Cet article met en lumière les échanges disciplinaires entre arts et sciences humaines et sociales. Le temps des rencontres sur le terrain, les étapes et les outils utilisés s’inspirent des pratiques actuelles d’ethnologie, des méthodes de recherche-action et de recherche-création en arts. La notion de l’hospitalité est repensée à travers l’art et à partir de « l’attention poétique » (Onimus, 2017) développée lors des rencontres suscitées par un atelier de dessin nomade auquel ont participé des jeunes habitants d’un squat à Lille en 2019 et par l’œuvre « Convergences » que je crée dans mon atelier personnel. Les deux ateliers aboutissent à une série d’images qui traduisent une expérience sensible des chemins et trajectoires partagés avec d’autres migrants et multiplient les liens d’hospitalité.
Mots clés : Dessin, Nomade, Expérience, Hospitalité, Rencontre.
Art and hospitality : a posteriori research-creation
This article highlights the disciplinary exchanges between the arts, the humanities and social sciences. The time spent in the field, the steps and the tools used are inspired by current ethnology practices and by action-research and research-creation methods in the arts. The notion of hospitality is rethought through art and from the “poetic attention” (Onimus, 2017) developed during the encounters sparked by a nomadic drawing workshop attended by young inhabitants of a squat in Lille (France) in 2019 and by the work ’Convergences’ that I create in my personal studio. Both workshops resulted in a series of images that convey a sensitive experience of the paths and trajectories shared with other migrants, and multiply the bonds of hospitality.
Keywords : Drawing, Nomad, Experience, Hospitality, Encounter.
Mon parcours d’artiste plasticienne m’a fait rencontrer les sciences humaines et sociales sur le chemin de la recherche universitaire en arts. Les expériences menées sur le terrain m’ont permis d’interroger les rapports entre ma pratique artistique individuelle (le dessin et la couleur) et celle réalisée par les participants d’un atelier nomade habitant un squat de Lille en 2018-2019). La notion d’hospitalité a été placée au cœur de la réflexion, suscitant des nouvelles pratiques, selon une approche interdisciplinaire particulaire.
En 2015, je suis partie de la Colombie afin de poursuivre des études dans le master international « Art et Responsabilité Sociale » à l’université de Lille, dont le programme comprend une étude d’observation participante des problématiques d’un milieu social ciblé. Il s’agit de confronter directement sa pratique artistique à la réalité et d’être en capacité de répondre aux besoins des personnes rencontrées. Dans ce cadre, j’ai proposé des interventions artistiques à travers le dessin, l’écriture et la peinture, présentées et analysées dans le mémoire de Master 2. Ainsi, je me suis initiée à la recherche-action en me concentrant sur la question de la création collective et sur l’impact des projets artistiques sur les participants tout en essayant de garder un équilibre avec le travail individuel. Une fresque sur tissu de 5 m x 3 m, réalisée avec la participation d’une trentaine de participants migrants et français, fut le projet le plus abouti de cette période, accompli à l’occasion d’un stage mené au sein de l’association Mitrajectoires qui a pour mission la promotion de l’interculturalité et les liens de solidarité.
Des séances consécutives de dessin et d’écriture autour des mots « accueil », « projet », « solidarité », « chemin », « difficulté », « défi », « liberté », « opportunité » et « capacités », à partir des significations trouvées dans le dictionnaire, ont eu lieu dans une salle de la Maison régionale de l’environnement de la société (MRES). Nous avons pu ainsi écrire et partager des réflexions personnelles, combinées au dessin et à la lecture à voix haute (pour ceux qui le souhaitaient). À la fin, les textes et les dessins ont été traités dans une mise en page sur Photoshop par une autre intervenante et moi-même, en les reliant dans un récit commun. Celui-ci a été projeté sur le tissu, retracé et peint à plusieurs dans les espaces mis à disposition par l’association Le Centre de la Réconciliation, engagée dans les problématiques de jeunes mineurs non accompagnés arrivant à Lille.
Ce projet a été pour moi fondateur, car il m’a permis de mesurer le potentiel du dessin et de la couleur dans la production des récits à plusieurs dont le contenu dépassait les frontières de la langue en créant des espaces propices à la pratique de l’interculturalité. Ensuite, de nouvelles questions ont surgi lors de mon retour d’expérience : « qu’est-ce qu’accueillir ? est-ce seulement secourir ou donner aux individus accueillis la possibilité de se construire eux-mêmes avec des soutiens adéquats au regard de leurs désirs, de leurs attentes et des conditions d’accueil que nous pouvons leur fournir ? » (Brugère, Le Blanc, 2018 : 33). C’est alors que je me suis posé la question de l’existence potentielle d’une hospitalité à travers l’art susceptible de modifier cette notion en lui portant un nouveau regard.
Des études sur l’hospitalité (Agier, 2018) soulignent que l’hospitalité inconditionnelle n’existe pas, car une telle notion s’éloignerait de la pratique et du contexte déterminés. Dans ce sens, l’hospitalité est conditionnée par ce qu’un hôte peut offrir ou pas : « Non que je ne reconnaisse la grandeur et la force de ce qu’exprime, dans les débats publics, cette injonction puissante (’Accueillez sans condition !’), mais les conditions dans lesquelles cette loi ’inconditionnelle’ est annoncée, et ce qu’elle fait aux sociétés hôtes comme aux personnes accueillies, demandent à être précisées. Alors que l’hospitalité suppose le renoncement provisoire à une part du monde propre de l’accueillant au bénéfice de l’hôte (de l’espace, du temps, de l’argent, des biens), nous devrons identifier les limites autant sociales que politiques de cette relation volontaire et asymétrique, en particulier aux échelles individuelles et communales » (Agier, 2018 : 12).
Une façon d’élargir l’étude des pratiques d’accueil sur le terrain dans lequel je mène cette recherche est sans doute de considérer plusieurs éléments comme ceux observés par Agier, liés à ce qui favorise et limite une telle pratique complexe, car elle implique la participation et collaboration de divers acteurs et la prise en compte de divers facteurs pour être possible. Les difficultés rencontrées sont diverses, en même temps qu’une solidarité multiple se manifeste.
À ce stade, je me suis demandé : Que peut faire un artiste dans un tel milieu ? Est-il pertinent d’intervenir et de penser qu’un accueil peut se faire en proposant des pratiques artistiques à des migrants alors qu’ils ont de nombreux besoins élémentaires ? E n ce cas, l’art fait-il partie de ces besoins élémentaires ? Pouvons-nous parler d’une hospitalité et la nommer artistique ? Comment et sur quels outils méthodologiques s’appuyer pour développer cette réflexion particulière ? Quelles relations se tissent entre l’artiste-chercheur et les jeunes participants dans cette recherche ? Quels croisements et apprentissages mutuels ont eu lieu ?
À Lille, j’ai pu entrer en contact avec la situation d’une partie des habitants d’un squat constitué d’environ deux cents personnes, mineurs et adultes provenant notamment de l’Afrique Subsaharienne, du Sri Lanka ou d’Albanie. Appelé Le Squat 5 Étoiles (2017-2019), ce lieu a abrité des jeunes que j’ai pu rencontrer lors des assemblées hebdomadaires où ils étaient accompagnés par le collectif des Olieux (né d’une mobilisation pour soutenir les jeunes installés dans le parc des Olieux du quartier Moulins de Lille entre 2015 et 2016). Entre 2018 et 2019, j’ai pu intégrer un réseau associatif d’actions artistiques et culturelles et proposer un atelier de dessin nomade aux habitants de ce squat, à la fois lieu de vie et d’actions politiques, comme en témoignent leurs capacités à faire société et à se mobiliser malgré leur précarité, le jour de l’évacuation. « Les squatteurs ont mauvaise réputation, car ils incarnent l’angoisse de nos sociétés modernes vis-à-vis du parasitisme […] Mais ici, le dépassement du préjugé ouvre au contraire la voie à une compréhension des compétences à faire société inédite dont les squatters font preuve. La question posée est en effet celle de savoir comment les habitants du squat inventent et mobilisent des ressources leur permettant, chemin faisant, sinon de renverser les rapports de domination, du moins de les protéger et de leur réserver un accès à la ville. Ce qui intéresse Florence Bouillon, c’est la nature et la portée des ressources mobilisées par les citadins disqualifiés pour ’résister au stigmate’, processus qu’elle articule à la nature de l’action publique à leur égard » (Lévy-Vroelant, Bouillon, 2009 : 185-186).
Le squat fut initié en novembre 2017 lorsque plus de cent personnes ont commencé à occuper l’ancien entrepôt situé au 25 rue de Valenciennes à Lille. Les habitants se trouvaient dans des situations administratives diverses : demandeurs d’asile avec des procédures en cours, des mineurs non accompagnés en évaluation et des familles en manque d’un domicile fixe. Ces personnes cherchaient à se mettre en contact avec les autorités (le département et l’État) pour obtenir un logement, sans trouver de réponses à leurs demandes. Pour autant, cela n’a pas empêché le tissage des relations entre les habitants et les différents membres associatifs qui ont multiplié les formes d’accueil.
En octobre 2018, La Cimade Lille s’est rendue sur le lieu dans le but de rencontrer les habitants et de mener une enquête pour savoir s’ils étaient informés de leurs droits fondamentaux (accès à l’eau, à la lessive, aux toilettes, à une douche, nourriture, soins, hébergement) et recueillir des informations sur leur statut (nationalité, âge, date d’arrivée en France et sur le squat, situation administrative). À cette occasion, l’association a pu dialoguer avec soixante-dix-neuf personnes, ce qui ne représentait qu’une partie de la population estimée. Elle partage ses constats :
« Nos constats, repris dans un rapport d’observation rendu public le 5 novembre, sont édifiants. Les lieux sont insalubres et les conditions de vie sur place précaires et indignes. Toutes les personnes ont exprimé des difficultés d’accès à l’eau et à l’hygiène. En effet, le seul point d’eau du squat, rétabli le 20 juillet 2018 après une coupure de plusieurs mois, ne garantit pas un accès suffisant à de l’eau potable. Le site n’est équipé ni de WC, ni de douches, alors que les accueils de jour présents sur la ville de Lille sont débordés. La faim fait partie du quotidien de plus de la moitié des personnes du squat qui ne mangent qu’une seule fois par jour, et pas toujours un repas chaud. En outre, alors que l’hiver arrive et que le froid se fait déjà ressentir, toutes les personnes présentes sur le squat n’ont pas de couverture et certaines dorment à même le sol, sans matelas. Originaires de 15 pays différents (principalement d’Afrique subsaharienne et plus particulièrement de Guinée), les personnes présentes sont âgées à 80% de moins de 30 ans et sont arrivées en France et sur le squat, pour la grande majorité, depuis moins de 3 mois, orientées sur le squat par le bouche-à-oreille, mais aussi par des agents du Département et de la Préfecture. 24% de personnes rencontrées se sont déclarées mineures. En attente d’un rendez-vous pour évaluer leur minorité ou en cours d’évaluation, la moitié de ces personnes auraient dû être prises en charge par le Département dans le cadre de l’accueil provisoire d’urgence prévu à l’article L. 223-2 du Code de l’action sociale et des familles (seuls 2 mineurs l’étaient). Les autres personnes, majeures, sont quasiment toutes en demande d’asile et devraient à ce titre être hébergées durant toute la durée de la procédure d’asile dans le cadre du dispositif national d’accueil des demandeurs d’asile, conformément aux articles L 744-1 et suivants du Code de l’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile » (La Cimade, 2018).
À ce moment-là, un réseau inter-associatif analysait la possibilité de créer un centre d’hébergement, mais ce projet n’a pas vu le jour à cause la complexité de la gestion de prise en charge que cela aurait entraîné. Cependant, d’autres hébergements alternatifs ont été mis en place pour accueillir les jeunes : familles bénévoles, hébergements les week-ends, internats scolaires, accueils dans des paroisses puis dans un ancien séminaire.
Sur place, les habitants du squat s’appropriaient davantage l’espace en installant de nouvelles tentes un peu équipées grâce aux dons reçus, sous lesquelles dormaient parfois plusieurs jeunes afin de les aider à affronter le froid de l’hiver ou la chaleur de l’été. Ils pouvaient se préparer à manger, mais aussi dessiner, broder ou jouer de la musique. Le fait de pouvoir élargir le réseau de bénévoles déployait une dynamique de soutien difficile à mesurer mais qui trouvait des moments de confluence le dimanche après-midi lors de l’assemblée où les jeunes pouvaient prendre la parole pour exprimer des besoins, proposer des mobilisations, des projets divers ou pour contribuer à l’organisation d’un événement culturel ou festif. Lors de ces après-midis, les jeunes s’informaient également des procédures, de leurs droits, des réseaux d’aides, mais aussi des propositions de formation en langue française, de mise à niveau pour reprise d’études et ont découvert le système français d’éducation.
Au squat 5 étoiles, j’ai dessiné moi-même l’endroit ainsi que quelques jeunes dans leur quotidien et j’ai pu relayer les invitations à venir dessiner dans une salle de l’ancienne MRES qui, début 2019, se trouvait à dix minutes de marche de l’endroit occupé par les jeunes. Cette salle était utilisée le samedi, pour des accompagnements administratifs, et quelques autres soirs de la semaine, pour des cours de français. Le vendredi avait lieu un atelier de théâtre et de danse, auquel j’ai ajouté deux heures pour dessiner avec les jeunes qui pouvaient ainsi compter sur un panel d’activités plus élargi. J’en ai retrouvé quelques-uns ayant déjà fréquenté en 2018 un autre lieu, l’école sans frontières située dans le quartier du Vieux-Lille, au 59 rue de la Barre, où nous avions dessiné ensemble toutes les semaines, pendant quelques mois de l’année, grâce à l’association Mitrajectoires qui avait loué une salle dans ces lieux.
Puis, le parc Jean-Baptiste Lebas a été l’autre point de croisement avec les jeunes pour dessiner. Plus tard, en 2019, j’ai pu ouvrir un atelier personnel que j’ai mis à disposition de deux jeunes avec lesquels j’ai approfondi des liens autour de leur intérêt et sensibilité à l’art. Début 2020, j’ai pu poursuivre mes interventions dans des projets inter-associatifs, notamment avec l’association Singa qui pilotait le projet « Singa BlaBla » : il s’agissait de rassembler, un soir par semaine (le mercredi) des groupes d’exilés pour parler en français et proposer une diversité d’activités en fonction des demandes et besoins des participants. Ensuite, la période de la Covid-19 est arrivée et quelques activités des diverses associations ont continué en distanciel en utilisant des plateformes numériques. J’ai pu en suivre quelques-unes, mais je fus obligée de prendre des distances avec les jeunes et avec l’activité qui me rapprochait d’eux sur le terrain. J’ai gardé le lien avec ceux qui avaient travaillé le plus et consacré du temps à écrire et créer des images en rapport à mon expérience sur le terrain. Pendant cette période, les discours sur la migration se sont modifiés (Elia, Fedele : 2021) sans pourtant voir cesser les problématiques récurrentes sur les difficultés vécues par des exilés habitant dehors.
Expliquer la façon dont j’ai pu travailler dans ce milieu représente pour moi un exercice de réflexion méthodologique qui a commencé par un travail d’écoute et d’observation active dès le début de ma prise de contact avec ces personnes et leurs situations. J’aborderai ensuite comment a émergé une modalité de travail de recherche combinant la recherche en art et la recherche-action, avec des particularités qui ne rentrent pas dans des modèles rigides.
Chercher à expliquer ma façon de procéder pour mener cette recherche qui est inscrite dans un parcours de formation doctorale, me procure avant tout des expériences dont « la recherche théorique devient une pratique et la pratique de création, une recherche » (Marcel, 2009 : 40).
J’aimerais questionner le mot expérience qui rend possible aujourd’hui une réflexion à partir d’explorations réalisées tout au long de mon travail et m’ayant permis de reconnaître la forme et le sens qui l’animent.
Ma rentrée progressive dans la recherche académique a été motivée d’abord par une réflexion sur des pratiques artistiques et d’interventions liées à la recherche-action, où la question de faire avec d’autres et ses effets a été omniprésente. Puis, par les dynamiques de ma création personnelle, à travers le dessin et la couleur, en les reconnaissant comme mes outils de base, constamment enrichis par des rencontres interculturelles, mobilisant une pensée spécifique sur les initiatives qui ont donné lieu à ces rencontres, à la création et à l’écriture.
J’identifie ainsi la spécificité de ma recherche en pratique artistique : « Bien que la recherche du praticien en art trouve une filiation avec le mouvement de théorisation en action que l’on observe dans d’autres domaines au plan fonctionnel, elle demeure spécifique. Si l’on peut concevoir la pratique artistique comme une pratique professionnelle, cette dernière n’en reste pas moins différente de la pratique du travailleur social, du médecin ou de l’éducateur. Dans le travail de création artistique, les processus subjectifs de la pensée, [sont] qualifiés d’expérientiels » (Noy, 1979, cité dans Gosselin, 2009 : 26).
Les expérimentations artistiques, réalisées à plusieurs ou en solo, m’ont permis d’établir un mode de travail émergent et reconnaissable grâce aux mots et aux images compilés à la fin des rencontres. Ces marques tracent/traduisent ce qui a été vécu et représentent encore une source de création pour moi, comme une sorte de prolongation, dans le temps, de ma réflexion sur le thème de l’hospitalité à travers l’art. Le processus subjectif de la pensée, dont parle Gosselin (2009), prend une place importante tout au long de mon parcours qui tient toujours compte de mon intérêt sur les façons d’entrer en relation avec les autres pour faire de la recherche ensemble, d’une part, et de ma réflexion sur la façon dont je peux créer une œuvre, d’autre part. Ce va-et-vient entre création collective et création personnelle me permet de nouer un croisement entre les sciences humaines comme l’anthropologie, les modalités de la recherche-action et celles de la recherche en arts. Je pourrais parler, plus précisément, d’une méthodologie de recherche-action-création pour englober la forme générale du procédé de ce travail. Parler d’une « recherche création a posteriori » (Gosselin, 2009) tient davantage compte des expériences sur lesquelles s’appuie ma réflexion lorsque je cherche à mettre des mots sur sa forme.
Cela m’a rendue attentive à des pratiques similaires, dans lesquelles les formes de la recherche sont de plus en plus élargies par des anthropologues ou dans d’autres domaines des sciences humaines et sociales qui prennent l’art pour modèle. Par exemple, il est possible de trouver, au sein de dispositifs de résidences d’artistes, des géographes ou des anthropologues qui proposent de rendre accessible aux participants des outils d’expression participative pour produire des connaissances ensemble. Une telle approche s’appuie sur l’intersubjectivité exprimée dans la rencontre des chercheurs et des participants, afin de prendre en compte les visions particulières de chacun et de s’éloigner de pratiques de description du réel uniquement basées sur la perception du chercheur.
Dans cette investigation, les formes combinant art et recherche montrent que la posture du chercheur et de l’artiste est décentrée ou remise en question. Grâce aux répartitions de rôles pour s’accueillir mutuellement entre participants (l’artiste-chercheur inclus), dans une recherche de l’hospitalité par l’art, le savoir des personnes sur la réalité questionnée, et dont elles font partie, est considéré comme fondamental. Je pense notamment à l’artiste et enseignante-chercheuse Marie Preston, qui a réalisé des œuvres cocréées avec d’autres personnes, en partant des expériences et en cherchant ensemble des formes sensibles pour présenter ce qu’elles ont vécu autour d’un projet commun : la pratique boulangère, les écoles ouvertes et les pédagogies libertaires et institutionnelles, les métiers féminins du soin et de la petite enfance. Bien que n’ayant pas moi-même sa longue expérience, je me rapproche de son discours et de sa façon d’aborder la co-création. Ce qui m’amène à penser à la manière de vivre le temps pour mettre en place des projets en développant davantage des pratiques d’attention, d’observation et d’écoute chez une personne qui se permet aussi de remettre en question son rôle : comment établir des liens de réciprocité entre des participants qui ne sont pas considérés comme des artistes ? La question est a priori centrale. Par la suite, il y a une reconnaissance des savoirs et des pratiques diverses autour du sujet restitué sous forme artistique et sur plusieurs supports. Nous pouvons retrouver dans les œuvres les voix enregistrées des participants, des photos, des écrits et des objets divers réalisés en collaboration.
L’artiste canadienne Joëlle Tremblay est une autre référence pour moi car, après avoir lu quelques extraits de sa thèse, L’art qui relie (2013), et avoir visionné des interviews où elle présente sa démarche, j’ai compris que sa méthodologie d’art participatif à travers la peinture lui permet de générer un dialogue avec ce qu’elle fait aussi dans son atelier personnel. Dans le résumé d’un article dans lequel elle présente son travail, j’ai repéré l’émergence d’une méthodologie de recherche singulière : « La recherche dans le domaine des arts soulève la problématique de la saisie d’un savoir qui émerge sur le terrain de la pratique artistique. Cette saisie pour laquelle on convoque le plus souvent l’heuristique et la systémique appelle le développement de voies méthodologiques respectant la nature du travail artistique. Les auteurs font part ici de quelques modes développés en cours de processus de recherche et qui leur permettent de passer du terrain aux significations. Il sera notamment question du recours à la vidéo comme mode de collecte et de traitement de donnés, du détournement du logiciel PowerPoint pour la tenue d’un journal de pratique et du recours au ’paysage des idées’ dans le travail de modélisation » (Tremblay, 2008 : 57).
Ce sont les deux artistes desquelles je me sens le plus proche, tout en tenant compte des différents contextes où sont ancrées les expériences qu’elles suscitent et qui obligent à garder une distance. En les étudiant dans le détail [1], je peux reconnaître ce qui est propre à ce qui a eu lieu sur le terrain que j’ai choisi.
Suite au constat de l’influence médiatique et des discours populistes sur la perception négative du migrant aujourd’hui, considéré comme quelqu’un dont il faut avoir peur car dangereux pour la société, j’ai proposé « l’atelier de dessin nomade », en tant que forme de résistance à la construction des préjugés et pour ouvrir un espace de libre expression.
L’aspect narratif du dessin, sa proximité avec l’écriture et l’oralité furent centraux dans mes premières idées. Tenant compte des conditions instables de la situation des jeunes par rapport à leur manque de logement, d’accès à leurs droits non garantis et des expulsions simultanées, j’ai opté pour la création d’un calendrier flexible pour mon travail de terrain, notamment au moment de proposer des ateliers sans être sûre d’avoir des participants.
Ces actions m’ont servi de guide pour préserver ce projet dans le temps et tester les propositions invitant à dessiner. Être à plusieurs membres d’associations à proposer des activités artistiques et culturelles a été pertinent pour assurer la présence des participants. Ce qui a donné parfois des séances de pratiques artistiques qui combinaient danse, théâtre, dessin et écriture. Ainsi, j’ai pu croiser des jeunes de passage, d’autres qui venaient de façon sporadique et d’autres régulièrement. Aux groupes des jeunes participants du squat se sont ajoutés des étudiants internationaux souhaitant s’engager dans les associations et attirés par les pratiques artistiques. Au cours du temps, l’atelier a pris forme à travers plusieurs rencontres pendant le premier semestre 2019, donnant lieu à des moments pour faire connaissance, exprimer des attentes, explorer le dessin et la couleur. Par la suite, nous avons fait l’expérience de l’accueil de manière réciproque et à plusieurs niveaux lorsque la salle devenait un lieu pour manifester ces savoirs et pratiques. De même, lorsque les jeunes profitaient de l’endroit pour exposer leurs points de vue sur leurs situations, pour échanger des idées sur la religion, la politique ou seulement pour aller créer des liens avec les gens malgré la fatigue due aux mauvaises nuits passées dans le squat. L’espace m’invitait à faire silence pour écouter et percevoir ce qui se passait dans l’instant de partage, de créativité et de temps.
Parmi les propositions que j’ai pu tester à travers le dessin à plusieurs, j’aimerais en citer deux qui m’ont permis de compiler une centaine de dessins réalisés lors de passages à l’atelier. La première consiste à créer un idéogramme à partir d’une présentation personnelle en utilisant quatre des éléments suggérés (un élément de la nature ou un thème d’intérêt, une couleur ou plusieurs couleurs préférées, un ou plusieurs endroits avec lesquels se sont tissés des liens et une heure symbolique de la journée).
Cette activité a été présentée comme une possibilité de combiner des images et des mots librement. Ensuite, elle pouvait être complétée oralement au moment de nous présenter entre nous, une fois les dessins réalisés. Cet exercice fut reconduit à plusieurs occasions, ce qui m’a permis de le voir évoluer et prendre des formes diverses grâce à la singularité du travail effectué par chaque participant. Parfois, l’idée de l’idéogramme disparaissait, donnant lieu à un mélange d’éléments choisis par les participants, créant des formes uniques qui mettaient en évidence la flexibilité et l’adaptabilité de cet outil d’expression créative.
Le deuxième exercice consistait à dessiner des portraits ou autoportraits de tous les participants. Nous avons utilisé des lampes pour diriger une lumière frontale sur les visages afin de produire une ombre croquée par un des participants travaillant avec un partenaire. Les dessins pouvaient être complétés par d’autres dessins, intérieurs ou extérieurs aux consignes [2], et tracés de deux manières différentes. Lorsque quelqu’un décidait de travailler en groupe de deux ou trois, les compléments rajoutés provenaient et généraient des discussions autour des goûts des personnes, des aspects importants de leur culture et d’autres aspects qui ont été pris en compte au moment de dessiner. Lorsque quelqu’un travaillait sur un autoportrait, les éléments mis dans les silhouettes prenaient une forme autobiographique, en acceptant d’abord que quelqu’un dessine la forme que projetait son visage. Cet exercice facilitait les interactions et les relectures personnelles des récits partagés.
« Les crayons c’est pas du bois et de la mine, c’est de la pensée par les phalanges [3] » (De Toulouse-Lautrec, 1864-1901)
« L’atelier est un espace fermé, physiquement mais aussi psychiquement, comme un cerveau en plus grand ; la déambulation dans l’atelier est l’équivalent des idées qui tournent dans la tête » (Kentridge, 2020)
Ce projet s’appuie notamment sur les rencontres avec des jeunes migrants dans le but de traduire d’une façon symbolique les expériences plus significatives que j’ai vécues en me rapprochant de leurs réalités et en utilisant basiquement des lignes et des fils. Le mot « traduire » signifie pour moi écrire ou parler avec des images pour dire ce qui n’est pas possible d’être pensé seulement en rédigeant un texte narratif ou académique. Ce qui signifie : respecter la place d’un besoin de création artistique avec les images qui est latent en moi. De sorte que la notion de récit est présente tout au long du processus plastique lorsque que je réalise une exploration visuelle des lignes abordant les notions de chemin et de trajets en créant un univers qui me relie à l’idée selon laquelle : « […] nous vivons dans un monde qui avant tout se compose non pas de choses, mais de lignes. Après tout, qu’est-ce qu’une chose, ou une personne, sinon un tissage des lignes – les voies de développement et du mouvement – à partir de tous les éléments qui la constituent ? À l’origine, le terme anglais thing (’chose’) signifiait à la fois un rassemblement de personnes et un lieu où l’on se réunissait pour délibérer et résoudre des affaires. Ce mot suggère également que toute chose est un parlement de lignes » (Ingold, 2011 [2007] : 6 – accentué par l’auteur).
Avec cette œuvre je cherche également à montrer que, lorsque l’art contribue à une réflexion sur la migration, il questionne d’une manière sensible les problématiques de notre société actuelle. Ce qui me rappelle le quatrième critère dont parle Ricœur : « une implication d’intérêts humains » (Dubied, 2000 : 45-66). Pour aborder ce qui, des images, pourrait faire écho chez les lecteurs ou spectateurs, en leur permettant de se mettre à la place des personnages et en reconnaissant des sentiments exprimés ou des situations humaines que toute personne est susceptible de vivre. Cela peut ainsi contribuer au changement des représentations sur la personne migrante et, dans le prolongement, souligner les possibilités qu’offre l’art pour (nous) relier (Tremblay, 2013).
Sur mes dessins, je colle des fils. Cela fait référence plus précisément à ma rencontre avec un jeune qui coud et crée ses propres vêtements. Auparavant, le monde du textile me semblait moins intéressant. Aujourd’hui, grâce à cette expérience, j’ai compris que l’utilisation de la couleur n’est pas liée seulement à une technique picturale, mais à la matière qui peut la contenir. Ainsi, j’ai découvert de nouvelles possibilités pour matérialiser mes idées dans mon travail de création, en revendiquant que le migrant est avant tout une personne. Il ne doit pas être réduit à une catégorie administrative, car il est porteur de richesses : ses propres savoirs et les liens qu’il a tissés avec sa culture d’origine sont une source de connaissances. Ce que je peux apprendre à travers lui fait écho à ma propre vie et à ma pratique artistique. Le choix du dessin comme l’un de mes outils de base pour ma recherche artistique me permet de découvrir son caractère transversal (le dessin est présent dans plusieurs pratiques artistiques). Ainsi, j’ai pu prendre conscience de ce que mes dessins de portraits et de chemins avaient des lignes communes qui pouvaient générer des convergences entre des lieux, des gens, des visages enregistrés dans ma mémoire, autant d’expériences interculturelles d’apprentissage mutuel.
Tout au long de mon étude (qui dépasse cet article), j’ai pu développer une réflexion sur le sens du mot « hospitalité » (du latin hospitalitas-atis, « le fait d’accueillir chez soi ») lorsqu’il se rapproche du mot hospitum (« liens d’hospitalité, offrir de l’hospitalité ») puis de cohospes-itis (« celui qui partage l’hospitalité ») (Dicolatin, 2023). Cette réflexion m’a aidée à mieux comprendre ce que j’ai pu vivre.
Se trouve ainsi confirmée l’hypothèse d’une pratique artistique favorisant l’hospitalité offerte (« Hospitum ») aux migrants avec lesquels j’ai pu travailler. Ayant reçu moi-même un type d’accueil privilégié, dans le cadre administratif de l’université où j’ai obtenu un statut d’étudiante, j’ai pu être active dans la vie associative de cette même institution en devenant intermédiaire, « médiatrice interculturelle ». À mon tour, j’ai pu engager un questionnement autour du partage de ma pratique artistique en tant qu’outil de médiation tout en poursuivant en même temps ma formation académique et professionnelle. J’ai observé, de ce fait, la réception d’un accueil qui a pu se partager ou se prolonger ultérieurement (« Cohospes ») en m’appropriant un geste reçu et multiplié par la suite) avec une attention particulière sur à la réalité des personnes. Nous avons trouvé des occasions de pratiquer l’art ensemble en nous éloignant un peu de l’hostilité et de la désillusion dues aux politiques actuelles du de non-accueil :
« On ne naît pas étranger, on le devient. Si l’art a souvent magnifié le noble étranger Ulysse, il reste que les migrations contemporaines sont le plus souvent celles des sujets maudits, sans cesse renvoyés aux pièges tendus par les États-nations dominants. Les obsessions sécuritaires créent des hallucinations de ’l’étrange étranger’ qui ne peut être des nôtres, car il a été rendu différent. […] L’espace qu’il remplit est l’espace de l’hostilité, une lande indéfinie, une entrée-sortie sans avenir, un dedans-dehors permanent. Être hospitalier, n’est-ce-pas pourtant montrer à quelqu’un qu’il est persona grata ? La bienvenue est le contraire d’une malvenue. » (Brugère, Le Blanc, 2018 : 95)
Le rapport envisagé ici à l’art s’est rapproché de la révélation vécue par Pablo Picasso au contact des masques africains, dont la découverte lui a fait comprendre son propre processus créatif, ainsi que le sens à donner à sa création : « Les masques, ils n’étaient pas des sculptures comme les autres. Pas du tout. Ils étaient des choses magiques […] Les Nègres, ils étaient des intercesseurs […] J’ai compris à quoi elle servait leur sculpture […] Mais tous les fétiches, ils servaient à la même chose. Ils étaient des armes. Pour aider les gens à ne plus être les sujets des esprits, à devenir indépendants. Des outils. Si nous donnons une forme aux esprits, nous devenons indépendants. Les esprits, l’inconscient (on n’en parlait pas encore beaucoup), l’émotion, c’est la même chose » (Picasso, 1998 : 146).
Mon propos a eu pour but de faire revivre la magie de l’art pour pouvoir se confronter aux terreurs de l’univers hostile dont parle Picasso. Je souhaitais partager une sorte d’hospitalité artistique, car je peux moi-même témoigner de cette force qui nous aide à nous émerveiller et à vivre le monde autrement, grâce à une source créative qui favorise nos capacités d’adaptation à l’inconnu et aux circonstances difficiles. Cela nous permet de devenir indépendants à travers une prise de conscience des manières de faire propres à chacun, de mieux nous connaître lorsque nous créons des espaces pour explorer un langage artistique comme le dessin, une activité qui est, au fond, propre à l’humain.
Avoir mis l’accent sur les domaines mentionnés, associés à l’expérience humaine, aide à entrer dans l’exercice du dessin qui laisse une trace de soi-même, « intime, simple, authentique, subjective, historique ou sous forme de récit... » (Dexter, 2016 : 6). Cela peut rendre visible l’existence du migrant malgré les conditions de non-accueil et de non-reconnaissance : « […] il est rendu invisible en se voyant assigné à des lieux qui sont en réalité des hors-lieux. La fonction des camps, mais aussi des murs (le mur végétal de Calais) est de faire disparaître légalement des vies, en les rendant invisibles. C’est ne plus être appréhendé, c’est ne plus être confirmé dans son existence » (Brugère, Le Blanc, 2018 : 11). Ce travail m’a ainsi permis de repenser la notion d’hospitalité à travers l’art et plus particulièrement sur de repenser la façon qu’ont les expériences sur le terrain de donner lieu à une méthode spécifique, susceptible de créer un pont entre celles utilisées dans la recherche en art et en sciences humaines et sociales.
Cela m’a amenée à assumer une posture d’artiste étrangère et chercheuse, abordant la notion d’hospitalité par un partage des savoirs tout en faisant moi-même l’expérience de l’accueil réciproque avec d’autres migrants. Je m’intéresse désormais de plus en plus aux pratiques d’écoute du réel et aux formes d’écriture-dessin de ces expériences. Je m’interroge aussi sur les façons d’approfondir leur usage dans des carnets pouvant combiner les deux, en tenant compte de l’éphémère et de la mémoire des rencontres à retracer, ce qui me permettra peut-être de trouver de nouvelles manières de créer et de mener de nouvelles recherches par la suite.
Ces premières expériences invitent à étendre la réflexion et à multiplier les pratiques qui combinent art, recherche et sciences humaines. Par exemple, à envisager et questionner les manières et les lieux-chemins qui motivent à créer-rechercher avec d’autres.
Agier Michel (2018), L’Étranger qui vient. Repenser l’hospitalité, Paris, Seuil.
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[1] Étude détaillée dans ma thèse de doctorat en arts plastiques intitulée « Poétique de l’accueil et partage des savoirs à travers les récits dessinés des migrants : vers une hospitalité artistique ? ».
[2] C’est-à-dire en débordant de manière créative les limites des thèmes et des contours tracés par les participants à leur guise, car j’avais suggéré, et non imposé, de dessiner ce qui comptait le plus pour eux à intérieur des silhouettes.
[3] Phrase vue dans une rue à Albi, ville natale de Lautrec où siège le Musée Toulouse-Lautrec.
Jalk Leidy, « Art et hospitalité : une recherche-création a posteriori », dans revue ¿ Interrogations ?, N°37. Apports conceptuels et méthodologiques des entrecroisements entre pratiques artistiques et sciences humaines et sociales : accéder à l’autre, agir sur les territoires, décembre 2023 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Art-et-hospitalite-une-recherche (Consulté le 21 novembre 2024).