François Duchêne (dir.), Cités ouvrières en devenir. Ethnographies d’anciennes enclaves industrielles, Saint-Etienne, PU Saint-Etienne, 2010
Cet ouvrage a le mérite de réunir des auteurs issus d’horizons divers pour interroger « les pratiques et les modes d’habitat » (p. 11) des cités ouvrières. Question peu étudiée sous cet angle, et soulevée dans le cadre d’un enseignement à Lyon, elle a donné lieu à des monographies de sept de ces cités situées dans les agglomérations de Lyon, Saint-Etienne et Roussillon. Présentées selon une organisation thématique, elles permettent aux auteurs d’aborder les mémoires, les processus de normalisation de ces cités et les logiques identitaires des habitants, nouveaux et anciens. Vaste programme, l’ouvrage est agrémenté de photographies, et ce n’est pas là une simple coquetterie, mais bien un élément au service de la démarche ethnographique.
Les cités ouvrières sont ces grands ensemble d’habitats qui ont été bâti à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, pour fixer les travailleurs. Organisation spatiale modelée selon un principe de domination, de production, ou du moins de travail, les changements économiques ont profondément remis en cause ce modèle de l’habitat, à la frontière entre le paternalisme et l’industrialisation. On est loin aujourd’hui des problèmes très rationnels qui ont amené la construction de cet habitat fonctionnel. Pourtant, les cités ouvrières demeurent dans le paysage français. Si les évolutions sociales sont de taille et ont fait passées ces lieux d’habitations dans le marché du logement privé dans les années 70, la question des modes d’habitation, c’est-à-dire ici, de l’appropriation et du mode de vie, demeure une question pertinente. Notamment parce que les habitants sont toujours des familles modestes.
Après une première partie qui situe historiquement la construction des cités ouvrières, et particulièrement la répétition de « caractéristiques formelles et d’organisation sociale sensiblement identiques » (p. 19) en lien avec le modèle urbain de leur élaboration. La standardisation des formes d’habitat, de ce que les auteurs considèrent d’emblée comme des enclaves, s’enracinent dans l’hygiénisme, et l’élaboration d’un modèle social renvoyant dos à dos bourgeois et ouvriers. Si le propos est nécessaire à la suite, il n’ya dans cette partie rien de nouveau. Le lien établit par l’auteur entre les cités ouvrières et les comptoirs coloniaux est en revanche beaucoup plus intéressant. À partir d’éléments comme « le plan en damier, une hiérarchisation de l’espace en fonction de critères sociaux et une symbolique de la domination » (p. 29), François Duchêne questionne, sans pouvoir trancher la reproductibilité d’un modèle urbain, d’une mise en ordre du quotidien qui signifie la hiérarchisation sociale – il fait l’hypothèse d’une « percolation » (p. 34.). Resituer historiquement les cités ouvrières sert in fine à questionner l’utilisation qu’en (f)ont les ouvriers, en regard avec les justifications de leur élaboration.
La première partie de l’ouvrage porte sur les « Mémoires ouvrières et cités » et présente un témoignage circonstancié de la vie dans un habitat où le paternalisme rassemble les dirigeants de TASE et les religieuses de Saint-Sauveur et s’infiltre dans tous les domaines. L’ambiguïté de certains éléments du récit révèle avec force et originalité, les répercussions d’un modèle urbain aux allures d’« institution totale » [1] (à plus grande échelle). Le deuxième texte aborde les traces mémorielles d’une enclave disparue, dont l’auteur fait l’hypothèse qu’elle « a encore une pertinence aujourd’hui » (p. 77). Point de départ pour interroger une identité de groupe alors que ce groupe a perdu se qui le constituait, l’entreprise semble un peu loufoque mais questionne de façon opportune la mise en récit et donc la reconstruction d’un ensemble spatial signifiant qui n’est plus là pour signifier. Comment l’histoire d’une vie se raconte en lien avec l’histoire d’un quartier et comment se quartier se donne à lire comme une partie de l’Histoire ?
La deuxième partie « Processus de normalisation des cités » permet d’aborder les politiques de réhabilitation des cités ouvrières, l’achat des logements par les anciens ouvriers, et des extérieurs (Christelle Moral Journel). Se trouve questionnée la persistance de l’organisation sociale patron-ouvriers malgré la fermeture des industries par le jumelage patron-logeur (Brigitte Vautrin) ; la responsabilité des entreprises encore en activité, quand leur activité a de l’impact sur le sol, les récentes dispositions nationales ou locales de réaménagement de l’espace urbain (François Duchêne). La normalisation, dans les trois textes, passe par le changement de propriétaires, même si les modalités ne sont pas les mêmes, et la disparition progressive des ouvriers. Ce point commun ne soulève pourtant pas les mêmes questions, il y a la matière extrêmement riche. Entre quartier en mutation, quartier en danger, et en voie de disparition, destruction et réhabilitation, le logement ouvrier est un élément pertinent pour interroger les adaptations multiples des habitants depuis la crise de l’industrie. Réinjecter l’histoire des individus dans cet espace conçu pour des ouvriers c’est une façon de questionner l’identité (celle des ouvriers, des patrons, des nouveaux arrivants, de la cité etc.).
Enfin, la troisième partie thématique s’attache aux « Logiques d’exclusion et constructions de l’altérité ». Les nombreuses reprises des cités par les HLM, comme organisme gestionnaire peuvent être lues comme un « abandon » (p. 187). Simultanément l’arrivée de nouveaux habitants interroge (à nouveau ?) l’identité de ceux pour qui la cité a été construite. Entre corporation et mythe d’un âge d’or (Laurent Saby, Denis Roge), solidarité et « apprentissage de la propriété » (p. 219) (Violaine Girard, Céline Foulonneau, Pierre Nouaille, Ladislas Sevestre et Thomas Zanetti) se profile une catégorisation entre « eux » et « nous ». Cette distinction sonne comme la reproduction d’un clivage spatial et social, même si les éléments qui le sous-tendent sont différents. Se trouve ainsi posée la question du rapport au territoire comme enracinement de l’identité. Là encore, le lien entre travail-habitat-identité se reconstruit à la lumière du présent.
L’ouverture sur la question patrimoniale est intéressante. Partant du « mécanisme repéré [qu’] un groupe social, lorsqu’il se sent dépossédé d’un bien ou d’une activité fondant son identité ou les moyens de reproduction de sa pérennité en tant que tel peut être tenté d’utiliser l’argument patrimonial pour assure sa survie. » (p. 241.), les auteurs soulèvent un questionnement qui mêle présent/passé et position dans la hiérarchie sociale. La conclusion est également le moment de réaffirmer l’importance de la façon d’investir l’habitat, lieu de défense d’une identité collective même lorsque le ciment de cette identité, ici l’industrie, a disparu. Que faire de ce patrimoine familial, historique, urbain, industriel, est un élément soulevé par François Duchêne, Julien Langumier et Christelle Morel Journel. Les enjeux de la patrimonialisation se donnent à voir dans l’intérêt que des autres (institution, acteurs) reconnaissent dans les cités. Nouvelle dépossession, regain d’intérêt historique, marque d’un passé industriel, enjeux économiques, la question du patrimoine à la frontière du culturel, interroge ces différents éléments. Partie d’un tout, et espace totalisant, les cités ouvrières sont le point de départ d’une réflexion sociologique sur les enjeux patrimoniaux : « Le devenir paradoxal des cités tient dans cette tension entre la difficile transmission du vécu d’un groupe et la tentative de valorisation du passé, entre les pratique des habitants et les projets urbanistiques » (p. 245). Les auteurs mobilisent à juste titre, la distinction opérée par Pierre Nora entre un « milieu de mémoire » et un « lieu de mémoire » [2]. Dès lors la temporalité et la dimension symbolique (du passé et du lieu) sont de nouveaux facteurs qui influencent ce qui se garde. La patrimonialisation devient alors un processus qui prolonge l’histoire de ces cités en ce qu’elle questionne un passé encore présent. Comment dès lors (re)transcrire dans ce mouvement une histoire des histoires des habitants. Véritable point d’accroche pour penser la constitution d’un patrimoine en tant qu’elle est une conservation, les cités ouvrières servent la réflexion du sens de ce mouvement de préservation : « Pour le chercheur, il s’agit moins de contribuer à cette entreprise qui consiste à revisiter le passé depuis le présent que d’appréhender ces processus de patrimonialisation comme une permanente tension entre la mémoire et l’oubli, le souvenir et l’occultation, l’histoire du lieu et la grande Histoire, la parole des gens et le discours institutionnel. » (p. 249.).
Dommage toutefois que l’enclave ne soit pas plus questionnée, dommage aussi que par moment le projet de remettre au premier plan les habitants s’évanouissent parfois sous les contextualisations répétées. Dommage que l’organisation de l’ouvrage ne fasse pas de lien entre les différents textes qui relèvent d’une même thématique, cela aurait augmenté la force de la démonstration.
Toutefois, les éléments sont à juste titre montrés dans leur intrication les uns aux autres. La monographie est donc une méthode qui permet d’en montrer la complexité et l’appropriation que les habitants peuvent en faire (justement en questionnant en même temps l’habitant en tant qu’il est ou non un ancien ouvrier etc.). La question qui traverse cet ouvrage est celle du sens, de celui des habitants, comme d’une construction permanente dont ressort, dans un lien étroit avec l’espace organisé la question de l’identité « comme une question ouverte » (p. 15) ; on trouve dans chaque texte des éléments pertinents pour chacune des trois thématiques. Si la distribution thématique est cohérente, on déplore néanmoins l’absence de transversalité et de lien entre les chapitres. Ce faisant, le lecteur peut se sentir interpellé et se saisir de l’opportunité de lire, à la lumière de sa propre discipline, les éléments riches d’un ouvrage à découvrir.
[1] E., Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux [1968], Paris, éd. de Minuit, 2010.
[2] P., Nora, « Entre mémoire et histoire », in Les lieux de mémoire, I. La République, Paris, Gallimard, 1984.
Cléau Hélène, « François Duchêne (dir.), Cités ouvrières en devenir. Ethnographies d’anciennes enclaves industrielles », dans revue ¿ Interrogations ?, N°12 - Quoi de neuf dans le salariat ?, juin 2011 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Francois-Duchene-dir-Cites (Consulté le 21 décembre 2024).