Après ses ouvrages consacrés au bleu (2000), au noir (2008), au vert (2013), au rouge (2016) et au jaune (2019), l’historien des couleurs Michel Pastoureau a publié en 2022, toujours aux éditions du Seuil, un nouvel opus de sa saga chromatique : Blanc. Histoire d’une couleur. Comme à son habitude, l’auteur nous fait naviguer dans « la longue histoire du blanc dans les sociétés Européennes », divisant chronologiquement le livre en quatre parties : du Paléolithique aux débuts du christianisme (pp. 12-55), du ive au xive siècle (pp. 56-105), du xve au xviiie siècle (pp. 106-159) et du xixe au xxie siècle (pp. 160-218).
Dans les recherches sur les couleurs, on commence souvent par l’analyse des termes de couleur : on recherche leur étymologie, on s’intéresse à leurs emplois dans les expressions idiomatiques, on recense les nuances qui y sont associées… Les informations récoltées doivent alors être combinées à d’autres obtenues d’après d’autres approches : sémiotique, héraldique, historique, voire chimique. L’historien ne déroge pas à cette habitude méthodologique, remontant aux origines lexicographiques du blanc, pour nous apprendre que, durant l’Antiquité, il existait deux blancs, tant du côté des Grec·ques que des Romain·es. Les premier·ères distinguaient un blanc « pur, uni, lumineux (leukos) » d’un autre « sale, grisé (polios, péras, tholeros) » (p. 31) ; les second·es distinguaient « le blanc physique, neutre, objectif (albus) », du « blanc symbolique, favorable, pur, éclatant (candidus) » (p. 46), dont les nombreux sens figurés – « pur, propre, beau, heureux, bénéfique, honnête, sincère, innocent, etc. » (p. 47) – lui valent des emplois privilégiés dans les domaines symboliques et sacrés. Dès les premières pages, Michel Pastoureau précise d’ailleurs que, au contraire des autres couleurs qu’il a étudiées, la symbolique du blanc est principalement positive : « pureté, virginité, innocence, sagesse, paix, bonté, propreté » (p. 9). Rappelant toutefois qu’il existe aussi quelques connotations négatives du blanc – « le vide, le froid, la peur et l’angoisse » – (p. 9), celles-ci ne sont que peu abordées dans la suite du livre, ce qui nuit à la diversité des analyses, d’autant que la symbolique positive du blanc se rattache quasi toujours aux mêmes références divines : la lune à l’Antiquité (pp. 22-27), le Christ et Marie ensuite, donnant une impression de stagnation et de nombreuses répétitions. En particulier, dans la deuxième partie, Michel Pastoureau évoque tour à tour la (faible) présence du blanc dans la Bible (pp. 68-73), dans les textes patristiques, dans la liturgie et dans les codes vestimentaires monacaux (pp. 60-67), avant de dresser les catalogues de symboles blancs végétaux et animaux du registre chrétien (pp. 82-97). Le lien au sacré et au divin se retrouve également dans l’héraldique où le blanc signifie foi et pureté (pp. 110-115), ainsi que dans les pratiques vestimentaires des xive et xve siècle, qui associent le blanc à la naissance, à la mort et à la résurrection (pp. 124-135), à la noblesse (pp. 136-145) et à la monarchie (pp. 146-153). Le blanc continue de se rattacher à l’idée de pureté sur la période contemporaine, ce qui, quoiqu’on en dise, renvoie à une certaine morale religieuse : le blanc est ainsi associé à la propreté puis à la santé à partir du xviiie siècle (pp. 182-195) ; à la fin du xixe siècle, les tenues de sport qui sont en contact direct avec la peau doivent aussi être blanches pour des « raisons à la fois hygiéniques et morales » (p. 203) ; tandis que le blanc est devenu la couleur traditionnelle des robes des mariées, « une façon de proclamer la pureté de leur conduite » (p. 200).
Michel Pastoureau s’intéresse aussi aux pigments et aux pratiques picturales, à commencer par les humain·es préhistoriques, qui utilisaient rarement le blanc en peinture (pp. 16-21), alors que la nature regorge de matériaux facilement exploitables, sous forme de craies, de gypse ou de kaolin (p. 170). Le blanc était employé par les peintres antiques, qui lui préféraient toutefois la polychromie, recouvrant de couleurs vives tant les sculptures que les architectures (p. 28). Le « mythe de la Grèce blanche » (Jockey, 2015), qui perdure encore aujourd’hui, s’appuie en effet depuis des siècles sur les vestiges de l’Antiquité, décolorés par le temps et les aléas climatiques, pour forger l’image fausse d’une Grèce « blanche, sobre, immaculée » (p. 28), alors que, au contraire, « la pierre blanche laissée à nu, décolorée […] était signe d’inachèvement, de négligence, de désordre, voire de laideur » (p. 30). C’est pourtant la céruse, à base de plomb, qui est « le pigment le plus utilisé en Europe, de la Rome antique jusqu’au xixe siècle » (p. 170), avant d’être remplacée par d’autres pigments moins toxiques, à base de zinc, puis de titane (p. 176). Quant aux techniques tinctoriales, elles tracent durant des siècles davantage une histoire « en négatif » du blanc, les quelques plantes et minéraux tinctoriaux de l’Antiquité et du Moyen Âge ne parvenant pas à l’obtention de blancs francs et lumineux, en plus d’engager des processus long et coûteux (p. 38). Durant des siècles, « teindre » en blanc revenait ainsi en réalité à ne pas teindre et laisser les fibres des vêtements dans leur couleur d’origine ; au mieux, on les décolorait par exposition au soleil, à « l’eau oxygénée de la rosée » ou au sel (pp. 38-41). Coûteux et difficile à entretenir, les tissus bancs étaient ainsi réservés à une élite (pp. 43, 136-143), jusqu’à la maîtrise des propriétés décolorantes du chlore au début du xixe siècle, qui permit enfin d’obtenir des étoffes réellement blanches et d’en populariser le port (p. 182).
Ce n’est au final qu’avec les Temps Modernes que l’histoire du blanc prend un tournant radical : avec l’apparition de l’imprimerie dans les années 1450, le blanc du papier, associé au noir de l’encre, a lentement été conduit « sur les marges de l’univers des couleurs, puis hors de cet univers » (p. 154). L’exclusion du blanc et du noir du royaume des couleurs fut entérinée par les travaux d’Isaac Newton (1642-1727), qui prouva que la lumière blanche du soleil se décompose en sept rayons de couleur – violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge (pp. 166-167) : « dans ce nouvel ordre des couleurs, il n’y a plus de place ni pour le blanc ni pour le noir. C’est là une révolution : le blanc et le noir ne sont plus des couleurs » (p. 167). L’invention au cours du xixe siècle de la photographie, puis celle du cinéma, ont confirmé cette sortie du couple noir-blanc du groupe formé par les autres couleurs (p. 168). L’auteur aurait pu poursuivre ses investigations pour évoquer le blanc comme couleur neutre, par défaut : celle du papier imprimé, des écrans de cinéma ou des murs des galeries d’art (O’Doherty, 2008 [1976]).
L’ouvrage se clôt sur diverses considérations sur les « lexiques et symboles » du blanc aux xxe et xxie siècles (pp. 206-217), conduisant Michel Pastoureau à survoler les problématiques propres à notre époque actuelle. Expliquant d’abord que « blanc » signifie aussi « clair » en français (p. 206), il ne fait qu’effleurer en un paragraphe la question de la race et du racisme et le rôle que joue le blanc dans le système racial (p. 210). Des analyses plus poussées sur le « mythe de la Grèce blanche » et son lien avec l’idéologie raciale – nazie notamment (Jockey, 2015 : 267-282) – et sur l’association entre blancheur du teint et féminité (Grand-Clément, 2007 ; Frost, 2010) auraient pourtant mis en avant d’autres enjeux historiques, politiques et symboliques du blanc à différentes époques, apportant un contrepoint à sa symbolique de pureté qui, au final, aseptise son histoire. Un manque de prise de position de l’auteur qui n’est pas nouveau, mais qui est peut-être plus flagrant ici que dans les autres volumes. Ainsi, lorsqu’il aborde le blanc au prisme du genre (pp. 98-105), affirmant que « le blanc est […] bien plus féminin que masculin » (p. 98), Michel Pastoureau reste descriptif et superficiel pour éviter toute critique des systèmes sexistes, sociétaux comme symboliques, à l’œuvre au Moyen Âge.
Avec l’ambition de couvrir une vaste période, Michel Pastoureau reste trop évasif concernant les périodes postérieures au xviiie siècle, concentrant son intérêt sur les périodes antiques et médiévales. Médiéviste de formation et exploitant de nombreux documents, il peine cependant à sortir d’une interprétation uniquement religieuse du blanc, donnant un aspect redondant à l’ouvrage. Ne consacrant au final qu’une douzaine de pages aux Temps Modernes [1] – qui marquent pourtant un tournant majeur dans l’histoire du blanc –, l’historien passe également à côté des arts visuels des xxe et xxie siècles et de l’enrichissement symbolique du blanc par l’abstraction, n’accordant par exemple qu’une brève légende au Carré blanc sur fond blanc (1918) de Kasimir Malevitch (1879-1935). L’historien va même jusqu’à ignorer les artistes contemporain·es – la série Achrome (1957-1963) de Pierro Manzoni (1933-1963), les Cellules d’Habitation (1990-1993) d’Absalon (1964-1993), la photographie Union City Drive-In (1993) d’Hiroshi Sugimoto… –, qui ont pourtant porté un grand intérêt au blanc, à la fois couleur et non-couleur, lumière et matière, unité et vide. Ce regard contemporain lui aurait pourtant permis d’affiner ce qui semble l’obséder depuis le début [2], à savoir l’association du blanc à l’incolore, qu’il trouve injustifiée (pp. 211-214).
En dépit de ces écueils qui nécessiteraient un travail de collaboration entre chercheur·ses, Michel Pastoureau brille comme à son habitude par son érudition concernant les périodes antique et médiévale. Avec méticulosité, il déploie une foule de documents qu’il remet à chaque fois dans leur contexte social, historique, politique ou économique, nous guidant ainsi dans des époques éloignées, à la fois en lien et en rupture avec nos vies contemporaines. Agrémenté de 114 illustrations de grande qualité, Blanc. Histoire d’une couleur est définitivement un beau livre indispensable à toute personne s’intéressant aux couleurs, et qui devait clore « un édifice à la construction duquel [Michel Pastoureau] travaille depuis un demi-siècle » (p. 10). C’était sans compter sur les déclarations de l’historien dans l’émission Le Book Club de Radio France, le 20 décembre 2022, durant laquelle il a annoncé travailler sur un dernier ouvrage rassemblant les cinq couleurs restantes – le rose, le violet, le brun, l’orangé et le gris –, groupées en un volume en raison d’une « histoire plus courte » et d’une « symbolique plus pauvre » (p. 8) ; ce qui restera à débattre.
Frost Peter (2010), Femmes claires, hommes foncés. Les Racines oubliées du colorisme, Laval, Presses Universitaires de Laval.
Grand-Clément Adeline (2007), « Blancheur et altérité : le corps des femmes et des vieillards en Grèce ancienne », Corps, 3, pp. 33-39.
Jockey Philippe (2015), Le Mythe de la Grèce blanche. Histoire d’un rêve occidental, Paris, Belin.
O’Doherty Brian (2008 [1976]), White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, Genève, JRP-Ringier / Paris, La Maison rouge.
Pastoureau Michel (2000), Bleu. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil.
Pastoureau Michel (2008), Noir. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil.
Pastoureau Michel (2013), Vert. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil.
Pastoureau Michel (2016), Rouge. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil.
Pastoureau Michel (2019), Jaune. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil.
[1] Alors que la troisième partie est consacrée à la période allant du xve au xviiie siècle, l’auteur s’attarde sur le Moyen Âge tardif, n’abordant que très peu l’époque moderne.
[2] Michel Pastoureau fait mention du blanc comme n’étant pas une couleur dès la première phrase (p. 7), puis revient à plusieurs reprises au cours des pages sur le rapprochement entre blanc et incolore.
Bideaux Kévin, « Pastoureau Michel (2022), Blanc. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil. », dans revue ¿ Interrogations ?, N°37. Apports conceptuels et méthodologiques des entrecroisements entre pratiques artistiques et sciences humaines et sociales : accéder à l’autre, agir sur les territoires, décembre 2023 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Pastoureau-Michel-2022-Blanc (Consulté le 21 novembre 2024).