Duchêne François, Gay Georges, Martinais Emmanuel, Morel Journel Christelle, Rocher Laurence
L’engouement pour l’intégration d’artistes dans les recherches en sciences sociales escamote la nécessité d’un questionnement sur la place de ceux-ci. On trouve, dans l’expérience d’une recherche-action portant sur les mutations d’une petite ville désindustrialisée entre Lyon et Saint-Étienne, matière à alimenter ce questionnement. Par-delà le postulat irénique d’une incrémentation spontanée des complémentarités, des interrogations sur les asymétries de statut tant économiques que fonctionnelles entre chercheurs et artistes doivent être soulevées. Le cadrage attendu par les premiers se dérobe dans l’ajustement incessant de la démarche par les seconds, nécessitant pour les artistes une acculturation qui se referme dans l’expérimentation solitaire. Cependant le bénéfice pour la recherche de la sollicitation de ces derniers pour pallier ou contourner les carences d’une restitution purement académique, excède la simple amélioration de la médiation par le dépassement des logiques attendues d’illustration et de représentation.
Mots clés : recherche urbaine, photographie, comédiens, chanteurs, Rive de Gier
Artistic production and urban research. Return on the making and the unthought of an action-research in Rive de Gier (42)
The craze for the integration of artists in social science research is overshadowing the need to question the place of artists. The experience of an action-research project on the changes in a small deindustrialized city between Lyon and Saint-Étienne (France) is a basis for this questioning. Beyond the irenic postulate of a spontaneous incrementation of complementarities, we raise issues about the asymmetries of status, both economic and functional, between researchers and artists. The framing expected by the Researchers is lost in the incessant adjustment of the Artists’ approach, requiring for the artists an acculturation that closes in on solitary experimentation. However, the benefit for research of the solicitation of artists to make up for or circumvent the shortcomings of a purely academic restitution exceeds the improvement of mediation, by going beyond the expected logic of illustration and representation.
Keywords : urban research, photography, actors, singers, Rive de Gier (France)
La collaboration entre créateurs et chercheurs en sciences sociales pour une meilleure compréhension du monde et de la société constitue une histoire ancienne et souvent féconde. Selon Serge Bouchardon, Clarisse Bardiot et Hélène Caubel (2015), les premières intégrations d’artistes dans des laboratoires de recherche, publics et privés, remontent aux années 1960, avec le bénéfice de produire de l’innovation technique et sociale. D’autres auteurs montrent que ces collaborations favorisent la diffusion et la transmission au public de notions complexes ou de processus de transformation (Clavel, 2012). L’image, photographiée ou filmée, tient traditionnellement une place conséquente dans ce type de collaborations, pratiquées de longue date par anthropologues comme géographes (par exemple Rouch, Wanono, Dieterien, 1987 ; Corsi, Buire, 2019). Pour autant, ces démarches conjointes peuvent aussi être sources de tensions, parce qu’elles posent souvent la question de l’ouverture des frontières disciplinaires au-delà du monde académique et de ses contraintes administratives, financières, voire parfois méthodologiques ou restitutives. Elles nécessitent donc l’acceptation d’un partage et d’une acculturation réciproque en termes de méthodes, de postures, de finalités et de productions (Maresca, Meyer, 2013).
Ces collaborations chercheurs-artistes sont de plus en plus nombreuses et semblent, pour la plupart, convaincre des publics élargis. Pour autant, cette nouvelle offre de recherche ne peut faire l’économie de l’analyse de ses logiques de production, c’est-à-dire des modalités et processus de construction des relations entre chercheurs et artistes, de problématisation de la collaboration et de réflexivité sur la démarche de travail. La vision souvent enchantée de recherches conduites avec des artistes résiste-t-elle à l’examen de ces processus auxquels s’ajoutent les conditions matérielles de la collaboration : l’infrastructure administrative et financière, les délais ou encore la mesure du (temps de) travail ? Autrement dit, comment déconstruire la magie des rencontres chercheurs-artistes pour soulever la question des conditions d’une collaboration juste entre eux ? Dans la fabrique elle-même de la recherche, quels outils et protocoles peuvent être mobilisés pour faire ensemble tout en restant chacun dans ses repères disciplinaires ? Enfin, comment mettre en spectacle les premiers résultats d’une recherche urbaine, de manière à provoquer des réactions fécondes pour pouvoir la poursuivre et l’approfondir ?
Nous proposons ici d’interroger, de manière rétrospective, la fabrique, les productions et les effets d’une recherche-action menée pendant un peu plus d’un an par une équipe mixte de cinq chercheurs en géographie sociale et six artistes : un photographe, deux auteurs-compositeurs-interprètes et trois comédiens [1]. Cette recherche, consacrée à la compréhension des dynamiques de transition d’une petite ville en voie de désindustrialisation entre Lyon et Saint-Étienne, est basée sur une enquête de type ethnographique, concrétisée par une présence régulière de l’équipe sur le terrain et mise en œuvre par la combinaison d’observations, d’entretiens informels et formels et de recueil documentaire, émaillée de productions artistiques variées (textes de chansons, expositions de photographies et scènes de théâtre d’improvisation). L’enquête a été ponctuée de restitutions auprès des acteurs locaux associant des productions artistiques et des analyses des chercheurs.
Pour opérer un retour critique sur cette démarche scientifico-artistique, les chercheurs de l’équipe ont réalisé des entretiens longs avec chacun des artistes en février 2020, après leur intervention dans la recherche et alors que la contribution écrite des chercheurs n’était pas encore produite (Morel Journel et al., 2022). Il s’agit ici de rendre compte essentiellement du point de vue des artistes sur cette expérience en recueillant leurs témoignages rétrospectifs. L’analyse et l’écriture sont prises en charge par les cinq chercheurs [2]. Nous [3] reviendrons dans un premier temps sur la façon dont nous avons répondu à une commande, en générant de fait des asymétries dans le processus de travail. Nous nous intéresserons ensuite plus particulièrement aux protocoles, tant scientifiques qu’artistiques, mis en place dans la fabrique de la recherche. Nous verrons enfin comment les productions artistiques réalisées ont permis de mettre en spectacle la recherche encore en cours.
En juin 2018, la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (POPSU), dépendant du Plan urbanisme construction architecture (PUCA) des ministères français de la Transition écologique et solidaire et de la Cohésion des territoires, lance un appel à projet de recherche-action intitulé Révéler les territoires à travers l’étude de cas. Après une focalisation sur la compréhension des phénomènes métropolitains, le PUCA cherche à produire des connaissances sur ces petites villes « dont on ne parle pas » (Authier, Bidou-Zachariasen, 2017), comptant de 3 000 à 20 000 habitants, et à éclairer des phénomènes de mutation (dévitalisation des centres-villes, évolution des modes de vie, périurbanisation, effets des dérèglements climatiques, etc.).
Les conditions de réponse énoncées par cet appel d’offre sont assez spécifiques. Les études de cas doivent être coproduites en lien contractualisé avec les communes et leurs élus. Les phases de la recherche-action sont fortement balisées, avec une enquête préalable menée par l’équipe de recherche, un séminaire de co-construction de l’étude de cas et un temps final de production écrite. Plusieurs éléments caractérisent ce programme : il s’agit d’une recherche-action devant associer les élus locaux dans la perspective affichée d’éclairer l’action publique, dans un calendrier tendu par la fin d’un mandat électoral [4]. Dans ce contexte, la phase active de la recherche-action (enquête et séminaire) est programmée sur une seule année. Enfin, il est attendu par les financeurs « une restitution dont le format est souhaité dynamique et pédagogique […] établi dans une perspective d’action publique » (PUCA, 2018 : 6).
Les auteurs de cet article ont en commun de travailler sur des problématiques sociales et environnementales, avec un goût partagé pour l’ethnographie, une réflexion fondée sur les processus socio-économiques et sur leur inscription dans les matérialités urbaines. Ils consacrent principalement leurs recherches à des territoires industriels en mutation. À ce titre, ils participent au même atelier de leur UMR-CNRS de rattachement et ont constitué depuis 2016 un terrain commun d’études à Rive de Gier (42). Cette ville située entre les métropoles de Lyon et Saint-Étienne compte aujourd’hui 15 000 habitants. Élus et services, en lien avec différents partenaires institutionnels, travaillent à une transition entre un passé industriel révolu et un avenir qui se dessine autour d’un projet urbain de moyen terme visant, dans le centre-ville, la découverture de la rivière et la requalification de l’habitat, du commerce et des espaces publics. La réponse à cet appel d’offre de recherche est motivée par l’enjeu principal de consolider le travail déjà engagé par l’équipe, en interrogeant la capacité des actions locales de transition urbaine ripagériennes, certaines non-coordonnées et/ou incertaines, à s’inscrire dans la durée et à faire sens pour le public destinataire.
L’un des objectifs de notre proposition consiste dès lors à solliciter différents publics locaux (conseils citoyens, commerçants, associations locales, élèves, etc.) afin de les amener à contribuer collectivement à l’élaboration de « scénarios de transition ». Pour ce faire, l’ajout d’une approche sensible à un diagnostic scientifique, fondé sur plusieurs expériences antérieures de travail commun avec des photographes (par exemple Desaleux et al., 2011), apparaît pertinente et nous conduit à associer à l’équipe de chercheurs déjà constituée plusieurs artistes, y compris pour favoriser l’implication et la mobilisation des habitants (Lolive, 2013). La justification de cette association chercheurs-artistes repose ainsi sur une double volonté, esthétique et mobilisatrice : « La question de l’esthétique […] nous semble particulièrement pertinente dans une vallée du Gier longuement stigmatisée pour ses paysages industriels puis désindustrialisés. [La contribution des artistes] permettra également de mettre l’ensemble des acteurs sur un plan d’égalité dans des relations chercheurs-praticiens-habitants bien souvent asymétriques » (Morel Journel et al., 2018).
L’équipe de chercheurs envisage donc d’associer, non pas à la réponse à l’appel d’offre mais à la recherche si celle-ci est retenue, plusieurs modalités d’expressions artistiques.
Si les chercheurs sont déjà en partie sensibilisés à l’intérêt d’un apport artistique dans une recherche, les artistes de leur côté, par leurs formations et environnements respectifs, sont aussi familiarisés avec des approches et méthodes en sciences sociales. Cela nourrit l’enthousiasme initial et le travail commun en est facilité. Léa, comédienne qui a une formation en science politique, y voit une façon « d’inventer d’autres manières d’interroger un territoire, d’y faire travailler les gens de manière plus horizontale ». Laetitia, autrice-compositrice-interprète, trouve le projet « étonnant, ambitieux, intéressant ». « Ça donnait envie, dit-elle, parce que c’était comme une aventure ». Guillaume, auteur-compositeur-interprète qui a une formation d’historien, reconnaît que leur chanson sur le Gier « était une chanson de géographe », qui dialogue plutôt bien avec le projet de recherche proposé. Enfin, Éric, photographe, qui avait « beaucoup trainé plus jeune avec des étudiants en sciences sociales », était lui aussi en confiance pour travailler avec des chercheurs sur sa ville natale et sur son devenir.
Pour autant, la posture adoptée pour la composition globale de l’équipe porte involontairement en germe la possibilité de rapports asymétriques. En effet, les artistes ne sont pas co-auteurs, et donc pas co-traitants, de la réponse à l’appel d’offre, mais deviennent de fait prestataires de l’équipe de chercheurs. Une commande individualisée leur est ainsi passée par les chercheurs pour assurer leur contribution au projet contre rétribution sur le budget de la recherche.
En termes financiers, le budget est géré par les pilotes de la recherche, les chercheurs, qui décident d’un montant des prestations en fonction d’un équilibre prévisionnel global à tenir. Or le budget de la recherche, de 30 000 €, et sa ventilation présentée aux financeurs [6], n’ont pas été travaillés en concertation amont avec les artistes, dont le modèle économique d’intervention n’a du coup pas été pensé ni pris en compte. Par exemple, le travail espéré de la compagnie théâtrale contre la somme allouée de 3 000 € comprenait des temps de réunions, d’observation et d’intervention. Or pour Léa, d’Amadeus Rocket, « par rapport aux tarifs de la compagnie, on était seulement sur les temps de restitution. 2 fois 3 comédiens sur une demi-journée, ça correspondait à peu près à nos prix habituels, souvent c’est 1.500 € la demi-journée ». Autrement dit, la somme allouée à la compagnie ne correspondait qu’aux seuls temps d’intervention, le reste se faisant sur des temps bénévoles : « ça m’a posé la question de comment faire accepter [à la compagnie] un travail au plus long cours que les formats habituels, dit Léa. La manière que j’ai eu d’y répondre, ça a été de dire que moi, dans tous les cas, je pourrai suivre la recherche […]. Et, tant pis si Alex et Florent ne viennent que sur les temps forts ».
Pour les musiciens, la somme prévue dans le budget était de 1.500 €. L’inexpérience des chercheurs avec la création chantée, d’une part, et, d’autre part, le statut amateur de ces auteurs-compositeurs-interprètes, a induit de part et d’autre une méconnaissance marchande du coût d’une telle prestation : « Il n’y avait pas un nombre de chansons demandé, l’idée était de faire ce qu’on pouvait, c’était l’esprit. Nous, on ne savait pas du tout ce que ça allait donner » dit Guillaume. « Notre vision de la rémunération a évolué. Au début, comme on est amateurs, j’étais contente qu’on soit payés. C’était 1.500 €, on n’avait jamais eu autant d’argent, on n’avait jamais été payés pour nos prestations. […] Mais finalement, pour le temps qu’on y a passé, ce n’est pas très cher payé ! » dit Laetitia.
Enfin, pour le photographe, le montant de la prestation avait été estimée à 6 000 €, pour une double commande photographique : documenter la recherche en train de se faire et amener un regard artistique dans son contenu. Ici, Éric estime que la somme allouée correspondait grosso-modo à la prestation demandée.
Ensuite, dans une recherche en sciences sociales, si la méthodologie est balisée en amont, les aléas et les surprises provenant de l’enquête de terrain sont multiples, déjouant parfois les modalités de travail initialement envisagées. Dans le cas présent, le statut stable des chercheurs de l’équipe leur garantit la possibilité de s’adapter bon an mal an aux contingences financières. Or le modèle économique de la commande faite aux artistes sous la forme d’une prestation induit aussi implicitement un modèle plus figé de leur intervention, qui ne laisse que peu de place à une adaptation aux aléas du terrain investigué. Florian, de la compagnie Amadeus Rocket, explique par exemple que son statut d’intermittent l’oblige à être en permanence aux aguets de propositions de prestations, de « prendre le travail quand il est là » lui permettant de « faire ses jours [7] » tout en « gagnant sa vie ». Ainsi il lui est difficile de s’engager sur des projets longs et non intégralement rémunérés. Léa pose quant à elle la question de la rémunération, non plus de la prestation en elle-même, mais du temps de recherche qui lui est associé pour l’ajuster au terrain.
Cette question a permis toutefois d’interroger de façon féconde le modèle d’intervention ordinaire des artistes. Léa, par exemple, juge l’intervention intéressante car elle pressent qu’elle pourrait modifier à terme le mode de travail de sa compagnie : « Amadeus Rocket, ce sont aussi des comédiens qui se disent de plus en plus : on a des compétences sensibles, on sait mettre en espace des questions sociales, on sait incarner des émotions sur scène, on peut être porte-voix. Et avec du coup une approche plus ouverte que ce qu’on peut faire sur scène avec l’outil théâtral. Pour moi, la proposition était intéressante parce qu’elle allait chercher la compagnie sur une manière un peu plus ouverte de travailler, avec moins de dispositifs clé en main ».
Éric, le photographe, exprime une idée semblable dans la mesure où son travail habituel, celui de photographe-commerçant, ne lui laisse qu’une place limitée de création, contrairement au projet Popsu pour lequel il est libre d’inventer des dispositifs de recherche photographique. Guillaume et Laetitia, les auteurs-compositeurs-interprètes, anticipent quant à eux une opportunité d’installer davantage leur groupe dans un statut pérenne – la rémunération les a poussés par exemple à créer une association pour la percevoir – et oser davantage l’improvisation dans la phase créative de leur travail.
Enfin, tous soulignent la confiance et la liberté dont ils disposaient du fait de travailler dans le cadre d’un dispositif de recherche et avec cette équipe de chercheurs. « On est dans de la recherche et ça donne une liberté de parole aussi, on n’est pas en train de faire la synthèse de ce qu’il faut retenir d’une intervention », dit Léa.
La volonté partagée de mener une recherche ensemble, chercheurs et artistes, en comptant sur la fécondité du croisement des regards et des pratiques, ne suffit pas toujours à effacer les différences structurelles, en particulier de statuts et de rémunérations. À propos d’un travail cartographique mené avec des demandeurs d’asile, la chercheuse Sarah Mekdjian et la réalisatrice indépendante Marie Moreau constatent que « les impensés ont mis en évidence et creusé les asymétries des statuts juridiques et administratifs représentés, alors même que nous poursuivions l’ambition de les déstabiliser » (Mekdjian, Moreau, 2018 : 3). Dans notre cas, la courte durée du contrat Popsu, la cooptation des membres de l’équipe, les ponts disciplinaires en partie préétablis et l’enthousiasme partagé à mener ce travail de recherche ensemble, à défaut de les gommer, ont permis de contenir les effets des asymétries structurelles, pourtant bien réelles, entre chercheurs et artistes.
Une fois la compréhension commune du projet établie au travers des interconnaissances, même superficielles, des différentes disciplines représentées dans l’équipe, il restait toutefois une inquiétude concernant les outils méthodologiques à mobiliser, la façon concrète de conduire le travail et les résultats que la recherche pouvait produire.
Lors des entretiens, certains artistes ont fait part de leurs préjugés méthodologiques concernant les protocoles et pratiques scientifiques.
Par exemple, Florian, l’un des acteurs, envisageait les chercheurs comme des scientifiques aux méthodes rigides et clairement préétablies : « Je pensais que vous partiez là-dedans avec un cadre très défini, une méthode, que vous saviez ce que vous alliez faire et tout. Et j’ai eu du mal à comprendre, en fait, que vous avanciez au fur et à mesure ». Éric, le photographe, s’interrogeait quant à lui sur la possibilité de dépasser une simple addition : « Un truc me troublait : je ne voyais pas comment pouvait se juxtaposer un travail artistique avec une recherche, comment les matières pouvaient faire surgir d’autres interrogations, d’autres raisonnements sur un même sujet ». Guillaume, l’auteur-compositeur-interprète, avait une idée théorique de ce qu’est la recherche en sciences sociales de par ses études, mais pour autant : « je n’avais pas vraiment idée des pratiques, à part les entretiens que je connaissais un peu » dit-il. C’est donc au fil du temps et de l’usage d’un appareillage commun que les doutes ou préjugés se sont progressivement dénoués. Deux principaux outils collectifs ont été utilisés pour effectuer ce rapprochement.
Tout d’abord, l’équipe a rapidement convenu, pour s’ancrer dans les lieux, d’une résidence hebdomadaire sur place, ouverte à qui voulait venir. Le jour choisi, le vendredi, ne l’a pas été au hasard : c’est à Rive de Gier l’un des jours de marché qui transforme durant la matinée tout le centre-ville. Ensuite, le lieu de résidence qui s’est rapidement imposé est en plus d’une salle de la mairie, qui nous était réservée, l’un des cafés populaires du centre-ville qui accueille une population d’habitués de tous âges et de toutes origines. Ce bistrot a été un lieu fécond d’immersion dans la ville populaire et de construction d’une expérience sociale commune pour les membres de l’équipe.
Comme évoqué précédemment, ce temps de résidence hebdomadaire n’entrait pas formellement dans la commande passée aux artistes et n’était pas couvert financièrement pour eux. Malgré cela, beaucoup l’ont adopté comme une ressource permettant une meilleure compréhension de la recherche en train de se faire. « La régularité, ça aide à avoir le projet dans un coin de la tête. Et les mails qui annonçaient le vendredi, ça le rappelle aussi. Et puis après, il y a eu aussi l’inquiétude du temps que ça prenait », dit Guillaume, l’auteur-compositeur-interprète. « Il y avait aussi ce truc de discussions, ces réunions de résidence qui faisaient sortir des axes de visibilité pour la ville. Cet échange qu’il y a eu avec vous tous, ces partages dans les réunions, ça a influé sur les idées », dit Éric, le photographe. « J’ai trouvé que c’était efficace, notamment dans ce rapport à la disponibilité. Ça a donné l’impression qu’il y avait plein de choses possibles », dit Léa, la comédienne. Ces résidences du vendredi étaient notamment consacrées aux entretiens auxquels venait qui le souhaitait : « Pour les artistes, participer à un entretien sans se dire qu’on a la responsabilité de l’animer, ça crée une vraie acculturation à la recherche et à la façon dont bossent les chercheurs. […] Ce n’est pas juste une transmission à froid que vous nous faites » dit Léa, la comédienne.
Dans son approche immersive du terrain, l’équipe de chercheurs s’est également investie dans l’organisation de balades urbaines. Le principe consistait à les co-construire autant que possible avec des groupes d’habitants, sur des thématiques repérées au fil de nos rencontres, afin de tenter de saisir cette ville par les yeux de ceux qui y vivent (Cuny et al., 2022). Ainsi plusieurs balades ont pu être réalisées, avec différents groupes ou personnages locaux sur différents thèmes, comme par exemple des femmes de l’association Les bricoleuses de mots, qui avaient organisé un parcours sur la thématique des commerces – en partie dévitalisés aujourd’hui – à partir de textes produits lors d’un de leurs ateliers d’écriture et lus aux différentes étapes. D’autres balades ont été organisées avec d’autres groupes d’habitants, par exemple sur un quartier promis à la démolition ou sur les problématiques de déchets et de leur traitement. « Nous, on fait généralement des chansons assez intimistes. On fait aussi un peu des chansons sur l’environnement, et c’était un territoire à explorer. Cette idée de se laisser inspirer par les gens, par les choses, ça rentrait bien dans le processus créatif qui est le nôtre » dit Guillaume, l’auteur-compositeur-interprète.
Ces temps partagés artistes-chercheurs, lors des entretiens formels et informels, des balades urbaines ou encore des rencontres d’associations, ont permis d’enclencher des mécanismes réflexifs communs. Ils ont probablement bousculé aussi des représentations préétablies. Éric, le photographe, qui dans sa jeunesse a beaucoup arpenté les friches industrielles de sa ville, raconte ce moment clé de la recherche pour lui : « J’ai été un peu sur le cul quand j’ai compris que s’appuyer sur l’héritage industriel de Rive de Gier, ça n’avait pas bien d’intérêt ni de fond. […] J’avais quitté Rive de Gier avec cet espoir que ça devienne un jour comme la Ruhr. Qu’il y ait un héritage qui ne soit pas complètement dynamité. Mais là, du coup, je voyais que pour vous, les chercheurs, c’était comme un truc qui ne construisait rien dans les discussions avec les gens. Qui ne construisait rien pour une majorité de la population ripagérienne ».
Les données recueillies (retranscriptions de la cinquantaine d’entretiens réalisés, comptes rendus de balades et de rencontres, photographies, etc.) ont été rassemblées dans un dossier partagé, commun à l’équipe, à la fois résultat et source pour les protocoles de chacun.
À l’ombre de ces approches collectives, issues pour une grande part de méthodologies qualitatives propres aux sciences sociales, chaque artiste a travaillé dans sa propre discipline, selon des protocoles distincts. Entrons ici au cœur de la fabrique des œuvres réalisées, afin de comprendre les méthodologies utilisées par les artistes du groupe.
Éric, le photographe, est probablement celui d’entre eux qui a les protocoles les plus construits en amont. On peut, avec Danielle Méaux (2013 : 9), définir le protocole photographique comme désignant « ce qui se trouve posé en amont du ’faire’ – que ce ’faire’ concerne la réalisation des images ou leur interprétation. Ainsi le protocole est constitué des règles précises qui régissent et déterminent l’exercice de la prise de vue ». Autrement dit, « un protocole, c’est du langage, mais ce n’est pas que du langage ; c’est un processus mais non naturel, codé au contraire de A à Z » (Guérin, 2013 : 21). Le photographe de l’équipe raconte avoir mis en œuvre trois protocoles lors de cette recherche.
Le premier consiste à mêler images d’archives et photographies actuelles, afin de rendre compte de la profondeur historique des espaces, des paysages, des modes de vie et de leurs transformations. « Quand j’envisage un sujet, dit Éric, je construis les images avant d’aller les photographier en laissant la place, dans cet espace-là, de me faire surprendre. C’est maîtrisé, quoi. […] J’aime bien mêler à la réflexion des images qui font se croiser différentes temporalités d’un même espace. Je vais souvent vers des cartes postales ou des documents d’archive, des photos anciennes. Et après, il y a un temps d’accumulation et un temps de décantation ». Ce protocole a engendré, nous le verrons, l’idée de visualiser des projections futures pour la ville.
L’accumulation constitue une autre piste méthodologique ayant inspiré Éric. En effet, il est intéressé par le fait « d’utiliser des séries qui vont montrer sous un même angle les mêmes choses plusieurs fois, pour accumuler autour d’une thématique, et faire par cette accumulation une démonstration ». Le fait marquant pour lui, en retrouvant sa ville quittée depuis quelques années, était son engorgement par les voitures, en particulier dans les rues suivant la vallée. Il explique donc avoir mis en place un protocole répété pour rendre compte de ce phénomène : « Je me trimballais avec un escabeau, un marchepied de trois marches, je me mettais au milieu de la rue pour photographier les façades de maisons toujours à la même distance du trottoir, pour avoir un processus qui construisait cette série d’images sur la longueur de la ville et, après, sur ses différentes strates. J’ai fait ça plusieurs jours. […] En me rendant compte que la circulation était beaucoup plus dense qu’avant, ça m’a donné envie de photographier différents points que je pouvais définir comme congestionnés. Me mettre avec mon trépied un peu planqué et photographier des gens à leur insu dans leur voiture pendant l’arrêt. Pas forcément pour avoir des visages de gens tristes et énervés par la circulation, mais pour avoir une accumulation simple ».
Ses parcours photographiques sont aussi l’occasion de rencontres. Celle avec un cycliste âgé a inspiré Éric pour la réalisation d’un troisième protocole mis en œuvre lors d’un atelier photographique avec des enfants de la Maison des jeunes et de la culture (MJC) de la ville, portant sur les modes de déplacement du futur dans Rive de Gier. « C’était un peu comme les cartes postales, de réactualiser ou de propulser l’imaginaire un peu plus loin. Et du coup, de travailler avec les gamins, de faire des mises en scènes d’eux dans les rues [précédemment photographiées] ».
Laetitia et Guillaume, les auteurs-compositeurs-interprètes, n’avaient jamais jusque-là reçu de commande pour écrire leurs chansons, ni de thème imposé pour le faire. Leur répertoire est constitué de chansons plutôt intimistes, très écrites. La nouveauté pour eux était de devoir composer dans un temps limité et en lien avec la ville de Rive de Gier, en inventant de toute pièce un protocole pour produire. « On s’est ’plaqué’ sur la méthodologie des chercheurs, sur le matériau qu’offrait les chercheurs : il y a les notes prises et diffusées, les entretiens enregistrés et retranscrits. Mais c’est vite énorme », dit Guillaume. La méthode mise au point par le groupe musical a consisté à s’isoler une semaine et à se plonger dans le matériau récolté : « On a écouté ensemble, on s’est immergé, on avait des pistes, on a essayé de composer des musiques, des morceaux. Écouter ensemble, lire ensemble. Écouter et lire se mélangent » dit encore Guillaume, alternant les enregistrements des entretiens et leurs retranscriptions. « Les voix, moi, j’écoutais les voix » dit Laetitia. « On a fait les deux maires, par exemple » ajoute Guillaume pour expliquer l’écoute successive des entretiens faits avec l’un puis l’autre maire de la ville [8]. « On buvait des bières et on écoutait les maires, sans en avoir marre au bout de trois heures [rires]. On chope ainsi des arguments, plus on lit et plus on les voit se répondre à travers les interviews ».
Progressivement, le processus de création se met en place pendant cette retraite. Laetitia explique par exemple : « Moi j’avais mon côté un peu obsessionnel et lui il rêvait. Mais en tout cas, ça nous a fait de bons points de départ ». Les paroles et la musique sont travaillées en parallèle. « On cherchait vraiment les formules, dans les entretiens. C’est comme ’Et au milieu coule une rivière’, on peut cerner un refrain, un motif. Parce que ce sont des refrains qui reviennent parmi toutes les remarques des gens aussi », dit Guillaume. Il ajoute : « En parallèle on faisait des motifs musicaux. On essayait de passer des heures sur des motifs. […] On cherchait plein de trucs à la guitare. On avait d’abord l’idée de paroles, parce qu’on partait vraiment des paroles. En même temps, on a eu un moment de délire musical. On a essayé plein de choses. Et souvent, il y a des lignes, des rythmes, qui amènent un motif qui peut être tout à fait … qui a tellement son rythme que ça évoque des paroles ».
Ce séjour d’immersion a permis de produire plusieurs chansons abouties.
Les comédiens, quant à eux, mettent en œuvre des protocoles de création plus souples, de par la caractéristique même de l’improvisation. « Il n’y a pas eu de répétition, l’impro c’est vraiment de l’impro, par principe, il faut garder cette fraicheur. Par contre, on sait qu’on a une matière précise » explique Florian. Les temps collectifs avec l’ensemble de l’équipe sont des moments d’inspiration : « J’ai fait la balade avec les Bricoleuses de mots, dit Léa. Ça m’a apporté des choses. Quand je fais une balade et que je sais que vais en faire quelque chose à travers un spectacle, j’ai plein d’idées qui me viennent. J’adore ».
Avant de se produire, les comédiens se réunissent et échangent : « On a besoin d’un moment entre nous pour savoir comment on va jouer, de définir nos temps d’intervention, comment on les organise, et dedans, de quoi on va parler. Quel est le sujet de chaque improvisation. On évoque des sujets, et on se dit : oui, celui-là, il est important, il faut qu’on en parle. Puis on se demande comment on en parle. C’est-à-dire trouver la forme artistique pour en parler », explique Florian.
Certaines compagnies d’improvisation ont des formats préfabriqués, prédéterminés, comme par exemple différents points de vue sur une même question, un personnage principal et des personnages secondaires. Mais, explique Léa, « je trouve qu’à Popsu, on a bien fonctionné, parce qu’on avait tous les trois des visions ou des choses qui nous inspiraient assez, on n’a pas été trop chercher des formats préétablis ».
Ainsi, les appréhensions méthodologiques ont pu être dépassées par la mise en œuvre de temps collectifs d’immersion, sous la forme des résidences hebdomadaires et des balades urbaines. Ces temps ont permis de collecter un matériau mis en commun et à disposition pour réfléchir et pour créer. Partant de là, chacun des artistes est revenu sur sa propre discipline, forgeant ses créations avec ses propres outils et protocoles. Les chercheurs ont utilisé ces mêmes matériaux pour écrire, mais plus tardivement, dans un temps décalé (Morel Journel et al., 2022).
Le calendrier imposé par le commanditaire prévoyait différents temps de restitutions dans l’année même de la recherche. Nous avons fait le choix d’organiser ces séminaires en les ouvrant au public et en mettant avant tout en valeur les productions artistiques, autour de temps festifs organisés dans la MJC de la ville. Ce choix de mettre en retrait le travail académique a pu être parfois incompris [9]. Mais, d’une part certaines œuvres artistiques étaient déjà abouties là où les écrits des chercheurs ne l’étaient pas. D’autre part, la restitution artistique a permis de lancer des ballons d’essai pour tester auprès du public, des élus locaux, des décideurs, des hypothèses de travail discutées auparavant en équipe. Enfin, nous avons fait le pari de la participation du public lors de ces restitutions, proposant ainsi une démarche tentant de se démarquer d’un entre-soi chercheurs-élus locaux, qui plus est dans une période pré-électorale très disputée.
Nous proposons d’analyser trois productions artistiques à l’aune des premiers résultats issus de la fabrique commune de la recherche. L’une relève de la science politique mise en scène de façon humoristique, l’autre rend compte de la complexité des opérations de démolition urbaine, la troisième autorise à visualiser différents scénarios d’avenir pour la commune.
L’un des axes questionnés dans les entretiens tournait autour de la capacité d’action d’une commune de 15 000 habitants prise géographiquement, économiquement et politiquement entre deux métropoles, Lyon et Saint-Étienne, respectivement de 1,3 millions et de 400 000 habitants. Les premiers résultats montraient que cette question revenait de façon récurrente dans les propos de nos interlocuteurs ripagériens, lorsqu’ils parlaient, par exemple, du peuplement de leur ville, des politiques de mobilité ou du départ progressif des services publics. La compagnie Amadeus Rocket s’est emparée de ce sujet pour l’une de ses interventions. « Le fait que Rive de Gier se trouve entre deux métropoles, c’était un sujet à mettre en exergue. Mais comment on en parle théâtralement ? Il faut trouver un moyen détourné pour transposer ça dans une autre situation », dit Florian. « J’ai souvenir que quelques jours avant la restitution, on s’était vus et on reparlait de Rive de Gier. C’est toi, Florian, qui m’avait dit : Rive de Gier, j’ai vraiment l’impression que c’est ’le pote largué’. Tu avais déjà cette vision », dit Léa. « Oui. Et pour parler de ça, on a trouvé cette situation des trois amis, avec deux [Lyon et Saint-Étienne] qui sont extrêmement présents, qui ont une certaine aura et un troisième [Rive de Gier] qui est là entre les deux, et qui est un peu au service des deux » ajoute Florian.
Nous ne disposons (malheureusement) que d’un enregistrement audio, et non vidéo, pour rendre compte de cette improvisation :
Florian indique que c’est sur cette improvisation, pourtant très courte (2’49’’), que les comédiens ont eu le plus de retour de la part des publics présents : « Je me demande pourquoi ça a touché plus qu’une autre : Est-ce le jeu théâtral ? Ou est-ce parce que l’idée était vraiment pertinente ? J’ai l’impression qu’ils se sont dit : mais oui, Rive de Gier est un ’pote’ en servitude presque volontaire des deux autres », ajoute-t-il. Pour l’équipe de recherche, le succès de cette improvisation a confirmé la nécessité d’approfondir la question de cette double influence métropolitaine, ce qui s’est traduit par un travail de collecte et d’analyse des projets de développement territorial produits par différents commanditaires sur cette ville.
Un autre point récurrent repéré lors du diagnostic touche aux interrogations sur le projet de rénovation urbaine du centre-ville. Ce dernier consiste pour l’essentiel à améliorer l’offre de logements dans les secteurs anciens dégradés par des opérations combinées de réhabilitation, de valorisation de patrimoines industriels réaffectés, de requalification d’espaces publics et de démolition-reconstruction. Ici comme dans la plupart des opérations de renouvellement urbain, il s’agit d’un projet à dominante urbanistique, visant la transformation du cadre bâti pour l’adapter à des populations de classes moyennes ou aisées que les stratégies d’attractivité recherchent généralement aux dépens des populations existantes (Kirszbaum, 2010). Lors de l’enquête, la question des démolitions faisait débat parmi nos différents interlocuteurs. Guillaume, du groupe Berthe et le barbu, avait participé avec nous à la rencontre de membres du Conseil citoyen dans un centre social de la ville. Plusieurs habitants d’une colline visée par les démolitions étaient présents et nous avaient conviés ensuite à une balade spontanée dans ce tissu urbain composite. Une habitante d’origine maghrébine avait raconté son parcours résidentiel : elle avait habité avec son mari dans un logement HLM de la région lyonnaise avant d’acquérir un appartement de la colline que le couple a ensuite soigneusement modernisé par de nombreux travaux. L’idée d’une démolition de son immeuble lui était proprement insupportable et la rendait malade. « La chanson Tabula rasa est vraiment issue d’abord de cette rencontre-là, de ce témoignage et de cette balade ensuite sur cette colline » dit Guillaume. La chanson met en scène les différents points de vue entendus sur les démolitions, ceux des acteurs institutionnels – les uns favorables les autres non – comme ceux des habitants concernés. « Le fait qu’on soit à deux, on a deux voix pour faire parler des voix différentes, toutes les voix qu’on a entendues », dit Laetitia. « On fait déjà beaucoup de chansons à dialogue, ça nous va bien, mais sur des choses intimistes. Là, c’était sur des enjeux publics », ajoute Guillaume.
« On avait plusieurs sons de cloches. On est allé chercher plein de phrases dans les différents entretiens qui nous parlaient. On cherchait tous les points de vue », dit Guillaume. « Pour la musique, on a cherché et on a fait un peu reggae », ajoute Laetitia. Le groupe Berthe et le barbu a produit plusieurs autres chansons originales, mais celle-ci reste dans leur répertoire comme le témoignage de problématiques urbaines de démolitions dépassant le seul cas ripagérien. L’équipe de recherche a pu utiliser cette chanson en particulier lors d’une séance de travail avec élus et acteurs institutionnels au cours de laquelle Berthe et le barbu se produisaient, pour réfléchir collectivement sur les intentions réelles et supposées de ces démolitions, et poser ainsi la question du devenir des populations directement concernées.
Enfin, l’une des promesses de la recherche consistait à coproduire différents scénarios réalistes d’avenir pour la commune, en partant d’éléments déjà existant en germe et qui ont été chacun poussés et développés lors d’ateliers avec des habitants de la ville. Quatre scénarios ont ainsi émergé pour Rive de Gier : ville auxiliaire de ses deux métropoles voisines, ville entrepreneuriale et néo-industrielle, ville écocitoyenne et enfin ville populaire et solidaire. Éric, le photographe, a été particulièrement intéressé par cette projection à long terme de sa ville d’enfance. « Scénarios, ça évoquait le futur, et du coup ça évoquait pour moi les cartes postales du futur », dit-il en évoquant son travail sur les archives photographiques. Il a ainsi produit plusieurs « cartes postales du futur » préfigurant les quatre scénarios évoqués.
Ces photographies ont été éditées sous la forme d’une série de cartes postales, au dos desquelles le public des différentes restitutions était invité à écrire ce que ces images évoquaient pour l’avenir de sa ville. La forme d’humour caricatural qu’elles contiennent a aidé à dédramatiser des scénarios parfois sombres. Ces productions ont ensuite été largement mobilisées dans les échanges avec les habitants et acteurs locaux pour les faire parler des futurs possibles de la ville et nourrir ainsi notre analyse sur la façon dont les évolutions en cours font sens ou pas pour la population locale.
Dans leurs différentes créations, les artistes du groupe se sont saisis d’éléments partagés lors de la phase de diagnostic ou lors des discussions collectives faisant le point sur l’avancée de la recherche et sur les premières pistes d’analyse. Chacun a ainsi trouvé les moyens de révéler et médiatiser les aspects saillants de la recherche en train de se faire de manière subjective, émotionnelle, sensible, drôle, qui souvent faisait mouche. « Je n’ai pas l’impression en tant qu’artiste d’avoir produit des connaissances. Mais j’ai l’impression d’avoir rebondi sur des choses que la recherche Popsu avait mises en avant, et qu’il y a des choses qui ont été transmises au public. Sur le fait de dire qu’il n’y a pas que du négatif. […] Cette recherche permet de montrer qu’il y a de vrais parcours positifs à Rive de Gier, qu’il y a des ressources, que mine de rien, même si ce n’est pas Las Vegas, il y a un attachement à ce territoire. J’ai l’impression que la recherche a montré ça, et que nous, les équipes artistiques, avons rebondi là-dessus », dit Léa, la comédienne.
Lors de la composition de l’équipe, les artistes ne se connaissaient pas entre eux. Leur intervention a été implicitement pensée comme l’addition de différentes disciplines artistiques rendant compte de la recherche, chacune dans son couloir en quelque sorte, sans envisager a priori de co-production. Toutefois, au fil des résidences du vendredi et plus encore dans la préparation des temps publics de restitution, des complicités fécondes sont nées. Léa, la comédienne, en parle ainsi : « Il n’y a pas beaucoup de moments où on a créé ensemble, mais je trouve qu’on s’est soutenu. J’ai aimé recevoir les nouvelles chansons de Berthe et le barbu. Je pense que ça a joué aussi pour eux, notre enthousiasme. Les cartes postales d’Éric sont de super surprises, elles sont inspirantes. J’ai le souvenir des retours de Guillaume, Laetitia et Éric qui disaient ’Waou les impros !’. C’est un truc qui met en confiance. À aucun moment je ne me suis sentie en compétition ». Ce sentiment de bienveillance autour des créations est partagé par tous les artistes de l’équipe.
Quant à la médiation artistique évoquée dans la réponse à l’appel à projet, elle suscite a posteriori des réactions diverses chez les artistes. « Qu’on soit là ou qu’on ne soit pas là, ce n’est pas pareil. On a apporté de la médiation avec les habitants, avec les élus. On a fait des prestations qui rendaient les gens curieux », dit Laetitia, l’autrice-compositrice-interprète. « On voit que ça marche bien avec les habitants, et qu’ils sont intéressés », ajoute son collègue Guillaume à propos des représentations. Pour autant, Laetitia partage avec Léa l’idée que la démarche n’a pas permis de conquérir de nouveaux publics : « Je ne sais pas si on a fait de la médiation, dans le sens où on n’a pas amené des gens qui ne seraient pas venus », dit Laetitia.
La notion de médiation artistique (non thérapeutique), développée dans le courant des années 1990, porte l’idée du règlement d’un conflit entre culture élitiste et culture de masse, et le souhait « de jeter des ponts entre les cultures et les publics » (Aboudrar, Mairesse, 2018). Or les restitutions festives ont attiré un public classique, accoutumé aux salles de spectacle, ce qui fait dire à Léa : « on veut toujours faire venir les gens de chez [notre café QG] à la MJC ou au théâtre, et à aucun moment, on ne fait une restitution au café. On aurait pu faire des scènes improvisées chez [notre café QG]. On reste globalement dans un cadre institutionnel. À aucun moment, on a fait le choix d’aller vers, et de tenter des trucs dans l’espace public, dans les cafés, de se mettre à disposition d’associations pour imaginer avec eux un événement ». En réalité, divers formats ont été pensés collectivement par l’équipe, dont celui d’une restitution en extérieur, dans un parc à proximité d’un boulodrome très populaire. Mais cette option a été écartée par la mairie, pour des raisons de sécurité, et par l’équipe elle-même, du fait de la période pré-électorale locale particulièrement mouvementée. Bien que le dispositif artistique se prêtait à des restitutions ponctuelles hors-les-murs, la salle de spectacle classique permettait de mieux maîtriser l’événement. On peut penser que dans un format d’équipe peut-être moins asymétrique, les restitutions auraient pu être construites autrement, au plus près d’un public plus large et diversifié.
Chacune des productions mentionnées dans ce texte montre la propension de l’expression artistique à saisir et à rendre compte du réel de manière condensée et percutante. Chansons, scènes d’improvisation et montages photographiques ont mis en image à la fois le territoire objet de la recherche et la recherche elle-même. Ces formats tranchent avec l’expression scientifique habituelle, mais surtout ils la nourrissent et interagissent avec elle, notamment en imprimant des temporalités spécifiques qui relèvent de l’éphémère (improvisation théâtrale, musique live) ou du long cours (enregistrement musical, photographie). La médiation artistique telle que nous l’avons expérimentée dépasse de loin une fonction illustrative ou métaphorique, qui viendrait traduire ou prolonger la pensée scientifique, notamment en la relayant auprès d’un public large. En l’occurrence dans notre organisation, l’expression artistique a précédé la formalisation scientifique, venant bouleverser le séquençage habituel de la recherche selon lequel l’observation et la collecte de données précèdent une phase d’analyse et de mise en forme. Ce faisant, le travail de recherche lui-même devenait matériau pour les artistes-observateurs.
Au final, commanditaires, acteurs locaux et publics s’entendent pour reconnaître, dans les phases de restitution, la qualité des productions artistiques. Ces dernières, solidement ancrées dans les matériaux récoltés lors de la phase de diagnostic, ont incontestablement facilité une restitution intermédiaire de la recherche urbaine engagée. On peut y voir une approche innovante dans la participation et dans la facilitation des premiers résultats émis. Cette fonction de médiation ne se limite pas à une mise en relation entre une recherche et un public, elle participe de la démarche scientifique elle-même en bouleversant les processus et temporalités habituels de l’enquête et de l’analyse.
Pour autant, les asymétries de statuts et la hiérarchie implicite inhérente au principe d’une commande passée par une partie de l’équipe (les chercheurs) vis-à-vis d’une autre (les artistes), impensées dans le projet initial de la recherche, ont probablement limité le potentiel de créativité que l’ensemble de l’équipe portait en elle. D’une part, le fait de penser isolément chaque discipline artistique pour son apport à la recherche n’a pas suffisamment suscité la possibilité qu’ouvraient les dispositifs mis en place pour créer un véritable laboratoire croisant davantage les approches. D’autre part, la prise de risque dans la restitution au public a de fait été bien moindre pour les académiques que pour les artistes. Dans cette perspective, la mise en spectacle de la recherche aurait pu être aussi une mise en spectacle des chercheurs se livrant à une déconstruction critique de leur démarche, ouvrant ainsi la possibilité d’une discussion de leurs résultats et donc de leur appropriation par le public. Cette posture aurait, peut-être, permis de briser cet obsédant plafond de verre de la participation du public. Enfin, les temps de la recherche artistique proprement dite n’ont, de fait, pas été rémunérés à la hauteur de leur durée réelle : pour obtenir la qualité finale, les artistes ont dû prendre sur leur temps pour créer des œuvres autonomes. Finalement, le modèle économique ne reflète pas la réalité du travail fourni, tant en matière de production artistique que de recherche. La phase de diffusion de la recherche pose les mêmes questions comme en témoignent les modalités d’écriture de cet article. On peut voir dans ce dernier constat les effets d’une recherche de plus en plus contractuelle, aux crédits limités, qui empêche en partie les équipes de penser et d’élaborer des stratégies variées d’enquêtes et d’analyses au long cours (Hubert, Louvel, 2012).
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[1] Recherche-action financée par le Plan urbanisme construction architecture, dans le cadre du programme POPSU territoires.
[2] Une analyse rétrospective de la démarche et une co-écriture chercheurs-artistes auraient pu être envisagées ; elles ne l’ont pas été pour les raisons économiques décrites plus loin.
[3] Le « nous » utilisé à présent dans la suite de l’article représente donc les cinq chercheurs, auteurs de cet article.
[4] Les élections municipales étaient prévues pour mars 2020. Du fait de la pandémie de Covid 19, elles se sont déroulées entre mars et juin 2020.
[5] Écouter : https://m.soundcloud.com/rotondesciences/mavilor.
[6] Répartie globalement en trois tiers : un tiers pour rémunérer un contrat d‘animation scientifique, un tiers pour la rémunération des artistes et un tiers pour les frais engagés pour conduire la recherche.
[7] En référence au statut d’intermittent du spectacle, qui oblige à une quotité annuelle de jours rémunérés pour ouvrir des droits au chômage.
[8] Rive de Gier a la particularité de n’avoir connu que deux maires successifs de 1977 à 2020, l’un PCF (communiste) pour trois mandats et l’autre RPR (droite) puis Divers droite pour quatre. Depuis 2020, la municipalité est à nouveau dirigée par un maire PCF.
[9] Certains membres de l’opposition municipale de l’époque, intéressés par la démarche Popsu, ont ensuite fait part de leur regret que les chercheurs ne mettent pas davantage en avant, lors de ces restitutions publiques, le travail scientifique d’analyse.
Duchêne François, Gay Georges, Martinais Emmanuel, Morel Journel Christelle, Rocher Laurence, « Production artistique et recherche urbaine. Retour sur la fabrique et les impensés d’une recherche-action à Rive de Gier (42) », dans revue ¿ Interrogations ?, N°37. Apports conceptuels et méthodologiques des entrecroisements entre pratiques artistiques et sciences humaines et sociales : accéder à l’autre, agir sur les territoires, décembre 2023 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Production-artistique-et-recherche (Consulté le 10 novembre 2024).