Vayre Jean-Sébastien, Zelesniack Elena
Le marché des technologies numériques est porteur de multiples promesses et doit par là même bénéficier à l’ensemble des entreprises françaises. Peu d’études en Sciences Humaines et Sociales (SHS) se sont toutefois attachées à évaluer l’effectivité de ces promesses en examinant concrètement où en est actuellement la numérisation des organisations. Cet article vise à combler ce manque. Nous montrons plus exactement comment la diffusion des technologies numériques au sein des entreprises françaises fait, en 2016, l’objet d’une bipolarisation qui a une histoire ancienne. Nous verrons ainsi que cette bipolarisation s’explique par des facteurs structurels et, dans une moindre mesure, par des facteurs sectoriels puisque que ce sont principalement les grandes entreprises et celles du secteur de l’information et de la communication qui animent, depuis près de deux décennies, le marché des technologies numériques. Nous soutenons en ce sens que la vague de numérisation que connaissent les acteurs économiques depuis 2010 recouvre une structure de pertinence à la fois stable dans le temps et limitée socialement.
Mots-clés : modernisation, numérisation, innovation, diffusion, inégalités, INSEE.
The digital technology market holds many promises and should therefore benefit all French companies. However, few studies in the Humanities and Social Sciences (HSS) have attempted to evaluate the effectiveness of these promises by examining the current state of digitalization of organizations. This article aims to fill this gap. More precisely, we show how the diffusion of digital technologies within French companies is, in 2016, subject to a bipolarization that has a long history. We will see that this bipolarization is explained by structural factors and, to a lesser extent, by sectoral factors, since it is mainly large companies and those in the information and communication sector that have been driving the digital technology market for nearly two decades. In this sense, we argue that the wave of digitization experienced by economic actors since 2010 covers a structure of relevance that is both stable over time and socially limited.
Keywords : modernization, digitalization, innovation, diffusion, inequalities, INSEE.
Depuis 2010, la modernisation technologique des organisations économiques connaît des évolutions importantes. Avec l’avènement des mégadonnées (i.e., big data) et le retour en force de l’intelligence artificielle (cf. Cardon, 2019 ; Kessous, 2012 ; Vayre, 2016), les innovations numériques actuelles doivent permettre l’institution d’une nouvelle vague d’« informatisation » (Breton, 1987) autorisant le développement du capitalisme numérique financier (cf. Boullier, 2019). Globalement, la promesse véhiculée par ces innovations est la suivante : peu importe leurs tailles et leurs secteurs d’activité, les entreprises qui les adoptent pourront améliorer leurs performances économiques et sociales en instaurant des façons de travailler qui se veulent à la fois novatrices, efficientes, flexibles et humaines (Kohler et Weisz, 2016). En France, de nombreux acteurs politiques et économiques se sont ainsi engagés dans ce mouvement d’innovation qui est généralement désigné par les termes « usine du futur » ou encore « industrie 4.0 ». Par exemple, le gouvernement présidé par Emmanuel Macron a récemment proposé de redéfinir l’organisation, les missions et le financement des Centres Industriels Techniques (CTI) et des Comités de Développement Économiques (CPDE) pour en faire des « plateformes d’accélération vers l’industrie du futur » (Cattelot et al., 2019). En outre, en 2015, l’Alliance Industrie du Futur (AIF) est créée et regroupe aujourd’hui plus de trente organisations académiques (e.g., l’Institut Mines-Télécom), de recherches (e.g., le Laboratoire nationale de métrologie et d’essais), technologiques (e.g., le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), professionnelles (e.g., les Chambres de commerce et de l’industrie) et de financement (e.g., bpifrance), mais aussi plus de 5 200 entreprises engagés dans le développement de l’industrie du futur.
En 2016 se développe ainsi, à tout le moins en France, un important réseau d’acteurs économiques et politiques qui partagent la conviction que les sociétés françaises doivent s’inscrire dans le mouvement « 4.0 » pour se moderniser technologiquement afin de pouvoir socialement et économiquement suivre la mondialisation en train de se faire. De manière générale, ce réseau est structuré autour de grands évènements (e.g., salon, foire et congrès) qui, à la manière du Consumer Electronic Show de Las Vegas étudié par Pascal Ughetto (2018) et en rassemblant des acteurs économiques, des experts, des pouvoirs publics, des médias et des chercheurs jouent un rôle fondamental dans la diffusion des « modes managériales » (Midler, 1986) qui font exister, depuis plusieurs dizaines d’années déjà, la numérisation des organisations. Aussi, bien que ce réseau d’acteurs s’appuie sur un arsenal de démonstrations qui peuvent être scientifiquement fondées pour légitimer leurs actions politiques et économiques (Rosental, 2019), il existe peu de travaux en sciences humaines et sociales qui examinent comment, ces dernières années et sur le plan macrostructurel, les technologies numériques se propagent au sein des entreprises françaises. Nous proposons donc de combler ce manque en focalisant notre attention sur le questionnement suivant. Où en est, en 2016, ce que les acteurs économiques et politiques appellent la « transformation numérique » des entreprises françaises ? Cette transformation recouvre-t-elle ou non une diffusion inégale des technologies numériques au sein de ces sociétés ? Et, finalement, que nous apprend cette diffusion sur la dynamique du marché que compose ces technologies ?
Pour répondre à ces questions, nous mobilisons les données que l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE) a produites dans le cadre de son enquête de 2016 sur la diffusion des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) au sein des entreprises françaises. Afin de mettre historiquement en perspective les analyses que nous effectuons de ces données, nous proposons alors de les confronter systématiquement à celles réalisés dix ans auparavant dans le cadre de l’enquête COI-TIC (cf. Greenan, Guillemot, Kocoglu, 2010).
D’une manière générale, un des plus importants résultats que pointe l’enquête COI-TIC est que le marché des technologies numériques, en 2006 et du point de vue de la demande, fait l’objet d’une tendance à la bipolarisation entre les entreprises faiblement et fortement équipées (cf. Greenan, Guillemot, Kocoglu, 2010 ; Guillemot, Kocoglu, 2010 ; Kocoglu, Moatty, 2010). Ainsi, avant de mettre en perspective ce résultat au regard des données recueillis par l’INSEE, nous proposons d’exposer la méthode que nous avons déployée pour les analyser.
Les données recueillies par l’INSEE dans le cadre de l’enquête qu’elle a effectuée, en 2016, sur la diffusion des TIC au sein des entreprises françaises (cf. annexe ; tableau 2) permettent d’opérationnaliser le concept de modernisation technologique à partir de trois grandes dimensions. La première est celle de l’engagement, en termes d’investissement en ressources matérielles, dans la nouvelle vague d’informatisation que l’économie française connaît depuis 2010 et que nous qualifions, dans la suite du texte, de numérisation. Nous proposons de mesurer cette dimension à l’aide des indicateurs généraux que sont : le mode de connexion à Internet, l’équipement en site Web, les usages des dispositifs de publicisation en ligne, du cloud computing et de l’analyse des big data. La seconde dimension est celle de l’engagement, en termes d’investissement en ressources humaines, dans ce que nous venons de nommer la numérisation. Nous proposons, cette fois-ci, d’évaluer cette dimension par le biais des indicateurs généraux suivants : l’investissement en ressources humaines et l’internalisation de compétences dans le domaine des TIC. La troisième dimension est celle de l’engagement, cette fois-ci en termes de motivation et de limites, dans cette même numérisation. Nous proposons de mesurer cette dimension grâce aux trois indicateurs généraux que sont : les motivations, les limites à l’usage de l’analyse des big data et les limites à la vente-à-distance.
En référence à l’enquête COI-TIC (cf. Greenan, Guillemot, Kocoglu, 2010), il convient de préciser qu’il existe évidemment d’autres indicateurs intéressants pour décrire, en 2016, la modernisation technologique des sociétés françaises. Il pourrait par exemple s’agir du type de serveurs informatiques utilisés, de leurs puissances, ou encore, du type d’ordinateurs et de programmes informatiques mobilisés. Mais, à la différence des chercheurs qui ont travaillé sur l’enquête COI-TIC (cf. Greenan, Guillemot, Kocoglu, 2010), nous n’avons pas participé à la conception du dispositif de recueil des données que nous proposons d’analyser dans cette contribution. Et c’est d’ailleurs une des principales limites de nos travaux, notamment parce que les questionnaires qui ont permis ce recueil renseignent essentiellement, par le biais des trois dimensions que nous venons d’exposer, les inégalités d’accès à la modernisation technologique de ces mêmes sociétés et pas tellement les inégalités d’usage qui y sont associées et qui doivent pourtant être considérées pour bien comprendre comment ces organisations s’approprient la modernisation susmentionnée (cf. Attewell, 2001).
La population d’entreprises considérées par l’INSEE a été sélectionnée à partir du Système national d’Identification et du Répertoire des ENtreprises et de leurs établissements (SIREN). Cela veut dire que ce que nous désignons dans cet article en parlant d’entreprises ou de sociétés françaises constitue plus exactement un échantillon représentatif de l’ensemble des organisations économiques disposant d’un numéro SIREN. La méthode utilisée par l’INSEE pour construire cet échantillon est celle du sondage aléatoire stratifié selon le secteur d’activité, les tranches d’effectifs et le chiffre d’affaires (cf. www.insee.fr). Cet échantillon est composé de 185 192 sociétés actives. Le tableau 1 expose la distribution de ces entreprises en fonction de leur taille et de leur secteur d’activité.
D’une manière générale, le tableau 2 montre que les entreprises françaises sont engagées dans leur numérisation : 99 % d’entre elles disposent d’un accès à Internet et 93 % sont connectées en haut débit. Ce résultat n’a toutefois rien de surprenant puisque Bruno Mura souligne qu’en janvier 2009 « la quasi-totalité des sociétés d’au moins 10 salariés a [déjà] accès à l’Internet haut débit » (2010, p. 1). Comme le soulignent Yusuf Kocoglu et Frédéric Moatty (2010) à partir de l’enquête COI-TIC, l’ordinateur et l’accès à Internet sont en effet des outils de base que les entreprises françaises ont, dès le milieu des années deux milles, appris à mobiliser. Dans le sens des travaux de Dominique Cardon (2019), il est d’ailleurs intéressant de noter que cette diffusion s’est réalisée de façon extrêmement rapide comparativement, par exemple, à l’électricité : dès les années quatre-vingt-dix et en un peu moins d’une décennie, « l’Internet s’est implanté dans toutes les entreprises, favorisé par un coût d’installation presque nul une fois l’ordinateur acheté » (Kocoglu, Moatty, 2010, p. 42). Cependant, si l’accès à Internet dit haut débit a, depuis 2006, fait l’objet d’un certain rattrapage puisqu’il a atteint, en 2016, un niveau de quasi-saturation, il n’en est pas de même pour les connexions mobiles de type 3G ou 4G : seulement un peu plus de la moitié des entreprises françaises (62 %) en disposent. Ces deux types de connexions composent pourtant des éléments importants de la modernisation technologique des organisations économiques puisque cela fait plus de vingt ans que la mobilité est considérée comme essentielle au fonctionnement des sociétés capitalistes (Boltanski et Chiapello, 1999).
Concernant le niveau d’équipement en dispositifs de communication Web, le tableau 2 indique que près de deux entreprises sur trois sont équipées d’un site Internet. Précisons que ce rapport a légèrement augmenté ces dix dernières années puisqu’en 2008 et en 2009, il y avait seulement un peu plus d’une société sur deux qui était équipée d’un tel dispositif de communication (Niel, Jlassi, 2009 ; Mura, 2010). En référence aux travaux de Yusuf Kocoglu et de Frédéric Moatty (2010), il apparaît ainsi que cette technologie fait également l’objet d’un rattrapage qui commence en 2006 puisque, dès cette date, les sociétés françaises trouvent un intérêt à posséder un site Web, notamment afin de gagner en visibilité sur les marchés. Il n’en reste pas moins qu’en 2016, les sites Internet des entreprises françaises ne sont pas toujours adaptés à des appareils portables : un peu moins d’une société sur cinq a développé un outil de communication qui répond aux spécificités de ces technologies mobiles. En outre, comme au milieu des années deux milles (cf. Niel, Jlassi, 2009 ; Kocoglu, Moatty, 2010), les sites Web des entreprises françaises servent, en 2016, à décrire les biens et les services proposés par l’organisation, à lister leur prix et, dans une moindre mesure, à permettre aux clients de les réserver et de les commander en ligne.
Ajoutons qu’un peu à la manière de l’Internet il y a une trentaine d’années environ, l’utilisation des réseaux sociaux par les sociétés françaises a rapidement augmenté ces dix dernières années : si deux entreprises sur dix dispose, en 2013, d’un compte utilisateur sur un réseau social (Vacher, 2014), une entreprise sur trois en détient un en 2016. En outre, toujours en 2016, près d’une entreprise sur cinq paye un service de publicité en ligne. Ces deux derniers résultats montrent bien qu’à l’ère de la recommandation (cf. Chavalarias, 2012) qui caractérise le capitalisme numérique financier que nous connaissons aujourd’hui (cf. Boullier, 2019), la publicisation sur Internet apparaît de plus en plus pertinente aux yeux des acteurs économiques français.
De façon encore plus marquée que la diffusion des Entreprise Ressource Planning (ERP) qui, au milieu des années deux milles, sont présentés par leurs promoteurs comme d’incontournables instruments de modernisation (Kocoglu, Moatty, 2010), la propagation des innovations numériques auprès des entreprises françaises est, en 2016, très limitée. Aussi, à l’inverse des bases de données centrales (BDD) qui, en 2006, se diffusent rapidement au sein de ces sociétés (55 % en dispose ; Kocoglu, Moatty, 2010), l’externalisation des services qui y sont associés (notamment par le biais des systèmes de gestion de base de données ; SGBD) via les technologies de cloud computing peine à se diffuser, en 2016, au sein des entreprises françaises. Seulement 17 % des sociétés enquêtées bénéficient de ces technologies qui, par ordre décroissant, leurs servent : à stocker leurs fichiers (12 %), à gérer leur courriel (10 %), à héberger leurs bases de données (9 %), à gérer leurs logiciels de bureautique (6 %), de relation client (5 %), de comptabilité (5 %) et à augmenter leur puissance de calcul informatique (3 %). De plus, dans le sens des études menées par Camille Levy (2020) qui expose comment, si les expérimentations autour des big data se multiplient, leur utilisation concrète reste faible, il existe, toujours en 2016, un nombre très restreint de sociétés françaises qui font usage des mégadonnées : 3 % font de l’analyse de données issues d’objets intelligents, 7 % font de l’analyse de données de géolocalisation, 4 % font de l’analyse de données générées par les médias sociaux et 1 % font de l’analyse de données issues d’autres sources non-mentionnées (cf. tableau 2).
Finalement, bien que la grande promesse des innovations numériques développées ces dernières années soit d’encourager la personnalisation des échanges que les entreprises entretiennent avec leurs clients (Cardon, 2015), seulement 8 % des sociétés enquêtées disposent de sites le permettant. De plus, il apparaît que près de 90 % des entreprises françaises n’ont pas la possibilité de personnaliser les contenus des informations qu’elles communiquent par le biais de leur site. Et, en référence aux travaux de Xavier Niel et de Mahmoud Jlassi (2009), ceux de Bruno Mura (2010) et ceux de Thomas Vacher (2014), il semble que ce pourcentage n’ait pas diminué, mais plus plutôt légèrement augmenté ces dernières années.
L’une des plus importantes prophéties proclamées par les promoteurs des innovations numériques actuelles et celle selon laquelle la vague de numérisation qu’ils cherchent à impulser depuis 2010 auprès des entreprises françaises doit se traduire par une dynamique de « destruction créatrice » (cf. Schumpeter, 1942) bénéfique pour l’économie, à tout le moins en termes de développement de l’emploi. Dans son rapport de 2011, l’institut McKinsey prédit par exemple une pénurie à venir de spécialistes capables de répondre aux besoins des organisations économiques dans le domaine du traitement des mégadonnées [1]. Plus récemment, Alain Assouline, le président fondateur de WebForce3, explique au journal Les Echos que la montée en compétences numériques des Français va leur permettre d’endiguer le chômage [2]. Or, les données recueillies par l’INSEE montrent bien les limites du caractère autoréalisateur de ce type de prophétie. Car, à l’instar de l’engagement dont elles manifestent pour accéder aux innovations technologiques actuelles, l’investissement en ressources humaines dont font preuve les entreprises interrogées pour se numériser est, lui aussi, plutôt faible. En 2016, seulement 15 % des sociétés françaises ont employé du personnel spécialisé dans le domaine des TIC. Moins de 10 % de ces sociétés ont investi dans l’organisation de formations destinées à améliorer les compétences de leurs spécialistes des TIC et moins de 20 % ont investi dans l’organisation de formations permettant à leurs employés non-spécialistes des TIC de se former dans ce domaine de compétence. De même, le niveau de recrutement de personnels pour des postes requérant des savoir-faire dans le domaine des TIC est faible (cf. tableau 3).
Ajoutons toutefois que si l’investissement en ressources humaines effectué par les sociétés interrogées est peu élevé, c’est aussi parce qu’une bonne part d’entre elles externalisent les compétences dont elles ont besoin dans le domaine des TIC. Le tableau 3 indique en effet qu’en moyenne, près d’une entreprise sur deux fait appel à un ou plusieurs partenaires externes pour prendre en charge le développement et la maintenance de ses outils numériques. Il n’en reste pas moins qu’en moyenne, une société sur trois dit ne pas être concernée par le domaine de compétence en TIC, c’est-à-dire par les fonctions support pour les logiciels bureautiques, par le développement de logiciels et de systèmes de gestion d’entreprise (dont font par exemple partie les ERP), par le développement de solutions web et de fonctions supports associées, et par la sécurité et la protection des données (cf. annexe ; tableaux 1 et 2).
À l’instar des données de l’enquête COI-TIC (cf. Guillemot, Kocoglu, 2010), celles de l’INSEE semblent jusque-là montrer que la numérisation des sociétés françaises se caractérise moins par une diminution des écarts entre celles qui sont faiblement et fortement numérisées que par un accroissement d’une tendance à la bipolarisation qui existe déjà en 2006. Les données de l’INSEE permettent alors de pointer plusieurs phénomènes intéressants pour expliquer cette tendance.
D’abord, elles montrent qu’il existe une minorité d’entreprises exprimant de réelles motivations à faire usage de l’analyse des big data. Ensuite, elles indiquent qu’il n’y a pas de motifs d’utilisation des big data qui soient prédominants. Car, dans l’ensemble, 4 % des entreprises interrogées disent analyser des big data pour améliorer leur marketing et la gestion de leurs ventes, pour développer et améliorer leurs biens et leurs services, et pour optimiser les processus internes de production de ces mêmes biens et services. En outre, le tableau 4 permet de souligner que les plus importantes limites à l’analyse des big data sont, par ordre décroissant : la méconnaissance du sujet (53 %), le manque de compétence (23 %), les coûts élevés (21 %), la qualité insuffisante des résultats (10 %) et la législation existante sur la protection des données (6 %).
Les données de l’INSEE montrent alors que le principal obstacle au e-commerce est que les biens ou les services produits par les entreprises ne sont pas adaptés à la numérisation de leur échange. Le coût de mise en place de la vente-à-distance et les problèmes logistiques qui sont liés à ce type de vente sont également des obstacles importants. Les difficultés liées au paiement sur Internet, à la sécurité ou à la protection des données ainsi que celles qui sont associées aux régulations juridiques de la vente-à-distance sont, quant à elles, celles qui sont les moins fréquemment citées par les entreprises enquêtées (cf. tableau 4).
Dans leur ensemble, ces résultats montrent donc que la tendance à l’accroissement de la bipolarisation entre les entreprises faiblement et fortement numérisées dont nous avons précédemment parlé (cf. Guillemot, Kocoglu, 2010) peut être comprise par le faible niveau de pertinence qu’une bonne partie des sociétés françaises accordent, en 2016, aux innovations numériques qui leurs sont proposées. Autrement dit, si la performativité des promesses faites par les promoteurs de ces innovations apparaît aussi limitée, c’est parce que, globalement, le rapport entre leur utilité et leur coût d’usage/implémentation n’est pas perçu comme avantageux par beaucoup d’acteurs économiques français (cf. Vayre, 2016).
Nous avons vu jusque-là que, dix ans après l’enquête COI-TIC de 2006 (cf. Greenan, Guillemot, Kocoglu, 2010), la diffusion des technologies numériques au sein des entreprises françaises est encore très inégale. Les données de l’INSEE montrent ainsi la continuité d’une tendance ancienne à la bipolarisation entre les sociétés faiblement équipées – pour qui les innovations numériques actuelles apparaissent peu pertinentes – et les entreprises fortement équipées – pour qui ces mêmes innovations semblent, cette fois-ci, plus intéressantes (cf. Guillemot, Kocoglu, 2010). Aussi, en référence aux travaux de Alfred D. Chandler (1978) qui, rappelons-le, est un des premiers chercheurs en sciences sociales à pointer la corrélation positive qui existe entre l’émergence des grandes entreprises et les innovations réalisées en termes de transferts d’information, nous proposons, dans cette section, d’examiner l’effet de la taille de l’organisation sur sa numérisation. Partant de l’idée ancienne selon laquelle, plus les sociétés sont grandes et plus la gestion de leur complexité nécessite d’importants équipements de recueil, de traitement et de communication d’informations (Mintzberg, 1982), nous souhaitons de cette façon mieux saisir comment la structure de l’entreprise influe sur sa capacité à accéder aux innovations technologiques qui lui sont proposées.
Un peu à la manière dont, au milieu des années deux milles, les outils de réseau externe (notamment les sites extranets et les outils d’Echange de Données Informatisées ; EDI), de gestion des données (notamment les BDD et les SGBD) et d’intégration de ces données (notamment les progiciels de gestion intégrée – PGI – et les ERP) se diffusent principalement dans les grandes entreprises de plus de 500 salariés (Kocoglu, Moatty, 2010), les innovations numériques actuelles se propagent essentiellement au sein des sociétés de plus de 250 salariés (T4). Autrement dit, dans le sens des travaux de Alfred D. Chandler (1978), de ceux de Xavier Niel et de Mahmoud Jlassi (2009), de Bruno Mura (2010), de Thomas Vacher et d’Elvire Demoly (2015), les données de l’INSEE montrent qu’en 2016, l’investissement en ressources matérielles engagé par les entreprises françaises dans leur numérisation augmente avec leur taille, et cela, quel que soit l’indicateur de mesure mobilisé (cf. tableau 5).
Comme le montrent Yusuf Kocoglu et Frédéric Moatty (2010) ou encore Danièle Guillemot et Yusuf Kocoglu (2010), s’il est ainsi possible de noter un rattrapage, par les plus petites entreprises (T1), concernant une partie de l’équipement en site Web (voire de l’usage des dispositifs de communication en ligne), les écarts de diffusions correspondant à l’usage du cloud computing et à celui de l’analyse des big data sont particulièrement importants : ce sont les pourcentages associés aux indicateurs de diffusion des innovations numériques les plus récentes qui, à tout le moins en valeur relative, varient les plus fortement avec la taille de l’entreprise [3]. Cela veut dire que dix ans après l’enquête COI-TIC de 2006, la logique de cumul des technologies numériques par les grandes sociétés (T4) qu’ont identifiée Yusuf Kocoglu et Frédéric Moatty (2010) continue de perdurer faisant du facteur structurel une des variables qui expliquent le mieux les inégalités d’accès aux technologies numériques.
Yusuf Kocoglu et Frédéric Moatty soulignent qu’en 2006 « la différenciation des entreprises s’opère par les logiciels, leurs combinaisons et leur intégration » (Kocoglu, Moatty, 2010, p. 67). Et ce constat est, en 2016, toujours valide. Aussi, en référence aux travaux de Ève Chiapello et de Patrick Gilbert (2013), les outils de gestion que composent les technologies numériques ont besoins des humains pour pouvoir se propager efficacement au sein des entreprises : pour être intégrées à ces dernières, c’est-à-dire permettre une organisation efficace de son activité, il faut nécessairement que ces technologies fassent l’objet d’un apprentissage individuel et collectif (Béguin, Rabardel, 2000). Il est par conséquent prévisible que cet apprentissage passe par un engagement notable dans le développement des ressources humaines permettant d’accompagner l’investissement réalisé dans celui des ressources matérielles. C’est, du moins, ce que montrent les données de l’INSEE de 2016 : à l’instar de l’engagement en ressources matérielles, l’investissement en ressources humaines augmente fortement avec la taille de l’entreprise. Il n’y a en effet que 8 % des petites entreprises (T1) qui emploient du personnel spécialisé dans le secteur des TIC, contre plus de 70 % dans le cas des grandes entreprises (T4). Notons d’ailleurs que ces pourcentages n’ont quasiment pas évolué depuis deux ans : en 2014 « 7 % seulement des sociétés de 10 à 19 personnes emploient des personnels spécialisés, contre […] 72 % des sociétés de 250 personnes et plus » (Vacher, Demoly, 2015, p. 3). En outre, moins d’une petite entreprise (T1) sur vingt a développé des formations ayant pour finalité d’améliorer les compétences de leurs employés non-spécialistes des TIC, contre un peu plus d’une sur deux dans le cas des grandes entreprises (T4).
Les données de l’INSEE de 2016 montrent ensuite deux faits marquants. D’un côté, il ressort que le faible taux d’emploi, par les petites entreprises (T1), de personnels pour des postes requérant des compétences dans le domaine des TIC n’est pas problématique puisque 98 % de ces sociétés disent ne rencontrer aucun obstacle pour recruter ce type d’employé. D’un autre côté, le taux d’emploi important que réalisent les grandes entreprises (T4) de ce même type de personnel est, cette fois-ci, perçu comme problématique : dans ce dernier cas, près d’une entreprise sur cinq dit rencontrer des difficultés pour recruter des spécialistes des TIC. Cette dernière difficulté peut être expliquée comme suit. Les grandes entreprises (T4) recouvrent une importante complexité, notamment sur le plan fonctionnel, qui nécessite des systèmes d’information et de gestion fortement équipés de façon à pouvoir garantir la bonne coordination de son activité (Guillemot, Kocoglu, 2010). Comme nous l’avons vu, ces entreprises (T4) sont par là même conduites à accorder aux promesses que charrient les innovations numériques une plus grande pertinence que dans le cas des petites entreprises et à manifester de cette manière un investissement dans ces mêmes innovations lui aussi plus important. Cet investissement a alors pour conséquence d’encourager, en retour, la dynamique de complexification des systèmes d’information et de gestion de ces mêmes organisations (T4), les conduisant par là même à s’engager toujours plus avant dans l’investissement en ressources humaines. La finalité de cet engagement est alors d’internaliser des niveaux de compétences dans le domaine des TIC qui sont toujours plus élevés de façon à pouvoir développer et entretenir une infrastructure numérique qui, à l’image de l’organisation, gagne continuellement en complexité. Et ce dernier point recouvre une importante difficulté qui explique la complexité du recrutement dont nous venons de parler.
En référence à notre première section, le tableau 6 montre ensuite que l’externalisation des compétences dans le domaine des TIC est élevée, quel que soit la taille de l’entreprise. D’une manière générale, les sociétés françaises semblent ainsi, à tout le moins en 2016, estimer plus rentable de faire appel à des partenaires externes pour réaliser la conception et la maintenance de leur infrastructure numérique. Ce constat varie toutefois en fonction de la taille de l’entreprise : en moyenne, il existe moins d’une petite entreprise (T1) sur cinq qui internalise les compétences dont elle a besoin pour concevoir et entretenir son infrastructure numérique contre près d’une société sur deux dans le cas des grandes entreprises (T4). En référence aux travaux de Ronald H. Coase (1937) et d’Oliver E. Williamson (1975), ce résultat peut s’expliquer par le fait que les coûts de transaction liés à l’externalisation des savoir-faire dans le domaine des TIC augmentent avec la taille de l’entreprise, notamment à cause des mécanismes de complexification que connaissent les grandes organisations et dont nous avons précédemment parlé. Finalement, il nous apparaît en ce sens important de souligner que le nombre des petites entreprises (T1) qui ne se sentent pas concernées par le domaine de compétence en TIC est quatre fois plus important que dans le cas des grandes sociétés (T4).
Le tableau 7 fournit alors quelques éléments d’explication permettant de mieux saisir comment les formes de (non-)pertinence que les entreprises françaises accordent aux innovations numériques qui leur sont proposées varient en fonction de leur taille. Plus exactement, les données de l’INSEE de 2016 indiquent qu’aucun motif d’utilisation de l’analyse des big data ne se démarque des autres, quelle que soit la taille de l’entreprise. Cela veut dire que l’ensemble des sociétés enquêtées considèrent généralement que l’utilité des big data tient autant à leur capacité à améliorer le marketing ou la gestion des ventes, à développer ou améliorer des biens ou des services et à optimiser des processus internes de production de biens ou de fournitures de service. Dans le sens de ce que nous avons dit plus haut, il est en revanche important de souligner que ces motifs sont évidemment plus fréquemment cités dans le cas des grandes entreprises (T4) que dans celui des plus petites (T1) : moins de trois petites sociétés (T1) sur cent contre plus d’une grande entreprise (T4) sur dix perçoivent cette utilité. En outre, il est intéressant de noter que le nombre de petites entreprises (T1) exprimant rencontrer des difficultés pour faire usage des big data n’est pas plus important que celui correspondant au cas des grandes entreprises (T4) : les pourcentages associés aux limites à l’utilisation de l’analyse des big data sont relativement homogènes, peu importe la taille de la société considérée. Partant, si ces résultats traduisent dans leur ensemble le fait que le niveau de pertinence que les entreprises étudiées confèrent aux innovations numériques varient en fonction de leur taille, ils montrent également que cette variation est moins due à la manière dont ces sociétés évaluent les coûts qu’implique l’usage de ces innovations (cf. les limites à l’utilisation des big data ; tableau 7) qu’à la façon dont elles perçoivent leur utilité (cf. les motifs d’utilisation de l’analyse des big data ; tableau 7).
Le tableau 7 montre ensuite que les limites à la vente-à-distance varient également avec la taille de l’entreprise. Aussi, en référence à la théorie du millefeuille (cf. Kalika, Boukef Charki, Isaac, 2007) et à la logique de cumul précédemment exposée (cf. Kocoglu, Moatty, 2010), les investissements engagés par les grandes entreprises (T4) pour réaliser leur numérisation semblent leur avoir progressivement permis de bénéficier d’infrastructures technologiques et de compétences humaines facilitant l’exercice de la vente en ligne. Dans le sens des travaux de Alfred D. Chandler (1978), de ceux de Henry Mintzberg (1982) et en amenant ces grandes sociétés à gagner en complexité organisationnelle, cette sorte de millefeuille de technologies numériques que ces sociétés ont pu progressivement cumuler leur permet, en 2016, de faire face aux problèmes de logistiques, de paiement, de sécurité, de protection des données et, plus largement, à l’ensemble des difficultés juridiques qu’implique l’activité de vente sur Internet. En outre, nous pouvons également ajouter que les grandes entreprises (T4) bénéficient d’économies d’échelles qui rendent le rapport coût/utilité de l’investissement dans la vente-à-distance plus intéressant que dans le cas des petites entreprises (T1).
D’après Danièle Guillemot et Yusuf Kocoglu (2010), si, notamment par le biais de la logique de cumul dont nous venons de parler, la taille de l’entreprise influe fortement sur sa capacité à accéder aux innovations numériques qui lui sont proposées, la dimension sectorielle est, quant à elle et en 2006, dotée d’un faible pouvoir explicatif. Nous proposons maintenant de tester ce résultat à l’aide des données de l’INSEE en décrivant comment, en 2016, la diffusion des technologies numériques, et plus particulièrement des innovations récemment développées dans ce domaine, varie avec le secteur d’activité.
Dans le sens des première et deuxième sections, le tableau 9 montre qu’il n’existe pas de secteurs d’activités qui ne disposent pas, pour la majorité des entreprises qui le compose, d’un accès à Internet. Nous pouvons toutefois remarquer que les écarts se creusent lorsque l’on considère l’accès à une connexion haut débit, et ceci est d’autant plus vrai lorsque que cette connexion est mobile (cf. tableau 9). Il ressort en effet que le secteur de l’information, de la communication, de la réparation d’ordinateurs et d’équipements de communication (G), celui des activités spécialisés, scientifiques et techniques (H), et celui des activités immobilières, de services administratifs et de soutien (I) détiennent les plus hauts pourcentages de connexion haut débit, peu importe que celle-ci soit fixe ou mobile. Les entreprises du secteur du commerce de détail (D) et de celui de l’hébergement et de la restauration (F), ont, quant à elles, les plus faibles pourcentages de connexions fixe et mobile haut débit. Les indices d’équipement en site Web corroborent ces résultats : les entreprises du secteur de l’information, de la communication, de la réparation d’ordinateurs et d’équipements de communication (G) sont, dans ce cas aussi, les mieux équipées. Notons toutefois que, comme le montrent Xavier Niel et Mahmoud Jlassi (2009), ce sont les entreprises du secteur de l’hébergement et de la restauration (F) qui mettent le plus fréquemment à disposition de leurs clients un panier virtuel et qui leur offrent souvent la possibilité de personnaliser ou de créer différents biens et services en ligne. En outre, ce sont les entreprises du secteur de la construction (B) qui détiennent les niveaux d’équipement en site Web les moins importants, et ce résultat apparaît comme relativement constant au cours de ces dix dernières années (cf. Kocoglu, Moatty, 2010 ; Mura, 2010 ; Niel, Jlassi, 2009).
Les données de l’INSEE permettent alors de mettre en avant que les niveaux d’usage des dispositifs de communication en ligne, du cloud computing et de l’analyse des big data sont également les plus élevés dans le cas du secteur de l’information, de la communication, de la réparation d’ordinateurs et d’équipements de communication (G). A contrario, nous pouvons remarquer que, dans le sens des résultats exposés en amont, ces mêmes niveaux d’usage sont les moins importants dans les cas du secteur de la construction (B). Aussi, même si les catégories d’analyse ne sont pas les mêmes et ne permettent donc pas une comparaison rigoureuse des résultats, ceux que nous venons d’exposer montrent que, d’une manière générale, nous retrouvons en 2016 des grandes tendances déjà mis en avant en 2006 par Yusuf Kocoglu et Frédéric Moatty (2010) :
« Tout d’abord, les entreprises les plus faiblement équipées se trouvent dans les secteurs de la construction, des transports et des industries de l’agroalimentaire. Ensuite, les entreprises moyennement équipées se retrouvent en général dans les activités industrielles et du commerce. Enfin, les entreprises les plus fortement équipées sont plutôt dans la finance et les services aux entreprises, secteurs dont le métier repose sur le traitement et la circulation d’informations formalisées » (Kocoglu, Moatty, 2010, p. 64).
Il convient toutefois d’ajouter qu’à tout le moins en 2016, il existe de multiples disparités vis-à-vis des tendances susmentionnées qui sont liées aux spécificités des cœurs de métier de chaque secteur d’activité considéré. Par exemple, il ressort du tableau 9 que c’est le secteur de l’hébergement et de la restauration (F) qui détient le plus haut pourcentage d’entreprises ayant payé des services de publicité en ligne, ou encore, que c’est le secteur des transports et de l’entreposage (E) qui fait l’usage le plus intensif de l’analyse des données de géolocalisation issues d’appareils portables. Le tableau 9 permet en ce sens d’illustrer comment, en 2016, la numérisation des organisations fait l’objet d’une appropriation sectorielle par les entreprises françaises : chacune d’entre elles participe à fabriquer sa numérisation en fonction des ressources et des contraintes qui structurent son activité.
Le tableau 10 complète le tableau 9 dans la mesure où il permet de repérer comment les écarts d’investissement en ressources matérielles qu’effectuent les entreprises de chaque secteur considéré se télescopent avec les écarts d’investissements en ressources humaines que réalisent ces mêmes sociétés. Pour l’ensemble des indicateurs de mesure d’investissement en ressources humaines, c’est en effet le secteur de la communication, de la réparation d’ordinateurs et d’équipements de communication (G) qui détient les pourcentages les plus élevés. A contrario, ce sont les entreprises du secteur de la construction (B) qui investissent le moins dans les ressources humaines nécessaires à leur numérisation.
Les pourcentages correspondant aux différents indicateurs d’internalisation des compétences concordent alors avec ceux correspondant aux indicateurs d’investissement en ressources humaines. Les entreprises du secteur de l’information, de la communication, de la réparation d’ordinateurs et d’équipements de communication (G) sont celles qui détiennent : d’une part, le plus fort pourcentage d’internalisation des compétences dans le domaine des TIC et, d’autre part, le plus faible pourcentage d’externalisation de ces mêmes compétences. Autrement dit, les différents résultats que nous venons de présenter permettent de pointer l’importance du rôle du secteur de l’information, de la communication, de la réparation d’ordinateurs et d’équipements de communication (G) dans la numérisation des sociétés françaises : ce sont ces entreprises qui prennent en charge la numérisation des 45 % des sociétés françaises qui externalisent les compétences dont elles ont besoin pour concevoir et entretenir leurs infrastructures numériques.
Le premier constat que permet de faire le tableau 11 est que les entreprises du secteur de l’information, de la communication, de la réparation d’ordinateurs et d’équipements de communication (G) sont les plus motivées à faire usage de l’analyse des big data. Respectivement 13 % et 15 % de ces sociétés disent utiliser l’analyse des big data pour améliorer le marketing ou la gestion des ventes et pour développer ou améliorer les biens ou les services qu’elles produisent. Ce résultat s’explique par le fait qu’une partie importante des effets de réseau [4] dont peuvent bénéficier ces sociétés repose sur leur capacité à maîtriser la communication et la vente sur le Web, mais aussi par le fait que ces entreprises sont les premières consommatrices des innovations numériques qu’elles produisent de façon plus ou moins collective, notamment parce qu’elles les conçoivent en fonction de besoins qui, bien souvent et en premier lieu, sont propres à leur secteur d’activité (Cardon, 2019). Il ressort également des données de l’INSEE que ce sont les entreprises du secteur des transports et de l’entreposage (E) qui expriment le plus souvent faire usage des big data pour optimiser leurs processus internes de production de bien ou de fourniture de services. Ici aussi, ce résultat renvoie à une des spécificités de ce secteur d’activité étant donné qu’une des plus importantes applications de l’analyse des données massives est l’optimisation du fonctionnement des plateformes de logistique. Le tableau 11 montre alors que, dans l’ensemble, les autres secteurs d’activité ne semblent pas manifester de réelles motivations à faire usage de l’analyse des big data pour améliorer le fonctionnement de leur organisation.
Nous pouvons ensuite remarquer que les indicateurs de limites à l’utilisation de l’analyse des big data varie peu en fonction du secteur d’activité. Ainsi, si la pertinence que les sociétés françaises accordent aux innovations qui leur sont proposées varie en fonction du secteur d’activité, cette variabilité s’explique moins par la perception qu’elles ont des différents coûts qu’implique leur intégration au sein de l’organisation que par la représentation qu’elles se font de l’utilité qui est associée à leur usage.
Le tableau 11 montre ensuite que le secteur du commerce de gros et de la réparation d’automobiles et de motocycles © ainsi que le domaine du commerce de détail (D) rencontrent le plus de limites à la vente-à-distance pour des raisons qui sont propres à leurs activités respectives. Par exemple, 61 % des entreprises du secteur du commerce de gros et de la réparation d’automobiles et de motocycles © considèrent, à juste titre, que leurs biens et services ne sont pas adaptés à la vente-à-distance. À l’inverse, il ressort que c’est le secteur de l’information, de la communication, de la réparation d’ordinateurs et d’équipements de communication (D) qui détient, globalement, les plus faibles pourcentages pour l’ensemble des indicateurs de limites à la vente en ligne : dans le sens de ce que nous avons dit plus haut, le numérique est évidemment bien adapté à la commercialisation des biens et des services proposés par ce secteur d’activité. En somme, si, à l’instar des données de l’enquête COI-TIC de 2006 (cf. Greenan, Guillemot, Kocoglu, 2010 ; Guillemot, Kocoglu, 2010 ; Kocoglu, Moatty, 2010), celles recueillies par l’INSEE en 2016 montrent que c’est effectivement la taille de l’entreprise qui explique le mieux les inégalités d’accès aux technologies numériques, il n’en reste pas moins que la dimension sectorielle constitue, à tout le moins en 2016, un facteur explicatif intéressant, notamment dans le sens où elle permet de mieux saisir comment la vague de numérisation des entreprises se propage en fonction de la pertinence que les acteurs économiques leur accordent au regard de leur activité. Autrement dit et en référence aux travaux de Danièle Guillemot et de Yusuf Kocoglu (2010), ou encore, de Yusuf Kocoglu et de Frédéric Moatty (2010) il apparaît que la modernisation technologique des entreprises françaises tend à être de plus en plus déterminée par des facteurs sectoriels.
Dans le sens de l’enquête COI-TIC de 2006 (cf. Greenan, Guillemot, Kocoglu, 2010 ; Guillemot, Kocoglu, 2010 ; Kocoglu, Moatty, 2010), il est frappant de constater que le marché des technologies numériques recouvre une dynamique de propagation qui est particulièrement stable dans le temps. En effet, la représentation synthétique de nos résultats qu’offre la figure 1 montre bien que 10 ans après l’enquête COI-TIC, la logique de cumul sur laquelle insistent les auteurs précités continue de persister (cf. le cercle en pointillé). Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans le sens du paradoxe de Solow selon lequel « on peut voir les ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité » (Greenan, Horty, 2002, p. 31) et si la logique de cumul susmentionnée apparaît positivement corrélée à l’emploi en termes d’effectif salarié (cf. le point vert), elle semble en revanche complètement décorrélée du chiffre d’affaires (cf. le point rouge).
[5]
Les tableaux 12 et 13 complètent la figure 1 puisqu’ils représentent synthétiquement comment la logique de cumul dont nous venons de parler – qui joue donc un rôle structurant important dans la diffusion des technologies numériques au sein des entreprises françaises – caractérise essentiellement les grandes sociétés (T4) et celles qui sont issues du secteur de l’information, de la communication, de la réparation d’ordinateurs et d’équipements de communication (G). Cela veut dire qu’au regard des données de l’INSEE de 2016, ce sont principalement ces deux types d’entreprises qui confèrent une réelle pertinence aux innovations qui leurs sont proposées sur le marché des technologies numériques. Rappelons alors que :
En somme et au regard des travaux réalisés dans le cadre de l’enquête COI-TIC de 2006 (cf. Greenan, Guillemot, Kocoglu, 2010 ; Guillemot, Kocoglu, 2010 ; Kocoglu, Moatty, 2010), il apparaît qu’en 2016, la numérisation des organisations est finalement perçue comme pertinente par une minorité d’acteurs économiques (7 % au total de l’ensemble de l’échantillon ; cf. tableau 1) qui partagent une même identité structurelle ou sectorielle et que cette numérisation se propage par là même selon une structure de diffusion particulièrement stable sur le plan historique.
Pour reprendre les termes de Yusuf Kocoglu et de Frédéric Moatty (2010), le marché des technologies numériques que forme le mouvement de numérisation des organisations est, au moins depuis 2006, structuré autour d’une double fracture dite numérique et structurelle. La fracture numérique est, comme le souligne les auteurs susmentionnés, temporelle dans la mesure où elle fait l’objet d’un rattrapage, comme c’est par exemple le cas pour une partie des équipements en site en Web ou pour les outils de publicisation en ligne. Les données de l’INSEE de 2016 montrent alors que, notamment du point de vue de la propagation des innovations numériques, les formes concrètes de ce rattrapage dépendent de la taille des entreprises considérées mais aussi de leur secteur d’activité. C’est d’ailleurs en ce sens que nous avons souligné que la diffusion des technologies numériques apparaît de plus en plus déterminée par des facteurs sectoriels. La fracture structurelle concerne quant à elle la plupart des grandes innovations qui font exister le marché des technologies numériques comme c’est actuellement le cas pour les services de cloud computing, ou encore, l’analyse des big data dont la diffusion reste très limitée en 2016. Cette fracture structurelle joue alors un rôle fort dans la fabrication des inégalités d’accès à la numérisation étant donné qu’elle produit une bipolarisation qui, selon des mécanismes d’accumulation qui sont anciens, tend à accroître les écarts entre les entreprises qui sont les moins bien et les mieux équipées.
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[1] Source : https://www.mckinsey.com/  ;/media/mckinsey/business%20functions/mckinsey%20digital/our%20insights/big%20data%20the%20next%20frontier%20for%20innovation/mgi_big_data_full_report.pdf.
[2] Source : https://www.lesechos.fr/idees-debat….
[3] Par exemple, plus d’une grande entreprise (T4) sur dix analyse les données issues d’objets intelligents, d’objets connectés ou d’autres types de capteurs, alors que seule une petite entreprise (T1) sur cent utilise ce type de données (cf. tableau 6).
[4] La notion d’effet de réseau permet de désigner un phénomène selon lequel l’utilité d’un bien ou d’un service dépend de la quantité de personnes qui l’utilisent. L’effet de réseau compose par exemple une des principales dimensions des modèles d’affaires des grandes plateformes numériques comme Amazon, ou encore, Airbnb.
[5] CA = chiffre d’affaire ; ES = effectif salarié ; G34 = connexion haut débit mobile avec au moins une technologie 3G ou 4G ; ESW = équipement en site web ; CMS = utilisation des réseaux sociaux ; PPL = paiement de publicité en ligne ; ACC = achat de services cloud computing ; UBD = utilisation de l’analyse des big data ; IRHp = investissement en ressources humaines spécialisées dans le domaine des TIC ; IC = internalisation des compétences dans le domaine des TIC ; EC = externalisation des compétences dans le domaine des TIC ; NC = non-concerné par le domaine de compétence en TIC ; MBD = motivation pour l’utilisation de l’analyse des big data ; RBD = résistance pour l’utilisation de l’analyse des big data ; RVAD = résistance pour la vente-à-distance. Le détail du calcul des indicateurs exposés ci-dessus est présenté en annexe.
Vayre Jean-Sébastien, Zelesniack Elena, « La modernisation technologique des entreprises françaises : une pertinence stable et limitée », dans revue ¿ Interrogations ?, N°33. Penser les représentations de l’ « idéal féminin » dans les médias contemporains, décembre 2021 [en ligne], https://revue-interrogations.org/La-modernisation-technologique-des (Consulté le 9 décembre 2024).