Yves Citton, L’avenir des humanités. Economie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ?, Paris, Editions La Découverte, 2010, 203 pages
L’intention première de cet essai est polémique : Yves Citton se propose de critiquer les notions d’« économie de la connaissance » ou de « société de l’information » (p. 7), dont le discours commun tend à faire un usage immodéré. Face au savoir quantifiable, mesurable et stockable qu’impliquent ces expressions, l’auteur réhabilite les vertus de l’interprétation et de l’intuition. La progression de sa réflexion s’avère ambitieuse, et passionnante. Après avoir sondé les mécanismes par lesquels se ’fabrique’ la connaissance (introduction, chapitres 1 à 3), Citton cherche à décrire les conditions nécessaires à l’exercice de l’interprétation créatrice, dans la société en général, au sein de l’université en particulier (chapitres 4 et 5). Le prisme de la « culture de l’interprétation » propre aux humanités permet alors d’éclairer l’antagonisme entre la gauche et la droite (chapitre 6 et conclusion). Au fil du livre, Citton suggère des pistes pour refonder aussi bien l’Université que le champ politique. Le propos intéressera la communauté académique, mais sa portée est plus large : l’abrégé de philosophie des sciences se métamorphose insensiblement en appel à un sursaut citoyen. L’intérêt de la démarche tient à l’articulation vigoureuse de ces deux dimensions.
Le raisonnement s’engage sur un plan épistémologique. Professeur de littérature française à l’Université Stendhal Grenoble-3, l’auteur raisonne d’abord en artisan du texte et en praticien du savoir. L’introduction fait état de la valorisation néo-libérale des connaissances « scientifiques, explicitables, directement traduisibles en appareillage technologique », et de la dépréciation corrélative « d’autres types de connaissances a priori également respectables », « artistiques, esthétiques, intuitives, artisanales, pratiques, relationnelles » (p.13). Citton rappelle la caractéristique fondamentale du savoir propre à l’économie de la connaissance : c’est un « bien non rival », qu’on peut « donner ou vendre sans en perdre l’usage » (p.17). Sa richesse qualitative reste difficile, voire impossible, à évaluer. Mais elle dessine une « économie de la pléthore » (p.18), heurtant de plein fouet les cadres d’une économie traditionnelle fondée sur la rareté. Sur la base de ces définitions, les chapitres un et deux (« Comment penser et présenter nos savoirs ? », « Comment dansons-nous la valse de l’interprétation ? ») décryptent le « régime discursif de l’interprétation » (p.38). Les tâtonnements et hasards qu’engage cette dernière constituent le terreau de la production cognitive. Tout savoir ordonné se greffe sur une somme de croyances. Le chapitre 3 (« Comment contracter le futur ? ») fait valoir les virtualités subtiles qu’offre « l’intuition interprétative » pour contrebalancer les tentations scientiste, hypertechniciste et positiviste. Les arts de l’interprétation se montrent capables de « frayer des possibles » (p.65), tout en s’enveloppant dans la conscience critique de leur propre fragilité.
L’interprétation présuppose également l’intersubjectivité : comme elle « ne tire sa force que d’être reçue par d’autres interprètes », elle « ne vaut rien d’autre que la communauté qu’elle parvient à réunir autour d’elle » (p.67). Le constat se retourne comme un doigt de gant : toute communauté relève symboliquement de la cristallisation d’interprétations collectives. Les « bains de culture » (p.72) qui fondent l’armature symbolique des sociétés intègrent croyances, suspicions, rumeurs, prophéties auto-réalisatrices. Ces mécanismes prolifèrent dans tous les interstices du corps social, des prévisions météorologiques aux sondages, en passant par la spéculation boursière.
Le chapitre quatre soulève la question de la concrétisation : « Quelles conditions réunir pour interpréter ? » La première exigence tient au retrait : il faut pouvoir disposer d’une « vacuole » (p.75), il importe de se déconnecter des flux de sollicitations pour profiter d’une solitude active. Lovée dans ce recul, l’inter-prétation prendra souvent la forme d’une interrogation « transductive » (p.94). Le regard critique s’installe fréquemment à la croisée des frontières disciplinaires : Citton plaide pour une « indisciplinarité » (p.94) des humanités. L’interprétation littéraire, modelée par l’énonciation indirecte et l’écoute, fournirait le paradigme d’une telle méthode. Parfois assimilée dangereusement à une « science » des textes, elle serait au contraire l’ « indiscipline reine des cultures de l’interprétation » (p.95). Ces affirmations paradoxales, oscillant entre ouverture intellectuelle et plaidoyer pro-domo, agaceront peut-être les chercheurs en sciences humaines non spécifiquement ’littéraires’. Gonfleront-elles d’orgueil les spécialistes de littérature ? Rien n’est moins sûr : en contexte de réduction de la voilure, la défense de la transdisciplinarité peut aisément camoufler une « mutualisation des moyens » dans l’esprit de décideurs sournois. Yves Citton, qui n’ignore pas ce risque, aurait gagné à lier plus explicitement l’éloge de l’ « indiscipline » à la défense des ’citadelles’ disciplinaires. L’ « indisciplinarité » ne saurait masquer un repli : elle doit apporter une ’valeur ajoutée’ – si l’on ose employer l’expression !
Le chapitre 5 (« Comment former des interprètes ? ») réfléchit à l’articulation de l’ « innovation » et de l’imitation, en travaillant à dépasser l’antinomie : « plus j’imite (de modèles hétérogènes), plus je deviens original (puisque je suis alors le seul à imiter cet ensemble-là de modèles) » (p.106-107). Après avoir décrit l’intellectualité diffuse à l’œuvre dans notre société, Citton avance une série de principes susceptibles de réorienter notre système éducatif, lesquels semblent toutefois concerner surtout l’université : « apprendre à interpréter l’information plutôt qu’à l’emmagasiner » (p.121), « partager le geste d’interprétation inventrice dans la présence interactive, plutôt que communiquer des contenus figés » (p.122), « former des interprètes généralistes plutôt que des savants spécialisés », « dynamiser les disciplines grâce à la créativité des sous-cultures minoritaires » (p.123), « concevoir l’autoformation universitaire comme construisant des capacités communes de partage » (p.124), « apprendre à intégrer l’argumentation logique au sein d’une vue plus large et critique des pratiques communicationnelles (incluant les questions de narrativité et de style) » (p.125), « reconfigurer l’université autour d’un grand axe mettant en tension les disciplines scientifiques avec l’indiscipline propre aux Humanités (et reconnaissant à chaque pôle un poids égal) » (p.126). L’humaniste se voit réservé le rôle de l’iconoclaste. L’ensemble de l’institution serait aimanté par l’invention collective de « nouveaux possibles » (p.133).
La plume d’Yves Citton se fait ouvertement militante dans un chapitre 6 (« Comment humaniser l’avenir ? ») et une conclusion (« Politiques de l’interprétation, politiques des humanités ») jubilatoires. En invitant à tempérer la « science économique des données » par les « arts politiques de l’interprétation » (p.136), l’auteur esquisse un horizon à l’action de la puissance publique post-industrielle : les ressources étourdissantes produites par l’économie devraient permettre d’ « encapaciter chacun à pratiquer l’autonomie interprétative, inventrice et créatrice, qui réside en puissance dans toute subjectivité humaine » (p.145). Le processus politique est lui-même redéfini comme « un art collectif de l’interprétation ». S’il ne doit pas exclure « l’application d’équations différentielles », il s’enracine dans une forme d’ « intuition esthétique » et de « virtuosité rhétorique » (p.146). A l’ère de l’intellectualisation croissante, les humanités représentent une chance de dépasser les impasses du néo-libéralisme. Citton redéfinit la polarité entre la gauche et la droite comme une opposition entre « les praticiens de la réinterprétation inventrice » et les « défenseurs de la lecture orthodoxe » (p.168). Il clôt sa démonstration en déclinant cinq idées capables de relancer une politique de gauche véritable : « constitution de vacuoles protectrices » coupées de la pression de la rentabilité (p.172) ; mise en avant de l’ « improductivisme », d’un questionnement sur l’importance des choix de société, de modes d’énonciation indirects et théâtralisés ; « insertion asymétrique dans les réseaux de communication » (p.173). La droite actuelle prendrait le contre-pied de ces orientations : corrosion des « vacuoles », fascination pour le productivisme, refus de mettre en cause l’importance de ce dernier, prépondérance outrageuse accordée aux formes d’énonciation directe (notamment à « la voix des urnes ») dans le fonctionnement de la ’démocratie’, fantasme d’une privatisation des réseaux et biens culturels.
L’exploration des liens entre le texte et le politique est l’un des fils conducteurs de l’œuvre d’Yves Citton [1]. Spinoza est un compagnon de route fidèle [2]. L’Avenir des humanités s’appuie sur Gilles Deleuze et Félix Guattari, Gabriel Tarde, Jean-François Lyotard et Bruno Latour. L’auteur se réclame d’André Gorz, Bernard Stiegler ou Antonio Negri, autant de penseurs de la gauche ’radicale’ - cette radicalité prétendue prenant sens dans le contexte d’une droitisation généralisée des échiquiers politiques occidentaux. Mais c’est à Michel Jeanneret que l’ouvrage est dédié. Cet éminent spécialiste des textes de la Renaissance a exercé l’essentiel de sa carrière à Genève. Il a profondément renouvelé la lecture de l’œuvre de Rabelais, en explorant sa polyphonie joyeuse : le cycle de « Maître François » relèverait d’une crise féconde de l’interprétation des signes. Citton, qui est d’origine suisse, a croisé avec bonheur la route de Jeanneret. En signant L’Avenir des humanités, il le rejoint dans la défense ardente d’une culture plurielle.
[1] Participation à l’ouvrage collectif Les Frontières littéraires de l’économie, Desjonquères, 2008 ; publication de Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche aux éditions Amsterdam en 2010.
[2] L’Envers de la liberté. L’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières (Editions Amsterdam, 2006) et Spinoza et les sciences sociales : de la puissance de la multitude à l’économie des affects (avec Frédéric Lordon, Editions Amsterdam, 2008)
Oiry Goulven, « Yves Citton, L’avenir des humanités. Economie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ? », dans revue ¿ Interrogations ?, N°12 - Quoi de neuf dans le salariat ?, juin 2011 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Yves-Citton-L-avenir-des-humanites,103 (Consulté le 10 novembre 2024).