La Turquie constitue un leader sur la scène médiatique internationale pour ce qui concerne l’exportation des fictions sérielles. Les feuilletons turcs représentent les préoccupations des individus appartenant aux classes populaires ainsi que leurs (més)aventures suite à leur rencontre avec des personnes aisées. Ils combinent de cette façon une certaine représentation du mode de vie des classes aisées qui comporte aussi des critiques validant ainsi le mode de vie des classes populaires. Depuis la crise économique la Grèce fait partie des pays qui importent de manière systématique des feuilletons turcs. Dans cet article nous souhaitons analyser comment les téléspectateurs grecs négocient à travers le visionnage des feuilletons télévisés turcs les rapports de pouvoir qui leur sont imposés par le système capitaliste. Notre recherche a révélé que la résistance des récepteurs de sens au système hégémonique n’est pas toujours opposée au texte médiatique. Les résultats que nous présentons dans cet article se basent sur une ethnographie des publics grecs des feuilletons turcs.
Mots-clés : réception, négociation, classes sociales, feuilletons transnationaux, culture populaire.
“It pleases me when the rich people suffer too” : social classes, popular culture and resistance. The reception of Turkish television soap operas by Greek audiences
Turkey has a leading role on the international media scene as far as the export of serial dramas is concerned. Turkish soap operas represent the concerns of working-class persons and their (mis)adventures following their encounter with wealthy people. They thus combine the representation of the lifestyle of the wealthy classes with messages that, at the same time, criticize it and validate the lifestyle of the working classes. Since the economic crisis, Greece is among the countries that systematically import Turkish soap operas. This research has revealed that the resistance of meaning receivers to the hegemonic system is not always opposed to the media text. The results presented in this article are based on an ethnography of Greek audiences of Turkish soap operas as well as on an analysis of the representations of social classes projected through Turkish soap operas.
Keywords : reception, negotiation, social classes, transnational soap operas, popular culture.
Depuis le début des années 2000, la production et l’exportation des feuilletons télévisés turcs vers l’étranger est en constante expansion. Les fictions sérielles en question contiennent des ingrédients qui amènent le téléspectateur dans un monde fantastique de consumérisme mondialisé et d’amour romantique qui défie les frontières nationales (Olson, 2000). Cependant, en même temps, ils projettent des structures familiales et des rôles de genres traditionnels (Buccianti, 2010). C’est cet élément qui différencie les feuilletons en question du prototype américain ou des telenovelas d’Amérique latine (ibid.). C’est ainsi que les feuilletons turcs aient pu séduire assez vite des audiences hétérogènes, accordant ainsi à l’industrie sérielle turque un rôle de leader sur la scène médiatique internationale (Öztürkmen, 2018).
Le succès transnational des feuilletons turcs a motivé de nombreux chercheurs à étudier l’impact de ces feuilletons sur les publics locaux ainsi que l’importance de ces productions dans une perspective géopolitique [1]. Les problèmes relationnels et amoureux ainsi que les conflits entre personnes de statuts socio-économiques différents, constituent les thématiques préférées de ces feuilletons. Plus précisément, en mettant au centre de leur intérêt la vie quotidienne des personnes issues de milieux défavorisés, les feuilletons turcs mettent en scène les préoccupations de personnes appartenant aux classes populaires ainsi que leurs (més)aventures suite à leur rencontre avec des personnes aisées. Les feuilletons turcs combinent de cette façon la représentation du mode de vie des classes aisées tout en les critiquant et valident ainsi le mode de vie des classes populair es. Dans ce contexte, les feuilletons turcs permettent aux téléspectateurs à la fois d’observer le mode de vie des personnes issues des milieux aisés et de voir leurs valeurs, leurs habitudes et leur mode de vie valorisés dans la vie quotidienne contemporaine.
Depuis la période de la crise économique la Grèce fait partie des pays qui importent de manière systématique des feuilletons turcs. Dans le cadre de cet article, nous souhaitons examiner comment les téléspectateurs grecs négocient à travers le visionnage des feuilletons télévisés turcs les rapports de pouvoir qui leur sont imposés par le système capitaliste. Dans ce sens, notre objectif est d’illustrer les possibilités et la nature de la résistance des publics de la culture populaire. Les résultats que nous présentons dans les pages qui suivent se basent sur une ethnographie des publics grecs des feuilletons turcs entre 2016 et 2018. Nous avons ainsi mené cinquante entretiens libres et semi-directifs avec des individus (notamment des femmes [2]) aux statuts socio-économiques variés, âgés de 17 ans à 89 ans et résidant dans différentes régions grecques [3]. Le recrutement des sujets interviewés s’est fait sur la base du volontariat et par la méthode de boule de neige. Nous avons également mené une étude quantitative par questionnaire en ligne à laquelle ont participé 1900 individus. En même temps, nous avons procédé à une analyse des représentations des rapports sociaux de classe proposées à travers les feuilletons turcs. Dans les pages qui suivent, nous envisageons d’abord une brève présentation de nos résultats concernant les représentations des rapports sociaux de classe dans les feuilletons turcs. Nous exposons ensuite les résultats de notre enquête empirique qui porte sur la réception des fictions sérielles turques par les publics grecs.
Les séries télévisées projettent assez souvent des représentations qui accordent aux personnes aisées des caractéristiques négatives et aux personnes défavorisées des attributs positifs (Thomas, Callahan, 1982 ; Lilian, 2013). Ces représentations reposent sur des stéréotypes bien établis au sein des sociétés occidentales contemporaines qui légitiment les inégalités sociales en vigueur et rassurent de l’existence de justice dans la société. Plus précisément, le statut économique et social inférieur devient beaucoup plus tolérable lorsque celui qui le possède croit être convaincu que les personnes au sommet de la hiérarchie sociale et économique ne sont pas heureuses de manière analogue à leur revenu [4]. Dans ce sens, les sociétés occidentales ont établi un cliché selon lequel les personnes économiquement défavorisées, ou au statut inférieur au sein de la hiérarchie sociale, obtiennent un certain nombre de gratifications inaccessibles aux personnes appartenant aux classes supérieures de la société. Ainsi, persiste la perception commune que les personnes défavorisées sont « heureuses à leur façon », insouciantes, capables de profiter des « plaisirs simples » de la vie et ainsi de suite (Kay, Jost, 2003).
La relation présumée inverse entre la satisfaction et le niveau de vie fut l’objet d’étude de plusieurs chercheurs en sciences humaines et sociales qui ont analysé les fonctions sociales et psychologiques des stéréotypes attribués aux riches et aux personnes défavorisées [5]. Les stéréotypes des pauvres mais honnêtes et heureux et des riches mais malhonnêtes et malheureux, non seulement aident les personnes défavorisées au sein de la société à mieux se sentir par rapport à leur statut [6], mais contribuent également à accroître la perception que la société est juste et que l’inégalité est légitime, dans le sens que chaque classe obtient ce qu’elle mérite (Kay, Jost, 2003). Ainsi, ces stéréotypes sont souvent mobilisés afin de légitimer l’injustice sociale. Plus précisément, l’illusion que la société est juste est en réalité un mécanisme de défense mobilisé par les individus au sein d’un monde imprévisible, incontrôlable et injuste. Vivre dans un tel monde serait insupportable sans la perception que chacun mérite ses souffrances [7].
Selon l’hypothèse du monde juste développée Melvin J. Lerner, ce phénomène est intrinsèquement lié au processus de socialisation des sujets sociaux (Lerner, 1977, 1980). Le processus de socialisation des enfants leur dicte de retenir leurs impulsions immédiates et de s’investir dans des pratiques conduisant à des résultats à long terme. Dans ce contexte, les enfants développent un contrat selon lequel ils retiennent leurs impulsions immédiates et travaillent afin de maximiser leurs récompenses à long terme. En échange, l’enfant attend des résultats qui sont censés être mérités, puisqu’il a respecté les termes de ce contrat et s’est investi dans la réalisation des objectifs importants et valorisants. Dans ce contexte, l’enfant apprend que son monde est un espace où des investissements additionnels l’amènent à de meilleurs résultats qui sont « mérités » et qui constituent la manière dont il obtiendra ce qu’il désire. Dans ce sens, le principe selon lequel quelqu’un « mérite les résultats de ses actions » fait partie intégrale de notre processus de socialisation (Lerner et al., 1976).
Dans ce contexte, les feuilletons télévisés tentent assez souvent d’attribuer des vertus telles que le bonheur et la moralité à des individus appartenant à des groupes sociaux défavorisés, tandis qu’en même temps ils attribuent des comportements malsains et des situations négatives telles que le malheur, la solitude ou la malhonnêteté aux personnes économiquement favorisées. La « vertu de la pauvreté » - c’est-à-dire les stéréotypes selon lesquels les pauvres sont honnêtes et heureux et les riches malhonnêtes et malheureux - fonctionne ainsi comme idéologie visant à justifier le système social en vigueur : celui qui a tout matériellement est dépossédé socialement et celui qui n’a rien est en réalité heureux.
À travers ces représentations, les rapports de pouvoir usuels sont renversés. La « victoire » n’est paradoxalement pas prescrite en termes de possessions matérielles et le pouvoir se présente comme non détenu par celui qui a réussi économiquement ; bien au contraire, la réussite sociale est réservée aux plus démunis dans le récit de ce genre des fictions sérielles. La série Inspecteur Colombo (1968 – 2003) constitue un exemple représentatif de ce phénomène (Mathieu, 2013). En effet, l’intérêt de cette série repose non pas sur la résolution du crime [8] mais sur la manière dont le modeste inspecteur Columbo – fils d’immigrés et issu d’un milieu populaire – va résoudre le meurtre et prouvera ainsi non seulement qu’il n’y a pas de meurtre parfait, mais également que tout le monde est égal face à la justice y compris les personnes économiquement puissantes. Dans ce contexte, des personnes riches, qui ont réussi et sont souvent arrogantes, vont être démasquées par un lieutenant peu raffiné mais au contraire modeste et en même temps intelligent [9].
Héritiers des films mélodramatiques de l’âge d’or du cinéma turc (Tanriöver, 2011), les fictions sérielles turques privilégient les histoires d’amour entre les personnes issues de milieux défavorisés et les personnes appartenant aux milieux favorisés (Kılıçbay, İncirlioğlu, 2003). Parmi les feuilletons projetés en Grèce, plusieurs (Kara Sevda [10], Kuzey Güney [11], Fazilet Hanım ve Kızları [12], etc.) ont comme sujet principal, l’amour mais également la rencontre de personnes provenant des classes sociales différentes. Dans ces feuilletons, les personnes dotées d’un mauvais caractère sont issues des milieux favorisés et se font attribuer des comportements négatifs, tels que l’arrogance, la méchanceté ou la malhonnêteté. En revanche, les personnes à connotation positive sont originaires des milieux défavorisés et se font attribuer des attitudes positives, telles que l’honnêteté, la modestie ou la gentillesse. Un exemple représentatif de ce phénomène constitue le feuilleton mélodramatique Fatmagül’ün Suçu Ne ? (2010 – 2012). Le feuilleton en question traite le viol d’une jeune femme par quatre hommes dont trois sont issus des classes supérieures tandis que l’un d’entre eux est issu d’un milieu populaire. Les trois hommes riches sont représentés comme arrogants et égoïstes essayant également de cacher leur crime grâce à leur pouvoir économique et social. En revanche, l’homme pauvre qui est représenté comme un homme sensible, honnête et courageux, se rend très vite compte de la gravité de son crime et regrette son acte. Ainsi, tout au long du récit, les téléspectateurs assistent aux efforts de l’homme pauvre à rendre justice malgré les obstacles imposés par les riches.
À ce schéma narratif répandu une exception s’impose. Il se peut qu’un personnage issu d’un milieu modeste se comporte mal. Pourtant, ceci est toujours dû au fait que cette personne a été « corrompue » par l’argent et le mode de vie aisé. Ainsi, bien qu’assez souvent ces personnages secondaires le regrettent par la suite et retournent au mode de vie « modeste mais moral », les feuilletons turcs démontrent les conséquences néfastes qu’entraine dans la vie des gens pauvres la recherche de l’argent. Ainsi, dans le feuilleton Kuzey Güney, Güney, un homme pauvre mais ambitieux qui a abandonné sa fiancée pour une femme riche et qui a commis plusieurs actes immoraux afin d’acquérir du pouvoir, finit seul en prison.
Sur ce point, il convient de préciser que les personnes issues des milieux favorisés sont représentées comme économiquement puissantes bien que ce pouvoir soit souvent héréditaire. Dans ce contexte, les personnages principaux et/ou secondaires issus des milieux aisés sont représentés à la fois comme méchants, immatures, assez feignants, égoïstes et arrogants. En revanche, les personnes issues des milieux défavorisés sont assez matures, travailleuses et modestes. Il se peut aussi que parfois, les personnages initialement privés de pouvoir économique, parviennent – grâce à leurs vertus – à acquérir du pouvoir économique et atteindre le sommet de la hiérarchie sociale. Dans une société marquée par des inégalités accrues, une telle représentation est une manière de rendre justice dans un monde impitoyablement injuste et inégal. Si la personne initialement dépourvue de pouvoir a atteint une position privilégiée au sein de la hiérarchie sociale, c’est parce que cette personne a respecté le contrat de socialisation selon lequel chacun « mérite les résultats de ses actions » et a ainsi non seulement beaucoup travaillé mais est également restée modeste. Le monde des feuilletons turcs est ainsi marqué par une profonde justice sociale puisque n’importe qui, par son travail, son courage et sa détermination, peut devenir riche. Si en revanche, une personne aisée a perdu tout ce qu’elle possédait, c’est parce qu’elle a acquis du pouvoir sans travailler à cet effet et parce qu’elle était arrogante et méchante. Kara Sevda constitue un feuilleton qui repose sur ce schéma narratif. Alors que le personnage pauvre (Kemal) fût initialement dépourvu de pouvoir, il a pu réussir économiquement grâce à son courage, son intelligence et son travail. À l’opposé, son rival, Emir, un homme issu d’un milieu privilégié a tout perdu à cause de son arrogance et sa méchanceté. La richesse de Kemal et l’échec d’Emir reposent ainsi au principe selon lequel chacun mérite les résultats de ses actions.
Alors que les téléspectateurs assistent tout au long du récit aux mésaventures de l’homme ordinaire - d’habitude dues aux intrigues mises en place par l’homme aisé -, à la fin, l’homme ordinaire réussit à vaincre son ennemi et par conséquent, justice est faite. Le monde proposé par les feuilletons turcs n’est peut-être pas à l’abri des injustices [13] mais à la fin les personnes aisées sont représentées comme soumises au même traitement et aux mêmes règles que les personnes moins favorisées. Qu’ils soient économiquement tout-puissants, ils ne sont pas pour autant invulnérables, puisqu’à la fin ils sont punis pour leurs fautes.
Si les personnes avec du pouvoir économique ont réussi professionnellement, elles n’ont pas pour autant réussi au sein de la sphère privée. Les familles riches ne sont pas insouciantes. Des rivalités au sein de la famille, des tensions, des infidélités ou des comportements malsains sont quelques-uns des problèmes assez répandus au sein des milieux aisés. Pourtant, ces problèmes ne semblent pas toujours concerner les personnes issues des familles défavorisées où règnent le plus souvent l’amour et la solidarité.
Il devient ainsi évident que le bonheur dans les feuilletons turcs est déterminé en fonction des idées reçues sur les préoccupations des classes populaires. La réussite des personnes défavorisées mais honnêtes, la punition des personnes aisées mais méchantes ainsi que la non primordialité du pouvoir économique et en revanche l’accent mis sur le bonheur personnel, semblent constituer des éléments constitutifs du monde des feuilletons turcs. Il s’agit d’un monde - à l’opposé du monde réel – profondement juste au sein duquel chacun reçoit finalement ce qu’il mérite. Dans ce sens, les feuilletons turcs constituent des fictions consolatoires [14] par excellence.
Enfin, la lutte des classes sociales est bien sûr marquée par l’aspect fantasmagorique quant à la spectacularisation d’un mode de vie par les récits sériels turcs. Si les personnes aisées et leur comportement suscitent de l’irritation, leur mode de vie constitue un aspect qui invite les téléspectateurs à faire connaissance avec un milieu qu’ils n’ont probablement jamais fréquenté et de s’évader ainsi dans un monde inconnu. Le monde des riches s’offre ainsi à un spectacle secondaire qui touche particulièrement les femmes (Dyer, 1973). Des voitures de luxe, de belles villas au bord du Bosphore ou encore des robes et des bijoux extravagants sont des éléments omniprésents dans les feuilletons turcs qui invitent les téléspectateurs à s’évader dans un monde caractérisé par l’abondance des biens matériels.
Avant la présentation de nos résultats, une précision s’impose. Malgré l’importance du modèle « codage/décodage » proposé par Stuart Hall (1980), nous ne l’appliquerons pas ici pour des raisons qui ont déjà été discutées par plusieurs chercheurs. Plus précisément, il s’agit tout d’abord d’un modèle spéculatif, qui n’est pas basé sur des preuves empiriques. Ainsi, lorsque David Morley et Charlotte Brunsdon (1999) ont mené la première étude empirique qui a mis à l’épreuve le modèle de Hall, ils ont mis en évidence la complexité du processus de réception non seulement défini par l’idéologie ou l’appartenance à une classe sociale, mais également par d’autres variables. Dans ce sens, Abercrombie et Longhurst (1998) ont également mis en évidence la rigidité de la typologie de décodage « dominant/négocié/oppositionnel » proposée par Hall et l’insuffisance de ces catégorisations lorsque le chercheur est confronté à la réalité du terrain. Dans la même ligne de pensée, le concept de « lecture préférée » de Hall semble également poser problème. Plus précisément, selon Schrøder (2000), même dans le cas des textes non fictionnels, l’identification d’une seule lecture préférée est épistémologiquement douteuse et présuppose l’objectivité et la neutralité absolues de l’analyste. De plus, cet auteur identifie également la possibilité de l’existence des textes non hégémoniques, dont l’analyse de la réception selon le modèle proposé par Hall serait très complexe.
Pour ces raisons et en prenant en considération les théories sur la réception et la résistance des publics médiatiques [15], nous considérons les lectures résistantes comme les réactions du public, qui non seulement échappent ou s’opposent aux significations dominantes du feuilleton (résistance évasive et sémiotique de Fiske), mais manifestent également une conscience et une délibération consciente de la part du spectateur (Schrøder, 2000). Ainsi, parmi les 50 personnes interviewées au cours de notre enquête, 21 personnes (c’est-à-dire 42% des personnes interrogées) ont associé de manière consciente et délibérée leur visionnage des feuilletons turcs au rejet des normes imposées par le système capitaliste.
Un nombre important des personnes ayant participé à notre enquête ont interprété les récits visionnés sous le prisme de la conflictualité sociale entre les personnes économiquement puissantes et les personnes privées de pouvoir économique. Dans ce sens, une partie des personnes interviewées ont rejeté les représentations des rapports sociaux de classe proposées par les feuilletons turcs (résistance sémiotique). Pour certaines des personnes interrogées, les feuilletons turcs sont des textes qui constituent des outils aux mains des dominants visant à légitimer et ainsi perpétuer les rapports sociaux inégaux. À travers ce type de lecture, les personnes interviewées s’opposent aux rapports de force inégaux et à l’exploitation des dominés par les dominants. Parmi les personnes qui ont participé à notre enquête, certains ne s’arrêtent pas au rejet de la représentation des rapports sociaux de classe mais repèrent également une intention idéologique. Ainsi, pour certaines personnes interviewées, les feuilletons turcs seraient des outils employés par les dominants afin de « duper » les dominés et ainsi légitimer leur exploitation. Conscientes que le processus de production de ces feuilletons est soumis à un formatage idéologique contrôlé par les élites, les personnes interrogées perçoivent les feuilletons turcs – et notamment les représentations des rapports sociaux de classe que ces fictions véhiculent - comme étant des moyens propagandistes du système capitaliste visant à imposer son idéologie aux personnes dépourvues de pouvoir économique. Dans ce contexte, ne pas adhérer à cette représentation et s’y opposer constitue un acte de contestation de l’influence hégémonique exercée par le système capitaliste.
Bien que plusieurs sujets interrogés aient remis en question la représentation des rapports entre les riches et les pauvres, certains y ont repéré pour autant une volonté de critique sociale à travers les fictions sérielles turques. Un tel exemple est celui d’une personne qui au sujet du feuilleton mélodramatique intitulé Fatmagül’ün Suçu Ne ? déclare : « Dans Fatmagül ils ont montré quelque chose qui se passe dans toutes les sociétés. Les riches échappent à la justice et ce sont les pauvres qui payent le prix. C’était toujours ainsi, ce n’est pas quelque chose de nouveau ni quelque chose qui est propre à la Turquie. La corruption existe partout. Les riches restent intacts et ce sont toujours les plus démunis qui payent le prix. Les (séries) turques montrent et critiquent ça ».
Dans la même lignée de pensée, de nombreux enquêtés ont repéré à travers la représentation des rapports de pouvoir inégaux, une volonté de représenter de manière réaliste le monde injuste qui nous entoure. Dans un monde marqué par les inégalités sociales, les feuilletons turcs mettent en scène la réalité en représentant les souffrances imposées aux dominés par les dominants. Par ailleurs, certaines des personnes interrogées repèrent à travers ces textes l’intention non seulement de représenter de manière réaliste l’injustice des sociétés contemporaines, mais également de critiquer ce phénomène. Les personnes ayant émis ce type de lecture ne s’opposent pas aux récits véhiculés par les feuilletons turcs, mais elles y repèrent une intention contestatrice du système social. Pour ces personnes, il s’agit ainsi de textes contre-hégémoniques qui représentent la réalité des sociétés capitalistes. Il s’agit ainsi de textes auxquels cette catégorie des sujets interviewés ne s’oppose pas puisqu’ils véhiculent leur idéologie. En y adhérant, les personnes en question, non seulement affirment leur idéologie, mais contestent également à travers leur visionnage un monde profondément injuste, où l’attribution de la justice dépend des rapports de pouvoir en vigueur et où les gens les plus fragiles se font exploiter par les puissants.
Certains sujets interrogés ont tenté de faire un rapprochement entre la représentation des identités genrées et la classe sociale. Un tel exemple, est celui d’une femme qui a remarqué non seulement une représentation différente des femmes issues des milieux aisés et de celles issues des classes populaires, mais elle a également associé le statut social des femmes à leur soumission (ou pas) aux rapports de force prescrits par le système patriarcal. Plus précisément, elle a expliqué : « Dans Anne [16] ils montrent deux mondes complètement différents. Il y avait d’un côté la mère avec les trois filles qui étaient de la haute société… une telle femme tu ne peux pas l’intimider facilement parce qu’elle est de la haute société, parce qu’elle est avocate…là tu ne peux pas la manipuler ou l’intimider facilement mais quand on parle d’une Şule [17], une femme simple et ordinaire, d’un côté elle n’acceptera pas l’intimidation parce qu’elle est sauvage mais de l’autre côté tu peux facilement la manipuler. Les séries turques montrent des mondes différents et par conséquent des femmes différentes. (…) Quand une femme comprend qu’elle ne peut rien faire, elle commence à faire des choses de manière indirecte parce qu’elle veut aussi survivre. Elle veut aussi réussir, elle veut ne pas être frappée, ne pas être maltraitée, ne pas être tuée… (…) Dans ce cas, nous avons l’élément maléfique et nous voyons la femme turque méchante mais nous ne savons pas si elle est en réalité responsable ou pas de ce qui se passe. ».
Cet extrait d’entretien est représentatif de la lecture des représentations de genre qu’on fait certaines des personnes interviewées au cours de notre enquête. Le statut socioéconomique du personnage semble ainsi être, selon une partie des personnes interviewées, à l’origine de sa soumission (ou pas) à la domination masculine au sein de la société patriarcale et capitaliste. Dans ce contexte, pour les personnes interviewées, les « pauvres » sont par définition plus vulnérables face à l’intimidation et à la manipulation. Pourtant, les personnages féminins pauvres ne semblent pas être dénués de capacité d’agir. Ιl s’agit de femmes qui, bien que pauvres, veulent réussir et agir contre leur oppression. Plusieurs personnes interrogées ont ainsi repéré à travers la figure de la femme « méchante » une tactique mise en place par les femmes visant à contester la domination masculine. Cependant, il convient de préciser que cette tactique n’est pas celle des femmes en général. Il s’agit d’une tactique utilisée par les femmes « simples et ordinaires » qui n’appartiennent pas à « la haute société » et sont dépourvues de ressources économiques, mais qui veulent pourtant survivre. La dimension contestatrice envers le système patriarcal est ainsi accordée aux femmes ordinaires issues des classes populaires. Face aux femmes issues des milieux aisés, qui sont par définition protégées des hommes grâce à leurs ressources économiques et à leur statut, les femmes pauvres mobilisent leur capacité d’agir afin de survivre dans un monde contrôlé par les hommes où elles sont soumises à la violence et à la manipulation. Cette victoire des femmes contre le système patriarcal et la domination masculine est ainsi une victoire par le bas, c’est-à-dire par les femmes ordinaires. Dans ce contexte, les téléspectatrices interrogées ne célèbrent pas seulement la victoire des femmes contre la domination masculine, mais elles se félicitent également de la victoire des gens ordinaires face aux rapports de pouvoir inégaux qui leur sont proposés.
Certains des sujets qui ont participé à notre recherche ont repéré une intention pédagogique de la part des producteurs de sens. Cette attention pédagogique consiste à deux éléments : l’argent ne garantit pas le bonheur et tous les individus, quel que soit leur statut socioéconomique, ne peuvent pas échapper à la justice.
Plus précisément, ainsi que mentionné ci-dessus, dans les feuilletons turcs les personnes pauvres sont soumises à des différentes épreuves à cause de ceux qui détiennent du pouvoir économique et donc d’un statut social respecté. Dans ce contexte, la punition des personnes riches au fil du récit s’avère être d’une importance majeure : cet élément garantit la soumission des pauvres et des riches au même traitement et aux mêmes règles. Qu’elles soient belles, riches ou aimées, les femmes dans les feuilletons turcs sont soumises aux mêmes règles que les téléspectatrices. Le monde des fictions sérielles turques est profondément juste et à l’inverse de la vie réelle, personne ne peut échapper à la justice, quel que soit son statut social. Les feuilletons turcs octroient ainsi de la justice. Tandis que dans la vie réelle les pauvres « payent le prix » des injustices sociales, dans les feuilletons turcs, les riches sont toujours punis pour leurs crimes à la fin du récit.
Les téléspectateurs interrogés semblent apprécier particulièrement le rôle des pauvres au cours de ce processus. Plus précisément, au sujet du feuilleton Fatamgül’un Suçu Ne ?, une autre personne déclare : « Écoute, les trois autres gars [18] n’auraient pas commis ce crime s’ils n’avaient pas bu ce soir-là… bien sûr tous les trois ont regretté leur acte. Qu’est-ce qui ne leur permettait pas d’avancer ? C’était l’argent. Il (le feuilleton) voulait nous montrer que l’argent pouvait tout couvrir mais la soi-disant mère de Kerim qui était pauvre et une femme correct e ne l’a pas permis. (…) Dans Fatmagül, ils voulaient montrer ce que souffre une fille qui, alors que la loi devrait être de son côté, à la fin se retrouve même accusée. (…) Il s’agissait d’un viol et ils devaient tous être punis, même les parents qui avec leur argent couvraient les crimes de leurs enfan ts. ».
À travers cet extrait, la personne interviewée aborde un élément qui s’avère être d’une importance fondamentale. Une distinction est opérée entre la mère adoptive de Kerim (Ebe Nine), « pauvre » et ainsi « une femme correcte », et les parents des trois hommes riches qui « avec leur argent couvraient les crimes de leurs enfants ». Ici, le sujet, n’oppose pas simplement le système de valeurs des personnes issues des milieux populaires à celui des personnes privilégiées. Elle se réfère également aux crimes commis par les personnes riches et à leur intention (et leur possibilité) de les dissimuler grâce à leur argent. De plus, elle se réfère au combat des personnes défavorisées pour obtenir justice. Ces dernières sont peut-être pauvres mais elles sont « correctes » et ne laissent pas l’injustice impunie. La figure d’Ebe Nine représente ainsi la résistance des pauvres face à la corruption des riches. Si justice est faite dans les feuilletons turcs, c’est parce qu’une personne ordinaire, issue de la classe populaire, mène un combat contre les puissants et grâce à sa force, sa détermination, son honnêteté et ses capacités intellectuelles parvient à faire rendre justice. Les téléspectateurs n’assistent pas ainsi seulement à l’octroi de la justice mais également à la victoire de l’homme ordinaire. Dans ce contexte, la lutte symbolique entre les classes sociales se transforme en une lutte pour la justice. À l’issue de cette lutte, ce ne sont pas ceux qui possèdent le capital qui l’emportent, mais ceux qui, bien que soumis à des injustices, sont demeurés fidèles aux valeurs de leur classe. Par conséquent, les feuilletons turcs sont, pour une partie des personnes interrogées, des textes contestataires par leur dénonciation des crimes commis par les riches, mais aussi parce que pendant cette lutte décrite plus haut, ils sont du côté des pauvres. Les pauvres sont ainsi « vainqueurs » à la fin de chaque récit. Ce sont eux et non pas l’institution judiciaire et/ou policière (souvent corrompues) qui restaurent la justice. Les feuilletons turcs proposent ainsi un discours contre-hégémonique selon lequel les pauvres qui sont « corrects » parviennent à condamner les riches corrompus. Le monde des feuilletons turcs se caractérise par une inversion de pouvoir : ce sont ainsi les pauvres qui détiennent du vrai pouvoir et non pas les riches. Dans ce contexte, pour une partie des personnes interrogées, il semble que l’adhésion aux récits contre-hégémoniques proposés par les feuilletons turcs équivaut non seulement à la contestation des rapports de pouvoir en vigueur mais également à la redistribution du pouvoir.
Les représentations décrites plus haut fonctionnent pour certains sujets interviewés comme sources d’un plaisir inversif. Nous définissons comme plaisir inversif le plaisir tiré de l’inversion de l’ordre social établi qui amène, à notre avis, à la contestation des rapports de pouvoir en vigueur. Dans ce sens, un jeune homme a déclaré : « J’aime bien que les riches souffrent aussi. Qu’ils ne soient pas invulnérables. (…) Les séries projettent un mode de vie idéal. Les riches ont tout ce qu’ils veulent, des voitures, des belles maisons… mais elles montrent que les riches souffrent aussi, qu’ils sont comme nous et que, bien qu’ils soient riches, ils ont aussi des problèmes. ».
Cet extrait d’entretien est représentatif du fait qu’une partie des individus interrogés se satisfait en regardant des représentations remettant en question l’invulnérabilité des personnes privilégiées. Ici, le jeune homme déclare de manière explicite que son plaisir n’est pas seulement dû à la victoire de l’homme ordinaire mais aussi au fait que les riches ne sont pas à l’abri des souffrances et des peines. Certains des sujets interviewés se réconfortent ainsi en regardant des personnes qui, quoiqu’elles possèdent tout ce que les téléspectateurs n’ont peut-être pas (p. ex. une vie aisée, des voitures, des belles maisons, etc.), sont comme eux.
Il y a ainsi deux dimensions répandues qui caractérisent le plaisir que les sujets sociaux associent à leur visionnage. La première dimension est celle du réconfort. Plus précisément, certaines des personnes interrogées prennent de la satisfaction à constater dans leur visionnage que les riches doivent faire face eux aussi à des problèmes dans leur vie sociale. La deuxième dimension du plaisir consiste dans une redéfinition du bonheur opérée à travers le visionnage des feuilletons turcs.
La crise économique a suscité un bouleversement dans la vie de plusieurs Grecs qui ont vu leur statut socioéconomique changer du jour au lendemain et qui continuent à en subir les conséquences. Dans ce contexte, les représentations des feuilletons turcs fonctionnent en tant que sources de réconfort pour les sujets interviewés puisque certains d’entre eux se sentent mieux par rapport à leur propre statut à voir la souffrance des riches qu’ils repèrent à travers leur visionnage. Ce type de lecture des récits véhiculés par les feuilletons turcs est une forme de contestation différente. En adhérant à des textes qui remettent en question la toute-puissance et la vulnérabilité des riches et en prenant du plaisir de leurs propres souffrances, certaines personnes contestent les rapports de pouvoir en vigueur puisqu’ils redéfinissent à travers leur visionnage le bonheur. Si le bonheur n’est plus défini sur la base de la possession de biens matériels et du pouvoir économique, le pouvoir au sein de la société n’est plus détenu par ceux qui ont réussi au niveau économique mais par ceux qui sont satisfaits avec leur statut. Cette redéfinition du bonheur qui s’opère à travers les feuilletons turcs accorde ainsi du pouvoir aux classes populaires qui, au sein du système capitaliste, en sont privés. Certains des téléspectateurs interrogés, saisissent ainsi cette occasion fournie par des textes contre-hégémoniques et remettent en question à travers leur visionnage l’ordre social établi.
La redéfinition du bonheur a été un aspect abordé par plusieurs sujets sociaux. Le bonheur qui, au sein des sociétés capitalistes est défini dans une large mesure par la réussite économique et la possession des biens matériels, dans le monde des feuilletons cède la place au bonheur défini en fonction des valeurs des pauvres. Un tel exemple est le suivant : « Elle était modeste. Elle ne voulait jamais être riche et mener une vie luxueuse. Lui, il voulait posséder des bateaux. Elle a convoité son amour et elle lui a fait comprendre qu’avec les choses les plus simples nous pouvons être heureux. Elle lui a fait apprécier les choses les plus simples. Elle lui a enseigné la modestie. Elle lui a fait comprendre l’importance des choses qui ne se payent pas, comme l’amour. (…) Cette série m’a appris à être heureuse avec des choses simples et ordinaires. C’est une série qui m’a réconciliée avec la réalité. ».
À travers cet extrait d’entretien, il devient évident que la victoire de l’homme ordinaire ne consiste pas seulement dans la victoire au cours du processus d’attribution de la justice. Il s’agit également d’une victoire symbolique puisque c’est le monde du pauvre, ses valeurs et ses préoccupations qui servent de base à la définition du bonheur dans les feuilletons turcs. Ainsi, à travers sa lecture des feuilletons turcs, la femme interrogée célèbre la victoire de l’homme ordinaire, dont les valeurs non seulement sont valorisées et appréciées, mais constituent désormais la base sur laquelle le bonheur est défini.
La personne interrogée adhère à des textes qui véhiculent sa propre idéologie. Cette idéologie s’oppose (et par conséquent conteste) au système hégémonique selon lequel le bonheur est lié à la consommation. Pourtant, cette idéologie ne fut pas toujours celle de la personne interviewée. Si le texte médiatique en question l’a conduite à se réconcilier avec la réalité, c’est parce qu’avant de l’avoir visionné, elle souffrait de son statut et de sa situation financière. Plus précisément, il s’agit d’une « souffrance » induite de la crise économique, comme c’est d’ailleurs les cas de la grande majorité des personnes qui ont participé à notre enquête. Dans ce cadre, grâce au visionnage des feuilletons turcs la personne interrogée s’est réconciliée avec la réalité. Cette réconciliation due à la série consiste dans le fait que, comme le protagoniste de cette fiction sérielle, elle a compris que les choses qui comptent en réalité ne peuvent pas être achetées. C’est la redéfinition du bonheur proposée par les feuilletons turcs qui a réconcilié une partie des téléspectateurs avec la réalité. C’est suite au visionnage des feuilletons turcs qu’une partie des personnes interviewées ont pu accepter les conséquences de la crise économique.
Dans ce contexte, la dimension émancipatoire des feuilletons turcs consiste à permettre aux membres des classes populaires de faire face au sentiment d’insuffisance ressenti par rapport à leur statut mais aussi de redéfinir sur une nouvelle base la notion du bonheur. Si le bonheur défini au sein de la société capitaliste en termes de réussite économique et de possessions matérielles semble inatteignable, le bonheur tel qu’il est proposé par les fictions sérielles turques constitue une alternative accessible pour ceux qui sont privés de capital économique.
Toutefois, nous devrions nous interroger dans quelle mesure ces représentations constituent une stratégie hégémonique afin de légitimer et réconcilier les dominés avec le système hégémonique. Si le système hégémonique impose la subordination des pauvres aux économiquement puissants et l’exploitation des dominés par les dominants, dans quelle mesure cette réconciliation des sujets interrogés avec leur situation les empêche-t-elle de procéder à des revendications au sein de la vie réelle ? Si les personnes interrogées s’opposent aux normes imposées par le système hégémonique et contestent le système en question à un niveau symbolique, dans quelle mesure le font elles en réalité ? Ne disposant pas d’informations sur la manière dont les téléspectateurs contestent le système dominant dans leur quotidien réel, toute tentative de répondre à cette question serait spéculative. Cependant, il est à souligner que si pour certains sujets ces représentations ont une dimension émancipatoire, pour d’autres ces représentations sont susceptibles de contribuer à les réconcilier avec le système hégémonique.
Les feuilletons turcs proposent un monde utopique qui, bien que caractérisé par l’omniprésence des biens matériels et du mode de vie luxueux, met en parallèle l’accent sur les valeurs et préoccupations des classes populaires. Dans ce contexte, les téléspectateurs peuvent satisfaire leur « libido cognoscendi » [19] (Jost, 2011 : 30) pour des univers et des modes de vie qui leurs sont inconnus mais également voir leurs préoccupations et leur mode de vie validés. En s’évadant ainsi dans le monde imaginaire proposé par les feuilletons turcs, les téléspectateurs peuvent à la fois faire l’expérience d’un milieu différent et en même temps contester ce milieu. Dans ce contexte, un sujet interviewé a déclaré au cours de notre discussion : « Ce que j’ai aimé dans cette série c’est la prédominance des sentiments. Il y avait des valeurs, du romantisme, de l’amour, de la confiance. Ils montraient que tu ne peux pas tout acheter avec de l’argent. Tous les sentiments y existaient. La haine, l’abandon, la vengeance, le romantisme. Comment te le dire… ils mettaient l’accent sur l’être humain (…) J’aimais regarder aussi les villas, les vêtements, les voitures… tu sais pour voir un peu comment vivent les riches (elle rit). ».
Les personnes interviewées regardent ainsi les feuilletons turcs « pour voir un peu comment vivent les riches » mais aussi parce qu’il s’agit en parallèle de produits qui « montraient que tu ne peux pas tout acheter avec de l’argent » et qui « mettaient l’accent sur l’être humain ». Cette déclaration - qui peut paraitre dans un premier temps contradictoire – témoigne d’une double fonction des feuilletons turcs : 1) la validation des préoccupations et du mode de vie des classes populaires et 2) la satisfaction retirée du « spectacle secondaire ».
Plus précisément, certaines des personnes interviewées prennent du plaisir dans un premier temps en s’évadant dans un monde caractérisé par la valorisation de leurs préoccupations et la victoire de l’homme ordinaire. L’évasion à travers des textes contre-hégémoniques constitue, à la fois un acte contestataire et une remise en question (et/ou de négociation avec) des rapports de pouvoir en vigueur. Les sujets, en s’évadant du monde hégémonique, s’échappent momentanément du contrôle de ce monde et des normes imposées par celui-ci. Pourtant, le plaisir des personnes interrogées ne s’arrête pas là. À travers le visionnage des feuilletons turcs, les téléspectateurs peuvent également découvrir un milieu qu’ils ne peuvent pas connaître dans la vie réelle. Dans ce cas, à part le spectacle primaire véhiculé par le texte et qui constitue le premier aspect du plaisir pour les téléspectateurs (p. ex. histoire d’amour, vengeance, etc.) il existe également une deuxième forme de spectacle. Cette deuxième forme de spectacle constitue également une source majeure de plaisir. Des robes extravagantes, des bijoux raffinés mais également des villas luxueuses et des petits déjeuners hors du commun sont certains des éléments qui composent ce spectacle secondaire. Dans ce contexte, les téléspectateurs interrogés, ne contestent pas seulement le système dominant par l’évasion dans un monde qui accorde de la valeur aux sentiments et non pas à l’argent, mais ils satisfont en même temps leur soif de savoir. Par conséquent, la présence des riches dans les feuilletons turcs a une double fonction. Dans un premier temps, elle permet au public de savoir « comment vivent les riches » et de prendre de la satisfaction par le spectacle secondaire. Ensuite, la représentation souvent négative des personnages riches ainsi que leur punition à la fin pour les malheurs qu’ils ont causés aux protagonistes appartenant au peuple simple, sert à valider le monde des pauvres ainsi que les rassurer que le monde dans lequel ils vivent est un endroit juste.
Les feuilletons turcs offrent un spectacle secondaire mais également un monde utopique caractérisé par l’abolition des barrières traditionnelles entre les classes sociales. Alors que dans le monde réel les personnes issues des classes populaires n’ont que très peu d’opportunités de faire connaissance et d’échanger avec une personne riche, le monde des feuilletons turcs se caractérise par une mobilité sociale accrue. L’amour joue un rôle prépondérant au cours de ce processus en tant que véhicule facilitant la mobilité sociale. Dans ce sens, l’archétype de Cendrillon constitue un des traits majeurs de l’utopie proposée par les feuilletons turcs. Dans ce sens, ce n’est pas seulement le spectacle secondaire qui « fait rêver » les sujets sociaux mais également l’histoire d’un amour interdit qui dépasse les barrières sociales. Si le monde réel se caractérise par la séparation des classes sociales, la perpétuation des inégalités sociales et la mobilité sociale limitée, le schéma narratif de la Cendrillon bouleverse ce monde et offre une alternative où l’amour gagne presque toujours sur les inégalités sociales. L’amour défie les barrières entre les classes sociales et fonctionne comme une source de plaisir pour une grande partie des personnes interviewées.
À travers cet article, nous avons examiné comment les téléspectateurs grecs négocient à travers le visionnage des feuilletons télévisés turcs les rapports de pouvoir qui leur sont imposés par le système capitaliste. Une partie importante des personnes interviewées (21 individus) a proposé une lecture contestatrice de la représentation des classes sociales projetée par les feuilletons turcs.
Toutefois, sur ce point, nous devons souligner un élément important : toutes les lectures ne sont pas résistantes. Par contre, dans cet article nous désirons souligner la complexité de la résistance lors du processus de réception et la manière dont cette résistance se produit à travers la lecture de textes complexes tels que les feuilletons turcs. Pour ces raisons, nous avons choisi de nous focaliser sur la résistance des publics de ces feuilletons tout en sachant que la résistance ou la capacité de critique et de lecture subversive du récit des textes introduits par l’élite dominante, ne concerne pas la totalité des sujets interviewés.
Cette recherche empirique a révélé que la résistance des récepteurs de sens au système hégémonique n’est pas toujours opposée au texte médiatique. Il convient de remarquer que nous ne prétendons pas que cette contestation se traduit nécessairement par une action politique. Cependant, il nous semble important de souligner que la contestation des relations de pouvoir existantes par les téléspectateurs grecs des feuilletons turcs montre que, comme l’a souligné Michel Foucault, « Là où il y a du pouvoir, il y a de la résistance » (Foucault, 2010 [1976] : 125). En d’autres termes, les relations de pouvoir existantes sont constamment négociées. Les significations données par les personnes interrogées aux récits qu’elles consomment constituent une facette de leur activité de contestation, qui opère d’abord (et peut-être avant tout) à un niveau symbolique.
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[1] Yörük, Vatikiotis, 2013 ; Karlıdağ, Bulut, 2014 ; Constantinou, Tziarras, 2018 ; Algan, Kaptan, 2021.
[2] Les femmes représentent la quasi-totalité des personnes interviewées (on ne compte que 3 hommes). Cette sur-représentation des femmes est cohérente avec ce que la littérature nous apprend de la caractérisation « féminine » des feuilletons télévisés, qu’il s’agisse de choix de sujets, de type de narration ou de profil des publics (Ang, 1985 ; Geraghty, 1991 ; Brown, 1994 ; Hobson, 2003). La surreprésentation des femmes est également confirmée pour ce qui concerne les personnes qui ont répondu à notre questionnaire. Plus précisément, les femmes représentent 96% (1.824 individus) des sujets ayant répondu à notre questionnaire, les hommes représentant seulement 4% (76 individus). On pourrait donc présumer que l’échantillon des personnes interviewées correspond aux caractéristiques de la population parente qui fait l’objet de notre recherche.
[3] Athènes, Thessalonique, Chalcis, Komotiní.
[4] Lane, 1959 ; Kay, Jost, 2003 ; Jost et al., 2011.
[5] Lane, 1959 ; Lerner, 1977, 1980 ; Jost et al., 2001 ; Kay, Jost, 2003 ; Jost et al., 2011.
[6] Lane, 1959 ; Lerner, 1980 ; Jost et al., 2011.
[7] Lerner, 1977, 1980 ; Furnham, Gunter, 1984 ; Dion, Dion, 1987.
[8] D’ailleurs, l’auteur de chaque crime est connu dès la première scène de chaque épisode.
[9] Sur ce point, nous soulignons que nous ne considérons pas que ces représentations des rapports sociaux de classe soient universelles. Toutefois, il s’agit de représentations assez répandues notamment dans les fictions sérielles qui relèvent du mélodrame, comme c’est le cas des feuilletons turcs.
[10] 2015 – 2017.
[11] 2011 – 2013.
[12] 2017 – 2018.
[13] Assez souvent les feuilletons turcs représentent la corruption du système social en Turquie et les multiples façons dont les personnes aisées en profitent.
[14] Voir dans ce sens Eco, 1995.
[15] Fiske, 1987, 1989, 1998 ; Buckingham, 1987 ; Morley, 1992 ; Condit, 1994 ; Ang, 1996 ; Abercrombie, Longhurst, 1998 ; Schrøder, 2000 ; Livingstone, 2005 ; Harindranath, 2009 ; Butsch et Livingstone, 2013 ; Butsch, 2015.
[16] Référence au feuilleton homonyme diffusé entre 2016 et 2017.
[17] Personnage féminin central.
[18] Elle se réfère aux hommes riches qui ont participé au viol de la jeune femme.
[19] Traduction en français : la soif de savoir.
Larochelle Dimitra Laurence , « « J’aime bien que les riches souffrent aussi » : la résistance des publics de la culture populaire au prisme des classes sociales », dans revue ¿ Interrogations ?, N°37. Apports conceptuels et méthodologiques des entrecroisements entre pratiques artistiques et sciences humaines et sociales : accéder à l’autre, agir sur les territoires, décembre 2023 [en ligne], https://revue-interrogations.org/J-aime-bien-que-les-riches (Consulté le 21 novembre 2024).