On s’intéresse ici à une de ses facettes des transformations du salariat. La dégradation des normes salariales est associée à l’émergence de nouvelles figures de travailleurs précaires, comme le « travailleur sans papiers » et le « travailleur précaire assisté ». On montre que cette dégradation des normes salariales dans un pays du Nord comme le nôtre est en rapport avec les implications des orientations actuelles de la mondialisation. A certaines conditions, les concepts de « précarité » et d’ « informalité » peuvent être éclairant. Ils ne doivent pas occulter les contradictions et résistance sociales dans lesquelles s’opère la détérioration de la condition salariale. On termine en élargissant le propos aux enjeux englobants de fragmentation/recomposition des classes populaires.
Mots-clés : salariat, précarité, informalité, travailleurs sans papiers, luttes sociales
This paper focuses on some aspects of wage-earning transformations. Deterioration of wage-earning norms is related to emergence of new precarious workers’ figures, as the “worker without papers” and the “precarious assisted worker”. So we can state that this deterioration in a developed country like ours is linked to present globalisation’s dominant orientations. Under certain conditions, concepts of “precariousness” and “informality” could be relevant to analyse it. But they must not hide the social contradictions and the resistance within which the deterioration of the wage condition takes place. We end by widening the comment by taking in account the wider stakes of fragmentation and reorganization of lower classes.
Key words : wage earning, precariousness, informality, workers without papers, social conflicts.
Sans s’y réduire, les dynamiques de l’emploi dans un pays comme la France, comme dans la plupart des pays du Nord, sont marquées par une dégradation tendancielle, associée à une précarisation de larges fractions du salariat. Mais les modalités en sont profondément marquées par l’héritage de l’histoire de chaque société salariale, et par une série d’autres phénomènes plus ou moins autonomes par rapport à cet héritage. C’est le cas des phénomènes migratoires, ainsi que des politiques publiques qui recomposent les rapports entre pauvreté et salariat(1).
Il ne s’agit donc pas de simple « retour en arrière » vers les formes archaïques et marchandes de relation d’emploi, sauf à identifier les notions de « salariat » et de « précariat ». S’il est vrai qu’en régime capitaliste « la précarité gît au cœur du rapport salarial »(2)– ainsi défini, le salariat est potentiellement et entièrement précaire – l’histoire du rapport salarial s’est traduite par l’édification d’une « société salariale »(3)– faite notamment d’un ensemble d’institutions de protection du salariat – qui ne se laisse pas décomposer facilement, même si on ne suit pas Bernard Friot(4) dans sa définition du salariat comme « subversion du marché du travail ». Reste que dans un pays comme la France la dynamique des trente dernières années est incontestablement à l’extension des formes précaires d’emploi et de pauvreté laborieuse.
La notion de précarité professionnelle peut être définie comme un processus multidimensionnel touchant à l’emploi (précarité d’emploi de droit ou de fait), au travail (détérioration de la maîtrise de la situation de travail) et aux droits sociaux et syndicaux (Bouffartigue et Béroud, 2009). Elle recouvre partiellement, mais pas entièrement, les notions de précarité sociale, ou d’insécurité sociale, elles-mêmes plus pertinente que la notion usuelle de pauvreté. Elle ne correspond donc à aucun indicateur statistique simple. On peut seulement indiquer des ordres de grandeur du phénomène.
Les emplois précaires – intérim, CDD, emplois aidés – représentent de l’ordre de 15% des actifs du secteur privé et du secteur public.
Une petite moitié des emplois à temps partiel sont considérés comme contraints, soit 7 à 8%. 15% des salariés sont à « bas salaires » - inférieurs aux deux tiers du salaire médian. Il s’agit aux trois quarts de salariés à temps partiel, mais un quart travaillent à temps plein. Un peu plus d’un salarié à bas salaire vit dans un ménage « à bas revenu » (Concialdi et Ponthieux, 2000).
Le chômage touche entre 10 et 15 % de la population active, selon les critères retenus.
Avant la mise en place du RSA, le RMI concernait plus d’1 millions de personnes.
Sous l’ensemble de ces formes la précarité professionnelle et sociale concerne donc directement un bon tiers du salariat.
Tout phénomène migratoire implique de prendre en compte les deux contextes, celui des sociétés desquelles on émigre et celui des sociétés dans lesquelles on immigre(5). La composition des flux récents traduit des transformations des contextes qui sont ceux des pays d’origine : féminisation, scolarisation plus longue, origines sociales plus urbaines, plus moyennes et moins paysannes.
Ces tendances sont en même temps en rapport avec les logiques d’appel à ces migrant(e)s. La salarisation des femmes les plus qualifiées des pays du Nord, et le vieillissement de la population sont des facteurs puissants d’externalisation d’activités domestiques offertes à une main-d’œuvre féminine. Les immigrées entre ainsi en concurrence avec les femmes précaires du pays d’origine. Mais on peut penser que ces dernières demeurent en nombre et/ou en disponibilité insuffisante pour y occuper les emplois concernés aux conditions offertes(6). Du côté des emplois masculins dégradés, les « tensions » observées sur le marché du travail semblent encore plus vives. On ne saurait expliquer ces déficits de main-d’œuvre sans prendre en compte l’héritage de normes sociales issues de la société salariale : les nouvelles générations sont plus exigeantes que les anciennes générations.
D’autres grandes logiques d’appel à ces nouveaux flux migratoires renvoient aux pratiques de dumping social, de pressions à la baisse du coût du travail et de recherche de flexibilités ; aux transformations du système productif, avec la montée des activités de service et de la sous-traitance ; au rôle des politiques publiques, qu’il s’agisse des politiques restrictives en matière d’immigration, ayant produit un grand nombre de travailleurs sans papiers(7), ou encore celles qui accompagnent la salarisation du travail domestique. Les migrants ont ainsi « constitués une fois de plus le laboratoire de nouvelles relations de travail et d’embauche caractérisées par la mise en précarité »(8). Traditionnellement fragilisé du point de vue de ses droits civiques et politiques, le migrant l’est davantage aujourd’hui sur ce plan par les politiques restrictives d’immigration. Qu’il soit ancien ou nouveau salarié, il est ainsi contraint de participer des dynamiques de dégradation des normes salariales, adossées au sous-emploi, aux activités de services peu qualifiées, à l’émiettement des établissements, aux formes d’embauches à durée limitée et externalisées, voire à compte propre, et d’être souvent poussé vers l’emploi non déclaré.
On a pu parler de « délocalisation sur place » pour désigner ces formes de mobilisation et d’usage de la main-d’œuvre, comparables celles qui seraient pratiquées dans des pays à plus faible coût de la main-d’œuvre, lorsqu’elles sont mises en œuvre par des entreprises qui ne peuvent transférer leur activité à l’étranger.. Le développement de formules juridiques telles que l’emploi saisonnier (dans l’agriculture), ou l’emploi « en détachement » viala prestation transnationale de service témoigne de cette recherche de la figure idéale d’une « immigration sans immigrés », où les personnes ne feraient plus corps avec la force de travail qu’ils vendent.
La précarisation et l’informalisation du travail s’imbriquent ainsi étroitement au cœur même des pays du Nord, si on admet que ces notions puissent désigner, pour la première, un processus d’insécurisation professionnelle et sociale à l’intérieur du salariat, pour la seconde des formes d’activité qui, n’étant « ni déclarées, ni enregistrées, ni soumises à l’impôt »(9), se situent en dehors du salariat. Mais si imbrication il y a, c’est que ces deux processus s’épaulent et s’articulent jusqu’au sein des mêmes unités productives et des carrières des travailleurs(10). La combinaison de ces deux notions permet ainsi de mieux décrire une série de phénomènes, à condition de ne pas omettre qu’elles sont très hétérogènes du point de vue de leur origine, de leurs usages sociaux et de leur pertinence scientifique. On sait que la première, particulièrement utilisée en France en miroir inversé de la forme aboutie qu’y a connue une société salariale assise sur un fort secteur public et la valorisation de la stabilité d’emploi, a fait l’objet de nombreux développements scientifiques. Elle circule également entre divers discours académiques, institutionnels, politiques, et populaires. La seconde, à l’inverse, est restée marquée par son origine technocratique. Elle est inventée au début des années 1970 par le B.I.T., alors à la recherche d’une voie alternative au sous-emploi dans le secteur « moderne » des pays sous-développés. Comme le montre Alain Morice, cette notion n’est jamais parvenue à maturité théorique. Ajoutons qu’elle n’est presque jamais réappropriée en tant que telle dans l’expérience sociale qui est celle des travailleurs « informels », puisque ces derniers ne se désignent quasiment jamais comme tels(11). Mais en permettant de réintégrer dans le champ des sciences sociales du travail(12) toute activité non déclarée – grise, noire, souterraine, voire criminelle – elle incite à observer la manière dont le contournement du droit participe de la précarité professionnelle et sociale(13). Il est clair que la détérioration de la condition salariale des travailleurs formels rend relativement plus « attractive » celle de travailleur informel. Le passage à cette dernière situation n’est pas nécessairement vécue négativement, notamment parce qu’elle peut signifier davantage d’indépendance(14).
Ces processus ne se traduisent donc pas unilatéralement par l’assujettissement et la servitude, y compris quand leurs modalités extrêmes semblent réduire à néant les possibilités de résistance des intéressés.
Autre figure de la précarité salariale contemporaine, celle du « travailleur précaire assisté »(15), issue de la substitution de politiques de workfare à celle du welfare. Il est d’autant plus intéressant de la mettre en regard de la précédente qu’on peut se demander si ces deux figures ne peuvent pas se retrouver en concurrence sur les mêmes segments concrets du marché du travail. Si le travailleur sans papiers est contraint par sa situation de séjour irrégulier d’accepter des conditions infra-salariales, c’est l’obligation faite à l’assisté de travailler pour percevoir ses prestations sociales qui l’oriente vers un même type d’emploi de médiocre qualité. Il est vrai que ce dernier se retrouve plus volontiers employé par le secteur public que par une entreprise privée, mais on sait que cette dernière possibilité s’étend : le revenu de solidarité active (RSA) permet aux « travailleurs pauvres » de cumuler une rémunération inférieure au SMIC et une prestation sociale. Il peut être également fécond d’interroger ce phénomène à d’aide de la grille de lecture précarité/informalité : ici la formalisation d’une précarité semble l’emporter, mais il n’est pas dit que l’informalisation des activités concernées soit vraiment enrayée.
Apparus aux USA dans les années 1970 avant d’y être déployées dans les années 1990, les politiques de type workfare se sont ensuite largement diffusées dans les pays du Nord, donc précisément là où les politiques de welfare avaient connu leur plus grande ampleur. Il serait abusif de relier trop directement cette diffusion à la mondialisation économique. Par contre, la prépondérance des lectures et des réponses néo-libérales à cette dernière de la part de la plupart des Etats ne fait guère de doute, et cela se traduit par des convergences au plan du « cadre paradigmatique »(16) qui oriente les politiques sociales, y compris à l’intérieur de l’Europe et dans des pays relevant de régimes de protection sociale différente. Le principe consiste à conditionner l’aide sociale soit à l’exercice d’une activité professionnelle, soit à l’entrée dans un parcours, par exemple de formation, orienté vers une telle activité.
L’objectif affiché est celui de la réinsertion et de la lutte contre l’assistance, mais les logiques de fond sont la réduction de l’aide sociale et l’incitation au travail dévalorisé, notamment dans le secteur public(17). En France, la mise en place du RSA(18) est probablement une nouvelle étape de ce phénomène de brouillage des frontières entre assistance et salariat précaire, au sein d’une sorte de « sous-salariat chronique »(19) ou de « précariat »(20). La coexistence d’un chômage de masse et de secteurs « en tension » sur le marché du travail est une aberration du point du libéralisme économique, et de multiples dispositifs en matière de gestion des chômeurs visent à y mettre fin. Le RSA s’inscrit ainsi dans la tendance dominante des politiques publiques de l’emploi conduites depuis trente ans, qui, au nom des la lutte contre le chômage et pour l’insertion professionnelle des salariés fragilisés, notamment des jeunes, ont abouti à flexibiliser et précariser l’emploi et à enchevêtrer les situations et les parcours entre assistance et emplois dégradés. Mais il franchit potentiellement une nouvelle étape en ce sens, en officialisant la notion de « travailleur pauvre »(21) méritant un complément de ressources de la part de la collectivité.
Le RSA, à la suite d’autres mesures dites d’ « activation » des dépenses sociales, est une modalité liant emploi dégradé et aide sociale qui a sans doute peu d’équivalents dans les pays du Sud, lesquels n’ont pas connu de politique sociale de welfare à la même échelle que les pays du Nord. Dans les pays du Sud, la réduction des prestations sociales au nom de la « responsabilisation » des bénéficiaires et de leur sortie des « trappes à inactivité » ne saurait donc jouer le même rôle au sein des politiques plus larges visant à réduire les dépenses publiques que dans les pays du Nord. On peut lire le workfare comme un processus d’institutionnalisation, et donc de formalisation, d’un sous-salariat chronique. D’autres politiques d’emploi, comme la promotion des emplois dans l’aide à domicile – notamment via les déductions fiscales consenties aux ménages aisés qui en sont les principaux utilisateurs –, ont conduit pour une part à « blanchir » des activités qui s’exerçaient auparavant au noir. Ainsi, sans négliger qu’une partie des travailleurs – généralement des travailleuses – aient pu ainsi accéder à un minimum de droits sociaux, l’État soutient-il activement le développement d’un précariat assisté, à la fois du côté de l’offre d’emploi – celle des employeurs de l’aide à domicile – et de la demande d’emploi, celle des travailleurs-ses pauvres.
Mais cette tendance à la formalisation de l’informel se heurte très probablement à des contre-tendances. Mêmes contenues, les dépenses de protection sociale restent importantes et l’inventivité des personnes pour contourner les évolutions réglementaires de manière à échapper aux politiques de workfare et résister ainsi à la détérioration de leur condition sociale et salariale ne sont pas à sous-estimer. Ainsi une des grandes différences entre pays du Nord et du Sud réside dans la possibilité bien plus grande dans les premiers de conserver un ancrage dans le salariat formel – par exemple par le bénéficie de prestations ou d’une couverture sociales – tout en exerçant des activités non déclarées. Sans oublier qu’il y a des phénomènes d’institutionnalisation de l’informel, comme par exemple l’incitation à réaliser des stages non rémunérés…
C’est pourquoi on peut imaginer qu’il puisse exister une concurrence potentielle entre les deux types de force de travail sur certains emplois. La question du genre est ici décisive. Si une partie importante de la main-d’œuvre immigrée, notamment celle qui est en situation irrégulière est masculine, et se trouve employée sans guère de concurrence féminine dans la construction, la restauration, certains sous-secteurs du nettoyage, ce n’est pas le cas des femmes migrantes très présentes à la fois dans les services domestiques et les activités de nettoyage et de la propreté. Ces activités sont parmi celles où la non application du droit du travail et les formes hétéronomes de flexibilité productive sont les plus systématiques(22). Et c’est ici que la co-présence de travailleuses sans papiers avec des femmes originaires du pays d’ « accueil », ou issues de vagues un peu plus anciennes d’immigration, et qui forment l’essentiel de la pauvreté laborieuse – très liée aux emplois à temps partiel court et contraint – et une part importante des bénéficiaires des minima sociaux (RMI, et plus encore API) peut se traduire par une concurrence effective sur les mêmes postes de travail. En tout état de cause, après une première étape où c’est l’emploi public qui a été le principal domaine d’expérimentation des politiques de workfare, on assiste à leur extension à des segments élargis du marché du travail ordinaire.
La mondialisation économique ne recompose donc pas le salariat sans une médiation très active des politiques publiques, ici dans les deux domaines que sont les migrations et le workfare. On conclura sur ce point par deux remarques sur lesquelles on reviendra plus bas : ces politiques ont pour implication fondamentale de cliver le salariat peu qualifié entre une composante qui continue d’être inscrite fortement dans le rapport salarial, et une autre qui s’en détache pour relever d’une sorte de « sous-salariat » ou d’un « néo-salariat » ; et elles ne sont pas pensables sans les évolutions idéologiques qui les soutiennent et les rendent possibles, associées à un retournement du regard de l’opinion publique sur la pauvreté – vue comme résultant plus de la paresse des personnes que de l’injustice sociale – et sur les pauvres – vus davantage comme responsables de leur sort que comme victimes d’un système.
Si l’émergence de nouvelles figures comme celles du « travailleur sans papier » et du « travailleur précaire assisté » est significative des tendances allant dans le sens de la dégradation de la condition salariale dans un pays du Nord comme le nôtre, elles ne vont pas sans contradictions multiples qui s’expriment, entre autres par les formes de résistance sociale dont elles font l’objet.
Les grèves de travailleurs sans papier, plus encore que les mouvements de chômeurs des années 1990 ou des grèves intervenant depuis le début des années 2 000 dans des hauts lieux de la précarité professionnelle – restauration rapide, grande distribution, propreté – forment à ce titre un cas d’école : il faut bien expliquer, autrement qu’en recourant à la conceptualisation faible de « mobilisation improbable », souvent utilisée par la sociologie des mouvements sociaux – voire de « miracle social »(23) –, ces luttes sociales impliquant des personnes parmi « les plus précaires des précaires ». En effet ces lectures, issues d’une sociologie misérabiliste, incitent à ne voir dans la condition sociale des précaires que le déficit des ressources indispensables à l’action collective et à privilégier dans l’interprétation le rôle de l’action volontariste de groupes militants extérieurs aux groupes sociaux concernés. Or, sans mésestimer les multiples obstacles à l’action collective associés aux processus de précarisation et d’informalisation du travail, lesquels se révèlent d’ailleurs dans la dynamique même des mobilisations, il n’est pas de domination ou de précarisation sociales qui ne suscitent en même temps des résistances. Elles tiennent aux limites que rencontre la tendance à la marchandisation-fluidification du travail, du point de vue même des employeurs et de leurs besoins en matière d’efficacité productive. Elles tiennent aussi à la tendance fondamentale des individus et des groupes à tenter de se réapproprier leur destin, à (re)devenir sujet de leur histoire, tendance qui s’observe y compris chez des populations migrantes a priori parmi les plus précaires, comme des femmes venues s’employer dans les services domestiques ou même la prostitution. Elles tiennent enfin aux ressources héritées de l’histoire de la société salariale, dont font partie les normes sociales de stabilité, les institutions de la protection sociales, les organisations syndicales.
Si le mouvement syndical apparaît dans l’ensemble plus timoré en France qu’ailleurs au plan des tentatives de redéploiement vers le précariat, le conflit des travailleurs sans papiers initié à grande échelle en Ile-de-France depuis 2008 bénéficie de son encadrement(24). Même s’il n’a pas conquis à ce jour la définition de critères qui aurait permis une régularisation plus massive, plusieurs centaines de salariés ont pu obtenir des titres de séjour.
Une telle mobilisation n’a été possible que pour trois raisons fondamentales : les contradictions qui opposent la politique très restrictive de l’immigration aux besoins de certaines fractions du patronat ; l’inscription des migrants dans des réseaux sociaux ; les capacités de certains secteurs du mouvement syndical et associatif à prendre appui sur ces deux supports pour retourner symboliquement aux yeux de l’opinion publique la figure stigmatisée de « l’immigré clandestin » en « travailleur sans papier ». En même temps la dynamique de la mobilisation en révèle des limites importantes.
L’existence même de plusieurs dizaines de milliers de travailleurs immigrés sans papiers travaillant pour la plupart depuis plusieurs années chez les mêmes employeurs exprime bien les impasses d’une politique officielle fondée sur l’« immigration choisie » : au discours visant un contrôle des flux migratoires strictement ajustés aux besoins de main-d’ œuvre qualifiée dans certains métiers, s’oppose la réalité des pratiques d’emploi continu d’immigrés en situation irrégulière dans des secteurs d’emploi pas ou peu qualifiés. Et c’est dans la brèche ouverte par une circulaire autorisant début 2008 les préfectures à envisager des régularisations au cas par cas dans des secteurs en tension que s’engouffrent les responsables syndicaux, tentant ainsi de l’élargir(25). Le mouvement saura ainsi prendre appui sur une partie des employeurs qui trouveront leur propre intérêt à la régularisation, notamment parce que la fidélisation de cette main-d’œuvre correspond à leurs besoins en matière d’efficacité productive.
La mobilisation de ces travailleurs sans papiers, pas plus que d’autres, ne répond pas totalement au schéma de « ceux qui n’ont rien plus à perdre ». Présents sur le territoire depuis souvent de longues années, parfois originaires des mêmes villages, ayant tissé des liens de solidarité au sein des foyers de résidence et d’associations diverses, ce ne sont pas des individus isolés(26). Il ne s’agit pas d’une « immigration sans immigrés », contrairement au cas de figure des travailleurs en simple « détachement », dont l’insertion dans la société locale est réduite au strict minimum.
Enfin l’histoire de cette mobilisation s’inscrit dans une histoire plus longue de mouvements pour la défense des sans papiers et des apprentissages auxquels ils ont donné lieu : limites de l’action de collectifs de sans papiers basés sur les lieux de résidence et les demandes de régularisation individuelle ; acquis du Réseau Education Sans Frontières qui, depuis 2006, a permis une évolution de l’image publique du « clandestin » vers le « voisin », ce retournement du stigmate se prolongeant avec l’émergence de cette figure du « Travailleur Sans-Papiers », porteur de la double positivité du « travailleur » par ailleurs injustement privé de ses droits(27). Cet ensemble de données nous rappelle que les mouvements sociaux, s’ils présupposent la constitution de formes élémentaires de stabilité et de solidarité contredisant les logiques d’atomisation et de concurrence, supposent également un travail militant. Un autre bel exemple en a été fourni par la longue grève conduite au début des années 2000 par les femmes de ménages d’origine africaine travaillant en sous-traitance au nettoyage dans le groupe hôtelier multinational ACCOR : c’est grâce à leur détermination, mais aussi au soutien obstiné d’une poignée de militants du syndicat SUD et d’un collectif de soutien qu’elles ont fini par l’emporter(28).
En même temps on ne saurait faire une lecture angélique de ces luttes, qui comportent des tensions et des limites dans le mouvement lui-même. Concernant les grèves de travailleurs sans papiers, il en est ainsi de la stratégie ayant consisté à prendre appui, initialement, sur les formes les plus canoniques de l’emploi légitime – être en CDI, travailler à temps plein, depuis un certain temps chez le même employeur – pour revendiquer une régularisation, écartant de fait les salariés sans papiers les plus précaires et les plus dispersés, notamment les femmes exerçant des activités domestiques, par ailleurs les plus en difficulté pour participer à l’action collective(29). D’où les paradoxes d’un tel conflit qui voit l’État mettre en avant, afin de restreindre les régularisation, une norme d’emploi que les politiques publiques ont réduit continûment depuis trente ans, face à des organisations amenées à l’inverse à élargir les critères de régularisation à des situations d’emploi précaires qu’elles dénoncent par ailleurs(30).
Il en est ainsi également de la tension entre « prise de possession émancipatrice de l’action, et dépendance institutionnelle » à l’égard de la CGT qui caractérise le mouvement : la relation entre le syndicat et les immigrés régularisés sera-t-elle dominée par l’instrumentalisation réciproque, ou ces derniers participeront-ils d’une transformation des pratiques et de la culture syndicale ?
La phase néo-libérale de la mondialisation se traduit par l’intensification des pressions à la baisse des normes salariales et de la concurrence entre travailleurs, tendance qui affecte le salariat protégé lui-même mais qui est d’autant plus forte que l’on descend dans la hiérarchie des qualifications. Dans un pays du Nord comme la France, on observe l’extension d’une zone située en marge du droit salarial ordinaire, sorte de « sous-salariat chronique » ou de « précariat » dans lequel s’intriquent précarités et informalités. S’institue ainsi une dualisation au sein du salariat, et d’abord au sein du salariat peu ou pas qualifié, dualisation qui a évidemment des implications plus larges en termes de recul plus large des droits sociaux(31), ainsi que de fragmentations, ou d’ écartèlement des classes populaires. Ce processus comporte évidemment d’importantes variantes sociétales, qui tiennent à la diversité des trajectoires historiques nationales. C’est le cas du point de vue du rôle des dynamiques migratoires, dont on a vu l’importance qu’elles prenaient, les pays d’Europe du Sud comme l’Italie et l’Espagne, par exemple, se différenciant nettement du cas français. Ces variantes tiennent également au maintien de prérogatives nationales, en matière de politiques d’immigration ou de certaines politiques sociales. C’est le cas également du point de vue du rôle des politiques d’activation :
« le système français, depuis les justifications politiques du RMI, s’est révélé structurellement inapte à l’universalisme authentique en matière d’assistance et d’accompagnement des personnes sans emploi. D’où les craintes fondées de tous ceux et celles qui voient dans l’introduction d’une mesure supplémentaire la source potentielle d’effets de fragmentation et d’inégalité accrus sur le marché du travail. Ces effets sont observables en Allemagne, en Italie, en Espagne comme en Grande-Bretagne et aux États-Unis, après les réformes. Seuls les pays scandinaves, qui ont tenu ferme la logique de l’universalité, n’ont pas montré de telles évolutions ».(32)
C’est un processus qui comporte des dimensions politiques et idéologiques décisives. C’est dans le salariat « du bas de l’échelle » que l’éloignement de la vie syndicale et politique est le plus marqué, comme le manifeste de manière de plus en plus nette le retrait électoral massif visible dans des quartiers populaires. Et cette tendance, si elle connaît des contradictions et des contre-tendances, dont on vient de donner un exemple qui montre qu’elle n’est pas inéluctable, reste dominée par les logiques d’affaiblissement et d’émiettement du monde du travail salarié. La tâche du chercheur est aussi d’indiquer quelles seraient les conditions d’inversion de ce processus.
Les dynamiques d’unification et de division du salariat ont toujours comporté des dimensions politiques, institutionnelles et idéologiques essentielles. L’unification a pu l’emporter dans la période de l’après seconde guerre mondiale au travers du compromis social-démocrate autour du régime keyeneso-fordien de croissance. Les politiques et idéologies néo-libérales s’accompagnent du développement des populismes, qui se traduisent par la substitution tendancielle, au sein des classes populaires et moyennes, d’une vision opposant « travailleurs » et « pauvres » ou « assistés », à la vision opposant classe travailleuse et capital. Les thématiques sécuritaires et xénophobes ont également progressé, même si les ouvriers, notamment les jeunes ouvriers, y sont moins sensibles que ce qui est généralement supposé(33). Ces représentations du monde font obstacle à la construction de convergences au sein des classes populaires et, au-delà, entre classes populaires et classes moyennes. Une action revendicative convergente des diverses composantes du monde salarial supposerait donc elle-même un recul de ces représentations. Or ces dernières ont pénétré une partie du monde syndical et des forces politiques de gauche. Une des premières conditions pour envisager une reconstruction des solidarités au sein du salariat serait donc une prise de distance des acteurs sociaux et politiques qui s’en revendiquent d’avec ces représentations.
Comprendre les transformations contemporaines du salariat des pays du Nord implique plus que jamais d’inscrire les dynamiques qui affectent les premiers pays industrialisés et anciennes métropoles coloniales dans les interdépendances qui caractérisent la phase de la nouvelle mondialisation du capitalisme. Cela implique également de prendre en compte le rôle actif des politiques publiques d’inspiration néo-libérale. C’est particulièrement évident s’agissant des transformations vers le « bas » du salariat, mais la même démarche devrait guider l’examen des recompositions qui affectent le salariat le plus qualifié. Cette démarche ne signifie pas que cette mondialisation lamine les différences sociétales héritées de l’histoire, ni qu’elle s’impose sans de vives résistances, y compris de la part des couches sociales supposées les plus démunies en la matière.
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(1) Version remaniée d’une communication au colloque Travail, emploi et compétences dans la mondialisation. Les dynamiques sociétales à l’œuvre et à l’épreuve, LEST, Aix-en-Provence 27 et 28 mai 2010. A paraître en 2012 aux éditions Armand Colin sous la direction d’Ariel Mendez.
(2) A. Bihr, « La précarité gît au cœur du rapport salarial. Une perspective marxiste », dansrevue ¿ Interrogations ?, n° 4. La précarité, juin 2007.
(3) R. Castel , Les Métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
(4) B. Friot, Puissances du salariat. Emploi et protection sociale à la française, Paris, La Dispute, 1998.
(5) On sait que ce schéma se complexifie beaucoup aujourd’hui, nombre de flux contemporains s’en écartant.
(6) H. Hirata et D. Kergoat, « Division sexuelle du travail professionnel et domestique. Brésil, France, Japon », in H. Hirata, M.-R. Lombardi, M. Maruani, Travail et genre. Regards croisés France Europe Amérique Latine, Paris, La Découverte, Recherches (Coll), 2008, p. 197-209. Comme le notent les auteures « Pour la première fois, on voit apparaître une couche de femmes dont les intérêts directs ne passent pas par les hommes. »
(7) La présence d’immigrés en situation irrégulière n’est pas un phénomène nouveau, toute l’histoire de l’immigration, même lors des phases où cette dernière est permise ou encouragée par l’État, en témoigne. Mais la forme qu’elle prend est en partie nouvelle, en particulier parce que l’évolution rapide des lois et décrets s’est traduite par le basculement d’une partie des réguliers dans l’irrégularité.
(8) A. Morice et S. Potot (éd.), De l’ouvrier immigré au travailleur sans papiers. Les étrangers dans la modernisation du salariat, Paris, Kathala, 2010, p. 9.
(9) Op.cit.
(10) Pour une critique, empiriquement fondée sur le cas des micro-commerces de la restauration au nord du Mexique, de la vision dualiste de la distinction secteur informel/secteur formel - qu’il s’agisse du marché du travail, ou du marché des biens, ces deux pôles sont solidaires, I. Garcia I. et F. Lara, « Repas ambulants, informalité urbaine et modernité industrielle à la frontière nord du Mexique », Sociologie du Travail, Vol. 46, 2004, p. 42-53.
(11) Il y a évidement un lien entre la pertinence scientifique des catégories des sciences sociales et leur modes d’inscription dans les pratiques sociales. Cf. P. Bouffartigue et M. Busso, « Précarité, informalité : une perspective Nord-Sud pour penser les dynamiques des mondes du travail », Les Mondes du travail, n° 9-10, janvier 2011, p. 27-40.
(12) Les démarches ethnographiques s’imposent donc. Mais des progrès dans les approches statistiques permettent de soutenir la thèse de la progression des « emplois informels » dans la plupart des régions du monde depuis une trentaine d’années au moins. Cf. J. Charles, « La mondialisation favorise-t-elle le travail informel ? », in Claude Serfati (Dir.), Enjeux de la mondialisation : un regard critique, Toulouse, Octares, 2003..
(13) Ce contournement ne se limite pas au droit du travail et au droit social, mais peut s’étendre à la fiscalité et au droit de résidence.
(14) C’est une des motivations des commerçants de la restauration étudiés par Garcia et Lara (art.cit.). Voir aussi A. Lamanthe, « Entre informalisation de la relation salariale et économie informelle. L’aire métropolitaine de Monterrey au Mexique », communication au colloque Travail, emploi et compétences dans la mondialisation. Les dynamiques sociétales à l’œuvre et à l’épreuve, LEST, Aix-en-Provence 27 et 28 mai 2010.
(15) Cf. S. Paugam et C. Martin, « La nouvelle figure du travailleur précaire assisté », Lien social et Politiques, n° 61- Printemps 2009, p. 13-19.
(16) Selon l’expression de J.-C. Barbier, qui propose de réserver la notion de workfare à l’expérience des USA, trop spécifique pour être appliquée à l’ensemble des politiques d’activation de la protection sociale. Cf. « Pour un bilan du workfare et des politiques d’activation de la protection sociale », La vie des idées, 2008. (http://www.laviedesidees.fr/Pour-un-bilan-du-workfare-et-de-l.html).
(17) L’exemple des services municipaux de la ville de New York est particulièrement suggestif, avec 20 000 personnes relevant du workfare, ne bénéficiant d’aucun droit de salarié, sur 100 000 travailleurs peu qualifiés.
(18) Entré en vigueur au 1.07.2009, il vise à se substituer au RMI et à l’API, et à toucher une partie des travailleurs pauvres, par le versement d’une allocation différentielle supposée rendre plus attractif un emploi faiblement rémunéré, qu’il s’agisse de la conserver ou d’y accéder. Concrètement, ce sont surtout les emplois à temps partiel, donc des femmes, qui « bénéficieront » de ces possibilités de cumul.
(19) Selon l’expression de S. Paugam et de C. Martin, op . cit.
(20) Selon l’expression de R. Castel, op.cit.
(21) Sur la manière dont cette notion même des ’travailleur pauvres’ contredit le discours libéral selon lequel l’emploi est le principal mécanisme de redistribution , et la pauvreté ne peut que résulter que du non travail, voir P.-J. Ulysse, « Les travailleurs pauvres : de la précarité à la pauvreté en emploi. Une état des lieux au Canada/Québec, aux Etats-Unis et en France », Lien social et Politiques, n° 61- Printemps 2009, p. 81-95.
(22) Notamment sous la forme des heures de travail non rémunérées, pratique liée à la rémunération à la tâche.
(23) P. Bourdieu, Contre-feux : propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale, Paris, Liber-Raisons d’agir, 1998.
(24) Aux USA et au Royaume-Uni, de grandes campagnes d’ « organisation des inorganisés » ont porté des fruits. En même temps, aux USA le syndicalisme n’intervient guère dans la défense des journaliers et des travailleurs sans papiers, pris en charge par d’autres types de mouvements sociaux.
(25) Un élément déclencheur antérieur a été une réglementation introduite en juillet 2007 obligeant les employeurs à communiquer aux préfectures pour vérification les titres de séjour de leurs embauchés. « Le dos au mur », ces derniers n’ont plus alors que le choix entre la lutte, ou la recherche d’un autre employeur.
(26) Cf. L.-M. Barnier et E. Perrin, « La grève des sans papiers d’avril 2008 et la CGT », dans Paul Bouffartigue et Sophie Béroud, Quand le travail se précarise, quelles résistances collectives ?, Paris, La Dispute, 2009, p. 271-304.
(27) Cf. C.Nizzoli, De l’immigré clandestin au travailleur sans papiers, Mémoire de Master de sociologie, Université de Provence/LEST, 2009.
(28) Voir le film d’Ivora Cusack, Remue Ménage dans la sous-traitance (2008) . On y voit notamment combien la faiblesse des ressources initiales de ces femmes – analphabétisme, voire situation de migrante irrégulière – est transformée par l’entreprise qui les recrute en critère positif d’embauche en vue d’une surexploitation.
(29) Il d’autant plus remarquable que plusieurs centaines de ces femmes participent tout de même au mouvement des travailleurs sans papiers
(30) Cf. ASPLAN, « Travailleurs sans-papiers : la précarité interdite », Les Mondes du Travail, n° 7, Mars 2009, p. 63-73.
(31) La simple application du droit du travail est souvent le premier objectif des grèves et de l’action syndicale dans le monde du commerce et des services. Cf. B. Giraud, Faire la grève. Les conditions d’appropriation de la grève dans les conflits du travail en France. Thèse de doctorat, Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, Novembre 2009.
(32) J.-C.,Barbier, art.cit., p.18.
(33) Cf. J. Fourquet, « Les ouvriers français. Valeurs, opinions et attentes », Notes de la Fondation Jean-Jaurès, n° 41, 26 novembre 2009.
Bouffartigues Paul, « Dégradations du salariat et nouvelles figures du précariat », dans revue ¿ Interrogations ?, N°12 - Quoi de neuf dans le salariat ?, juin 2011 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Degradations-du-salariat-et (Consulté le 21 novembre 2024).