Billaudeau Valérie

Document-faire sens : articulation entre création et film de recherche. Intentions dans la perspective de la diffusion et impacts

 




 Résumé

Chercheuse engagée dans l’économie sociale et solidaire, nous avons réalisé un documentaire de 50 minutes sur une coopérative. Sorti en juin 2020, « Scoper » a été diffusé dans quarante villes en France. Les débats, à l’issue de chaque projection, ont ouvert une porte à un travail réflexif que nous avons voulu approfondir en déposant un projet scientifique pour une disponibilité CNRS. Ce congé-recherche nous donne l’opportunité de situer notre travail par rapport à d’autres chercheurs-réalisateurs notamment sur l’esthétique inhérente au film, sur la création et l’impact de la diffusion. Cet article propose d’analyser la façon dont les chercheurs-artistes pensent la diffusion de leur travail et l’accompagnent vers le public. Ainsi, les expériences de diffusion in situ de films de recherche en Sciences Humaines et Sociales ont pu être classées en huit catégories avec deux impacts principaux : rendre la recherche accessible, par le dialogue, à des publics différents et entretenir le désir du document-faire sens.

Mots-clés : recherche, documentaire, diffusion, réflexivité, création

 Abstract

Documentary-making sense : the link between creation and research films. Dissemination intentions and impacts

As a researcher involved in the social and solidarity economy, we made a 50-minute documentary on a cooperative. Released in June 2020, ’Scoper’ was shown in 40 cities in France. The debates at the end of each screening opened the door to a reflective work. That’s why we submitted a scientific project to obtain a leave of absence from the university and a loan from the French national centre for scientific research. This research leave gives us the opportunity to situate our work in relation to other researchers and directors, notably on the aesthetics inherent in the film, on creation and the impact of distribution. In this article we propose to analyse the way in which artist-researchers think about the dissemination of their work and accompany it towards the public. Thus, the experiences of in situ dissemination of research films in SHS could be classified into eight categories with two main impacts : to make research accessible, through dialogue, to different audiences, and to maintain the desire of documentary-making sense.

Keywords : research, documentary, dissemination, reflexivity, creation

 Introduction

Les artistes et les chercheurs [1] semblent avoir en commun une attitude ambigüe à la réception de leurs travaux. Quand Jean-Luc Godard « s’accomplit en démiurge, ployant le cinéma sous la toise post-moderne de la fin des récits, jouant avec le trop-plein d’images et leur impuissance à faire sens commun, quand les fragments épars sont assemblés par l’art d’un collage sibyllin, dénué de raison objective » (Raimond, 2013 : 106), les chercheurs peuvent également malmener leurs lecteurs avec des articles théoriques et parfois abscons. Les artistes, comme les chercheurs, n’ont pas tous besoin d’un public pour concevoir leur démarche et produire leur travail. Un cinéaste ou un chercheur ’pour lui-même’ composerait-il avec un spectateur ou un lecteur absent ? Il est difficile d’imaginer que les auteurs n’aient pas envie ou besoin d’être reconnus, ce qui suppose de prendre en compte, à un moment donné, leur intention ainsi que d’accorder une place à la réception auprès d’un public.

Dans le cas de la création de films de recherche, cette chaîne communicationnelle est prise en compte. Dès les années 1930, « par sa façon consciente et décalée d’user de l’anthropomorphisme dans son œuvre, [Jean Painlevé] apporte de l’humain dans la science, mais permet aussi au spectateur de prendre de la distance avec ce penchant pour la ressemblance… » (Riou, 2009 : 14). En tant que scientifique biologiste et réalisateur de documentaires, il « défend la capacité du cinéma à être dans un rapport de vérité avec la nature  » (Riou : 2). Il propose aussi de « nouveaux rapports entre image documentaire scientifique et fiction » ainsi qu’une « analyse critique dans la réception de l’image » (Riou : 2).

En parallèle, l’anthropologie et la sociologie visuelle apportent un autre rapport aux savoirs et à d’autres formes d’écritures. Par exemple, « les recherches qui utilisent l’art pour produire des résultats, à travers des approches qualitatives qui ne font pas qu’informer, mais souvent transformer, performer ou réformer un rapport au monde » (Chenail, 2008, cité par Hert, 2022 : 6) ouvrent encore des perspectives dans un cadre très normé sur les approches, les références théoriques et les attendus académiques. Les documentaires ou films de recherche en sciences humaines et sociale (SHS) qui se développent ces dernières décennies semblent être de nouveaux terrains d’expérimentation de recherche et de création.

Selon le dictionnaire de la langue française Le Robert, le mot documentaire, du latin documentum veut dire « exemple, modèle, leçon, enseignement, démonstration ». La part pédagogique du documentaire lui est donc intrinsèque et offre des perspectives méthodologiques (Cyrulnik, 2018). L’étymologie de documentaire décompose ce mot en deux parties signifiantes : un « document » avec un suffixe « -aire » qui signifie « celui qui fait quelque chose, qui s’occupe de quelque chose, qui est chargé de… ». Le suffixe apporte une notion d’action qui contrebalance le phonème « -taire » du document. Ainsi, nous nous interrogeons sur la vocation du documentaire : représente-t-il plus qu’un support pédagogique pour donner du pouvoir d’agir ?

Cette réflexion nous conduit à proposer de parler du document-faire en SHS, qui suppose un mode d’écriture scientifique en amont de la création et conçoit une diffusion in fine, en prenant en compte son potentiel de transformation et sa capacité d’agir avec les spectateurs, voire avec la société (Léchot Hirt, 2010). Nous suivons donc les traces de d’H.I. Marrou [2] pour questionner les impacts des diffusions des films documentaires en SHS. En effet, les expériences montrent que le document-faire de recherche en SHS permet de diffuser le film à d’autres publics que les acteurs du film et ne pas devenir tout de suite un « document ’dormant’ ou ’latent’ » (Meyriat, 1983).

Ainsi, à partir de l’expérience d’un documentaire réalisé par la chercheuse de cet article, appuyée par sa démarche réflexive provenant d’une disponibilité CNRS obtenue pour un projet scientifique sur les films de recherche en SHS, et plusieurs exemples issus d’entretiens et lectures, il s’agit de cerner les contours du documentaire en SHS avant de présenter les impacts de sa diffusion, en tenant compte de deux phases et de deux acteurs majeurs : la production et la réception ; l’émetteur et le récepteur.

 Le documentaire en SHS, aboutissement d’une recherche-création

Très souvent l’écriture (textuelle comme filmique) est considérée comme étant une façon de transmettre des informations, voire des connaissances. Pour qu’il s’agisse d’une démarche dite ’scientifique’, la neutralité axiologique du chercheur reste attendue, même si l’acceptation du point de vue et de la présence du sensible dans la démarche se développe. Les films de recherche en SHS contribuent à cette autre vision.

Films de recherche et création

Les films de recherche ont une histoire dense tout au long du 20ème siècle à travers l’anthropologie qui consistait en « l’enregistrement visuel de rencontres avec d’autres sociétés » (Haicault, 2010 : 21) et la sociologie visuelle qui pose aussi bien « l’objet ’image’ comme une source de questionnements sociologiques qu’à recenser les différents usages et intérêts de la méthode audiovisuelle dans la recherche » (Kühl, 2021 : 252).

Pourtant, au début du 21ème siècle, les films de recherche sont encore peu mobilisés en SHS, considérés comme « des outils manquant de scientificité » (Haicault, 2010 : 1) bien que des auteurs de plus en plus nombreux revendiquent d’intégrer la part du sensible dans leurs recherches. Edgar Morin invite depuis plusieurs décennies à une vision systémique qui s’appuie sur deux types de compréhensions : la « ’compréhension objective’ qui acquiert, assemble et articule données et informations objectives […] et une ’compréhension subjective’ fruit d’une compréhension de sujet à sujet, qui permet, par mimèsis (projection-identification), de comprendre ce que vit autrui, ses sentiments, ses motivations intérieures, ses souffrances et ses malheurs » (Morin, 2006 : 139‑140). Ces deux composants nous semblent être aussi le socle de la démarche de création artistique au sein de laquelle des choix sont opérés avec des sources d’inspiration provenant de la réalité et d’autres issues de la sensibilité de l’artiste.

Le chercheur réalisateur est-il alors un artiste (Maurines, 2012 : 379) ? Son statut et sa posture ’scientifique’ ne l’incitent pas à se revendiquer comme tel. Pourtant la réalisation de films documentaires offre la possibilité de suivre à la fois une démarche scientifique et d’explorer aussi une part du sensible. Le documentaire, « d’un côté, permet de sortir de l’hypertextualité à laquelle est contraint le·la chercheur·se universitaire avec son cadre normatif et son accessibilité limitée. D’un autre côté, et dans le même temps, sa portée créative et réflexive le fait entrer tout entier dans une démarche de recherche qui s’inscrit dans un paradigme de production de connaissances. » (Kühl, 2021 : 254). En sortant de cette « fausse bataille de l’art et de la science » (De Latour, 2018) et des dichotomies de la pensée positiviste, il est alors possible d’explorer les dimensions créatives et réflexives que propose le médium filmique documentaire en SHS.

C’est pourquoi des disciplines comme l’urbanisme ou la géographie sociale se sont emparées de ce support permettant à Benoit Raoulx, géographe social et cinéaste de recherche, d’identifier trois directions prises par les chercheurs-réalisateurs (et artistes non assumés ?) qui co-existent (Raoulx, 2022). L’outil vidéo est le premier type de support utilisé dans le cadre de vidéos participatives. C’est un moyen pour une personne ou un groupe de prendre la parole et de créer une autoréflexivité. Cette démarche est utile au chercheur pour collecter des données et accompagner la création sans qu’il en soit le créateur. Un second usage du documentaire est celui de la recherche-création. Cette fois, le réalisateur invite à faire circuler les regards, à interroger la limite du visible. Le film de recherche-création permet de relier des mondes sociaux et culturels différents, il induit la question du regard et le met en question. Enfin, une troisième catégorie se distingue avec le film de recherche-action. Le film s’inscrit dans un processus de recherche qui est à la fois en amont et en aval. Il n’est pas illustratif des résultats de la recherche : la recherche est la quête et le film est une étape amenée par la motivation du chercheur. « Il faut être motivé pour tenir le souffle de la durée. C’est une manière de retrouver un geste plus ’primitif’ de la recherche et plus entier par rapport au chercheur. Il s’agit de retrouver, en amont de la recherche, un désir de film. » (Raoulx, 2022).

Le désir de création est spécifique à chacun avec un niveau d’exigence qui repose notamment sur la recherche de l’esthétique et l’alliage de contraires comme « le créé et le construit » (Untereiner, 1960 : 285). La réalisation d’un film de recherche peut donc être considérée comme un acte de création impliquant une collaboration et/ou une cocréation avec les personnes filmées et le réalisateur. Cette approche questionne la place de l’auteur dans une « création partagée » car l’égalité n’est pas spontanée du fait que le réalisateur est d’abord perçu comme ayant plus d’expérience (Cyrulnik, 2019 : 4).

Ce récapitulatif permet de situer notre travail de chercheuse réalisatrice. En effet, chercheuse en information et communication ayant choisi l’économie sociale et solidaire comme thématique de recherche, nous avons réalisé un documentaire de 50 minutes [3] sur la transformation d’une librairie papeterie en société coopérative et participative : la Scop SavoirsPlus. Ce documentaire intitulé « Scoper » est sorti en juin 2020. Il raconte trois années de construction d’une nouvelle entité de 200 salariés avec leurs espoirs et leurs doutes, montrant ainsi la complexité du changement.

Dans une perspective de diffusion, des débats ont suivi chaque projection, ouvrant la porte à un travail réflexif que nous avons voulu. Un congé-recherche nous donne l’opportunité de situer notre travail par rapport à d’autres chercheurs-réalisateurs, notamment sur l’esthétique qui est inhérente au film et à la création (Maurines, 2012 : 385).

Ce temps réflexif nous donne ainsi la possibilité d’étudier les impacts de la diffusion. À partir de ces réflexions, nous proposons de mobiliser le film de recherche-action et de création à travers le genre documentaire qui affirme le point de vue du chercheur. Lorsque nous avons réalisé « Scoper », nous nous sommes positionnées comme chercheuse en signant une convention de recherche avec la librairie papeterie en insistant sur notre liberté pour garantir un contenu objectif. Avec le recul, nous avons pris conscience de l’importance de la création, des conséquences de la présence de la chercheuse-réalisatrice dans l’histoire de la transformation de l’entreprise : c’est pourquoi, nous positionnons ce documentaire comme étant un film de recherche-action en cocréation, qui pourrait être rebaptisé « film de recherche coopératif ».

Après quarante projections en France (Angers, Nantes, Paris, Le Mans, Bordeaux, Rennes, Montpellier, Lyon, Grenoble, Strasbourg, Morlaix, etc.) et à l’étranger (Grèce, Tunisie, Canada, etc.), « Scoper » donne matière à analyser la réception d’un film de recherche sur la coopération. À partir de notre expérience, enrichie de lectures et le questionnement auprès de quatre chercheurs-réalisateurs interviewés [4] durant notre disponibilité CNRS, nous proposons une analyse sur la façon dont les chercheurs-artistes pensent la diffusion de leur travail et l’accompagnent dans leur réception par le public.

La place du spectateur dans la recherche-création appliquée aux films de recherche

Venant du domaine artistique au Québec, le terme de recherche-création a été théorisé par Éric Le Coguiec (2006) et Monik Bruneau et André Villeneuve (2007) pour en préciser la nature et les enjeux. Les Sciences de l’Information et la Communication (SIC) s’intéressent aux débats qui confrontent la pratique artistique avec l’activité de recherche comme étant contradictoire et/ou similaire (Renucci, Réol, 2015). Certains chercheurs en SIC se sont aussi engagés dans des expériences de recherche et de création qui induisent une critique réflexive à partir d’une production artistique. Les œuvres peuvent être le fruit de leurs recherches et/ou celles d’autres d’artistes pour constituer un corpus (Bouchardon, 2013). Dans cette perspective, le chercheur en SIC s’intéresse non seulement à l’objet mais aussi au processus de création de cet objet dans son contexte. La difficulté est alors de rendre possible un aller-retour entre l’action de faire et un métadiscours réflexif en prenant en compte l’interdisciplinarité et le concept d’altérité (Wolton, 2014) propre à la recherche-création et à la communication.

Pour favoriser cette réflexivité, la prise en compte du spectateur nous semble être un élément déterminant ; il est à la fois présent dans l’esprit du réalisateur lors de la conception et la production du film et l’interlocuteur lors des projections débats. C’est pourquoi, dans le cadre des recherches réalisées par les films de recherche en SHS, nous privilégions l’idée d’une co-construction du sens prenant en compte le contexte, le rôle et les partages de représentations. D’ailleurs le statut et la fonction du spectateur, comme « communautés d’actions  » (Maurine, 2012 : 383) peuvent être différents. Béatrice Maurines distingue le public issu du terrain comme « référentiel » et celui des collègues chercheurs comme « communauté d’action validante ou invalidante » (Maurine : 390).

En ce qui concerne notre expérience et celles des collègues interviewés, l’objectif des chercheurs-réalisateurs n’est pas seulement de transmettre du savoir, ni d’échanger avec les récepteurs. Leurs travaux, en allant filmer sur un terrain, consistent à prendre en compte les individus dans un contexte dont il leur faudra rendre compte dans la construction narrative de leur document-faire. En filmant un quartier, une entreprise, un magasin gratuit, etc., les chercheurs-réalisateurs créent une dynamique de l’interaction à travers des entretiens, des interviews et surtout en restant des semaines, des mois, voire des années auprès de leurs « acteurs  » Maurines, 2012 : 384).

La réalisation des films de recherche tente donc de produire du sens dans une triple visée : du sens en lien avec leur sujet de recherche, du sens pour leurs interlocuteurs, celles et ceux qui ont accepté de donner de la matière à leur démarche, et du sens pour le public qui va découvrir la réalisation finale. Un film de recherche en SHS implique, dès la conception, le public de son travail. « Notre problème, c’est de filmer par rapport à quelqu’un d’autre, le grand absent de cette histoire : le spectateur. Nous sommes en train de faire quelque chose pour quelqu’un d’autre, qui est signifié par la caméra » (Cesaro, 2010). Il ne s’agit pas, comme en marketing, de viser une cible, que tout support de communication appréhende, mais de prendre en compte une triangulation inhérente notamment à la réalisation d’un film de recherche : le réalisateur, les personnes filmées et les spectateurs. Ces derniers sont présents à l’esprit du réalisateur dès l’étape du tournage et lors du montage afin de «  ne pas proposer trop de matière » (Raoulx, 2021 : 46-47).

S’il existe plusieurs approches communicationnelles, il est aussi possible de distinguer plusieurs façons de construire l’objet d’un documentaire avec des implications différentes du public récepteur. B. Raoulx (2009) différencie trois utilisations [5] de l’audiovisuel pour un chercheur : la première, le film comme outil, induit une construction où le chercheur utilise la caméra pour capter des images et les diffuser à un public. Les films scientifiques et pédagogiques réalisés dans ce cadre, positionnent le spectateur comme ’extérieur’, même s’il peut s’identifier ou que son imaginaire peut être sollicité : « il n’y a pas d’interaction directe entre le sujet regardant et l’objet filmé » (Raoulx, 2009 : 8). La seconde configuration, intitulée « objet de recherche pensé comme objet filmique  », rassemble l’intention du chercheur-réalisateur de construire son objet de recherche avec les images qu’il filme et donc avec les acteurs de son projet filmique. Ainsi, la construction du documentaire ne se réalise pas en deux étapes distinctes (d’abord la réflexion qui amène à des résultats de recherche puis la réalisation d’un film) mais concomitamment. Enfin, la troisième configuration intègre à la fois les lieux, les personnes, les pratiques, les trajectoires, l’histoire, etc. dans le projet de recherche-création par le film. L’ambition est d’interroger des thématiques sociales en produisant une connaissance qui pourra être réappropriée par différents publics.

Ainsi, cette démarche, nommée par B. Raoulx (2021) « démarche géodocumentaire », se rapproche du fonctionnement des théories sociales de la communication qui incluent les notions de contexte et de sens. Le chercheur-réalisateur se situe dans un contexte en créant des interactions de communication sur le terrain qu’il a choisi. En complémentarité avec la posture du géographe et en référence à notre discipline en SIC, nous pourrions compléter le nom de cette démarche par le ’(géo)document-faire sens’ dans une quête du « cinéma vérité » qui « cherche des êtres humains qui, ne fussent qu’un instant, seraient devant la caméra les auteurs de leurs propres existences » (Institut National de l’Audiovisuel, 1966).

D’ailleurs, en associant le nom masculin « document » au verbe « faire » par un tiret, nous proposons de retirer le verbe « se taire », du documentaire pour valoriser la preuve (du mot latin documentum) qu’il représente à l’un des verbes les plus polyvalents et polysémiques en français. Les quatre significations les plus utilisées du verbe « faire » offrent une place importante au chercheur-créateur mais aussi aux spectateurs : la première signification est celle de « réaliser ou accomplir une action » (Dictionnaire Le Robert).

Le verbe « réaliser » fait écho à la réalisation d’un film mais concerne aussi le spectateur dans l’accomplissement d’une action lorsqu’il vient voir un film, traduire son contenu et interagir ; la seconde signification « créer ou fabriquer quelque chose » évoque l’aboutissement que représente le support filmique. La troisième, « exercer une profession ou une activité », interpelle le chercheur dans sa posture de réalisateur et d’auteur. Enfin, la quatrième signification, « produire ou causer un effet ou un résultat » implique le spectateur. Cette posture de travailler dans la perspective d’un ’document-faire sens’, appréhende donc le film de recherche AVEC les acteurs et les spectateurs et ne représente pas un film SUR les acteurs avec des effets SUR les spectateurs. Elle a pour ambition de sortir du ’prêt-à-penser’ pour concevoir, malgré sa complexité, « la communication comme une relation humaine, le ciment de la construction d’un monde commun, [une industrie] de la connaissance » (Dacheux, 2009 : 12).

  Diffusion des fims de recherche en SHS

Dans le processus de fabrication professionnelle du cinéma, la production et la diffusion des documentaires sont complexes. Les études sur la filière cinématographique et audiovisuelle témoignent de l’importance du rôle de l’État français notamment par « les règles techniques, juridiques et économiques de projection, fixées par les institutions, en particulier le Centre National de la Cinématographie (CNC) » (Sauguet, 2007 : 32). Ce dernier publie en 2022 son étude qui « analyse tant le documentaire audiovisuel que cinématographique à travers les œuvres produites et leur financement mais également leur diffusion en France, dans les salles de cinéma, à la télévision (en linéaire et en télévision de rattrapage), en vidéo (physique et à la demande), ainsi qu’à l’étranger, dans les salles de cinéma, sur les plateformes de vidéo à la demande par abonnement et sur les chaînes de télévision » (CNC, 2022). Ces différents modes de diffusion sont des portes d’entrée pour la diversité de genre documentaire [6] qui représentent, par exemple, 89 films en première exclusivité, soit 19,6 % de l’offre totale en 2021 au cinéma, 109 films différents et 201 diffusions à la télévision dont 39,6% de documentaires de société, 2428 documentaires audiovisuels et 169 documentaires vidéo à la demande par abonnement (VàDA).

Dans cette offre, comment repérer les films de recherche ? Aucune catégorie ne les mentionne dans le rapport du CNC bien que ce dernier ait mis en place, depuis 2014, des bonifications pour les documentaires scientifiques, historiques et artistiques [7]. Par ailleurs un documentaire scientifique ne coïncide pas avec les contours que nous avons donné du documentaire de recherche. Ainsi, les films mis en ligne sur le site du CNRS sont le plus souvent des films scientifiques produit par les équipes professionnelles du CNRS qui, jusqu’à aujourd’hui, accompagnent possiblement le chercheur dans la vulgarisation de ses résultats [8]. En rentrant dans les cadres institutionnels, la diffusion des documentaires scientifiques s’inscrit dans des circuits de diffusion organisés avec un « parti pris des publics  » (Rasmi, 2020 : 57-66). Mais qu’en est-il des films de recherche qui n’ont pas trouvé de financement, qui n’ont pas de producteur et donc ont moins de facilité pour la diffusion ?

Des circuits et des publics pour chaque projet ?

Les chercheurs qui réalisent des films de recherche-action comme nous les avons définis plus haut, ont rarement accès à un producteur et à un distributeur car bien souvent, ils n’ont ni les codes ni les relations et leur démarche ne correspond alors pas aux attendus de ces derniers. Non seulement, l’objectif n’est pas commercial mais en plus la note d’intention ne sera pas en adéquation avec les standards habituels du fait que le projet va se construire au long court de la recherche. Les chercheurs-réalisateurs inventent donc leurs propres circuits de production, de tournage et de diffusion, qui peuvent passer par le « médiartivisme » [9] proposé par Yves Citton (Chambefort, Sanchez, 2022), c’est-à-dire une volonté active de passer par l’art pour toucher un public, pour questionner ce qui a été produit et ce qui se joue dans la réception.

Les entretiens que nous avons menés révèlent de faibles moyens pour réaliser un film de recherche. Par exemple, des doctorants prennent « la décision de réaliser le film documentaire seul, avec la caméra à l’épaule » dans une démarche qui « nécessitait la mise en place d’une relation de confiance, d’une ’complicité’, que seul un temps long préalable au tournage pouvait permettre d’instaurer. » (Kühl, op. cit. : 268).

Des enseignants-chercheurs entreprennent des tournages qui ont lieu pendant des congés, faute de disponibilité par ailleurs, avec une prise en charge des déplacements de ’débrouille’ (optimisée avec un congrès, par exemple). Ainsi, les conditions de réalisation sont précaires. « J’ai débarqué au Vietnam toute seule », explique Natacha Cyrulnik. « Je ne connaissais pas le pays parce qu’il y avait peu de budget et donc il faut faire avec ce qu’il y a. Cependant, le temps de montage va être extrêmement long parce que j’ai emmagasiné les images en me disant que je ne pourrais pas retourner au Vietnam pour refaire deux plans…  » (Entretien de N. Cyrulnik, 2022). La majorité des chercheurs interviewés réalisent leur montage eux-mêmes et déploient la diffusion selon leur disponibilité [10].

Le premier public à recevoir les films de recherches en SHS est souvent composé de personnes filmées lors du tournage : il s’agit d’une étape de validation de contenu du film avant de le diffuser plus largement. Au-delà du droit à l’image nécessaire pour prévenir de potentiels recours des protagonistes en cas de succès, il s’agit de recueillir leur consentement à un récit dans lequel ils se retrouvent. Dans un extrait de son carnet de bord de thèse, N. Kühl précise que le « ’spectateur’ auquel j’ai pensé dans le cadre de ma recherche ce sont les professionnel·le·s qui ont le ’nez dans le guidon’ » (Kühl, op. cit. : 258).

Ce consentement ou cette validation contribue à renforcer les interactions qui « engagent donc l’ensemble des protagonistes dans un processus de création forcément participatif. Des protocoles de création nous en venons au processus de transformation de la personne qui s’implique. » (Cyrulnik, 2019 : 5). Cette expérimentation par l’art oblige « à s’affirmer et à trouver une place au sein de cette communauté créative (filmeur et filmé), de la société (en pensant au futur spectateur qui prendra la parole à son tour. […] L’engagement artistique dans ces réalisations devient politique et existentiel. » (Cyrulnik, 2019 : 5)

Prendre le temps de diffuser les films réalisés consiste à renforcer cet engagement. N. Kühl, avec son expérience de thèse et de film de recherche médiation, a réalisé 18 projections-débats et il propose de les classer en quatre catégories (Kühl, 2021  : 301). 1/ Les « projections universitaires  » car elles ont eu lieu dans le cadre universitaire et les débats se sont concentrés sur la place du film dans la recherche et son intérêt. 2/ Les « projections de travail » au sein de la collectivité dans laquelle le doctorant réalisait sa thèse CIFRE. L’objectif était alors d’interagir avec les professionnels au sujet de leurs représentations et une lecture sociologique et sociolinguistique. 3/ Les « projections-débats cinématographiques » qui ont eu lieu auprès d’associations intéressées par le sujet du chercheur. 4/ Les « projections-débats publiques » qui regroupaient professionnels et habitants dans l’optique d’une médiation.

Par ailleurs, l’expérience des quarante projections-débats réalisées avec le documentaire « Scoper », ouvre des perspectives sur un classement prenant en compte six type de structures qui ont programmé une date : les associations ont été les plus nombreuses (17), suivies par les universités et écoles de commerce (10), les coopératives (6), les cinémas d’Art et Essai (4), des groupes informels (2). À partir de ces types de structures et les catégories sus présentées, nous proposons de classer les expériences de diffusion de films de recherche en SHS de la façon suivante :

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Tableau 1. Proposition de classement d’expériences de diffusion d’un film de recherche en SHS-Scoper
Source : V. Billaudeau dans le cadre de sa délégation CNRS-2022-23

Les catégories 7 et 8 ont lieu en amont de la diffusion ’officielle’ vers un plus large public pour valider le ’fonctionnement’ du film dans sa narration et sa construction et pour obtenir le consentement des personnes figurant dans le film. L’étape de ’consentement’ (catégorie 7) est déjà un succès pour le chercheur réalisateur qui a travaillé à montrer la complexité d’un sujet et non pas à valoriser des sujets, à faire de la publicité. Les chercheurs interviewés considèrent d’ailleurs cette diffusion auprès des acteurs comme un contre-don du temps qu’ils leur ont consacré.

La projection construction (catégorie 8) est une phase qui met à l’épreuve la modestie du chercheur mais l’ancre dans sa posture scientifique. En organisant un temps de feedback sur un montage abouti par exemple, il réinterroge son travail, s’expose aux regards, provoque des questionnements. Fabienne Le Houérou (2013) parle d’une « heuristique négative » : « je me rends compte que je me suis trompée en prenant le temps de regarder ce que j’ai fait et ce que j’ai mal fait et grâce à cette erreur, je prends une piste plus féconde. Exactement comme un promeneur qui se trompe et qui prend un mauvais chemin dans une forêt et qui retrouve sa piste ». L’erreur comme construction est aussi le point de vue d’Emilie Balteau (2019 : 78) et le cheminement de Nicolas Kühl.

Pour ce dernier, « les retours sur la première version du film m’ont d’abord incité à poser ma présence dès le début du film afin de rendre compte de mon implication, de ma relation ’engagée’ au terrain et de la subjectivité qui en découle. Cette présence et cette implication n’étaient en effet pas réellement assumées dans le premier montage alors qu’elle est au cœur de ma démarche de recherche. Le film perdait alors en cohérence et son intention était difficilement compréhensible. Le film final s’ouvre ainsi sur une déambulation à la première personne avec un cadre qui bouge volontairement et une voix extra-diégétique (voix off) qui explicite certaines intentions et marque mon positionnement. […] Ici, le·la spectateur·rice est ’prévenu·e’ et doit s’attendre à une découverte de la dalle Kennedy à mes côtés » (Kühl, 2021 : 285). Ces chercheurs suivent les traces de F. Truffaut qui affirme que « le ratage, c’est le talent. Réussir, c’est rater » (2012 : VI). Ce premier temps de réflexivité se décuple ensuite lors des projections du document finalisé : le document-faire sens.

Impacts de la diffusion : réception, débats et réflexivité

L’aboutissement du long processus que représente la réalisation d’un film de recherche est le temps de la diffusion. Les quelques minutes projetées sont le concentré d’une démarche que B. Raoulx a schématisé (Annexe 3) en mettant au centre la dimension spatiale, en abscisse l’objectivation de la démarche du chercheur et en ordonnée le travail de terrain et le film documentaire.

Cette approche systémique intègre les projections et les débats. B. Raoulx (2009 : 12-13) distingue trois destinataires et fonctions différentes. Les débats avec les acteurs du film et leur entourage, offrent la possibilité de prendre la parole en public et contribuent à créer, ou renforcer, un collectif. Les projections débats auprès d’un public extérieur permettent de croiser et de partager des regards différents. Enfin, ces débats nourrissent la recherche et la pédagogie par leur richesse et la réflexion inhérente entre l’engagement et l’objectivation.

Cette boucle réflexive conforte l’idée que le « cinéma vérité est un moyen de communication et c’est pour cela qu’il cherche le dialogue  » (Morin, 1966), mais elle précise peu la place et le rôle du spectateur. L’expérience des chercheurs interviewés précise la relation directe entre le chercheur réalisateur et un public, ce moment de « vérité » entre eux où chacun partage ses incomplétudes (Citton dans Carolane, 2021). En effet, une projection permet « aux gens qui sont dans la salle de reformuler ce qu’ils ont vu sur l’écran » (Entretien de N. Cyrulnik, 2022) car les choix réalisés dans la construction du film, la façon dont le documentariste aborde la réalité, fait parler les acteurs du film, « ça se répercute auprès des spectateurs dans la salle qui ont assisté à une démonstration  » (Cyrulnik, 2022).

À travers ses films, le but de N. Cyrulnik est de mieux comprendre et faire comprendre – notamment la vie dans les cités. En allant filmer pendant quinze ans dans les cités, elle s’intéresse au quotidien des habitants pour dépasser les clichés des voitures qui brûlent et des jets de pierres. Elle propose une autre réalité en formulant différemment son objet de recherche, en montrant une autre facette qui fait réagir. « Je me rappelle m’être fait engueuler à l’issue du film qui venait d’être projeté. Au moment du débat, il y a un mec qui me dit ’Mais c’est quoi ce film ? il n’y a même pas de drogue !’, ou un autre spectateur : ’ mais c’est dingue la solidarité qu’il y a entre les gens.’ » (Cyrulnik, 2022). En mettant en lumière « les galères dans lesquelles vivent les habitants au quotidien  », cette réalisatrice cherche à faire réagir et cheminer les spectateurs vers une autre perception. « C’est vrai que c’est ce qui me motive, parce que là, on fait faire de la route » (Cyrulnik, 2022).

Dans la même perspective, F. Le Houérou, à la sortie de « Princes et vagabonds » [11], en 2019, organise une semaine de séminaire en parallèle de la diffusion de son documentaire au cinéma Saint-André-des-Arts [12]. Pour elle, c’est « l’occasion d’apporter au public d’autres sujets et de faire découvrir d’autres mondes » (entretien avec F. Le Houérou, 2022). Ces projections-débats sont des espace-temps qui donnent l’opportunité de « confronter les intentions qui ont présidé à la réalisation du film documentaire aux interprétations des personnes présentes » (Kühl, 2021 : 310), de capter ce qui est perçu « de ce qu’on a voulu montrer » (entretien de N. Cyrulnik, 2022). En effet, cet « objet énigmatique » (Desk dans Carolane, 2021), incarné par le film de recherche notamment, nait avec des intentions alors qu’il est encore en projet et se conscientise avec les « spec’acteurs » (ibid., 2021) qui permettent une prise de distance. À partir de la négociation entre le langage plastique de la création et les discours produits par la recherche, les spectateurs réagissent avec des rires notamment et des débats d’« une force invraisemblable » (ibid., 2021) peuvent avoir lieu.

Avec sa série sur les liens entre la France et l’Algérie, N. Cyrulnik aborde un sujet difficile, même 60 ans après la guerre d’Algérie. Elle raconte l’émotion intense lors d’un débat « parce que c’était une des rares fois où les gens en ont parlé, où ils formulaient les choses collectivement. C’est ça l’importance de la salle ; c’est d’être plusieurs à la fois  » (Entretien de N. Cyrulnik, 2022) pour partager et entendre d’autres points de vue. Cette idée du collectif qui perçoit et restitue ses impressions donne une puissance aux échanges qui n’est pas sans conséquence. « Une telle confrontation incite nécessairement le chercheur à se questionner sur les enjeux de ces différentes interprétations et sur ce que ces dernières permettent d’ouvrir comme perspectives analytiques. » (Kühl, 2021 : 310).

Le recul de F. Le Houérou nous renseigne sur le décalage qu’il peut y avoir entre la réalisatrice et les spectateurs dans la réception de ses films. Si son film « Princes et Vagabonds » a eu du succès, elle estime que c’est « Angu, une femme sur le fil(m) » son documentaire le plus réussi du point de vue scientifique. Il rassemble de nombreux axes (migration, la place de la femme, la violence, le racisme, l’endogamie, la séparation, etc.) qui lui semblent importants dans sa recherche et ses responsabilités éthique et artistique (Desk dans Carolane, 2021). En effet, quand le film de recherche, après avoir « navigué dans l’incertain » (ibid., 2021), trouve une voie pour dire ce qui n’avait pu être formulé auparavant ou d’exprimer en public l’indicible, l’opportunité d’une transformation est rendue possible.

Pour illustrer la notion d’émancipation, N. Cyrulnik raconte une anecdote. « À la Cité Berte, ils savaient que j’allais venir l’été car cela a été le cas durant 15 ans. Même si je n’avais pas beaucoup de sous (je venais plus régulièrement selon les années), mais au moins ils savaient que j’étais une ou deux semaines présente. Et donc un été, il y a un jeune qui m’appelle et qui me dit ’Bon alors Natacha, on a trouvé un sujet pour l’été prochain. On voudrait travailler là-dessus’. Et je lui dis ’j’ai plus de sous, les politiques n’ont plus suivi et donc je viendrais plus, je peux plus venir, c’est n’est plus possible’. Sa réponse a été rapide : ’puisque c’est comme ça, on va savoir pour qui on vote’. » (Entretien de N. Cyrulnik, 2022) N. Cyrulnik estime ainsi que sa démarche de chercheuse-réalisatrice a provoqué un changement de comportement permettant à des habitants de la cité de s’émanciper puisqu’au moins un d’entre eux veut aller voter pour agir politiquement. En effet, pour elle « le débat favorise un processus de transformation basé sur ces interactions qui deviennent émancipatrices à travers toutes ces prises de paroles : dans les cités, à l’écran, puis dans la salle. » (Cyrulnik, 2015 : 9)

De son côté, F. Le Houérou a également l’ambition de « conduire le spectateur vers une forme de patience » (Entretien de F. Le Houérou, 2022), l’amener à ne pas zapper d’un sujet à un autre, à accepter la longueur. En faisant « passer le complexe », cette chercheuse-réalisatrice pense alors avoir réussi un film de recherche en sciences humaines sans omettre son exigence pour l’esthétisme. « Je fais une très grande place à l’esthétisme. Pour évoquer la transmission des connaissances pures, j’utilise la langue académique qui est très formatée et qui tue l’esthétisme. Il faut le reconnaître, le jargon tue la beauté des textes. Or, mes terrains sont également des espaces de poésie. L’esthétique me permet de mieux rendre compte des univers spatio-temporels et humains de mes recherches. J’ai travaillé dans des pays très beaux avec des personnes pleines de poésies. Je dis souvent qu’escamoter cette dimension se ramènerait à appauvrir la science de son terreau humain et géographique. Mais l’esthétique ne se limite pas aux beaux paysages. Le beau est en quelque sorte un miracle au carrefour de différents éléments : la concordance entre les couleurs, la lumière, le sens, les émotions, le cadrage et le rythme […] Sans une magie transcendante, il n’y a pas de vraie beauté. Les êtres filmés possèdent leur propre beauté et dans cette ’agency’ d’éléments hétérodoxes on retrouve la poésie de la vie. » (Entretien de F. Le Houérou 2022 faisant référence à Jean Carrier, 2016). L’ensemble de ces témoignages proposent de nombreuses intentions et mentionnent des impacts constatés par les chercheurs-réalisateurs lors de la diffusion.

 Discussion

Les films de recherche réussissent à être diffusés bien qu’ils ne rentrent pas dans les circuits de la distribution habituelle. Ces diffusions nécessitent de l’inventivité et de faire fonctionner les réseaux pour que le public soit présent. Dans le cadre de cette étude, nous n’avons pas pris en compte des formes de diffusion numérique existantes comme Canal U [13] par exemple ou des réseaux comme les réseaux thématiques du CNRS avec le groupement de recherche « Images, écritures transmédias et Sciences Sociales [14] » ou les festivals pour lesquels la sélection offre peu de possibilité. Nous nous sommes concentrés sur les rapports interhumains que convoquent une projection in situ en lien avec ce que N. Bourriaud appelle « l’esthétique relationnelle » (2001). « L’œuvre d’art relationnelle n’est ’plus un espace à parcourir, mais une durée à éprouver’. Elle n’est plus la production d’un objet, mais la création d’un cadre d’échanges. » (Artistikreso, 2015)

Dans la démarche que nous avons choisie, le concept d’agency prend toute sa place. Défini en français comme la capacité d’agir par la philosophe Judith Butler, il « s’attache moins aux causes des actes et des agir ou à leurs conséquences qu’au processus de leur déroulement, qu’il s’agisse de l’assignation des normes et des actes, comme des processus par lesquels les agents se construisent et se transforment.  » (Haicault, 2012 : 14).

En effet, nous avons interrogé la capacité à agir par le film de recherche ainsi que l’agentivité, c’est-à-dire le fait d’agir et l’émergence d’une conscience réflexive (Bandura, 2003). Notre proposition de penser un ’document-faire sens’ fait écho à la performativité de Butler qui l’étend à tous les actes, à tous les agir, y compris ceux du réalisateur-créateur comme des acteurs et des spectateurs investis (même si cette notion est d’abord issue des études sur le genre). Car « quelles que soient les modalités d’action, agir c’est faire, c’est faire être et c’est aussi se produire soi-même. » (Haicault, 2012 : 13) Le document-faire sens offre donc la possibilité d’un agir autrement de recherche-création avec un film de recherche, « objet de liberté » (Chenet, 2016) en marge des films dits ’scientifiques’. Il ouvre des perspectives de travail épistémologique avec le paradigme agency-performativité-agentivité-conscience-de-soi, non pas pour résister aux recherches existantes, mais pour prolonger le sillon offert par la recherche-création en design par exemple.

Voulant « expérimenter un stade de la recherche plus libre de ses propres outils et langages » (Léchot Hirt, 2015 : 42), la recherche-création en design s’appuie sur la monstration par expérimentation et non par celle de la preuve logique. La recherche-création avec le film de recherche produit du raisonnement communicationnel incarné dans un médium qui crée et transmet du savoir.

 Conclusion

Dans cette étude, nous avons mis en exergue l’expérience des chercheurs-réalisateurs auprès des communautés auxquelles ils s’adressent, qui suppose des décisions conceptuelles, constructives et plastiques « qui ont des effets sur l’expérience existentielle et cognitive que des publics en feront » (Léchot Hirt, 2015 : 42). C’est pourquoi les chercheurs-réalisateurs attendent beaucoup des échanges (figure 1) lors des projections débats.

Dans ce cadre, nous avons identifié deux impacts principaux : rendre accessible la recherche à des publics différents et dialoguer avec eux. « Parce que finalement, quand on écrit un article, je n’ai jamais osé poser la question à quiconque : ’Qu’est-ce que tu penses de mon article ?’. Je pense que mes collègues ne lisent pas toujours mes articles, qu’ils ne savent même pas ce que je fais… » (Entretien de N. Cyrulnik, 2022).

Le film de recherche en SHS évite « les filtres du rapport écrit » (Entretien de E. Bucolo, 2023) et semble être même « beaucoup plus éclairant qu’un PowerPoint. » (Bucolo, 2023) En effet, la part du sensible qu’il propose ainsi que le récit élaboré dans la triangulation chercheur-réalisateur/filmé/spectateur semblent être plus accessibles. De plus, tous les chercheurs interviewés précisent que l’écriture en complément du film de recherche, est nécessaire. F. Le Houérou, par exemple, pense que l’un ne va pas sans l’autre « À un certain moment, il faut l’admettre, les images ne se suffisent pas en elles-mêmes et doivent être complétées par du textuel. » (Entretien de F. Le Houérou, 2022).

Le modèle « creasearch », issu des réflexions de la recherche-création en design, insiste aussi sur la nécessité de publication des résultats afin de générer de nouvelles recherches (Léchot Hirt, 2010 : 76), ce que les témoignages récoltés préconisent par une double réflexivité : celle que génère la diffusion et le feedback rendus possible lors des débats permettant de nourrir la recherche, de la poursuivre, voire de susciter le désir du chercheur de renouveler une expérience de document-faire sens par la création ; et celle de l’écriture sur la pratique du film de recherche pour donner à voir comment les concepts et pratiques scientifiques et artistiques dialoguent, se mettent en question et se soutiennent.

Ainsi, dans ce travail, nous avons interrogé notre démarche de document-faire sens au stade de la diffusion en phase avec la « creasearch » qui nous invite à questionner nos travaux plus en amont. En effet, les pas de côté entrepris par les chercheurs réalisant des films de recherche s’inscrivent dès la conception de leur question de recherche : ils offrent des terrains d’études encore peu valorisés pour de nouveaux traits d’union épistémologiques au sein de la recherche-création.

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Figure 1 : Impacts et réflexivité inhérentes à la diffusion d’un « document-faire sens »
Source : V. Billaudeau dans le cadre de sa délégation CNRS-2022-23

 Bibliographie

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 Annexes

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Annexe 1 : Interviews réalisées dans le cadre de la disponibilité CNRS de V. Billaudeau
Les entretiens ont été retranscris et font l’objet d’un compte rendu validé par leur auteur.
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Annexe 2 : Construire l’objet par la démarche de l’enseignant-chercheur
Source : (Raoulx, 2009 : 7)
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Annexe 3 : Travail de terrain et démarche géodocumentaire
Source : (Raoulx, 2009 : 11)

Notes

[1] Choix du masculin générique.

[2] « Tant qu’il n’y a pas de récepteur, d’interprète, d’interrogateur, le document lui-même n’existe pas » (Marrou, 1954 cité par Joubert, 2018 : 4)

[3] Dans le cadre d’une convention de recherche avec l’entreprise.

[4] Une chercheuse anthropologue, une chercheuse en SIC, une chercheuse sociologue, un chercheur en géographie (Annexe 1).

[5] Annexe 2.

[6] animaliers, artistiques, sur le cinéma, la cuisine, l’éducation, etc.

[7] Le volume de documentaires relevant de ces trois thèmes progresse entre 2012 et 2021 dans un contexte de baisse globale du volume de documentaire aidé (-36,0 %).

[8] Deux plateformes existent cependant pour accéder à des films de Sciences Humaines et Sociales :

HAL SHS https://shs.hal.science/search/index/?q=%2A&docType_s=VIDEO ; Canal U : https://www.canal-u.tv/thematiques/shs-education-info/methodes#documentaire

[9] En écho au médiactivisme où l’on investit les médias de masse pour agir.

[10] De notre côté, grâce à une convention de recherche avec la coopérative qui était l’objet de notre travail, nous avons perçu un financement qui a permis de payer un comédien professionnel pour la voix off, la création de la musique, des éléments de la postproduction ainsi que des déplacements pour les projections-débats.

[11] Fabienne Le Houérou, Directrice de Recherche au C.N.R.S., suit l’évolution musicale de trois musiciens du Rajasthan (Inde) dans le désert du Thar.

[12] Quatorze projections sont organisées à Paris, avec la chercheuse, dans le cadre du cycle « Les découvertes du Saint André », chacune suivie d’une discussion avec l’équipe du film et des invités, musicologues, cinéastes, producteurs, anthropologues spécialistes de l’Inde ou de l’islam soufi.

[13] Canal U est la plateforme audiovisuelle de l’enseignement supérieur et de la recherche qui a été créée en 2019. https://www.canal-u.tv/

[14] Cet outil du CNRS a pour objectif de favoriser les échanges entre les scientifiques du CNRS, les partenaires académiques, les entreprises et autres parties prenantes qui peuvent contribuer à la diffusion des films. https://centrenorbertelias.cnrs.fr/…

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Pour citer l'article


Billaudeau Valérie, « Document-faire sens : articulation entre création et film de recherche. Intentions dans la perspective de la diffusion et impacts », dans revue ¿ Interrogations ?, N°37. Apports conceptuels et méthodologiques des entrecroisements entre pratiques artistiques et sciences humaines et sociales : accéder à l’autre, agir sur les territoires, décembre 2023 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Document-faire-sens-articulation (Consulté le 21 novembre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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