L’œuvre artistique de Camille Claudel connaît un regain de succès depuis les années 2000 avec l’exposition organisée au Québec en 2005, puis tout récemment en France l’organisation conjointe d’une exposition en 2008 (qui a pris fin en septembre) à Paris au musée Rodin et à Madrid à la Fundación Mapfre.
Une toute récente publication d’une biographie traduite de Camille Claudel parue sous le titre, Camille Claudel, sa vie, vient compléter ce panorama grandissant autour de cette figure mythique et mythifiée d’une grande artiste française. Odile Ayral-Clause, professeur de littérature au sein d’une université californienne et spécialiste de Jessie Lipscomb, figure artistique de la fin du XIXe siècle, nous propose un livre à la croisée des chemins entre l’analyse sociologique, le portrait historique et l’étude de la corrélation entre génie et folie. S’insérant pleinement dans le champ historiographique des gender studies, cet ouvrage est plus qu’un simple apport d’information sur la figure maintes fois repeinte de Camille Claudel.
Odile Ayral-Clause se différencie des études antérieures de cette personnalité en dressant un portrait psychologique de l’artiste plus en adéquation avec l’étude de la société du tournant du XIXe siècle. Elle permet d’esquisser une nouvelle analyse des féminités déviantes dans le monde de l’art et fournit, au travers d’une nouvelle grille de compréhension, une approche plus complexe. Quelles limites séparent la femme de l’artiste, le génie de la folie, la modernité de l’acte créatif et le conservatisme d’une société pourtant en mouvement ? En dressant le cadre sociétal, l’auteur démontre combien il fut difficile à Camille Claudel de se positionner dans la société contemporaine. Dans un monde en perpétuelle mutation artistique, scientifique et politique, comment une femme tiraillée entre son éducation aux valeurs bourgeoises et sa volonté d’expression puis de reconnaissance artistique pouvait-elle trouver sa place ? La question de la déviance féminine, du « hors norme féminin » [1], est donc ici posée. Est-ce la société qui l’a vue comme déviante, qui l’a créée comme déviante, ou Camille Claudel portait-elle en elle les prémices d’une déviance féminine ? C’est à ce foisonnement de questions qu’Odile Ayral-Clause a proposé des éléments de réponse pertinents et fondés.
Par la diversification des terrains d’étude et des sources, l’auteur fait de Camille Claudel un objet d’étude à part entière. En se plaçant dans la lignée historiographique notamment amorcée par Jacques Cassar [2], elle entreprend une démarche plus scientifique en s’appuyant sur l’analyse de correspondances inédites, de documents archives tel que le dossier psychiatrique de Camille Claudel et d’extraits choisis dans les journaux intimes d’artistes féminines de l’époque. Apprécions cet engagement dans un processus de compréhension original qui permet de replacer la figure de Camille Claudel dans son environnement historique, sociologique mais aussi politique.
Ce travail a le grand mérite de rompre avec l’héritage d’un traitement féministe et décontextualisé de la figure mythifiée de Camille Claudel, génie maudit [3]. Cependant, même avec la construction d’un modèle d’analyse rigoureux et d’un élargissement des champs d’investigation, il demeure difficile de peindre un portrait réaliste de l’artiste dont la vie tend à être interprétée par le romantisme « fin de siècle ».
Dépassant l’analyse traditionnelle des relations C. Claudel/A. Rodin et Femme/Création, elle dresse une nouvelle vision plus subtile et plus en adéquation avec la réalité contemporaine d’une femme sculpteur, élève maîtresse de son maître, en but aux carcans sociétaux et idéologiques de son époque. La relation tant romancée de Camille Claudel et Auguste Rodin trouve enfin ici une interprétation plus juste. En se basant sur le fonctionnement d’un atelier de sculpture à la fin du XIXe siècle, des difficultés d’intégration rencontrées par les femmes artistes dans le si conservateur monde de l’art et sur l’importance des réseaux dans une carrière artistique, l’auteur nous livre une Camille Claudel dans son temps.
On comprend donc comment, à l’époque où être sculpteur pour une femme était considéré comme une déviance sociale [4], Camille Claudel, par sa forte personnalité et sa volonté sans faille à exercer son art, est parvenue à dépasser certains préjugés misogynes. Aidée en cela par le réseau amical et financier tissé par les sculpteurs J. Boucher et A. Rodin, puis par le journaliste M. Morhardt, elle a dépassé les cadres stricts qui limitaient la liberté stylistique et la reconnaissance publique chez les artistes femmes, contrairement à de nombreuses autres figures féminines de la création artistique de la fin du XIX e siècle.
Quant à l’éternelle question des corrélations entre la folie et le génie créateur, l’auteur propose une interprétation réfléchie et subtile. Toute femme sculpteur étant considérée comme déviante dans cette société fin de siècle, il est extrêmement délicat de séparer les éléments réels des éléments fictifs. L’auteur identifie alors plusieurs strates d’analyse de la déviance de l’artiste.
En effet, issue d’une famille bourgeoise et conservatrice, Camille Claudel n’en est pas moins dotée depuis sa plus tendre enfance d’un caractère colérique, d’un tempérament brusque et sarcastique. Cependant, son orgueil et sa fierté ont été des éléments créateurs d’une personnalité indépendante et unique.
Sa personne jusqu’au-boutiste lui permit de dépasser les cadres de l’enseignement traditionnellement réservé aux artistes femmes. L’auteur souligne, par exemple, que sa volonté d’apprendre, tel un homme, l’étude du nu, strictement interdit puis fortement réglementé pour la gente féminine, favorisa l’ambiguïté des jugements émis sur sa personne : déviante pour avoir transgressé l’interdit, génie pour avoir acquis par la transgression de l’interdit. L’auteur nous livre un exemple probant avec le groupe des Valseurs réalisé en 1892, magnifiquement frémissant dans leur nudité, mais terriblement sensuel pour une commande ministérielle [5].
De plus, sa relation amoureuse clandestine avec le grand sculpteur A. Rodin ne lui permit pas d’acquérir le statut traditionnel d’épouse et de mère. Ainsi mise à la marge, elle présentait inévitablement une image de déviance.
Toutefois, au vu des éléments issus des dossiers médicaux, l’auteur rappelle qu’il ne fait aucun doute que Camille Claudel présentait des signes évidents de souffrance morale. Les symptômes bien connus chez l’artiste, tels que ses colères, ses changements brusques d’humeur, sa quête d’une maîtrise totale et sa paranoïa grandissante, ne permettent pas de renier ses tourments psychologiques.
Cet ouvrage de qualité marque l’intérêt renouvelé pour les portraits psychologiques de femmes artistes de la fin du XIXe siècle et début XXe siècle, considérées à leur époque comme représentatives d’une déviance. Tout comme le film de B. Nuytten, dans lequel Isabelle Adjani avait brillé par son interprétation juste de Camille Claudel [6], le réalisateur Martin Provost met aujourd’hui en lumière dans son récent film une figure similaire dans son destin : Séraphine de Senlis (1864-1942) [7], artiste, hors norme, déviante et internée, à qui sont consacrées également une exposition rétrospective au musée Maillol (1er octobre-5 janvier 2009) et une biographie tirée de la thèse de la psychanalyste et peintre Françoise Cloarec [8].
[1] Alain Rey (ss la dir. de), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2006, tome 2, p. 1467. Pour l’ensemble des emplois du nom ou de l’adjectif fou, c’est l’idée de « hors des normes », par l’opposition raison-folie, qui domine. Le mot folie revêt aujourd’hui une signification plus restreinte et plus médicale.
[2] Jacques Cassar fut un historien passionné de Camille Claudel. Il entreprit l’écriture d’un ouvrage livrant l’intégralité des archives dont beaucoup étaient jusqu’à ce jour inédites : lettres, documents, articles de presse :
Dossier Camille Claudel, publié de manière posthume en 1987 aux éditions Séguier.
[3] Anne Delbée, Une femme, Paris, Presses de la Renaissance, 1982.
[4] Il faut ici rappeler les difficultés financières mais également physiques du métier de sculpteur, alors considéré comme une activité strictement masculine.
[5] Odile Ayral-Clause, Camille Claudel, sa vie, Paris, Hazan, coll. Bibliothèque des arts, 2008, pp.105-111.
[6] Bruno Nuytten a réalisé en 1988 un film sur Camille Claudel, notamment interprété par Isabelle Adjani et Gérard Depardieu, et récompensé par de nombreux prix.
[7] Séraphine, film de Martin Provost, interprété par Yolande Moreau et Ulrich Tukur, sorti le 1er octobre 2008.
[8] Françoise Cloarec, Séraphine, la vie rêvée de Séraphine de Senlis, Paris, Phebus, octobre 2008.
Coppin Anne-Sophie, Gouaille Loriane, « Odile Ayral-Clause, Camille Claudel, sa vie », dans revue ¿ Interrogations ?, N°7. Le corps performant, décembre 2008 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Odile-Ayral-Clause-Camille-Claudel (Consulté le 21 novembre 2024).