La réalisation d’une performance sportive est souvent présentée tout à la fois comme l’objectif et la récompense de tous les efforts consentis lors de séances d’entraînement plus ou moins nombreuses, longues et intenses. L’effort sportif est indéniablement associé pour nombre d’individus, sportifs ou non, à l’idée de dépassement de soi. C’est pourquoi nous souhaitons dans cet article proposer quelques réflexions relatives à la performance corporelle dans le monde sportif en nous intéressant plus particulièrement au rapport à l’effort sportif. Ainsi, en prenant appui sur des données empiriques issues d’entretiens réalisés avec des sportifs de disciplines et de niveaux variables, nous explicitons dans une première partie les pratiques et les valeurs morales attachées aux formes ascétiques que peut présenter le rapport à l’effort des sportifs interrogés. La deuxième partie montre les significations en termes de reconnaissance sociale et professionnelle qu’il peut revêtir.
Mots-clefs : Effort sportif ; dépassement de soi ; ascèse ; intérêts ; dispositions
The carrying out of sporting performance is often presented as at the same time the goal and the reward of all the efforts consented during more or less numerous, long and intense training sessions. It is undeniable that for a certain number of individuals, be they sporty or not, the sporting effort is associated with the idea of going beyond the limits of the body. That is the reason why, in that article, we would like to suggest a few remarks concerning the performance of the body, as far as the sports sphere is concerned. We will focus more specifically on how the body behaves in connection to the sporting effort. Thus, we will explain in a first part the practices and the moral values, as regards to ascetic forms, that the sportsmen we questioned develop when confronted to the sporting effort. We grounded this study on empirical data taken from interviews with sportsmen from varied disciplines and levels. The second part will reveal that the sporting effort conveys in terms of social and professional recognition.
Keywords : Sporting effort ; surpassing oneself ; asceticism ; interests ; dispositions
Les bienfaits du sport et plus particulièrement de l’effort physique, en matière de santé, ont souvent été démontrés [1]. Ces incidences positives sur la santé résulteraient d’efforts physiques modérés et réguliers. Mais la pratique sportive conduit aussi au dépassement de soi [2] non sans engendrer son lot de blessures [3] et de souffrances [4]. La compétition pourrait, en premier lieu, être accusée d’engendrer ces maux par les fortes cadences et intensités d’entraînements qu’elle exige [5]. En effet, le modèle compétitif incite au rendement et à la recherche effrénée du record. Victoires et performances en constituent des moteurs symboliquement valorisés. Mais même en l’absence d’enjeux compétitifs, les sportifs n’hésitent pas à se dépasser et à prendre parfois d’importants risques [6]. La réalisation d’une performance, que celle-ci se mesure à l’aune de résultats personnels ou en comparaison à d’autres concurrents, s’inscrit généralement dans une histoire longue faite d’entraînements et d’efforts répétés à l’intensité plus ou moins prononcée. Cette discipline à laquelle s’astreignent de nombreux sportifs s’apparente à une forme de violence sur soi [7]. Elle s’objective entre autres dans des ressentis corporels souvent douloureux si ce n’est parfois des traumatismes ou des blessures à la gravité variable [8] et elle renvoie aussi à des rapports de force entre individus. Tout en façonnant et en maîtrisant son propre corps, le sportif peut ainsi chercher à se comparer ou à se différencier des autres, sportifs ou non [9].
Mais pourquoi ces sportifs s’astreignent-ils à une telle discipline ? L’évidence de certains enjeux professionnels et par extension financiers masque la situation de tous ces pratiquants amateurs dont l’intensité de l’engagement physique ne peut s’interpréter de manière aussi directe. La variabilité de la nature même des enjeux eu égard au mode d’engagement sportif oblige à questionner les significations, pour les sportifs eux-mêmes, de cette forme de violence sur soi. L’effort [10] semble au cœur des pratiques et des conceptions relatives à l’entraînement, à l’apprentissage, à la progression et à la performance. L’exhortation à faire des efforts revient par exemple comme un véritable leitmotiv dans les discours de la plupart des entraîneurs et éducateurs sportifs. Le rapport à l’effort de chaque sportif, c’est-à-dire à la fois sa pratique objective (heures d’entraînements, intensité de la pratique…) et ses représentations de l’effort, paraît ainsi constituer une des dimensions essentielles de cette discipline sur soi. C’est pourquoi il nous semble intéressant de le questionner plus précisément. Nous souhaitons de la sorte exposer quelques réflexions relatives à la performance corporelle dans le monde sportif par l’interrogation plus particulière des conditions d’exercice des contraintes disciplinaires que souvent elle présuppose. Si ces contraintes relèvent en grande partie d’une discipline physique (au cours des entraînements), elles peuvent également susciter une forme de privation sociale où la mise en sommeil voire le sacrifice d’une partie des loisirs ou de la vie sociale – sorties, amis, famille, vie amoureuse et sexuelle – sont préconisés. La pratique sportive est toutefois aussi pourvoyeuse d’un cadre de socialisation spécifique caractérisé par des sorties, des déplacements, des relations amicales, etc.. La compréhension des conditions d’acceptation de ces formes de discipline nécessite alors de saisir les intérêts qui y sont liés par une lecture notamment des significations sportives, sociales et symboliques du rapport à l’effort des acteurs concernés.
Les données empiriques sur lesquelles s’appuie cet article sont issues de deux enquêtes distinctes. D’une part, seize récits de vie ont été récoltés en 2000 [11] auprès de sportifs évoluant dans différentes disciplines sportives considérées comme plus ou moins énergétiques [12]. Au niveau compétitif, l’échantillon comprend douze pratiquants dont quatre sont professionnels. Les huit autres, avec un statut d’amateur, évoluent soit à niveau national ou international, soit à niveau départemental ou régional. S’ajoutent encore quatre pratiquants ’non-compétitifs’ dans la mesure où ils ne participent à aucune compétition instituée. D’autre part, des entretiens semi-directifs ont été réalisés avec des coureurs à pied, ayant participé aux éditions 2003, 2004 et/ou 2005 du marathon des sables [13]. Ils concernent quarante hommes et dix femmes, tous amateurs. La présentation qui suit repose sur une analyse par entretien et thématique [14] centrée sur la pratique elle-même (nombre et durée des entraînements, ancienneté, mode d’exercice – dirigé, programmé et/ou libre – etc.) et sur les discours relatifs à l’effort (essai de définition, évaluation de ses aspects positifs et négatifs, estimation du niveau d’intensité requis à la progression, etc.).
Les définitions de l’effort sportif développées par les acteurs interviewés sont plurielles mais s’articulent toutefois autour de trois aspects principaux que constituent les pôles physique, mental et moral. L’effort sportif renvoie ainsi au physique dans une acceptation tantôt mécanique, tantôt énergétique. L’accent est alors mis principalement sur la physiologie de l’effort, soulignant le rôle moteur des muscles. Parfois, c’est davantage la dépense énergétique, gage d’intensité, qui transparaît. L’effort sportif reste attaché à une conception anatomo-physiologique du corps qui prédomine dans les sociétés occidentales [15]. Lorsque l’aspect mental de l’effort sportif est évoqué, il apparaît fortement associé au physique dont il semble constituer un facteur d’optimisation. L’importance du corps, qui ne cesse d’être rappelée par ces conceptions psychophysiologiques de l’effort, ne diminue en rien ses significations morales. Ainsi, les expressions « se faire mal », « progresser » et « se dépasser » évoquent les valeurs cardinales de l’effort sportif. Si, par ses efforts répétés et réguliers, le sportif améliore ses performances, il conçoit souvent le dépassement de soi comme seul garant de sa réussite, même s’il occasionne temporairement une souffrance plus ou moins intense. Selon une morale sportive positiviste, prônant la devise olympique citius, altius, fortius, l’effort sportif apparaît vertueux. La souffrance et le dépassement de soi ne constituent plus seulement des contraintes inévitables, mais incarnent des valeurs positives relatives à une vision humaniste où l’homme, par ces épreuves, ne pourrait devenir que ’meilleur’.
L’effort « c’est quelque chose qui permet de progresser, c’est quelque chose qui est intéressant parce que ce n’est pas forcément facile. Ca amène je pense beaucoup de satisfaction personnelle, beaucoup de satisfaction de réaliser des choses. Il faut toujours passer par des périodes d’efforts, quelque soit le domaine, avant que les choses ne deviennent évidentes, il y a toujours des efforts à faire. Donc c’est un moyen de progresser ». [S.R., homme, 33 ans, technicien, pratique de la course à pied de fond sur des distances jusqu’au marathon]
« L’effort pour moi c’est puiser dans son organisme ou son mental les ressources nécessaires à dépasser un état passager difficile (fatigue ou douleur). Pour moi, dans le sport c’est sentir que mon corps travaille, qu’il puise dans ses ressources, raisonnablement, pour s’améliorer ». [E.B., femme, 29 ans, chef de projet en marketing, participante au marathon des sables en 2005]
L’activité pratiquée et la manière de s’y adonner sont à l’origine de vécus parfois forts différents. L’entraînement est à ce titre un véritable révélateur du rapport à l’effort sportif. Le nombre d’entraînements, leur durée et leur intensité sont autant de facteurs susceptibles de le faire varier bien sûr. Mais quel que soit le niveau ou le mode de pratique, l’entraînement est présenté comme le moyen par excellence d’améliorer ses performances ce qui suppose pour ces sportifs, de manière quasi inévitable, d’endurer des formes de souffrances plus ou moins exacerbées. Cette épreuve par corps n’est pas réservée aux sportifs professionnels ou amateurs évoluant à haut niveau même s’ils soulignent fortement l’intensité de leur engagement quotidien voire biquotidien.
« Là où y a réellement un effort physique c’est à l’entraînement, c’est toute l’année, c’est tous les jours, voire deux fois par jour, c’est tout ce que tu fais quand tu sues, que tu sens passer, c’est vraiment toute l’année. Donc l’effort sportif réel, l’effort sportif il est là. (…) Quand je pense à tout ce que j’ai fait toute l’année, quand je sais que j’ai souffert pendant pratiquement 300 jours pour faire deux mois de compétition, je préfère faire des compétitions que m’entraîner. Donc l’effort sportif il est 300 jours ». [M.B., homme, 22 ans, sportif professionnel, pratique de la course à pied de demi-fond]
« Il fallait vachement pousser la machine à l’entraînement et ça fait que des fois il m’arrivait même de ne pas fermer l’œil, tellement j’étais fatigué, cassé que je n’arrivais pas à dormir. Ca c’était des choses qui sont restées en moi et ça m’arrive encore maintenant quand je m’entraîne beaucoup, beaucoup et je n’arrive pas à trouver le sommeil. (…) Ca c’est les moments qui m’ont beaucoup marqué. Et je pense que je connaîtrais encore, tant que je serai dans le haut niveau ce sera ça » [A.R., homme, 25 ans, employé, pratique de la boxe à haut niveau]
Une certaine forme d’ascèse sportive peut aussi être valorisée même si un palmarès sportif international n’est pas en jeu. Si celle-ci ne sert pas directement à tirer profit d’une victoire ou d’une performance quelconque, elle renforce l’idée selon laquelle il faut faire des efforts pour progresser et atteindre un état meilleur (amélioration des performances, mais aussi de la condition physique et des potentialités musculaires…).
« [La musculation] c’était pour moi un moyen de décompression… Ca te permet de te défoncer… Une fois que je me suis bien défoncé, je me sens bien (…) Et c’est vrai qu’au niveau du corps, les mecs qui ont trente ou quarante ans et qui se laissent aller, qui ont un gros bide, ça c’est un truc que je ne peux pas comprendre. C’est peut-être aussi pour ça que je le fais, parce que mon objectif c’est de rester, pas svelte, mais à peu près bien c’est tout. Vis-à-vis de toi-même c’est quand même important de pas te laisser aller comme une larve » [O.P., homme, 32 ans, employé, pratique du fitness et de la musculation]
« Je crois aussi que la course à pied m’a considérablement fait progresser dans la connaissance de mon corps et donc dans la confiance que je peux faire à ses capacités en les entretenant ». [P.B., homme, 53 ans, directeur de recherche, participant au marathon des sables en 2004]
L’entraînement, par les efforts répétés et plus ou moins intenses qu’il exige, constitue une des dimensions, peut-être la plus visible, des formes de discipline physique exercées par les sportifs. Celle-ci se complète pour certains d’entre eux, et ce de manière plus notable chez les compétiteurs évoluant à haut niveau ainsi que chez les pratiquants d’activités d’endurance, par le respect d’une hygiène de vie impliquant des privations d’ordre alimentaire (afin de maintenir un poids de forme par exemple) ou relative plus généralement à la vie sociale et familiale (diminution des sorties ou gestion stricte du temps de sommeil).
« Très tôt j’étais assez porté sur mon hygiène de vie, assez sérieux, même peut-être rigide au départ quand j’étais très jeune. Fallait manger des pâtes la veille d’un match, fallait que je me couche tôt, je sortais peu (…) Je ne fume pas, je ne picole pas plus que ça donc… Et c’est vrai que je pense que ça m’a aussi aidé d’avoir une hygiène de vie correcte, pour un sportif professionnel c’est important. C’est important pas quand on a vingt ans, pas quand on a vingt-cinq ans, c’est maintenant que je le remarque. Quand on a trente ans passés, j’arrive et je n’ai rien, pas de blessures, bon les petits bobos on les a toujours, les chevilles tordues, les articulations qui font mal ça c’est l’âge, on ne peut rien y faire. Mais je n’ai rien. Je n’ai jamais eu de problème de genou, jamais de problème d’épaule, j’ai pas eu de problème, aucune opération. Donc je me dis tous les efforts que j’ai faits consciemment ou inconsciemment avant quelque part je les récolte maintenant. Et je les récolterais pour ma vie qui va suivre le sport qui est la plus longue finalement ». [P.S., homme, 32 ans, sportif professionnel, pratique du handball]
La discipline physique propre à la pratique sportive peut de la sorte se diffuser à l’ensemble des sphères de la vie quotidienne. La surveillance du poids corporel constitue à cet égard un élément primordial. En effet, la perte de poids engendrée par ou pour la pratique permet certes une amélioration des performances, mais modèle aussi le corps. Celui-ci participe directement à l’expression identitaire des sportifs [16].
« Mon premier objectif était de perdre du poids car j’ai tendance à grossir dés que j’arrête. Donc la pratique de l’ultra[fond] [17] me permet de maintenir mon poids de forme en suivant également une diététique alimentaire parfois contraignante. (…) Je suis presque toujours attentif à mon alimentation, sans être pour autant une obsession. Pour le marathon des sables, j’avais eu la chance de rencontrer un médecin qui m’a donné des conseils en alimentation afin de pouvoir assumer la masse d’entraînement tout en perdant mon surpoids (je pesais 82kg au début de mon plan d’entraînement en décembre et pour le marathon des sables j’étais descendu à 74 kg). Aujourd’hui, c’est devenu une habitude et je continue à m’alimenter selon ses conseils ». [J.V., homme, 46 ans, cadre commercial, participant au marathon des sables en 2004]
L’aspect contraignant de l’effort sportif a cependant tendance à masquer son caractère plaisant. Les pratiquants affirment en effet prendre plaisir dans l’effort sportif lui-même, à travers les sensations qu’il procure et qui recouvrent plusieurs aspects : ressenti corporel agréable (lié par exemple à la production d’endorphines [18]), impression d’aisance et de bien-être (la forme et les formes) et sentiment positif de réaliser quelque chose (ne pas se laisser aller).
« Faire un effort, c’est se forcer à faire quelque chose donc pour moi c’est une contrainte que l’on s’impose. Et donc, si on s’impose une contrainte c’est forcément pour obtenir quelque chose en contrepartie. Dans le sport, la contrepartie peut être le plaisir d’obtenir le chrono pour lequel on s’est entraîné, le plaisir de maintenir un poids de forme, ou tout simplement le plaisir d’atteindre cet état second que l’on trouve dans l’ultra… ». [J.V., homme, 46 ans, cadre commercial, participant au marathon des sables en 2004]
« L’effort induit obligatoirement pour moi une forme de plaisir et de bonheur : de se fixer l’objectif, de tout faire pour l’atteindre, et de la satisfaction d’y être arrivé ». [R.J., homme, 57 ans, cadre supérieur, participant au marathon des sables en 2004]
La performance sportive s’appréhende comme le résultat de l’exercice d’une discipline sur soi au caractère non seulement physique mais aussi social par les privations ou les réaménagements des rythmes de vie qu’elle peut impliquer. L’effort apparaît alors, à travers cette discipline, comme le moteur incontournable de la performance. Et moralement les significations que revêt l’effort sportif oscillent entre deux notions a priori opposées : souffrance et plaisir. La souffrance est davantage valorisée par les compétiteurs pour qui elle représente un passage obligé en vue d’une progression des résultats ou, face aux concurrents, pour remporter une victoire. Le plaisir de l’effort sportif est quant à lui plus fréquemment évoqué par les non-compétiteurs ou les pratiquants sans prétention de classement. Il provient alors des sensations agréables ressenties au cours de l’effort et n’est pas dissocié de toute forme de douleur notamment musculaire. L’adoption d’une certaine ascèse sportive peut de la sorte apparaître comme gratuite et désintéressée. C’est la mise en avant de l’effort pour l’effort, moralement louable dans l’univers sportif et en dehors [19], qui s’avère plus souvent le fait de ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ne peuvent prétendre à d’autres profits (en particulier la victoire dans l’espace sportif compétitif).
Jusqu’à présent nous avons essentiellement évoqué l’effort sportif en termes de pratique et mis en exergue les valeurs morales qui lui sont attachées notamment à travers l’idée de discipline que le sportif s’impose à lui-même. En fonction du mode et du niveau de pratique, les enjeux des performances sportives réalisées ne sont certes pas du même ordre – ils impliquent par exemple des conséquences financières pour les sportifs professionnels – mais revêtent toutefois des significations morales et sociales dépassant la seule dimension sportive. Elles s’appréhendent au regard des intérêts propres à l’espace de pratique en lien avec les propriétés sociales des acteurs notamment l’historicité de leur rapport à l’effort sportif [20]. Pratiquer depuis le plus jeune âge ou avoir débuté plus tardivement, s’entraîner régulièrement ou non, une ou plusieurs fois par semaine, être ou non engagé en compétition, être issu d’une famille ’sportive’ ou non, etc. sont autant d’éléments explicatifs du rapport à l’effort sportif d’un individu particulier. Il se construit à travers les nombreuses expériences de l’individu et les significations que lui-même et les autres leurs attribuent. C’est de la sorte par les significations sociales que peuvent recouvrir les valeurs morales attribuées à l’effort sportif que les sportifs peuvent se grandir par l’effort, ce que les développements qui suivent cherchent à expliciter.
L’histoire longue dans laquelle s’inscrit la réalisation d’une performance sportive et/ou corporelle renvoie à une « connaissance par corps » [21] de l’effort sportif qui s’objective dans un savoir-faire et un savoir-être en rapport avec l’activité pratiquée. Les coureurs à pied évoquent ainsi souvent la nécessité de savoir gérer son effort surtout sur de très longues distances comme en ultrafond. Cette gestion s’acquiert progressivement, dans le domaine de la course à pied, voire dans d’autres activités sportives pratiquées auparavant comme le cyclisme, le triathlon ou l’aviron. Plusieurs coureurs interrogés ont ainsi reconverti dans la course à pied des compétences sportives acquises dans d’autres disciplines sportives, caractérisées par des efforts en endurance [22]. Indépendamment de la réalité d’un possible transfert de telles dispositions d’un domaine à un autre, de nombreux acteurs, notamment les sportifs professionnels, présentent leur rapport à l’effort sportif fait d’ascèse et de dépassement de soi comme une véritable compétence mise à profit dans le milieu professionnel.
« Je pense que ce n’est aussi pas pour rien que les entreprises actuellement recherchent des sportifs, pas pour leurs compétences de sportifs mais pour leur esprit de compétition, d’aller de l’avant, de savoir gérer l’échec, de savoir gérer les bons moments comme les mauvais, et de se relever. Ca je ne suis pas persuadé qu’en entreprise le jour où on a un gros échec je ne suis pas sûr que tout le monde sache le faire, je suis sûr que tout le monde ne sait pas le faire, je ne sais pas quel pourcentage est capable de le faire, dans les sportifs de haut niveau, à mon avis le pourcentage il est proche du haut du tableau quoi, de 80, je ne sais pas, bon je dis des chiffres idiots mais je pense que beaucoup de sportifs de haut niveau savent se relever parce qu’ils l’ont vécu, parce qu’ils savent ce que c’est. Bon d’ici à dire que dans l’entreprise ils sauront se relever à chaque fois, ça on ne peut jamais dire, mais ils auront une capacité, une aptitude à le faire qui sera plus importante que monsieur X » [P.S., homme, 32 ans, sportif professionnel, pratique du handball]
Si cette compétence, réelle ou potentielle, peut pour certains être à l’origine de profits directement monnayables sur le marché de l’emploi, elle revêt également, et peut-être de manière plus fréquente, des significations symboliques en termes de reconnaissance sociale et/ou professionnelle. La valorisation symbolique que procure l’engagement, mais surtout le fait de terminer un marathon des sables par exemple, tend à être accentuée dans le cadre professionnel. L’identité de ’sportif de l’extrême’ capable de relever des défis exceptionnellement difficiles est incontestablement valorisante. Les participants au marathon des sables apparaissent ’extraordinaires’ aux yeux des gens ’ordinaires’. Courage, volonté, détermination et dépassement de soi participent pleinement à la définition de leur identité personnelle et professionnelle [23].
« C’est effectivement considérable… fou même [de passer de deux footings par semaine à l’utrafond]. Mais à l’époque j’avais besoin de vivre quelque chose de très fort… de me surpasser, de prouver aux gens qui m’entouraient [au niveau professionnel] de quoi j’étais capable en termes d’endurance, de résistance. C’est hallucinant comme vous êtes perçu après une telle course ». [N.L., femme, 38 ans, journaliste, participation au marathon des sables en 2004 et 2005]
Pour ces pratiquants d’ultrafond, majoritairement issus des classes moyennes et supérieures, la discipline sur soi qu’impose cette activité leur apporte un capital moral incontestable que sans doute leur activité professionnelle ou leurs autres activités de loisirs ne sont pas en mesure d’apporter. Elle suscite en effet généralement l’admiration des sportifs comme des non-sportifs, ce que relaient bien volontiers les médias. Elle est d’ailleurs d’autant plus louée qu’elle apparaît comme librement choisie et voulue.
L’ascèse sportive peut également servir de faire-valoir à des sportifs issus de milieux populaires et ayant accompli leur ascension sociale par l’intermédiaire du sport. Ils soulignent alors le lien entre leur ascétisme sportif et leur réussite sociale. Le sport semble ainsi offrir une alternative socialement louable à des comportements répréhensibles et à une trajectoire sociale ’déviante’. Le mérite s’affirme à hauteur de la difficulté des efforts à fournir quotidiennement, sans garantie de résultats. Cette difficulté contraste avec le ’business’ facile stigmatisant certains jeunes des banlieues [24]. Faire des efforts, surtout intenses, pour une ’cause’ socialement reconnue et légitime (le sport), et non pas pour des activités socialement réprouvées (petite délinquance), renforce les qualités morales du sportif en question.
« Je suis persuadé que le sport est un lien considérable pour insérer les jeunes dans la vie professionnelle. J’en suis persuadé parce que je l’ai vécu moi-même. J’avoue que étant enfant j’étais un petit chaud, je n’étais pas un garçon gentil, j’avais fait quelques bêtises on va dire entre guillemets. Et c’est vrai que pour moi la boxe, ça m’a aidé, ça a contribué à me canaliser, à canaliser déjà toute l’énergie que je mettais n’importe comment et toutes les petites conneries que je faisais. Ca m’a aidé à apprendre les règles de la vie ». [A.R., homme, 25 ans, employé, pratique de la boxe à haut niveau]
La ’pénibilité’ de l’effort sportif sert de faire-valoir à une ascension sociale réussie. Des origines sociales ouvrières trouvent ainsi un terrain d’expression favorable dans l’activité sportive. Si symboliquement la dureté du travail ouvrier semble disqualifiée par les ’jeunes’ [25], l’ascétisme sportif paraît, au contraire, acceptable et légitime. En quête de promotion sociale, ces sportifs aux origines sociales modestes mais au capital sportif et/ou corporel [26] importants cherchent sans doute d’autant plus à tirer profit de la mise en avant de leur ascèse que leurs propriétés culturelles et/ou économiques ne sont pas en mesure d’apporter une valorisation identique. Parfois, cette ascèse sert probablement de ’rempart moral’ à l’encontre par exemple des suspicions de dopage dont le sport de haut niveau est fréquemment la cible. Les vertus de l’effort sportif telles que ténacité, résistance, sens du sacrifice et du don de soi peuvent de la sorte contrebalancer les critiques de ce type.
Le rapport à l’effort sportif qui a priori peut apparaître comme relevant du seul domaine du ressenti corporel intime renvoie en réalité à des conceptions morales où ascèse et mérite sont étroitement liés. Les individus associent en effet à l’effort des valeurs positives à tel point qu’avoir « le goût de l’effort » est valorisé [27]. Mais l’échelle du mérite ne s’appuie pas sur les seules capacités physiques, souvent assimilées à de véritables dons. Au contraire, elle met en exergue les efforts consentis soulignant ainsi la volonté et la persévérance mises en œuvre pour surmonter une difficulté. L’effort n’est pas uniquement loué pour ses finalités ’utilitaires’ (remporter une compétition, réaliser une performance, sculpter son corps…) mais aussi, et peut-être surtout, pour ses finalités ’morales’ et ’sociales’. Le courage et la volonté de l’individu, mis au service d’une activité a priori totalement gratuite, sont soulignés. Mais savoir faire des efforts est également valorisé hors du monde sportif, dans le milieu professionnel par exemple. Les sportifs n’hésitent pas de la sorte à faire reconnaître cette compétence comme gage d’un engagement de qualité. Pourtant, il est difficile de prouver qu’une aptitude à l’effort, sportif en particulier, soit transférable dans d’autres domaines d’activités. En effet, « le sens de l’effort, de l’entraînement ou de l’ascèse acquis à travers l’entraînement sportif régulier ne sera pas forcément transférable à d’autres contextes sociaux (e.g. professionnels, scolaires ou domestiques) » [28].
Aborder la question de la performance au prisme du rapport à l’effort sportif des individus nous a conduits à principalement évoquer son caractère ascétique renvoyant à l’idée d’exercice d’une véritable discipline sur soi qui, dans les contextes considérés ici, présente souvent un caractère vertueux. Or, certains individus, sportifs ou non, dénigrent aussi ces formes d’ascèse et dénoncent parfois la violence du dépassement de soi [29]. Ces jugements de valeur se comprennent par la prise en compte des intérêts des acteurs en relation avec les positions qu’ils occupent au sein de l’espace sportif lui-même traversé par des logiques d’engagement plurielles [30]. Une perspective diachronique peut s’avérer à ce propos utile. L’avancée en âge et la baisse des performances par exemple concourent fréquemment, en particulier chez les sportifs de haut niveau, à diminuer leur engagement sportif et parfois à prôner une éthique tournée davantage vers le plaisir et la satisfaction personnelle que vers la nécessité de ’dépasser ses limites’.
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[7] M. Messner, Taking the field : women, men and sports, Minnesota, University of Minnesota Press, 2002.
[8] M. Caillat, Sport et civilisation, Histoire critique d’un phénomène social de masse, Paris, L’Harmattan, 1996.
[9] Jonas Frykman (« On the hardening of men », Ethnologia Scandinavica, 27, 1997, p.5-20) a montré, par exemple, que depuis le 19ème siècle, la masculinité est étroitement associée à l’ascétisme. Les hommes prouveraient leur masculinité à travers des exercices éprouvants physiquement. Il donne l’exemple des aventures, lors de randonnées et d’escalades en montagne, qui jouaient un rôle d’affirmation et de confirmation de l’identité masculine. L’ascétisme, exprimé à travers l’effort physique et la douleur, permettrait aux hommes l’affirmation de leur virilité. Ils sont ainsi reconnus non seulement comme des hommes, mais surtout comme des hommes plus virils que les autres.
[10] D. Delignières (dir.), L’effort, Paris, Revue EPS, 2000.
[11] S. Knobé, Significations sociales de l’effort sportif. Des investissements pluriels, Thèse de doctorat Staps, Strasbourg 2, 2002.
[12] B. Ainsworth et al, « Compendium of physical activities : classification of energy costs of human physical activities », Medicine and science in sports and exercise, 25 (1), oct. 1993, p.71-80.
[13] Le marathon des sables est une course par étapes, en autosuffisance alimentaire, d’environ 240 km se déroulant en plein désert sud-marocain où les températures avoisinent les 50 °C. cf. S. Knobé, « Éléments pour une analyse sociologique de l’entrée dans l’ultra fond. L’exemple du marathon des sables », Loisir & Société, 29 (2), 2007, p.401-421.
[14] A. Blanchet, A. Gotman, L’enquête et ses méthodes : l’entretien, Paris, Nathan, 1992.
[15] D. Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 1990.
[16] C. Detrez, La construction sociale du corps, Paris, Seuil, 2002.
[17] L’ultrafond désigne les courses dont les distances sont supérieures à celles du marathon (42 km et 195 m).
[18] C. Mougin, « Les endomorphines en pratique sportive », Revue STAPS, 7 (14), déc. 1986, p.5-14.
[19] A. Ehrenberg, Le culte de la performance, Paris, Calman-Lévy, 1991.
[20] Cf. S. Knobé, Thèse, op. cit..
[21] L. Wacquant, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone, 2000.
[22] C. Pociello, « La force, l’énergie, la grâce et les réflexes. Le jeu complexe des dispositions culturelles et sportives », in Sports et société. Approche socio-culturelle des pratiques, Pociello Christian (Dir.), Paris, Vigot, 1981, p.171-237.
[23] M. Barthélémy, Le Marathon des Sables, étude ethnologique et sociologique d’une épreuve multiple, Thèse de doctorat Staps, Aix-Marseille 2, 1999.
[24] G. Mauger, « Disqualification sociale, chômage, précarité et montée des illégalismes », Regards Sociologiques, 21, avril 2001, p.79-86.
[25] F. Dubet, La galère : jeunes en survie, Paris, Fayard, 1987.
[26] B. Michon, « Capital corporel et stratégies sociales : le cas des étudiants français en éducation physique et sportive », in Sports et sociétés contemporaines, VIIe Symposium de l’ICSS, Paris, INSEP, 1983, p.539-548.
[27] J-A. Méard, « Donner aux élèves le goût de l’effort », in L’effort, Delignières Didier, (Dir.), Paris, Revue EPS, 2000, p.77-90.
[28] B. Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, p.104.
[29] Des acteurs du milieu athlétique fédéral par exemple critiquent fortement les courses d’ultrafond. Ainsi, pour certains, « cette pratique relève de la psychiatrie, des conduites addictives » dans la mesure où « le marathon est déjà assez dur comme ça » et que « courir à 11km/h, comme le font beaucoup de ’cent bornards’, ce n’est plus de l’athlétisme, c’est du footing » (Ca m’intéresse, n°292, juin 2005, p.24).
[30] C. Pociello, Les cultures sportives, Paris, PUF, 1995.
P. Yonnet, Systèmes des sports, Paris, Gallimard, 1998.
Knobé Sandrine, « La performance au regard de l’effort sportif : quelques réflexions », dans revue ¿ Interrogations ?, N°7. Le corps performant, décembre 2008 [en ligne], https://revue-interrogations.org/La-performance-au-regard-de-l (Consulté le 13 décembre 2024).