Stéphane Héas, Les virtuoses du corps. Enquête auprès d’êtres exceptionnels, Paris, Max Milo, 2010.
Stéphane Héas explore depuis longtemps les méandres du corps comme révélateur des sociétés contemporaines. Spécialiste des relaxations, il s’aventure également dans l’étude des sports contemporains, de leurs violences et discriminations. Dans cet essai, il explore les situations d’ « excellence corporelle » à partir d’interviews auprès de contorsionnistes, de mimes, d’équilibristes, d’apnéistes, d’œnologues, de « nez de parfumerie »… Autant d’acteurs hétéroclites qui se distinguent par des qualités corporelles hors du commun. Ces exceptions humaines ont développé des motricités et des sensibilités leur permettant des prodiges qui le plus souvent sont mis en scène comme spectacles vivants ou comme pratiques sportives. La société technologique de l’information donne une nouvelle visibilité à ces « organismes culturellement modifiés ».
Ces êtres exceptionnels insistent sur le travail corporel de longue haleine, nécessaire au développement de cette « excellence corporelle ». Le corps est longuement modelé pour avoir la capacité à effectuer des virtuosités artistiques, sportives ou professionnelles. Il est un alter ego qu’il faut dresser et protéger. Souvent, il s’agit de dépasser un stigmate et d’opérer une opération de retournement. « Etre habile physiquement, se spécialiser dans un sport ou une activité corporelle particulière permet de contrer efficacement des blessures narcissiques, des difficultés d’intégration familiale, sociale, scolaire, etc. », précise l’auteur (p.58). Un mentor, une rencontre servent de déclencheur pour une vocation en marge des parcours plus communs. Ces outsiders puisent alors dans des héritages multiples pour développer une compétence hors normes.
Qu’ils soient héritiers d’une tradition d’exceptions corporelles ou nouveaux venus dans le champ, dans la parfumerie comme dans l’art de la contorsion, il s’agit de prendre place dans des niches de réussite sociale dont on connaît peu les règles de fonctionnement et le système de reconnaissance. La nouveauté technique ou artistique, la distinction par les records, la célébrité par le bouche-à-oreille, la télévision ou Internet mettent en exergue certaines prestations corporelles exceptionnelles. Ces êtres hors normes ne se démarquent pas seuls : ils sont des œuvres collectives. Stéphane Héas insiste : « le collectif est donc présenté d’une manière très différentes par les virtuoses corporels, à la fois élément de soutien, de comparaison et parfois d’exclusion ». Ces acteurs restent bien marqués par une dialectique entre singularité recherchée et légitimation collective.
Cependant, la valeur de ces performances amène parfois une exploitation, voire une aliénation des corps par autrui. Le formatage corporel, l’entrainement intensif, la surexposition médiatique sont génératrices d’excès que les virtuoses doivent contrôler pour durer. La modération et le contrôle sont de mise. Les versants apollinien et dionysiaque sont alors combinés dans un équilibre à construire chaque jour. La permanence et la dureté du travail laissent place à des moments de plaisir intenses. Cette association mène à un sentiment d’indépendance, bien renforcé par une protection des artistes en France. Au-delà de ce confort, il s’agit aussi d’un bien-être aux allures de quête spirituelle par la performance corporelle. Pour autant, la transmission aux plus jeunes divise l’échantillon : elle se situe entre la corvée et le plaisir. Elle est plus ou moins intégrée à ces pratiques perçues comme des vocations.
Pour finir, l’auteur explore les limites des performances corporelles aujourd’hui. La virtuosité tend ainsi à être réduite à des chiffres. Cette quantophrénie omniprésente dans le monde contemporain, dans l’entreprise comme dans les politiques publiques, est également mise en avant dans les discours des virtuoses du corps, mais demeure souvent contestée. Elle apparait dans les records sportifs, dans les hauteurs des exploits des équilibristes, dans la mesure des organes, dans la durée des performances vocales… Elle reste paradoxalement une approximation dans la compréhension des processus. La quête des limites est effectivement une ligne directrice, mais va au-delà de la simple mesure. C’est une posture qui permet à ces acteurs de tester, voire de dépasser, leurs limites humaines pour être libres dans la mesure où ils connaissant mieux que quiconque leurs forces et leurs faiblesses. Cette dimension de liberté, de renaissance et de spiritualité est bien évoquée par Alain Robert, le grimpeur solo des édifices urbains : « Je dis toujours ceci : avant de grimper, je me sens mort, pendant l‘ascension vivant et une fois en haut ressuscité ». Derrière ces exploits demeurent bien une tentative de repousser le moment de la mort, voire de prolonger une jeunesse, dont la performance est une composante fantasmagorique. La référence au monde animal est aussi abordée. La technologie est enfin questionnée, mais étonnamment les processus d’ « hybridation » (homme-machine) ne sont guère abordés laissant la part belle aux nouvelles technologies de l’information. Ces nouveaux supports de communication tendraient à éliminer le spectacle vivant, ce qui reste à démontrer.
Au final, l’ouvrage de Stéphane Héas est une contribution bien documentée sur des acteurs en quête d’excellence corporelle dans des domaines multiples. Cet éclatement du corpus empirique est pourtant à questionner : le lien entre les acteurs n’est pas facile à trouver. Les termes qui les évoquent sont multiples : les virtuoses, les performers, les excellents !!! Ces artistes, ces sportifs, ces professionnels fonctionnent-ils selon des logiques identiques ? Stéphane Héas n’apporte pas de réponses tranchées. Il se contente d’aborder leurs conduites et représentations à travers des focales diversifiées : la passion, les limites, les technologies, les médias, les professions, la transmission… L’ouvrage est alors une série de photographies dans des angles disparates. La solide culture sociologique et anthropologique de l’auteur colore les clichés originaux sur ces réalités sociales. Les liens entre les focales, le rapport entre les paragraphes sont parfois difficiles à comprendre, mais le propos est le plus souvent intéressant. De nombreuses pistes sont évoquées en sociologie du corps, de l’art, des professions, des médias. Des analyses plus approfondies que l’auteur a certainement envisagées permettront d’aller plus loin pour donner la quintessence scientifique à ce corpus d’entretiens approfondis et de documents, éclectique et fort original.
Vieille-Marchiset Gilles, « Stéphane Héas, Les virtuoses du corps. Enquête auprès d’êtres exceptionnels », dans revue ¿ Interrogations ?, N°12 - Quoi de neuf dans le salariat ?, juin 2011 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Stephane-Heas-Les-virtuoses-du (Consulté le 21 novembre 2024).