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Tehel Amélie

Du faire soi-même au faire ensemble : parcours d’empowerment en Humanlab

 




 Résumé

Cette contribution rend compte d’une recherche doctorale portant sur les processus d’empowerment des personnes handicapées à travers la fabrication DIY d’aides techniques au handicap. Elle prend pour terrain d’observation des FabLabs spécialisés dans ce genre d’activité (Humanlabs). Ces lieux agrègent des personnes souhaitant répondre, par le DIY, à l’exclusion technique dues aux normes valido-centrées. Le processus de fabrication DIY permet des formes d’empowerment individuel des personnes handicapées (estime de soi, esprit critique, capacité d’autodétermination). En outre, personnes handicapées et makers se rassemblent autour d’un enjeu commun qui articule utilité sociale et réappropriation des mondes techniques. En cela, cette démarche Do It Yourself semble davantage relever d’un Do It Together, et montrer des signes d’empowerment collectif.

Mots clés : Do It Yourself, Fablabs, corps, handicap, empowerment

From “Do It Yourself” to “Do It Together” : empowerment trajectories inside Humanlabs

Abstract

This article presents a doctoral research focusing on the empowerment of disabled people through the DIY production of technical aids. FabLabs specialized in the manufacture of technical aids for the disabled (Humanlabs) compose the research field. Those Humanlabs bring together people wishing to respond, through DIY, to technical exclusion produced by ableist norms. This process favors individual empowerment of disabled people (self-esteem, critical thinking, self-determination). Furthermore, disabled people and makers come together around a common challenge that combines social usefulness and appropriation of technical environments. Therefore, this Do It Yourself approach seems more akin to Do It Together, and shows signs of collective empowerment.

Keywords : Do It Yourself, Fablabs, body, disability, empowerment

 Introduction

Le corps valide, corps dont les fonctionnements et l’apparence sont présupposés intacts dans un référentiel normatif capacitiste, productiviste et saniste, reste à ce jour le modèle hégémonique qui renvoie celles et ceux qui n’y correspondent pas à une ’hors-normalité’. Inscrit dans une tradition phénoménologique des sciences de l’information et de la communication (Craig, 2009), le travail de recherche restitué dans cet article a pris comme point de départ la situation de handicap pour explorer la manière dont la différence de corporéités complexifie la compréhension intersubjective entre acteurs (Goffman, 1975 ; Le Breton, 2013 [1990]). Le corps handicapé, assigné à une infériorité sociale, est l’objet de constructions stéréotypiques dichotomiques : tour à tour objet de commisération ou emblème de résilience, son pouvoir d’agir semble strictement conditionné à sa capacité de conformation aux injonctions néolibérales de mise en projet de soi (Tehel, 2022).

Le concept ambigu d’«  empowerment  » (Bacqué, Biewener, 2015 ; Fayn et al., 2017) m’a servi de fil rouge pour mettre en lumière ces tensions. Cette notion a émergé dans le contexte des mouvements sociaux aux États-Unis et en Asie du Sud dans les années 1970. Si elle est mobilisée dans des champs divers (management, santé, éducation) et souvent renvoyée à sa polysémie et son impossible traduction en français [1], elle se révèle toutefois précieuse pour explorer les ambivalences de la quête de pouvoir d’agir. La notion s’ancre dans la différenciation féministe des formes de pouvoirs, entre pouvoir sur (domination), pouvoir intérieur (dimension subjective), pouvoir pour (capacité d’action), et pouvoir avec (organisation collective) (Morley et Kuntz, 2019). Dans le domaine de l’intervention sociale, l’empowerment traduit une démarche processuelle, individuelle, collective et transformatrice, impulsée par les personnes concernées par des privations ou limitations de leur capacité d’action, avec pour objectif final l’abolition durable des obstacles à cette capacité d’action (Le Bossé, 2008 ; Parazelli et Bourbonnais, 2017). Le concept d’empowerment est souvent distingué selon trois orientations qui marquent son ambivalence idéologique : un paradigme structurel (Damant et al., 2001) qui appelle à renverser les systèmes de domination qui provoquent l’inégalité des rapports sociaux, un modèle social-libéral (Bacqué, Biewener, 2015) de régulation étatique mais qui s’intéresse peu aux causes structurelles des inégalités, et un modèle technocratique (Damant et al., 2001) ou néo-libéral basé sur la seule responsabilité individuelle et l’auto-entreprise de soi. Entre engagement radical pour l’auto-détermination et réappropriation néolibérale individualisante, le concept d’empowerment sous-tend des orientations politiques et des mises en œuvre opérationnelles diamétralement opposées.

Avec la volonté d’analyser les relations des personnes handicapées à leur appareillage technique, j’ai pris pour objet d’enquête des Fablabs, espace de fabrication et de création collaboratives, spécialisés dans la fabrication Do It Yourself (DIY) d’aides techniques au handicap. Dans le champ du handicap, l’aide technique désigne un « instrument, équipement ou système technique adapté ou spécialement conçu pour compenser une limitation d’activité rencontrée par une personne du fait de son handicap » [2]. Ces Fablabs spécialisés, mis en réseau sous la dénomination commune de « Humanlabs », mettent à disposition des espaces collaboratifs de travail, des moyens techniques (outils, machines, composants…) et des compétences (fabmanagers, designers, bénévoles…). Ces lieux accueillent des personnes handicapées formulant un besoin de solution technique. Le Fablab constitue une équipe de travail, composée de makers bénévoles et/ou de fabmanagers salarié·es, qui va co-concevoir une solution adaptée et personnalisée. Cette équipe reste pilotée par la personne qui formule le besoin. Le terme de « porteur·se de projet » sert à désigner au sein du Fablab, cet usager·e qui conçoit le cahier des charges et reste en responsabilité du projet tout au long du processus de travail. Cette terminologie est employée à dessein : elle place la personne handicapée en situation de responsabilité, et rappelle à l’ensemble de l’équipe de travail que le projet d’aide technique ne se fait pas sans la personne concernée. Je conserverai ce terme au fil du texte pour qualifier les personnes handicapées engagées dans la réalisation d’une aide technique au sein du Fablab.

Mon approche s’inscrit dans une perspective socio-matérielle (de Vaujany et Mitev, 2015), qui, en replaçant les phénomènes info-communicationnels dans leur matérialité (Cooren, 2020), cherche à analyser le rôle d’actants non-humains dans la structuration du social. Cette perspective s’appuie notamment sur les travaux en sociologie des techniques, qui considèrent les objets techniques comme des actants doués d’agentivité (Akrich et al., 2006a ; Latour, 1997). Mon approche s’appuie également sur une perspective communicationnelle du corps. Le corps y est un espace poreux et non-fini, construit par une logique d’empreinte affective (Martin-Juchat, 2008) qui en fait un « médiateur du rapport aux autres et aux choses » (Ibid. : 14). Cette approche communicationnelle du corps en fait également un corps-trace (Galinon-Mélénec, 2017). L’être humain y apparaît comme « construit par les traces de ses interactions avec son environnement, qu’elle qu’en soit la nature ; l’environnement portant en retour les traces des actions humaines, les deux rétroagissant dans une dynamique systémique » (Ibid. : 9). J’analyse donc, dans cet article, un réseau socio-technique qui inter-relie des dynamiques sociales (production sociale du handicap, processus de stigmatisation, controverses liées au corps appareillé) et des enjeux techniques (développement de nouveaux outils de fabrication numérique, aides techniques au handicap, espaces de fabrication personnelle et collaborative).

Comment, face à une offre insatisfaisante dans le champ des aides techniques, la voie alternative du DIY se dessine-t-elle ? En quoi la fabrication DIY, pratiquée dans des espaces de fabrication collaborative, peut-elle s’apparenter à une démarche d’empowerment individuel et collectif ? Ce travail de recherche a questionné la manière dont la fabrication DIY d’aides techniques en FabLabs pourrait potentiellement produire les conditions d’un empowerment individuel, collectif et transformateur.

Pour répondre à ces questions, j’ai réalisé une enquête de terrain entre 2018 et 2020 au sein de deux Humanlabs en France. Mon corpus regroupe des entretiens biographiques par récits de vie (Bertaux, 1997), des observations ethnographiques et des analyses documentaires. Quinze entretiens ont été conduits avec des personnes handicapées porteuses de projets (c’est-à-dire qui ont impulsé un projet de fabrication collaborative d’aide technique avec le Humanlab). Dix-sept entretiens ont été réalisés avec des makers (bénévoles et salarié·es) de ces espaces collaboratifs [3]. Des verbatim issus de ces entretiens viendront appuyer le propos développé.

L’analyse des résultats est divisée en trois parties. La première présente la démarche DIY de fabrication d’aides techniques comme une réponse à des environnements techniques valido-centrés. Cette alternative permet d’engager un processus d’empowerment individuel, basé notamment sur une plus grande confiance en soi, une réaffirmation de ses capacités et le développement d’une conscience critique. La seconde partie prend en considération le contexte d’exercice de ce DIY, à savoir des espaces collaboratifs de fabrication, dans lesquels évoluent des makers salarié·es et bénévoles. La démarche DIY, aussi bien pour les personnes handicapées que pour les makers, répond à une intention de réappropriation des environnements techniques. Cet objectif conjoint constitue une forme d’empowerment collectif. La troisième partie replacera ces enjeux dans des contextes de controverses socio-techniques. Si ces deux dimensions – individuelle et collective – peuvent être observées, leur capacité à opérer une transformation tangible sur les représentations du handicap et sur l’accès global aux aides techniques semble en revanche rester limitée.

 Un processus d’empowerment individuel contre des environnements techniques inadaptés

Cette première partie entend montrer comment la fabrication DIY d’aides techniques constitue une réaction et une réponse à des environnements techniques inadaptés aux corporéités handicapées. La légitimation académique du champ des disability studies a permis de donner voix, dans le champ scientifique, à la contestation de l’assimilation du handicap à la notion de déficience (Goodley, 2017 [2010]). Dès lors, il s’agit plutôt d’étudier les conditions environnementales, sociales, politiques et techniques de la production des situations de handicap, et la manière dont la conception valido-centrée de ces environnements réduit la participation des personnes handicapées à la vie sociale, économique, culturelle, politique :

Tout dans notre société est conçu par et pour les valides, nous aménageons les espaces urbains, intérieurs, professionnels, de loisir, mais aussi nos interactions, nos activités, nos relations à autrui, sous le référentiel d’une corporéité valide. C’est-à-dire que notre société valide n’est pas en mesure de prendre le handicap comme une notion intégrée pour elle-même et sans ses réalités propres, mais va au contraire toujours placer le handicap à part, comme une corporéité à aménager/conformer dans le meilleur des cas, à exclure ou éloigner dans le pire des cas (Gourinat, 2018 : 281).

Enjeux techniques et corps non-normés

Si l’aménagement des infrastructures urbaines et des espaces publics est impératif pour favoriser la participation des personnes handicapées, une part importante de l’accessibilité au monde se joue au niveau du corps lui-même. Le corps appareillé est entendu ici comme un corps dont les fonctionnalités jugées manquantes ou défaillantes sont remplacées, complétées ou assistées par une partie artificielle (Tehel, 2021). Celui-ci est le produit d’une relation délicate entre l’entité biologique qu’est le corps organique et l’artefact technique. L’intrication de nos corps et de nos objets techniques est toujours le fruit de processus relationnels, faits d’appropriations, d’ajustements, de négociations, de rejets. Les objets prolongent l’individu (Boullier, 2002), se chargent d’affects (Kaplan, 2012 [2009]) et jouent un rôle déterminant dans notre développement cognitif (Tisseron, 1999). Mais ces processus relationnels se décrètent d’autant moins que l’incorporation est parfois intrusive et endogène, que la technique se rappelle sans cesse au corps et vice-versa, dans des allers-retours complexes (Winance, 2011 ; Heydacker, Ville, 2003). Dans le champ du handicap, les processus d’adaptation à des appareillages techniques (prothèse, fauteuil) sont des exercices longs, exigeants voire douloureux (Gourinat, 2018 ; Winance, 2011), qui impliquent une reconfiguration complète du schéma corporel (Gourinat, 2018). L’oubli de l’objet incorporé (Heydacker, Ville, 2003) est alors signe d’une harmonisation relationnelle réussie. De manière conventionnelle, les aides techniques et appareillages liés aux situations de handicap sont produites dans un cadre normatif strict et leur prescription relève du champ médical. Une liste officielle, la Liste des Produits et des Prestations Remboursés (LPPR), fixe les critères et conditions de remboursement de ces dispositifs homologués.

Toutefois, il apparaît que les besoins techniques des personnes handicapées, nécessaires à la garantie de leur participation pleine et entière à la vie sociale, dépassent ce qu’il est possible d’obtenir dans cette offre conventionnelle. De l’enquête de terrain ont émergé deux limites principales à cette offre classique. D’une part, certains dispositifs n’existent tout simplement pas : il s’agit ici de dispositifs techniques personnalisés permettant la pratique de certaines activités spécifiques (sportives par exemple) ou répondant à des besoins individuels précis (esthétiques ou fonctionnels). D’autre part, certains dispositifs restent inaccessibles financièrement : tous les appareillages ne sont pas couverts par la LPPR, les remboursements sont parfois partiels et impliquent des dépassements que la personne concernée doit prendre à sa charge ou pour lesquels elle doit solliciter des financements complémentaires. Le coût élevé de certains dispositifs constitue également un frein symbolique pour certain·es usager·es et s’accompagne d’un sentiment d’instrumentalisation face à des montants jugés disproportionnés. De surcroît, lorsque les dispositifs existent et sont accessibles, leur manque de polyvalence et de modularité est souvent déploré. Les prothèses par exemple vont remplir une fonction exclusive : une prothèse de membre inférieur conçue pour la marche sera inadaptée pour la pratique d’un sport nautique par exemple.

Dans une société de consommation valido-centrée, une personne valide dispose d’un choix important d’objets techniques adaptés à ses activités professionnelles, sportives, de loisir, dans des gammes de prix variables qui lui permettent un accès relativement aisé à un large champ d’action. Pour une personne dont la corporéité sort du standard hégémonique, l’accès à ce type de dispositif est l’objet d’une lutte permanente. Dans une vie quotidienne déjà marquée par d’importantes contraintes (suivi médical, parcours de soin) et entachée d’infractions aux droits (manque d’accessibilité des espaces publics, discrimination sociale), la recherche de dispositifs techniques est freinée par les circuits longs des institutions médicales et administratives qui conditionnent l’accès à ces appareillages. « J’étais quasiment persuadée déjà que si je demandais par exemple à un fournisseur médical ou paramédical, on allait me dire “bah non, ça n’existe pas”. Ou sinon “ça existe mais en non-pliable”. Et en plus ça coûte souvent cher donc… », indique en entretien une porteuse de projet en Humanlab. Face à l’absence de dispositifs adaptés, trois réactions peuvent être constatées : la résignation à la non-satisfaction du besoin (qui conduit donc à une restriction de la participation) ; la conformation à un produit insuffisamment adapté ; le recours à des solutions alternatives. C’est à cette troisième voie, celle du DIY, que je me suis intéressée.

Faire soi-même

Le DIY traduit un souhait d’auto-détermination dans l’usage des dispositifs techniques (Tehel, 2021). L’objectif des porteurs·ses de projets en Humanlabs est de maîtriser les scripts (Akrich, 2006b), c’est-à-dire la définition du monde et des usages dans lesquels va s’inscrire l’objet. Car bien que conçues pour assister les personnes en situations de handicap, les aides techniques se révèlent parfois peu compatibles avec les usages quotidiens des personnes. Les personnes en situation de handicap se résignent ou s’engagent dans une démarche de recherche de solutions alternatives pour trouver des objets techniques adaptés à leurs besoins.

Les aides techniques ont parfois tendance à chercher à reproduire des gestes et fonctions propres au référentiel valides, plutôt qu’à anticiper de nouvelles techniques corporelles propres à une corporéité non-normée (Gardien, 2016). Les équipements techniques, standardisés et peu polyvalents, conduisent à une surcharge technique, que les personnes concernées tentent de dépasser par des bricolages qui introduisent une modularité des usages, en témoigne l’exemple suivant, recueilli en entretien :

Moi j’ai un vélo manuel, on appelle ça un hand-bike, et sur ce vélo, je n’avais pas de moyen pour accrocher mon fauteuil derrière le vélo. Pourquoi accrocher le fauteuil derrière ? C’est pour pouvoir avoir mon fauteuil quand je me déplace d’un point A à un point B. J’arrive au point B j’ai besoin de mon fauteuil pour me déplacer pour aller aux toilettes, pour aller faire une course. Donc ça c’est le premier besoin. Et j’avais aussi besoin de mon fauteuil pour poser mes affaires dessus. Il me sert à la fois de fauteuil et aussi de petite remorque, j’y pose mon sac de voyage. Donc ça on a trouvé un moyen qui fait la liaison entre mon fauteuil et mon hand-bike, une espèce de petite rotule qu’on est venu adapter sur mon vélo (extrait d’entretien avec une personne porteuse de projet).

Dans les exemples observés sur le terrain d’enquête, cette production DIY d’aides techniques répond à l’objectif principal d’obtenir un degré très fin de personnalisation des dispositifs en vue d’une plus grande harmonisation sensorielle et fonctionnelle du schéma corps/technique (Tehel, 2021). L’objectif est de réduire l’inconfort et les douleurs, de faciliter l’usage des fonctionnalités du corps disponibles et de fluidifier les interactions entre les différents dispositifs humains et techniques qui assistent la personne (fauteuil, sonde, accoudoir, joystick directionnel, aide humaine…). Mais au-delà de cette production concrète d’un objet technique, la fabrication DIY, notamment exercée en FabLab, constitue également un processus éducatif et critique.

Confiance, expérience, conscience critique du monde

L’engagement dans un processus de fabrication personnelle résulte du rejet des formes d’exclusion sous-tendues par les limites de l’offre conventionnelle d’aides techniques. Cet engagement est révélateur d’une expérience critique du monde. Dans leur étude sur l’empowerment patient dans le champ de la santé, Marie-Georges Fayn et al. (2017) ont montré une gradation dans le processus : à partir de l’expérience individuelle des limites de l’offre de soin s’engage une mobilisation collective qui peut aller jusqu’à une phase qualifiée de « productive » dans laquelle les personnes concernées s’engagent dans la conception de solutions innovantes. La conception collaborative d’aides techniques au handicap correspond à cette phase de production. Si le résultat – la production de l’objet – vise à provoquer un changement concret dans la vie de la personne porteuse de projet, l’ensemble du processus DIY participe de son empowerment. L’acte de faire est un processus qui permet d’opérer un travail technique et symbolique sur soi, mais aussi de développer une relation compréhensive à l’objet, ce qui va in fine améliorer les conditions d’appropriation de celui-ci. De cette relation naît aussi une attention à l’entretien et à la maintenance du dispositif, ou, pour le dire autrement, une envie d’en prendre soin. D’une relation d’usage coutumière et peu réfléchie, que Gilbert Simondon nomme « minorité technique » (2001 : 85), la personne porteuse de ce projet DIY passe à une « majorité technique » (ibid.) caractérisant un rapport conscientisé à la technique et une capacité d’agir sur ce monde technique. La démarche DIY passe ici par un processus de rétro-ingénierie visant à décortiquer les éléments constitutifs du dispositif pour mieux en saisir le fonctionnement. L’objet sort de sa boîte noire (Latour, 1995), ce qui engendre, pour les personnes rencontrées dans mon enquête, un triple mouvement d’empowerment individuel : au développement de compétences techniques concrètes et opérantes s’ajoute une capacité réflexive et critique appuyée sur un savoir expérientiel, ainsi qu’un empowerment émotionnel qui éveille des sentiments de fierté et d’accomplissement lorsque le prototype se révèle fonctionnel et conforme aux attentes. C’est aussi un processus de réassurance capacitaire qui s’exerce (Tehel, 2021), à savoir une réévaluation positive de ses capacités, couplée à une affirmation et une légitimation de celles-ci au sein du collectif, qui permet in fine de renforcer l’estime de soi et son pouvoir d’agir effectif sur le monde.

S’engager dans le temps long de la conception, du prototypage, puis de la fabrication d’une aide technique crée une relation de soin à la fois affective et pragmatique vis-à-vis de cet objet. Les personnes handicapées sont en effet souvent maintenues dans un état de dépendance non seulement pour l’obtention de l’appareillage technique, mais aussi pour la maintenance et la réparation de ces dispositifs (Tehel, 2023). « Je repense à ma période de rééducation, on ne m’a jamais montré comment réparer une roue », confie en entretien une personne équipée d’un fauteuil roulant manuel et porteuse de projet au sein du Humanlab. Pourtant, savoir entretenir et réparer soi-même permet de s’affranchir de la dépendance à un tiers humain, d’économiser les coûts d’entretien et d’éviter les désagréments liés à la privation d’aide technique le temps que dure la réparation : « Ça m’embête d’aller dans un magasin de réparation, de laisser mon fauteuil. Ils vont me prêter un fauteuil qui n’est pas forcément adapté à ma morphologie. Ça ne me convient pas », souligne la personne citée précédemment. La maintenance, cet «  art de faire durer les choses » (Denis, Pontille, 2022 : 11), renforce également l’interrelation affective entre l’objet et la personne handicapée : « Il se passe quelque chose quand on répare soi-même son fauteuil, je trouve que… on en prend plus soin parce qu’on l’a réparé », poursuit le même porteur de projet. La personne sort d’une relation consommatrice pour cultiver cette posture attentionnelle, cette relation de « soin aux choses » (ibid., 2022 : 25) que j’ai observée dans les Humanlabs durant mon enquête (Tehel, 2022).

Si la démonstration d’une influence positive de la démarche sur les parcours des personnes handicapées montre le potentiel émancipateur de l’acte DIY, il est cependant réducteur de n’en aborder que le prisme individuel.

 Une action collective porteuse de sens

Le développement de l’esprit critique, le renforcement de l’estime de soi et de la capacité d’agir sur le monde répondent donc à un processus d’empowerment individuel (Bacqué, Biewener, 2015), mais ce processus de fabrication DIY d’aides techniques au handicap, dans la mesure où il s’exerce dans des espaces de fabrication collaborative, se démarque également par sa dimension collective. L’acception radicale de la notion d’empowerment implique un processus collectif et transformateur (Parazelli, Bourbonnais, 2017), qui vise un affranchissement durable des obstacles identifiés (Le Bossé, 2008). Il apparaît, au fil des entretiens menés dans cette enquête, que la recherche d’autodétermination des personnes handicapées croise celle des makers (salarié·es et bénévoles) qui investissent leurs compétences dans les Humanlabs. On observe alors la manifestation d’un « pouvoir avec », entendu comme la « capacité de s’organiser pour défendre un objectif commun » (Morley et Kuntz, 2019 : §3). Pour les premières comme pour les secondes, c’est un enjeu commun de réappropriation des mondes techniques qui se dessine. Une alliance se créé alors, où le Do It Yourself devient Do It Together.

Faire soi-même, faire sien : l’enjeu politique de la réappropriation des savoirs techniques

Faire soi-même est une posture politique de réappropriation des mondes techniques. On a vu plus haut que cet engagement dans la fabrication pouvait agir sur le sentiment d’appropriation qu’une personne handicapée peut avoir de son aide technique. Plus largement, lorsque l’on étend cette réflexion aux résultats de l’analyse des entretiens conduits avec les makers interrogés, on constate que cette réappropriation des techniques concourt au développement et à l’affirmation de postures technocritiques. Lorsque certaines critiques suspectent les nouvelles technologies d’abêtir (Besnier, 2012) ou d’isoler (Turkle, 2015), la pratique DIY, dans notre cas, celle qui s’exerce en FabLabs, permet de dépasser la simplicité des interfaces « sans friction » [4] pour s’intéresser à la complexité des mécaniques internes. La pratique permet de redevenir protagoniste de ces technologies plutôt que simple spectateur (Bosqué, 2015), de renouer avec une éducation aux techniques pour lutter contre l’aliénation induite par leur méconnaissance (Simondon, 2001). La flexibilité des modes de production en Fablabs ne rime pas avec facilité : la friction et le bug s’invitent constamment, mais sont des supports à la démarche itérative qui fonde l’expérience. Le Fablab est un support de médiation technique et de transfert de connaissances (Lhoste, Barbier, 2016 ; Berrebi-Hoffmann et al., 2018) qui permet la maîtrise de toutes les étapes de la chaîne de production. Il est aussi un espace pour s’affranchir, au moins partiellement, des effets délétères de la société de consommation. La maîtrise et la transparence des coûts de production, la capacité de maintenance et de réparation, et la recherche d’émancipation partielle des monopoles de l’offre conventionnelle d’aides techniques permettent ainsi aux personnes handicapées de lutter contre le sentiment d’instrumentalisation qu’elles ressentent dans la relation commerciale.

Ce projet d’auto-détermination et de réappropriation constitue la raison d’être de la démarche, ce que les personnes interrogées résument sous la formule : cette action a du sens. Chez les makers interrogés, cet engagement dans la fabrication collaborative s’inscrit parfois dans des parcours biographiques qui ont rencontré une «  crise de sens ». Par appétence pour le domaine technologique au sens large, et tout ce qu’il contient d’imaginaire (rhétorique du progrès et de l’innovation, représentation sociale de la réussite professionnelle), certaines personnes se sont ainsi engagées dans des parcours qui ont fini par mettre à mal leurs idéaux. Cette crise de sens intervient notamment lorsque les champs d’application des compétences techniques deviennent flous : à qui ce travail sert-il ? Quelles retombées concrètes peut-on observer ? Les entretiens avec les makers salariés et bénévoles témoignent d’un mal-être personnel et professionnel à servir « des besoins artificiels » (Keucheyan, 2019) et non un bien commun. En conséquence, les makers interrogés choisissent de bifurquer partiellement (en intervenant au FabLab sur leur temps libre) ou complètement (en faisant de cet engagement leur activité professionnelle principale), afin de diriger leurs compétences et leur énergie vers ce qui est considéré comme « une cause juste ». À des besoins jugés absurdes sont privilégiés ceux jugés fondamentaux : « Pourquoi toutes ces nouvelles technologies ? À quoi ça sert ? […] Est-ce qu’on répond vraiment à des besoins vitaux, ou est-ce qu’on est encore en train d’inventer un smartphone qui somme toute ne permet pas aux gens d’être plus heureux ?  », résume un fabmanager interrogé en entretien. Accompagner des personnes handicapées dans la conception d’aides qui leur permettront d’améliorer leur condition correspond à ce bien commun, à cette utilité sociale recherchée par ces personnes en rupture de sens. « Et en fait là quand je vois ce que fait le humanlab, je me dis “waouh”, là je vois l’intérêt des nouvelles technologies, je vois le vrai intérêt des compétences que j’ai acquises à la fac et par mes expériences, de me dire là je peux renouer mes deux aspirations […]  : les nouvelles technologies, et en même temps le social », partage ainsi l’un des fabmanagers rencontrés. La pratique DIY permet de lier de manière cohérente différentes aspirations qui ne trouvaient pas d’espaces pour se combiner. Ces mouvements conjoints constituent un socle de valeurs communes. Cela me conduit à penser ces pratiques moins comme des démarches Do It Yourself que Do It Together, et me permet dès lors de considérer ces Fablabs comme des espaces d’empowerment collectif.

Faire ensemble pour se rendre mutuellement capable

Pour Bacqué et Biewener, « la dimension interpersonnelle, organisationnelle ou collective [de l’empowerment] désigne le développement de la capacité d’“agir avec” et d’“agir sur” » (2015 : 40). Cette phase implique une action conjointe qui aille au-delà d’une somme d’individualités et qui puisse avoir une portée transformatrice vertueuse agissant de manière durable sur le problème ayant impulsé le processus d’empowerment. Cet empowerment collectif s’appuie sur deux leviers. Celui d’abord d’une démarche ludique (Tehel, 2021), qui mise sur l’attrait des nouveaux outils de fabrication numérique comme l’imprimante 3D pour faciliter un apprentissage par tâtonnement, autour de petits objets qui permettent une familiarisation avec l’outil. Celui ensuite, d’une démarche itérative dans laquelle l’essai/erreur n’est pas un constat d’échec individuel mais une épreuve collective qui sert à accumuler de l’expérience et des connaissances. Un fabmanager souligne comment ce rapport à l’erreur semble absent de la formation des ingénieurs par exemple, formatée par un idéal de réussite qui occulte le volet d’incertitude et d’expérimentation inhérent à la conception technique : « Hier on parlait des ingénieurs en électronique, et en fait les profs nous disaient : “Bah oui mais on a un problème, c’est qu’ils n’acceptent pas l’échec”. Parce qu’en fait, c’est “l’élite de la nation”, c’est comme ça qu’on leur dit. Et donc ils ont le pouvoir de faire des trucs. Mais dès qu’ils se plantent c’est brrraaaam. Tout le château de cartes s’écroule, tu vois ? ». L’épreuve de l’erreur est formatrice, et dans le HumanLab, elle est assumée de manière collective, ce qui redistribue la responsabilité de l’échec et engage le groupe entier dans sa résolution.

Ce collectif se compose à partir du besoin de la personne porteuse de projet et de son cahier des charges. Elle pilote la réalisation, en participant activement, à la mesure de ses capacités, au processus de fabrication. « On fait par, pour et avec les personnes, tu vois. On n’est pas des ingénieurs qui imaginons des solutions techniques en disant “bah tiens voilà on t’a fait ça, allez salut !”  », précise un fabmanager. Ce collectif entretient la réassurance capacitaire de la personne porteuse de projet, mais s’articule aussi autour d’un lien social. Ce « faire ensemble » intègre à la dynamique de travail des échanges informels et conviviaux, qui participent pleinement de la vie en Humanlab. Le caractère solitaire de la pratique DIY est ici rompu : la démarche est un « faire avec les autres  » (Suire, 2016 ; Bosqué et al., 2014), que j’ai toutefois préféré qualifier de « faire ensemble/Do It Together » (Tehel, 2021) pour renforcer l’idée que ce processus collectif n’est pas qu’une production technique collaborative mais aussi une expérience sociale commune. En outre, le Do It Together incarne pleinement un réseau sociotechnique qui intègre de nombreux agents non-humains (web, machines, outils, documentation) qui participent au processus de fabrication. La culture Fablab encourage aussi la diffusion des connaissances acquises hors des murs du lieu. La documentation a alors pour but de consigner l’ensemble du processus de fabrication, de produire une trace et archive partageable. Celui qui la réalise contribue de manière tangible à un bien commun, c’est un « contre-don  » (Mauss, 2012 [1924]), un socle pour que d’autres personnes concernées puissent accéder, elles aussi, à une base de travail pour réaliser leur propre solution technique. Cette activité reste pourtant inégalement investie et difficile à harmoniser.

Ce cadre de travail et d’empowerment collectif ne se décrète toutefois pas. Il est un construit permanent, à animer et entretenir, et connaît également certaines limites qu’il est nécessaire de souligner. Lieu bruyant, étroit et très fréquenté, le Humanlab se révèle paradoxalement peu accessible aux personnes handicapées lors des pics de fréquentation. L’inaccessibilité est physique (il est parfois difficile d’y circuler en fauteuil), mais aussi émotionnelle et sensorielle (volume sonore des bruits de voix et de machines, température élevée). Le processus de fabrication lui-même est aussi dépendant de la versatilité des engagements individuels, et est aussi impacté par l’absence régulièrement notée de méthodes de travail fixes entre les participant·es. Cette désorganisation peut engendrer des lenteurs, voire des découragements. Parfois même, la manière dont le groupe s’organise va à rebours de logiques collaboratives, en mettant plutôt en concurrence des propositions individuelles, ce que regrette un bénévole :

On proposait des trucs, mais en fait chacun défendant son point de vue, c’était un peu une concurrence plus qu’une coopération. Chacun avait son projet, il y en avait d’autres qui n’ont pas été retenus non plus. Ça m’a un peu déçu. Parce que je trouvais qu’au lieu de chercher à converger sur quelque chose qu’on fasse ensemble, chacun proposait une solution divergente on va dire.

Malgré un espace qui favorise l’action collective, la pratique individuelle garde une place notable. Certain·es bénévoles font ainsi état de leur préférence à travailler seul·e. Une posture qui ne les empêche toutefois pas de s’associer, au moins ponctuellement, à des groupes de travail. Le quotidien de la pratique Do It Together en Humanlab se construit donc au fur et à mesure de ces ajustements entre pratiques individuelles et collectives, entre volonté de transmission et difficulté de s’engager dans la documentation.

Je souhaite désormais élargir le prisme d’observation pour réfléchir à la potentielle portée transformatrice de cette action. Car si les résultats de mon enquête ont montré de riches perspectives sur les dimensions individuelles et collectives, le processus d’empowerment, dans sa dimension radicale (Bacqué, Biewener, 2015 ; Damant et al., 2001) implique une transformation durable du problème initial.

 Vers des imaginaires non-solutionnistes du corps appareillé ?

Dans cette dernière partie, je propose de replacer la pratique de la fabrication DIY d’aides techniques en Humanlab dans les contextes de controverses sociotechniques qui les traversent et les mettent en tension.

Les Humanlabs ont été médiatisés à travers le parcours du co-fondateur du premier de ces lieux, dont le projet de prothèse myoélectrique avait attiré l’attention de la presse nationale et internationale (Tehel, 2021). L’intérêt porté à ce dispositif est emblématique du cadre de pensée validiste dominant. L’injonction à l’extraordinaire (Ibid.), couplée à un techno-enchantement (Gourinat, Jarrassé, 2023), relègue les personnes handicapées à une dichotomie « mendiant/héros » objectifiante [5]. Oublieuse des conditions réelles de l’équipement prothétique et des publics majoritairement concernés par les amputations (Gourinat, 2018), la focalisation sur la prothèse perpétue des imaginaires cyborgs axés sur la transformation augmentative du corps. La prothèse traduit en effet une atteinte partielle du corps, un démembrement qui ne départit pas le corps de ses caractéristiques jugées érotiques, et qui permet la mise en scène de corps stigmatisés mais répondant tout de même aux canons esthétiques et donc aux normes sociales (Dalibert, 2015 ; Dormeau, Tehel, 2022).

Les Humanlabs se concentrent en revanche sur les besoins sensibles et singuliers des personnes porteuses de projet. Les dispositifs réalisés peuvent sembler parfois banals au regard d’une personne valide qui n’a jamais eu à se poser la question de l’accès à ce type d’objet. Le Humanlab produit par exemple des supports pour tablettes numériques, cartes à jouer, coupe-ongles, des adaptations pour des poignées de porte ou des couverts, des supports en relief pour les personnes malvoyantes. Ces objets techniques ont une importance cruciale pour la personne qui les demande, en ce qu’ils vont lui permettre de renégocier ses relations de dépendance. Il s’agit pour la personne d’élargir sa capacité de choix pour réaliser les gestes de sa vie de tous les jours, à savoir de décider si elle fait appel à une aide humaine ou si elle préfère recourir à une aide technique qu’elle puisse activer en autonomie. Microcosme au sein de l’environnement Fablabs, les Humanlabs font se croiser personnes valides et personnes concernées par des situations de handicap diverses, et tentent de favoriser l’intercompréhension autour des situations réelles d’exclusion technique pour tenter d’y remédier. Comment toutefois évaluer leur capacité à contribuer au changement des représentations qui permettrait de rompre pleinement avec le prisme valido-centré de la société ?

Les Humanlabs tentent, à leur échelle, de renverser l’approche magique et solutionniste de la technologie. Face à une fuite en avant (Bihouix, 2014) qui voit dans les hautes technologies les clés de résolution des problèmes du monde (Morozov, 2014), les Humanlabs désacralisent l’objet technique (Simondon, 2001) et le rattachent à une dimension d’usage d’autant plus essentielle qu’elle se rapporte à un couplage corps/technique dans le champ du handicap. Bien qu’héritiers de mouvements contestataires et contre-culturels, ces espaces conservent une grande prudence quant à l’influence que peut avoir ce type de pratiques sur le monde : « Quand on a quelqu’un qui vient ici, qui repart avec une aide technique, qui a appris des choses, qui a rencontré des gens, et qui a eu le sentiment d’avoir fait de son handicap quelque chose de très positif et un sujet de discussion positif autour de lui, ça pour moi c’est une vraie réussite quoi. Après… l’utopie autour de fabriquer chez soi ou qui va changer le monde bah : peut-être, tu vois. Mais je n’ai pas la prétention moi d’être sûr  ». Ainsi que l’indique ce coordinateur de Humanlab, l’action se concentre d’abord sur le volet individuel, l’influence sur un volet plus global restant plus éloignée dans le champ des possibles.

De fait, la désirabilité politique du faire soi-même, si elle est de plus en plus valorisée face à un contexte de crises climatiques et économiques, est aussi remise en question dans certains contextes. Si la sobriété technique semble être une perspective future presque inéluctable dans un monde qui épuise ses ressources non-renouvelables, il faut néanmoins constater que l’action portée par ces espaces relève aussi d’une démarche palliative vis-à-vis de problèmes irrésolus par les pouvoirs publics. L’investissement du mouvement maker lors de la pandémie de Covid-19, qui a produit bénévolement masques et visières à destination des personnels soignants, est un exemple emblématique de ce sujet épineux. « Pourquoi se retrouve-t-on dans la situation d’accepter de faire nous-mêmes, dans l’urgence, ce que d’autres auraient dû faire pour nous dans la prévoyance ? », interroge ainsi Olivier Ertzscheid dans une tribune parue en mai 2020 dans Libération [6]. Selon le chercheur, le DIY est devenu, dans ce contexte, une injonction et une nouvelle forme d’exploitation des forces de travail, par un État à la fois impuissant et délégateur de sa responsabilité.

Aussi, pour en revenir à la pratique DIY dans le champ du handicap, il me semble ici que ces dispositifs « fait maison » doivent avoir vocation à compléter l’équipement médical fourni, mais ne doivent pas forcément s’y substituer. Cet engagement en Humanlab peut rester un axe d’empowerment, d’expérimentation, de développement de savoirs expérientiels, et ouvrir des potentialités, mais ne doit pas se systématiser. Le risque est tout à la fois d’y voir une opportunité de délégation de soin et de responsabilité au profit d’un désengagement politique, mais aussi d’intensifier la mise au travail gratuit de catégories sociales minorisées (Brulé, 2023) et qui font par ailleurs souvent l’expérience de la discrimination dans l’accès à l’emploi salarié. Le potentiel politique de ce mouvement maker appliqué à la santé est à mon sens de se glisser dans les interstices et les vides laissés par l’inaction publique, et ainsi de mettre en lumière ces terrains oubliés ou négligés.

 Conclusion

Cette étude a exploré différentes dimensions d’un empowerment par le DIY, en partant de l’expérience contrariée des personnes handicapées vis-à-vis de leurs environnements techniques. Les aides techniques qui accompagnent un corps considéré comme handicapé ne peuvent se faire oublier. Elles sont souvent une condition impérative du confort d’existence, de l’autonomie capacitaire, de la mobilité du corps, et de la participation sociale qui en découle. Je me suis intéressée à un phénomène sociotechnique émergent, la fabrication d’aides techniques en Humanlabs, eux-mêmes émanation de l’écosystème des FabLabs. Ce microcosme, né au sein d’un milieu encore très imprégné de cultures alternatives mais en cours d’institutionnalisation, reste riche de questionnements.

Au regard des résultats de cette enquête, et malgré des limites à leur capacité d’action, les Humanlabs sont des lieux d’exercice et d’affirmation d’un processus d’empowerment. Ces espaces reconnaissent l’agentivité des individus assignés handicapés, les aident à élargir et déployer des choix d’existence matérialisés dans des objets techniques, et à légitimer leur savoir expérientiel. Il est essentiel de noter que les premières cibles de ce processus d’empowerment – les personnes porteuses de projet – n’en sont pas les seules bénéficiaires. Les makers bénévoles et salarié·es ont largement témoigné des dynamiques de réappropriation des champs techniques, et de leur reconnexion à un sens personnel et professionnel par cet engagement dans le secteur associatif. Cet engagement rompt avec les logiques industrielles, propriétaires et mercantiles des secteurs dans lesquels leurs compétences ont pu être investies. Il marque un retour à une utilité sociale qui structure l’action collective au sein de ces espaces, et qui permet dès lors au collectif de se construire autour d’un « faire ensemble ».

Toutefois, cette action située reste traversée par des controverses et s’emploie à pallier les failles d’une offre conventionnelle d’aides techniques actuellement jugée insatisfaisante. Si le faire soi-même est une démarche d’empowerment, elle est aussi le marqueur d’environnements socio-techniques conçus par et pour des corps valides qui excluent toute corporéité jugée hors-normes. C’est l’ensemble de ces modes de conception et de ces référentiels hégémoniques qu’il faudrait donc continuer de démanteler.

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Notes

[1] La Commission d’enrichissement de la langue française ainsi que l’Office québécois de la langue française recommandent tous deux de traduire « empowerment » par « autonomisation ». Pour ma part, je lui préfère la transposition en « empuissancement » (Tehel, 2021). L’autonomie, qui caractérise dans l’usage commun une forme d’indépendance individuelle vis-à-vis d’autrui, semble en effet peu en phase avec la pensée de l’empowerment qui intègre des dimensions collectives et structurelles. Pour cet article, le terme sera conservé dans sa version originale.

[2] Article D245-10 du Code de l’action sociale et des familles. Source : Légifrance. [En ligne]. https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000042855646/2021-01-01/ (consulté le 24 octobre 2023).

[3] Des entretiens non dirigés (11) ont également été réalisés avec des praticien·nes de santé impliqués dans l’un de ces espaces. Ils n’ont pas été mobilisés dans cette contribution.

[4] Roose, Kevin (12 décembre 2018), « Is Tech Too Easy to Use ? », New York Times, [En ligne]. https://www.nytimes.com/2018/12/12/technology/tech-friction-frictionless.html (consulté le 8 juin 2024).

[5] Rojas Elisa (2016), « #Superhumans ? », Aux marches du palais, [En ligne]. https://auxmarchesdupalais.wordpress.com/2016/07/27/superhumans/ (consulté le 31 octobre 2023).

[6] Ertzscheid, Olivier (3 mai 2020), « Tutos partout, santé publique nulle part », Libération, [En ligne] https://www.liberation.fr/debats/2020/05/03/tutos-partout-sante-publique-nulle-part_1786984 (consulté le 19 juillet 2020).

Articles connexes :



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-La dimension crip du face-à-face : (se) (dé)faire (de) l’entretien par ses frictions, par Fritz Lucas

-Objectiver sa position à la sortie du terrain : l’exemple d’une enquête parmi les déficients visuels, par Blatgé Marion

Pour citer l'article


Tehel Amélie, « Du faire soi-même au faire ensemble : parcours d’empowerment en Humanlab », dans revue ¿ Interrogations ?, N°39 - Créer, résister et faire soi-même : le DIY et ses imaginaires [en ligne], http://revue-interrogations.org/Du-faire-soi-meme-au-faire (Consulté le 21 décembre 2024).



ISSN électronique : 1778-3747

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