Le corps bien qu’appartenant à un individu, est soumis aux représentations sociales en vigueur dans la société. Or, s’il est une norme qui dépasse toutes les autres en ce qui concerne le corps, actuellement, c’est celle de performance. Elle infiltre tous les domaines, du sport, jusqu’à la sexualité, et s’adresse à tous, sans distinction d’âge ou de sexe. Qu’en est-il de cet impératif quand le corps est souffrant, amoindrit par la maladie ? Que signifie « être performant » quand on souffre d’un cancer qui a des conséquences importantes sur la sexualité ? Le patient entre dans une carrière de malade, le corps est alors limité, d’abord par les représentations des patients eux-mêmes, qui, s’apprenant atteints d’un cancer de la prostate, se pensent diminués ; ensuite par les restrictions médicales, que ce soit des indications données par les médecins, les traitements ou leurs effets. Enfin, le corps se voit assigné une image sociale, où la maladie définit les possibilités physiques du patient. Elle est une véritable réduction de ses capacités. Comment se réapproprier ce corps fuyant, une fois l’épreuve de la maladie surmontée ?
Mots-clés : Négociation, représentations, sexualité, cancer
Sick body et body performance, conversion of a social norm in the cancer experience
The body well that belonging to an individual, is subjected to social representations current in society. Now, if it is a standard which exceeds all the others as regards the body, it is the one of performance. It regards all domains, from sport to sexuality, and addresses all, without distinction of age or sex. What about this imperative when the body is unwell, decreases by the disease ? What means ’being successful’ when we suffer from a cancer which has important consequences on sexuality ? The patient enters patient’s career Body is then limited, at first by representations of the very patient, which, learning achieves of a prostate cancer, thinks decreased ; Then by medical limitations, whether it is indications given by the doctors, the treatments or their effects. Finally, the body sees itself assigned a social image, where the disease defines the physical possibilities of the patient. It is a real reduction of its capacities. How re-appropriate this elusive body, once the event of the surmounted disease ?
Keywords : Negotiation, representations, sexuality, cancer
Le corps performant est quasiment devenu une injonction dans la société occidentale. Mais qu’en est-il de cette exigence lorsque le corps est malade ? Que se passe-t-il quand l’individu est souffrant ? On sait que le corps, et notamment sa représentation, a une dimension identitaire. Qu’arrive-t-il quand une maladie, telle un cancer, amoindrit les capacités physiques de l’individu, et par là, amène une transformation des représentations du corps ? Ce corps que l’on apprend à modeler, à contrôler afin qu’il soit performant, semble échapper à l’individu dans l’expérience cancéreuse.
Toutefois, la notion de performance est ambivalente et mérite une définition. En effet, la performance n’est pas envisagée de la même façon par un athlète de haut niveau et un sportif du dimanche. Si on associe volontiers ce terme aux exploits sportifs, il ne faut pas, pour autant, s’en contenter. Les performances ne sont pas l’apanage des seuls sportifs de haut niveau. La performance n’est pas seulement présente dans la compétition, elle l’est aussi dans la promotion de l’individu et sa réussite sociale. Comme pour les sportifs professionnels, elle est érigée en mythologie de notre temps : « …la compétition sportive […] est aujourd’hui autant un ensemble de pratiques corporelles spécifiques […] qu’un principe d’action tous azimuts : le sport est sorti du sport, il est devenu un état d’esprit, un mode de formation du lien social, du rapport à soi et à autrui pour l’homme compétitif que nous sommes tous enjoints de devenir au sein d’une société de compétition généralisée. » [1] Par conséquent il faut envisager la performance dans un sens beaucoup plus large, qui englobe différents niveaux et infiltre, dans la société occidentale, toutes les dimensions de la vie humaine, y compris la plus intime : la sexualité.
Avant d’aborder la question particulière de la performance au niveau sexuel, un détour par le lien plus général entre maladie et performance est nécessaire. La maladie cancéreuse sonne comme un glas dans la vie de celui qui y est confronté. Elle modifie sa façon de vivre, notamment sa temporalité [2], les représentations qu’il a de lui-même, et atteint ses capacités physiques (notamment à cause des traitements prescrits). Qu’elle soit sensiblement diminuée ou fortement réduite, le cancer a un impact sur la performance corporelle. Quid de ce constat lorsqu’il a des conséquences sur la sexualité ?
Depuis quelques années, des individus exposent dans l’espace public leur intimité, livrent le récit de leurs exploits sexuels, comme l’a fait par exemple Catherine Millet dans La vie sexuelle de Catherine M. [3], faisant entrer les performances quantitatives dans un vaste ensemble de (sur)représentation qui fait de la sexualité une banalité. Qu’elle soit suggérée ou manifeste, la sexualité a envahi tous les domaines de notre société et mélange plusieurs discours : scientifique, publicitaire, érotique, médical, etc.
Il existe aujourd’hui des médicaments, comme le célèbre viagra, et différentes techniques médicales, qui tentent de lutter efficacement contre la baisse du désir, l’impuissance, une lubrification peu abondante ; en un mot, pour lutter contre la baisse des performances sexuelles. Sur le marché des préservatifs, on voit également apparaître des produits censés accroître la durée, le plaisir, etc. Autant d’aides, de traitements dont le but va d’augmenter les capacités à les empêcher de diminuer. La dimension de la sexualité est donc très largement abordée, d’un point de vue médical ou commercial. Sexualité et performance ne sont pas seulement présents, ils sont inévitables dans l’espace social actuellement. Pour autant, la sexualité reste une question intime, difficile à aborder ; quoique surexposée, elle semble paradoxalement demeurer un tabou.
Les données utilisées sont issues de notre doctorat de sociologie. Nous avons effectué jusqu’à présent 23 entretiens semi-directifs avec des hommes atteints d’un cancer de la prostate [4] et assisté à 753 consultations auprès d’urologues et de radiothérapeutes en Franche-Comté [5].
À partir du cancer de la prostate, ce sont les représentations du corps, et par conséquent de la maladie qui nous intéressent, et notamment les répercussions qu’elles entraînent sur l’identité de l’individu. La performance sera ici appréhendée au regard de l’expérience cancéreuse afin d’approcher sa dimension la plus intime. En effet, le traitement du cancer de la prostate induit des risques d’impuissance et d’incontinence plus ou moins élevés selon l’option thérapeutique choisie [6]. Nous retenons les deux options les plus courantes [7] :
C’est la survie du patient qui est visée puisqu’il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une pathologie qui reste potentiellement mortelle [8]. La performance corporelle, elle, est menacée par la maladie et les traitements.
La maladie, comme l’a montré Canguilhem, a une réalité à la fois organique et sociale [9]. C’est un « accident de parcours » [10], ou plus exactement une rupture dans la trajectoire personnelle et sociale de l’individu, qui va l’amener à négocier son identité. Dans une société où la performance a tant d’importance, une définition possible de la maladie est la non performance, comme l’indique clairement un enquêté, Mr X [11], 62 ans, maçon, opéré il y a un an d’un cancer de la prostate. Cet homme, qui jusqu’alors faisait du cyclisme en club et participait régulièrement à des compétitions, bien que ce soit « plus pour le plaisir que pour gagner », s’est vu contraint d’abandonner ce sport :
On le voit dans cet extrait, la maladie marque non seulement un arrêt dans la pratique du sport, mais elle est véritablement pensée comme la fin des performances. Le cancer est envisagé comme l’impossibilité même d’être performant. Elle modifie les représentations du corps à un point tel, que cet homme pour qui le vélo signifie ne pas vieillir se pense vieux dès qu’il doit abandonner ce sport.
En voici un autre exemple, Mr B. 56 ans, professeur de sport en lycée, l’entretien s’est déroulé trois semaines avant l’opération. Sa représentation de la maladie est sans équivoque, il s’agit d’une absence de performances :
Penser la maladie et, plus particulièrement ici, le cancer (de la prostate) du point de vue de la performance, permet de donner une place primordiale aux représentations qu’ont les malades de leur corps atteint, sans pour autant délaisser les modifications que va subir l’organisme, notamment par les soins médicaux. Le corps, touché par la maladie et le (les) traitement(s), risque concrètement d’être moins performant car fatigué, par la pathologie et les soins ; les représentations que l’individu s’en fait vont être réévaluées : d’abord parce qu’il va rentrer dans une ’carrière de malade’ [12], et que l’expérience de la maladie va amener un certain nombre de modifications et ensuite parce que l’organisme atteint va imposer de nouvelles limites à ce qui était physiquement envisageable et possible jusque là par l’individu. Par conséquent, on admettra, ici, comme définition de la maladie une restriction des performances corporelles possibles (à la fois d’un point de vue physique, organique, en un mot concret ; et d’un point de vue plus abstrait, en tenant compte des représentations des individus.).
Le cancer de la prostate est diagnostiqué suite à un ensemble d’examens (toucher rectal, biopsies prostatiques, scanners, I.R.M…), il y a très peu de symptômes détectables par le patient lui-même. L’annonce du diagnostic est donc le moment précis où l’individu ’s’apprend malade’ ; même si la batterie d’examens qu’il doit subir préalablement donne souvent une indication au patient.
Chaque patient reçoit l’annonce diagnostique et les propositions thérapeutiques, en fonction de sa trajectoire biographique, et notamment en fonction des représentations du corps et de la maladie qu’on lui a transmises. Cet héritage joue un rôle dans la façon d’appréhender la maladie et dans le choix du traitement [13]. Il a également une influence sur les moyens mis en œuvre pour gérer les soins et leurs conséquences, tant physiques que psychologiques. Les performances personnelles sont envisagées comme l’expression d’un minimum et/ou d’un maximum, dans un champ des possibles, auquel il est souhaitable de se maintenir ; comme si la ou plutôt les performances étaient à appréhender, non pas comme une norme sociale, comme une référence en soi, mais bien comme une position dans un vaste champ des possibles individuel. Pour être plus précise, l’entrée dans la carrière de malade ne se fait pas de la même façon pour tous les patients, cela dépend en grande partie des représentations du corps qu’on leur a transmises ; si la maladie est une perte des possibilités de performances corporelles, elle correspond également à une négociation identitaire. Envisager LA performance dans ce cadre particulier, n’est donc pas adéquat, ce sont bien les performances qui sont pertinentes.
À la suite du diagnostic et des informations médicales sur les choix thérapeutiques, l’individu entre dans une carrière de malade dans laquelle l’identité est en partie définie par la maladie (au moins dans le contexte hospitalier). L’annonce ne doit pas être réduite au diagnostic, il faut l’envisager de façon diachronique : diagnostic, propositions thérapeutiques, informations issues du corps médical ou infirmier… On doit également tenir compte du temps nécessaire à chaque individu pour ‘‘encaisser’’ cette nouvelle, pour s’approprier, en quelque sorte, le diagnostic, qui signifie l’entrée dans la maladie. Une fois le diagnostic énoncé, tout un ensemble de limites, de restrictions vont être assignées au corps du malade par les différents acteurs, les différentes instances l’entourant.
Un ensemble de recommandations médicales qui redéfinit les capacités physiques de l’individu est prescrit, comme le repos avant et après traitement, éviter de porter des objets lourd, ne pas faire de vélo, pour épargner la cicatrice après une chirurgie par exemple ; ou encore limiter les déplacements tant que la sonde urinaire n’est pas enlevée, etc. Si le traitement par radiothérapie est choisi, le patient doit se rendre à ses séances de rayons vessie pleine et rectum vide (autant que faire se peut), pour limiter au maximum l’irradiation des organes proches de la prostate ; il doit être présent cinq jours par semaine, pour une séance par jour d’environ quinze minutes (en comptant le temps d’installation et de déshabillage). Les restrictions portent donc sur le corps, l’utilisation qu’il est possible d’en faire et le temps dont dispose le patient. Le meilleur exemple est que, le malade, s’il n’est pas à la retraite, est nécessairement en arrêt maladie, voire même en arrêt longue durée, et donc pris en charge à 100% par la sécurité sociale.
Le patient risque également d’être affaibli par le traitement, c’est pourquoi l’équipe médicale lui conseille de se reposer. Pourtant la fatigue est quelque chose que le patient va ressentir tout seul, elle est plus ou moins grande selon les individus et le traitement suivi, elle restreint son activité physique.
Même après le traitement, le corps du patient est soumis à des restrictions médicales et organiques, notamment dans le cas d’effets secondaires, qui vont de gênants à réellement handicapants. En effet, qu’il souffre d’une incontinence, qui le force à porter des couches en permanence, ou de rectoragites fréquentes, l’individu est forcé de s’adapter à ce que lui permet son corps (diminuer ses déplacements, activités, loisirs).
Des normes sociales en vigueur prescrivent le repos pour les malades, l’entourage va donc exercer des pressions pour que le patient se repose (notamment dans les cas où il s’y oppose). Le cancer reste un mot qui effraie [14], qui est associé à la mort. La famille, les amis et le personnel hospitalier/médical, se font le relais de l’idée collective que toute maladie grave (doit) entraîne® un repos conséquent.
L’individu peut lui-même restreindre toutes ses activités (professionnelles, sportives, sociales…) en entrant dans la carrière de malade ; le choc du diagnostic, la peur de la mort, en un mot l’identité de malade peut prendre une importance telle qu’il cesse rapidement toute occupation, par anticipation. On le voit à travers les propos de Mr F., 57 ans, marié, avocat ;
Le cancer modifie ses représentations du corps de telle sorte qu’il est envisagé comme incapable de rien faire ; le corps est pensé comme un fardeau.
Tout comme pour les restrictions médicales et organiques, les limites sociales et personnelles, peuvent se prolonger bien au-delà de la fin du traitement, avec les effets secondaires, comme le montre un extrait d’entretien avec Mr Y., 56 ans, boulanger :
Dans cet exemple, le corps est encombrant, embarrassant ; il est mis à l’écart. Il devient honteux pour Mr Y. parce qu’il l’est pour son épouse. Dans ce récit la performance n’a aucune place, bien au contraire. Cet extrait montre à quel point le corps malade peut être réduit à sa plus simple expression : c’est une présence, pensée et/ou ressentie comme incapable de quoi que ce soit. Le corps malade est un corps moins performant voire non performant.
Au début de l’enquête, ce qui a été véritablement surprenant, c’est que les urologues, qui sont dans notre population tous des hommes, accordaient finalement peu d’importance à la question de la sexualité chez leurs patients atteints d’un cancer de la prostate. Interrogés sur ce point ils nous ont tous expliqué qu’ils privilégiaient la survie du patient, se référant aux recommandations de l’A.F.U. [16] qui préconisent une stratégie thérapeutique en fonction de l’âge du patient, de son état de santé général et du stade de la tumeur [17].
Les médecins, et la plupart d’entre eux le reconnaissent assez volontiers, ne sont pas formés à aborder la question de la sexualité ; certains vont même jusqu’à confesser qu’ils n’ont pas appris à parler aux patients. Des études ont montré que la question sexuelle en médecine est traitée uniquement sous l’angle de l’organe, de son fonctionnement ou son dysfonctionnement [18]. Ayant assisté à plusieurs centaines de consultations avec cinq chirurgiens et trois radiothérapeutes (dont deux hommes et une femme), nous n’avons pu que constater que la conduite des médecins varie énormément quand la question est abordée. Si certains se contentent d’un renseignement : « Pour pisser ça va ? Et pour le reste ? », qui reste vague, en expliquant que la porte est ouverte et que c’est au patient d’aborder la question de façon plus précise s’il le désire ; d’autres, en revanche, entament une discussion franche en estimant pour leur part, que le cancer de la prostate pouvant entraîner des répercussions importantes au niveau des capacités/possibilités d’érection des patients, la sexualité est une question qui fait partie intégrante de l’interrogatoire médical.
Or, comme l’a montré Sylvie Fainsang [19], beaucoup de patients n’osent pas poser de questions au(x) médecin(s) qui les suivent, et préfèrent essayer de glaner des informations auprès des infirmières ou des internes. La sociologue constate que plus le médecin est important dans la hiérarchie, moins ses patients vont oser lui demander des détails, notamment par peur de l’importuner ou de paraître stupide (elle cite l’exemple des chefs de service et/ou professeurs, dont le statut impressionne fortement les patients). Le fait que les urologues et/ou radiothérapeutes abordent ou non la question de la sexualité, (que ce soit en exposant les conséquences liées au traitement, durant la thérapie ou lors du suivi) et la façon dont ils vont le faire n’est pas anodin. La sexualité demeure un tabou lorsqu’il s’agit de dire et d’écouter comment la vivent les personnes qui sont en face de nous [20]. De même avoir des problèmes dans sa vie intime est une chose, en parler avec son médecin en est une autre ; rares sont les médecins qui proposent à leurs malades de rencontrer un psychologue ; tout aussi rare sont les malades qui acceptent une telle proposition.
Finalement la question de la sexualité dans l’interaction patient-médecin, ne dépend d’aucune loi, elle est fonction des habitudes et de l’aptitude des médecins à l’aborder et/ou à écouter, tout autant que de l’envie et de la capacité des patients à répondre ou à suggérer d’eux-mêmes ce sujet. La seule constante que l’on peut noter pour l’instant c’est que de part et d’autres, ce sont les mêmes raisons qui sont mises en avant pour expliquer le choix d’évoquer ou non la question de la sexualité : difficultés à aborder le sujet, peur d’être jugé… comme l’a été Mr 192, 68 ans, retraité de la fonction publique qui souffre d’impuissance depuis sa prostatectomie radicale il y a 2 mois. Lorsqu’au cours d’une consultation il a demandé à l’urologue si un traitement était envisageable, le chirurgien lui a répondu qu’ « à un moment ça [la vie sexuelle] doit s’arrêter…à votre âge, si c’est plus possible, c’est pas grave » [21].
La question de la sexualité reste liée à la morale, et les médecins n’en sont pas exempts [22]. En ce qui concerne la sexualité, ce sont des catégories morales qui, à partir du 19ème siècle, deviennent scientifiques [23]. Il est évident que du côté de la sexualité, il y a un vide au niveau de la formation médicale (en tout cas dans sa dimension intime et privée) ; d’ailleurs savoir à quelle profession (oncologue, psychologue, sexologue…) il revient de s’occuper des problèmes intimes des patients cancéreux est une question ouverte. Si le serment d’Hippocrate les oblige à soigner tout le monde et à conserver le secret sur les pathologies dont souffrent leurs patients, rien ne les préserve d’eux-mêmes et de leurs a priori ; à moins, peut être, qu’ils ne s’exercent eux-mêmes à une auto réflexivité sur leurs pratiques médicales.
Pour en revenir au patient atteint d’un cancer de la prostate, force est de constater qu’évoquer la question de ses performances sexuelles est une réelle difficulté [24] ; puisque la réponse médicale peut être teintée des valeurs morales, des convictions du praticien qui la formule, elle peut être porteuse d’un jugement, qui, aux vues de la position sociale des médecins est d’une violence symbolique colossale, et va raisonner comme une norme. A travers l’exemple de Mr. 192, on voit que le jugement porte non seulement sur sa vie sexuelle, mais qu’il est normatif en ce qui concerne les performances dont il doit être capable, en l’occurrence aucune.
Lorsque les patients font effectivement appel à des traitements médicaux ou chirurgicaux pour pallier leur impuissance, ils adaptent leurs discours de façon à se réapproprier des performances qui ne dépendent pas (que) d’eux. Il existe différentes techniques dont la finalité est d’aider les hommes à retrouver leurs capacités érectiles et qui peuvent être temporaires (rééducation, médicaments) quand d’autres visent à pallier une impuissance définitive (médicaments, injection intracaverneuse, prothèse pénienne..) ; tous ces traitements sont soumis à un certain nombre de conditions (état général du patient, présence ou non de problèmes cardiaques etc.). Pour illustrer notre propos, nous prenons un exemple parmi d’autres, l’histoire de Mr C., 58 ans, ébéniste à son compte en arrêt longue durée, opéré il y a un an :
Cet exemple est particulièrement éclairant car cet homme a manifestement beaucoup réfléchi sur la question (et en cela il est atypique). Le discours de l’interviewé montre bien une réappropriation de ses performances. S’il accepte l’aide médicale, il va bien au-delà du discours médical et pharmaceutique qui ne s’occupe que des « organes » génitaux, et ne concerne pas le vécu du couple dans ce qu’il a de plus intime. Cela ne suffit pas, que Mr C. retrouve des capacités sexuelles, avec l’aide d’un traitement : il doit se les (ré)approprier afin de les accepter comme ses propres performances.
Le fait de différencier les organes génitaux de la pratique sexuelle rejoint les résultats de l’enquête sur la sexualité des français, comme le remarque Alain Giami : « La majorité des personnes interrogées déclare que le terme de ‘‘sexualité’’ évoque plutôt ‘‘les relations sentimentales et amoureuses’’ que ‘‘le plaisir sexuel’’. » [25]
Le moment de la rémission est une étape particulière [26], qui fait sortir le patient du parcours de soin, sans pour autant l’expulser complètement du milieu médical. En effet, les patients ayant subi un traitement pour cancer de la prostate sont suivis régulièrement : de façon assez fréquente dans les mois suivant la fin du traitement (afin d’aider le patient et essayer de diminuer les effets nocifs des traitements) ; de façon plus espacée dans les années qui suivent. Le but est de repérer le plus rapidement possible une éventuelle récidive de la maladie.
Cette époque est particulière dans la trajectoire du patient. C’est à partir de ce moment là qu’il peut reprendre le contrôle sur sa vie corporelle ; il est moins soumis aux injonctions médicales ; il n’a plus à se plier aux règles du traitement : c’est à lui de se reposer et de retrouver un rythme de vie qui lui convient, certes toujours marqué par les visites régulières exigées par le suivi. Cette période, constituée d’une succession de transitions, entre la phase de traitement et la mise en place de la surveillance à distance est généralement bien vécue par les patients. Ils ont les résultats de l’anatomo-pathologiste ou peuvent se reposer après des séances de rayons parfois difficiles à supporter. À eux d’apprendre à vivre avec ce corps qui n’est plus tout à fait le même, d’en éprouver les limites, d’en tester les capacités ; à eux surtout de s’en approprier les performances, qui ne sont plus les mêmes. Un an après s’être fait opéré, et malgré des séances de kinésithérapie, Mr X., 62 ans, est toujours incontinent. Il recommence à envisager son corps comme performant, tout en reconnaissant, qu’il ne s’agit plus de la même chose qu’avant. Il récupère des capacités physiques, petit à petit. Mr X. réinvestit le champ de la performance corporelle, il se remet à faire du vélo et se sent à nouveau « capable »
« vivre, certes avec un corps amoindrit…mais c’est le mien…je ne suis plus capable des mêmes choses, mais je suis quand même capable ».
La performance n’a pas le même sens qu’avant son opération elle a évolué : d’une norme sociale, elle est devenue une succession d’étapes dans un champ des possibles personnels :
La performance est devenue une norme individuelle, elle ne se pense que par rapport à un avant difficile, qui représente, en quelque sorte, un néant de performance. Le concept est réévalué à l’échelon personnel, au regard de la maladie qui a été « affrontée ». Cette nouvelle définition de la performance est aussi liée à l’idée d’avoir survécu, d’avoir déjoué les plans de la mort, d’avoir vaincu le cancer, comme l’explique Mr Y, 56 ans, boulanger :
La distinction entre les possibilités corporelles avant et après le cancer, permet à l’homme de se réapproprier le concept de performance et de le transformer. Ainsi, la performance n’est plus une norme sociale mais une référence personnelle, un vaste champ des possibles où l’individu se place en fonction de ses capacités corporelles et uniquement au regard de la maladie qu’il a traversée. Comme si le concept était modulable, adaptable par l’individu, le corps malade n’est plus soumis aux mêmes exigences sociales de performance que le corps sain. D’ailleurs il n’est plus soumis du tout à des exigences de performance. Bien au contraire, on attend qu’il nécessite des soins et du repos. A l’annonce de la rémission, les hommes s’assignent eux-mêmes une limite à atteindre, qui fait office de référence, en terme de performance. Les individus étant inégaux quant à la période nécessaire pour ’récupérer’ et face aux conséquences qui peuvent découler du (des) traitement(s) font que, recouvrer ses capacités corporelles n’est ni une certitude, ni l’affaire d’une temporalité connue, précise. La négociation identitaire amenée par la maladie, force l’individu à se représenter son corps différemment : la performance devient une valeur en soi, à la seule condition qu’elle soit définie par soi et pour soi.
Cette réappropriation, cette adaptation d’une norme sociale vers une valeur individuelle s’explique notamment car le cancer de la prostate peut avoir des conséquences très importantes sur la sexualité des patients. La sexualité, quoique soumise à ce principe de performance reste le symbole de l’intimité [27] ; par conséquent, extraire de la notion de performance sa dimension sociale et devenir son auto référence, est la seule réponse envisageable pour les hommes qui font appel à des traitements médicaux pour maintenir ou retrouver des érections.
La maladie peut être envisagée comme une restriction des performances possibles. Le cancer de la prostate, sur lequel nous travaillons, est une forme d’expression de cette limite, voire de la non performance dans le domaine le plus privé, le plus intime qui soit : la sexualité. C’est dans ce contexte particulier où la médecine vient au secours de la sexualité, avec toutes les difficultés évoquées, que la performance, norme sociale, est transformée en valeur individuelle, repère personnel. Vivre une carrière de malade force à mesurer d’une autre façon ses capacités physiques, tout autant que la maladie et les traitements affaiblissent et/ou transforment le corps biologique, qui ne peut plus assumer les mêmes performances. Le seul repère envisageable et donc valable devient soi-même, au regard de l’épreuve cancéreuse et des normes sociales. Le corps et ses performances sont désormais pensés en fonction d’un avant et d’un après (la maladie, le traitement, les effets secondaires…). Le cancer en attaquant le corps, le transforme et donc modifie, l’identité de l’individu. S’en trouvent également changées, les exigences sociales qui pèsent sur le corps. La performance en tant que valeur individuelle n’est pas une fin en soi mais un univers des possibles dans lequel se situe l’individu. Devenir son propre référent dans le domaine de la performance peut être une réponse à la « condition de malade ».
[1] A. Erhenberg, Le culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991
[2] M. Ménoret, Les temps du cancer, [1999], Paris, éd. Du bord de l’eau, clair & net (coll.), 2007
[3] C. Millet, La vie sexuelle de Catherine M., Paris, Seuil, 2001
[4] Nous avons menés des entretiens auprès d’hommes atteints d’un cancer de la prostate, quelque soit le stade de la tumeur, avant et après une prostatectomie radicale et avant une irradiation. Notre population est âgée de 51 et 82 ans. Il existe une classification des tumeurs, en fonction de leur taille, de l’envahissement de l’organe, qui permet d’une part, de prévoir le pronostic et d’adapter la thérapeutique à la situation clinique ; et qui, d’autre part, rend possible les comparaisons entre différentes études scientifiques.
[5] Ces consultations nous ont permis de nous familiariser avec le milieu médical et de dresser, à partir des notes d’observation une typologie de patients.
[6] L. Collette. « Prostate Cancer : prognostic factors, markers of outcome and design of clinical trials » 2006
[7] IJ. Korfage, T. Hak, HJ. De Koning, ML Essink-Bot « Patient’s perceptions of side-effects of prostate cancer treatment — A qualitative interview study. » Social Science & Medicine, Vol. 63, Issue 4, August 2006, p. 911–919
[8] La situation du cancer en France en 2007, Synthèses et rapports, INCa, 2007
[9] G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 1966
[10] Extrait d’un entretien avec Mr X.
[11] Sont notés Mr plus une initiale (Mr X.), les extraits provenant d’entretiens semi-directifs ; les données recueillies lors d’observations de consultations sont marquées Mr plus un nombre (Mr 192).
[12] Nous utilisons le concept de carrière tel que Hughes l’a développé dans, E. C. Hughes, Men and Their Work, Glencoe, Ill., The Free Press, 1958.
[13] Il est demandé de plus en plus au x patients d’être actifs dans les décisions de soins les concernant ; c’est ce qui ressort de la Loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, article L.1111-4 du code de la santé publique : « Aucun acte médical ni traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne ». Voir à ce sujet : L. F. Degner, J. A. Sloan, « Decision making during serious illness : what role do patients really want to play ? », Journal Clinic epidemiology, vol. 45, no. 9, p. 941-950, 1992
[14] 14A-G Le Corroller-Soriano, et al. La vie deux ans après le cancer, Paris, La documentation Française, 2008
[15] 15 Extrait entretien Mr F.
[16] 16 Association Française d’Urologie.
[17] 17Il existe plusieurs méthodes d’identification de stade pour le cancer de la prostate. La classification la plus couramment utilisée est le système TNM (tumeur, ganglion, métastase), de l’Union Internationale Contre le Cancer (UICC). Le système TNM décrit l’extension de la tumeur primitive (stade T), l’absence ou la présence de métastases aux ganglions avoisinants (stade N) et l’absence ou la présence de métastases à distance (stade M).
[18] 18 M. Barmaki, « Comment les soignants se représentent-ils la sexualité des personnes en phase palliative d’un cancer ? » in Actes du colloque, Sciences Humaines et cancérologie, Besançon, 2007, p.193-197
Et de façon moins directe, A. Giami, P. Moulin, E. Moreau, « Les discours professionnels des infirmières : une forme de représentation de la sexualité » in Actes du colloque, Sciences Humaines et cancérologie, Besançon, 2007, p. 181-184.
[19] 19 S. Fainzang. La relation médecins-malades : information et mensonge, PUF, coll. Ethnologie, Paris, 2006
[20] 20 L. Bissler, et al. « Vécu psychologique de la sexualité chez les hommes ayant un cancer de la prostate primitif et localisé » Psycho-oncologie, 2007, p. 241-245
[21] 21 Notes prise au cours d’une consultation
[22] 22 M. Barmaki, « Comment les soignants se représentent-ils la sexualité des personnes en phase palliative d’un cancer ? » in Actes du colloque, Sciences humaines et cancérologie, Besançon, juin 2008, p. 193-197
[23] 23 M. Foucault, Histoire de la sexualité III. La volonté de savoir, [1976], Paris, Gallimard, tel (coll.), 2006
[24] 24 R.E. Gray, M.I. Fitch, K. D. Fergus, et al., « Hegemonic masculinity and the experience of prostate cancer : a narrative approach. » Journal of Aging and Identity, vol. 7 no 1, mars 2002, p. 43–62
[25] 25 A. Giami, « La banalité sexuelle », Le Passant ordinaire, 45/46, Juin-sept. 2003
[26] 26 Les médecins répugnent à parler de guérison lorsqu’ils sont en face de cancer.
[27] 27 M. Foucault, Histoire de la sexualité III. Le souci de soi, [1984], Paris, Gallimard, tel (coll.), 2006
Cléau Hélène, « Corps malade et corps performant, transformation d’une norme sociale dans l’expérience cancéreuse », dans revue ¿ Interrogations ?, N°7. Le corps performant, décembre 2008 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Corps-malade-et-corps-performant (Consulté le 7 octobre 2024).