche peut paraitre audacieuse mais elle offre des perspectives intéressantes. En effet, elle met en lumière plusieurs concepts qui permettent de (re)penser l’acte éducatif différemment. L’auteur démontre ainsi, que l’enseignement de Jacques Lacan reste une ressource théorique pertinente pour les professionnels du secteur. Il illustre son propos avec de nombreux exemples issus de son expérience. Son travail est à la fois, rigoureux et relativement abordable. Ce livre retrace finalement, les questionnements qui ont accompagné Sébastien Ponnou dans son parcours universitaire et professionnel. Educateur spécialisé de formation, il est aujourd’hui, enseignant-chercheur en sciences de l’éducation et Docteur en psychanalyse (Paris 8).
Bibliographie
Ardoino Jacques & Berger Guy (1989), D’une évaluation en miette à une évaluation en acte, Paris, éd. Matrice-ANDSHA.
Freud Sigmund (1984), Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, éd. Gallimard.
Lacan Jacques (1966), Ecrits, Paris, éd. Seuil.
Lacan Jacques (2013), Le désir et son interprétation, séminaire VI, Paris, éd. La Martinière.
Lacan Jacques (1978), Le Séminaire, livre II, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, éd. Seuil.
Lacan Jacques (1998), Les formations de l’inconscient, séminaire V, Paris, éd. Seuil.
Picoche Jacqueline (2002), Dictionnaire étymologique du français, Paris, éd. Le Robert.
Ponnou Sébastien (2015), « La clinique lacanienne de l’éducation dans ses rapports à l’altérité », Institut européen psychanalyse et travail social (PSYCHASOC), Mars 2015, [en ligne] http://www.psychasoc.com/Textes/La-clinique-lacanienne-de-l-education-dans-ses-rapports-a-l-alterite (consulté le 14/01/2016).
Roudinesco Elisabeth & Plon Michel (2011), Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, éd. Fayard.
[1] On peut citer le séminaire V « Les formations de l’inconscient » (1957-1958) et le séminaire VI « Le désir et son interprétation » (1958-1959).
Fournier Sébastien, « Ponnou Sébastien, Lacan et l’éducation. Manifeste pour une clinique lacanienne de l’éducation », dans revue ¿ Interrogations ?, N°22. L’enquêteur face au secret, juin 2016 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Ponnou-Sebastien-Lacan-et-l (Consulté le 21 décembre 2024).