Cet article propose de confronter un cas de suicide littéraire, celui d’Albine dans La Faute de l’abbé Mouret de Zola, aux analyses de Durkheim dans Le Suicide. Après avoir retracé les différentes expériences sociales d’Albine, nous pourrons mettre son suicide à l’épreuve de la typologie formulée par Durkheim. Non seulement le suicide d’Albine est loin de constituer un suicide d’exception, mais son analyse permet d’éclairer sous un jour nouveau la sociologie de Durkheim. C’est dans le cadre d’une sociologie par la littérature que nous pourrons ainsi mesurer les problèmes que rencontre Durkheim pour passer d’une sociologie explicative à une sociologie compréhensive.
Mots-clés : suicide, roman naturaliste, sociologie par la littérature, Zola, Durkheim
This article focuses on a case of literary suicide, that of Albine in La Faute de l’abbé Mouret by Émile Zola, and sets out to explain her act in light of the famous sociological analysis of suicide developed by Durkheim. After reconstructing the various social experiences in Albine’s life, we then analyze her suicide in relation to Durkheim’s typology. Not only does not her suicide constitute an exceptional one, an analysis of it also sheds light on certain problems encountered by Durkheim in his study of suicide. Thus, working from a perspective of sociological analysis through literature, we offer an explanation as to how a particular form of interpretative sociology takes shape in Durkheim’s work on suicide.
Keywords : suicide, naturalist novel, sociology through literature, Zola, Durkheim
On ne compte pas les suicides que Zola met en récit dans son œuvre. Passionné par la médecine de son époque, lisant avec curiosité et un intérêt particulier des traités concernant la physiologie et l’hérédité, Zola cherche par les moyens de la création littéraire à souligner les déterminismes qui pèsent sur chacun de ses personnages, en particulier lorsqu’un drame est en train de se nouer. Soucieux de réalisme, voulant dire la vérité sur le monde social, Zola a logiquement donné au suicide une place importante dans un grand nombre de ses romans, les suicides de Thérèse Raquin dans son roman éponyme et de Claude dans L’Œuvre [1] étant sans doute restés les plus célèbres.
S’intéresser à la place que Zola donne au suicide dans son œuvre, c’est à première vue la relire sous un angle inhabituel en considérant sa dimension psychologique alors que l’ambition du roman naturaliste est d’effacer l’individualité des personnages pour les soumettre à ce que Zola appelait l’action des milieux. Lui-même affirmait vouloir faire œuvre de « sociologie pratique » [2] en développant un « sens du réel » qu’il opposait à l’imagination [3]. Sans pour autant attribuer à Zola une véritable compétence sociologique – ce qui constituerait un anachronisme historique [4] –, on peut déceler dans son œuvre une sociologie implicite lorsqu’il saisit des logiques sociales. Quand Zola met notamment en récit le suicide de ses personnages, il souligne ce que Durkheim appellera plus tard les « causes sociales » du suicide.
En ce qui concerne le suicide de Claude dans L’Œuvre, nous aurions typiquement affaire à un cas de suicide égoïste-anomique selon les analyses de Durkheim [5]. Son suicide peut en effet s’expliquer à la lumière d’une double crise, Claude étant à la fois rejeté par ses pairs (défaut d’intégration sociale) et n’ayant plus les repères nécessaires – artistiques, culturels et sociaux – pour achever son œuvre (défaut de régulation sociale). Si l’on prend le temps de relire scrupuleusement L’Œuvre, cette double crise est décrite avec une grande acuité sociologique. Mais il existe dans les Rougon-Macquart d’autres cas de suicides dont la mise en perspective sociologique est plus problématique. C’est selon nous le cas du suicide d’Albine dans La Faute de l’abbé Mouret que Zola publie en 1875 [6].
Si nous acceptons l’idée selon laquelle Zola peut faire œuvre de sociologie pratique en mettant au jour des logiques sociales sur un mode littéraire [7], alors le suicide d’Albine peut être reconsidéré d’un double point de vue, littéraire et sociologique. On pourra ainsi cerner les causes sociales de ce suicide en confrontant le récit que Zola en fait aux analyses de Durkheim. Il ne s’agit pas de voir en Zola un théoricien du suicide ni même un sociologue stricto sensu, mais de montrer comment un cas original de suicide littéraire permet d’interroger à nouveaux frais les analyses durkheimiennes du suicide.
Qui est Albine et pourquoi se suicide-t-elle à la fin du roman ? Jeune fille de 16 ans, recueillie par son oncle Jeanbernat après le suicide de son père, Zola en fait un personnage rebelle résistant à toute autorité morale. On voit à quel point le romancier tient à ce que l’hérédité morale [8] agisse sur le tempérament d’Albine qui semble disposée à se suicider comme avait pu le faire son propre père. Dans tous ses travaux préparatoires, Zola définit ses personnages à partir de deux critères : un critère moral et un critère physique. Dans l’ébauche du roman, l’écrivain donne d’Albine la description physique suivante :
« Je la ferai blonde, pas trop grande, l’air d’une bohémienne endimanchée dans la première partie, sauvage, avec une pointe de mystérieux. Dans la seconde partie, il la faut adorable, svelte, blanche comme du lait, avec une fraicheur de printemps, le visage un peu long, une de ces vierges de la Renaissance. Dans la troisième partie, elle sera plus carrée, femme faite, énergique, assombrie, toujours belle. » [9]
Zola semble soucieux de vouloir faire évoluer les traits physiques d’Albine au fil du roman, la perte de sa virginité dans la deuxième partie constituant un moment clé dans le récit. C’est en effet le moment où Albine se transforme, devient « femme faite », une femme qui a perdu l’innocence et la pureté de son enfance [10]. C’est à travers ces changements physiques que Zola décrit ainsi l’évolution de la personnalité de son personnage, de l’enfance à l’âge adulte, cette évolution étant liée à des expériences sociales. Le docteur Pascal raconte ainsi comment Albine est devenue cette « sauvage » qu’elle n’était pas avant d’être recueillie par son oncle :
« Une drôle de gamine ! disait l’oncle Pascal […]. Elle avait neuf ans, lorsqu’elle est tombée chez ce païen [son oncle Jeanbernat] […]. La petite se trouvait en pension quelque part, quand le père s’est tué. C’était même une demoiselle, savante déjà, lisant, brodant, bavardant, tapant sur les pianos. Et coquette donc ! […].
Tu comprends, reprit le docteur, que le Paradou, avec son soleil, ses cailloux, ses chardons, mangerait une toilette par jour. Il n’a fait que trois ou quatre bouchées des belles robes de la petite. Elle revenait nue… Maintenant, elle s’habille comme une sauvage. » [11]
Le personnage d’Albine change ainsi au gré de ses expériences socialisatrices. Lorsqu’elle était en pension, Albine était une « demoiselle savante » mais elle devient « sauvage » à la rencontre du Paradou, un vaste jardin que Zola décrit comme un paradis terrestre. C’est dans ce jardin que va s’épanouir l’idylle entre Albine et Serge, le jeune abbé, et dans lequel ils vont commettre la « faute ».
Dans la première partie du roman, Zola s’attache à décrire le quotidien de Serge Mouret, un jeune abbé entièrement dévoué à la religion et vouant un culte à la Vierge Marie, jusqu’à ce qu’il fasse la rencontre d’Albine qui sera à l’origine de ses premiers tourments. À la fin de cette première partie, Serge entre dans un état de lutte avec lui-même, luttant entre le désir inavoué qu’il éprouve pour Albine et sa vocation de prêtre. Pour Zola, « Serge est un affaiblissement, il est prédestiné à la prêtrise, à être eunuque, par le sang, par la race et l’éducation. » [12] Céder à la tentation amoureuse serait contraire aux vœux qu’il a formulés, mais, ne parvenant pas à être en paix avec lui-même, Serge est terrassé par une fièvre. Le docteur Pascal lui prescrit alors une longue convalescence et le confie à Albine.
La deuxième partie du roman décrit la renaissance de Serge auprès d’Albine puis leur longue idylle dans le Paradou, une évocation pour Zola du « drame de la Bible » [13], Adam et Ève « s’éveillant au Printemps dans le paradis terrestre. » [14] La renaissance de Serge est l’éclosion « d’un homme qui naît à vingt-cinq ans », ayant « perdu en partie la mémoire » et n’ayant « plus la tonsure, plus de soutane, plus d’église. » [15] Serge est un homme neuf qui ne se rappelle plus son passé et qui va découvrir avec Albine une vie de plaisir et sans contrainte morale, jusqu’à ce qu’ils commettent la faute. Albine et Serge finissent en effet par céder à la tentation charnelle, encouragés par la nature vivante du Paradou :
« Ils cédèrent aux exigence du jardin. Ce fut l’arbre qui confia à l’oreille d’Albine ce que les mères murmurent aux épousées, le soir des noces.
Albine se livra. Serge la posséda.
Et le jardin entier s’abîma avec le couple, dans un dernier cri de passion. » [16]
Les amants sont finalement surpris par le frère Archangias qui arrache Serge du Paradou. Il recouvre alors toute sa mémoire et retrouve son presbytère. Il éprouve cependant du remord tout en résistant aux sollicitations d’Albine qui tente de le convaincre de revenir à elle. Ses sentiments finissent par renaître et il décide de rejoindre Albine qui l’attend dans le Paradou. Mais Albine est devenue femme et n’a plus les mêmes attentes. Elle veut se projeter dans l’avenir avec Serge et s’assurer d’un amour sans faille. Alors que celui-ci lui avoue sa peur, elle tente de le « ressusciter » [17], mais sans succès. Albine lui dit alors de s’en aller :
« “Va-t’en !” dit-elle à voix basse.
Serge se leva d’un effort. Il ramassa son bréviaire qui avait roulé dans l’herbe. Il s’en alla.
“Va-t’en ! ” répétait Albine qui le suivait, le chassant devant elle, haussant la voix.
Et elle le poussa ainsi de buisson en buisson, elle le reconduisit à la brèche, au milieu des arbres graves. Et là, comme Serge hésitait, le front bas, elle lui cria violemment :
“Va-t’en ! va-t’en ! ”
Puis, lentement, elle rentra dans le Paradou, sans tourner la tête. La nuit tombait, le jardin n’était plus qu’un grand cercueil d’ombre. » [18]
Le destin d’Albine semble alors scellé comme si, face à cette rupture amoureuse, la mort était devenue la seule issue. Albine cueille toutes les fleurs qu’elle peut dans le Paradou et les étale partout dans sa chambre : « Elle devait mourir avec les fleurs. » [19] Albine meurt par asphyxie.
« Elle ouvrait la bouche, cherchant le baiser qui devait l’étouffer, quand les jacinthes et les tubéreuses fumèrent, l’enveloppèrent d’un dernier soupir, si profond, qu’il couvrit le chœur des roses. Albine était morte dans le hoquet suprême des fleurs. » [20]
Dans leur lecture du Suicide de Durkheim, Baudelot et Establet évoquent la difficulté de mettre la typologie de Durkheim à l’épreuve des exemples littéraires [21]. Ainsi le suicide d’Emma Bovary, sans doute l’un des plus célèbres de toute l’histoire de la littérature, leur paraît être en même temps « l’un des plus improbables » [22] tant les caractéristiques sociales de ce personnage sont censées la protéger du suicide : « Femme, jeune, mariée, mère d’un enfant, rurale et catholique, elle cumulait les traits dont Durkheim a montré qu’ils constituaient les facteurs les plus efficaces de préservation du suicide. » [23] Baudelot et Establet citent ensuite plusieurs autres suicides littéraires dont celui d’Albine, des suicides qui seraient selon eux des « suicides d’exception » [24]. Cette exceptionnalité du suicide d’Albine serait pour le moins paradoxale si l’on considère les intentions réalistes de Zola. Il convient donc de réévaluer le cas d’Albine à la lumière des analyses de Durkheim, celles-ci nous permettant d’expliciter les causes sociales de son suicide.
Rappelons brièvement les grandes lignes de la réflexion que Durkheim consacre au suicide. Son objectif est de rendre intelligibles les déterminations sociales qui pèsent sur les individus et qui les incline plus ou moins à mettre fin à leurs jours. Durkheim montre que la société préserve l’individu du suicide par l’action de deux grandes forces sociales que sont l’intégration et la régulation. En analysant les variations du taux de suicide en fonction de variables exprimant le degré d’intégration et le degré de régulation, Durkheim en déduit une typologie des suicides en fonction de leur cause sociale :
Si l’on analyse précisément les caractéristiques sociales du personnage d’Albine, nous pouvons montrer qu’elle est fortement disposée à se suicider et que son suicide résulte de la combinaison de différentes causes.
À l’issue de sa réflexion sur le suicide égoïste, Durkheim montre que le suicide varie en raison inverse du degré d’intégration de la société religieuse, de la société domestique et de la société politique [26]. Si l’on s’en tenait à cette forme sociale du suicide, nous pourrions dire que le suicide d’Albine est pleinement et résolument égoïste. Indépendamment de son histoire d’amour, Albine reste tout au long du roman un personnage sans attache, ni idéologique ni pratique, avec la religion ou la politique. Elle adhère de ce point de vue à la philosophie de son oncle Jeanbernat, décrit comme matérialiste, athée et nihiliste, une philosophie que Zola parvient à résumer dans sa bouche en une seule phrase : « Il n’y a rien, rien, rien… Quand on soufflera sur le soleil, ça sera fini. » [27] À partir du moment où Albine est adoptée par Jeanbernat, elle adopte également sa philosophie qu’elle convertit en une vie de bohème. Telle que la décrit Zola, Albine est même un être asocial – c’est-à-dire non socialisé – ce qui la fait percevoir comme une « sauvage ». Cette enfant sauvage est ainsi définie par Zola dès les premières lignes de l’ébauche : « Une inconscience absolue, Ève sans aucun sens social, sans morale apprise, la bête humaine amoureuse. » [28] En conséquence, Albine a développé une individualité très forte qui s’exprime dans la première partie du roman par son caractère libertaire et hédoniste, puis dans les parties suivantes par l’influence qu’elle exerce sur Serge. C’est précisément ce dont parle Durkheim pour qualifier l’état égoïste comme état suicidogène : « Si donc on convient d’appeler égoïsme cet état où le moi individuel s’affirme avec excès en face du moi social et aux dépens de ce dernier, nous pourrons donner le nom d’égoïste au type particulier de suicide qui résulte d’une individuation démesurée. » [29] Cette individuation se développe pour Durkheim lorsque l’individu est insuffisamment intégré socialement, en particulier dans son rapport à la religion ou dans un cadre familial. Si Albine est particulièrement distante vis-à-vis de la religion, sa vie familiale est tout aussi réduite, si ce n’est inexistante, celle-ci étant libérée de toute contrainte familiale. Or Durkheim attribue à la « densité familiale » [30] un rôle prépondérant dans la préservation du suicide : « À mesure que les suicides diminuent, la densité familiale s’accroît régulièrement. » [31] Albine est loin de ressembler à Emma Bovary, jeune femme mariée catholique ayant un enfant. Pour Durkheim, la famille est, comme la religion, facteur d’intégration sociale. Lorsqu’elle rencontre Serge, le destin d’Albine est sans doute de fonder une famille, mais ce destin est brisé par une rupture amoureuse, une situation pleinement anomique qu’elle ne supporte pas.
S’il ne fait aucun doute que le suicide d’Albine puisse être qualifié d’égoïste, il répond également aux critères du suicide anomique. Pour Durkheim, le suicide anomique touche les individus qui font face à une situation sociale de dérèglement, ne trouvant plus de repères stables pouvant donner un sens à leur vie. Durkheim voit dans l’anomie conjugale une des causes sociales du suicide anomique, s’intéressant en particulier au veuvage et au divorce. C’est moins pour Durkheim le fait de devenir veuf ou de divorcer que le changement de situation sociale qui est anomique, l’anomie désignant stricto sensu l’absence de normes clairement établies. L’anomie familiale correspond ainsi à une perte de repères qui organisaient la vie familiale. Albine n’étant pas mariée à Serge, et encore très jeune au moment de son suicide, on pourrait penser que la perte de son amant n’est pas un critère valide au regard du concept durkheimien d’anomie. On sait maintenant que Durkheim était un adversaire du divorce et que l’idée selon laquelle le mariage protège du suicide était aussi mise en avant pour le défendre comme institution. Mais la rupture amoureuse est, à l’instar du divorce et du veuvage, anomique car elle suppose l’abandon de projets communs. C’est d’ailleurs tout l’enjeu du chapitre de la séparation lorsqu’Albine évoque avec Serge leur futur de jeunes époux entourés d’enfants :
« Je serai comme il plaira à tes caprices. Je faisais de la musique, autrefois ; j’étais une demoiselle savante, qu’on élevait pour tous les charmes… Je retournerai à l’école, je me remettrai à la musique. Si tu désires m’entendre jouer un air que tu aimes, tu n’auras qu’à me l’indiquer, je l’apprendrai pendant des mois, pour te le faire entendre, un soir, chez nous, dans une chambre bien close, dont nous aurons tiré toutes les draperies. Et tu me récompenseras d’un seul baiser… Veux-tu ? Un baiser sur les lèvres qui te rendra ton amour. Tu me prendras et tu pourras me briser entre tes bras. » [32]
« Et je veux que ma fille ne me quitte pas. Tu pourras, si tu le juges bon, envoyer le garçon au collège. Je garderai la chère blondine dans mes jupes. C’est moi qui lui apprendrai à lire. Oh ! je me souviendrai, je prendrai des maîtres, si j’ai oublié mes lettres… Nous vivrons avec tout ce petit monde dans les jambes. Tu seras heureux, n’est-ce pas ? Réponds, dis-moi que tu auras chaud, que tu souriras, que tu ne regretteras rien ? » [33]
Albine cherche à convaincre Serge de fonder une famille mais il lui répond qu’il ne peut pas, ayant fait don de sa vie à la religion. Et Albine lui dit avant de le jeter hors du Paradou : « Et notre vie commune, et notre bonheur, et nos enfants ? » [34] La rupture amoureuse entre Serge et Albine se joue sur le refus de Serge de se projeter avec elle dans l’avenir, ce qui provoque une situation anomique qui n’a d’autre résolution pour Albine que sa propre mort.
Et si Albine s’était également suicidée par fatalisme ? Dans sa typologie des suicides, Durkheim ne consacre qu’une brève note de bas de page au suicide fataliste, « celui qui résulte d’un excès de réglementation. » [35] Albine ne vit pas seulement une crise d’anomie après sa rupture amoureuse. Il faut aussi prendre en considération ce qui provoque cette crise, à savoir l’impossibilité morale pour Serge de s’unir à elle. Durkheim affirme que le suicide fataliste est « celui que commettent les sujets dont l’avenir est impitoyablement muré, dont les passions sont violemment comprimées par une discipline oppressive. » [36] Ce serait théoriquement le suicide de Serge s’il était passé à l’acte [37], son sacerdoce lui interdisant de vivre avec Albine. Mais le drame qui la conduit au suicide peut être appréhendé comme la résultante des « intempérances » d’un « despotisme […] moral » [38]. Face à la religiosité de Serge, Albine subit une situation fortement contraignante qui l’oblige à rompre et l’empêche de réaliser un projet de vie commune. Alors que sa définition du fatalisme autorise de nombreux développements autour de l’impossibilité de se projeter par excès de réglementation, Durkheim ne donne que deux exemples de suicides fatalistes, celui des jeunes époux et celui des esclaves, comme si la société moderne n’obéissait qu’à un mouvement unilatéral de dérégulation sociale. D’ailleurs Durkheim ne peut envisager le suicide fataliste que du point de vue historique, pensant qu’à mesure que progresse l’individualisme, ce type de suicide deviendra extrêmement marginal. Pourtant, les excès de contrainte et de réglementation n’ont absolument pas disparu de la société moderne, notamment dans les sphères économiques, religieuses et familiales. On peut, dans cette société moderne, subir les intempérances du despotisme moral comme l’écrit si bien Durkheim, et c’est le cas d’Albine confrontée au choix de Serge. Et il y a bel et bien un fatalisme d’Albine lorsqu’elle-même pense ne plus avoir d’autre choix que de mourir : « Après l’amour, il n’y avait plus que la mort. » [39] Après la rupture amoureuse, Albine ne se donne pas d’autre alternative que de se donner la mort.
Si l’on prend en compte les caractéristiques du personnage d’Albine et le récit que Zola fait de sa liaison puis de sa rupture avec Serge, il apparaît que la typologie du suicide construite par Durkheim s’applique au suicide d’Albine. Dans cette perspective, l’idée qu’il s’agisse d’un suicide d’exception n’est pas pertinente, sauf à considérer que les causalités du suicide ne peuvent être multiples. Le suicide d’Albine remettrait alors moins en cause la typologie durkheimienne du suicide qu’une sociologie strictement déterministe ne pouvant associer qu’une cause à un même effet. Ce suicide serait d’exception s’il ne pouvait être à la fois égoïste, anomique et fataliste.
Lorsqu’on lit Le Suicide, on est frappé par l’absence presque complète de références littéraires [40], l’essentiel de l’argumentaire de Durkheim étant basé sur l’analyse des variations du taux de suicide en fonction de différentes variables. Mais comme le faisait justement remarquer Philippe Besnard, il existe deux sociologies dans le livre de Durkheim, une sociologie explicative cherchant des relations de cause à effet et une autre compréhensive [41]. Cette sociologie compréhensive est développée dans le chapitre VI du livre II consacré aux « Formes individuelles des différentes types de suicides » [42], chapitre dans lequel Durkheim convoque pour la première – et l’unique – fois quelques exemples tirés de la littérature. C’est ce passage clé du Suicide que nous proposons d’analyser pour montrer en quoi le suicide d’Albine permet de souligner les problèmes que rencontre Durkheim pour passer d’une sociologie explicative soulignant des déterminations sociales à une sociologie compréhensive pour laquelle les manifestations individuelles du suicide résultent de la combinaison des « courants suicidogènes » [43].
Il semble que Durkheim soit particulièrement rétif à donner aux suicides littéraires une valeur d’exemple. Alors que les œuvres du XIXe siècle ne manquent pas de personnages qui se suicident, Durkheim n’en cite très brièvement qu’un seul, celui de Werther, « ce cœur turbulent […] épris d’infini, qui se tue pour un amour contrarié » [44], en en faisant un exemple de suicide anomique. Mais Durkheim n’évoque à aucun moment le suicide d’Emma Bovary, sans doute conscient que ce suicide littéraire pourrait contrarier ses analyses. Il est cependant troublant que Durkheim, ancien élève de l’École normale supérieure de Paris et agrégé de philosophie, ne se donne aucune peine à ne citer ni Hugo, ni Balzac, ni Flaubert, ni Zola, des écrivains majeurs qu’il avait pourtant dû lire dans sa jeunesse [45]. Encore plus troublants sont les deux exemples littéraires qu’il développe, René de Chateaubriand [46] et Raphaël de Lamartine [47], aucun de ces deux personnages ne trouvant la mort en se suicidant… René meurt à la fin du récit « dans le massacre des Français et des Natchez à la Louisiane. » [48] Quant à Raphaël, il s’éteint emporté par « sa maladie de langueur. » [49] René et Raphaël ont tout de personnages mélancoliques enclins au suicide, mais ne passent jamais à l’acte. Le comble est que Durkheim cite René et non Atala, deux récits pourtant connexes et mettant en scène les mêmes personnages, celui d’Atala racontant précisément son suicide. Atala est une jeune fille chrétienne qui sauve la vie de Chactas, un indien qui a été fait prisonnier et condamné à mort. Amoureux d’Atala, Chactas est prêt à se convertir pour pouvoir l’épouser, mais celle-ci avait promis de consacrer sa vie à la religion. Ne pouvant faire de choix entre son vœu et son amour pour Chactas, elle met fin à ses jours en se suicidant. On retrouve dans ce suicide des similitudes avec celui d’Albine pour son caractère à la fois anomique et fataliste, mais Durkheim préfère illustrer son propos en étudiant les personnalités de René et de Raphaël [50].
Pour Durkheim, Raphaël permet d’illustrer cet « état d’individuation exagérée » [51] qui est suicidogène. Dans cet état, le sujet « répugne à sortir de lui-même. En revanche, la pensée et la vie intérieure gagnent tout ce que perd l’activité. En se détournant de ce qui l’entoure, la conscience se replie sur elle-même, se prend elle-même comme son propre et unique objet et se donne pour principale tâche de s’observer et de s’analyser. » [52] On peut raisonnablement penser que Durkheim considère la mort de Raphaël comme un suicide égoïste larvé, marqué par une forte intellectualisation de la vie. En réalité, Raphaël et René sont des personnages romantiques par excellence souffrant du fameux « mal du siècle » que Durkheim appelle « le mal de l’infini » [53], un mal qui prend cependant une forme différente pour chacun d’eux : « Tandis que Raphaël est un méditatif qui s’abîme en lui-même, René est un inassouvi. » [54] Durkheim ajoute un peu plus loin : « Là, c’est l’intelligence réfléchie qui est atteinte et qui s’hypertrophie outre mesure ; ici, c’est la sensibilité qui se surexcite et se dérègle. Chez l’un, la pensée, à force de replier sur elle-même, n’a plus d’objet ; chez l’autre, la passion, ne reconnaissant plus de bornes, n’a plus de but. Le premier se perd dans l’infini du rêve, le second, dans l’infini du désir. » [55]
Le recours à ces deux exemples littéraires ne sert pas seulement à illustrer les états psychiques qui peuvent conduire aux suicides égoïstes et anomiques, mais l’occasion pour Durkheim d’infléchir un modèle explicatif unidimensionnel. C’est en effet après avoir analysé la jonction entre les dimensions égoïste et anomique du suicide, que Durkheim envisage le caractère polymorphe du suicide, admettant désormais que différentes causes sociales « peuvent elles-mêmes agir simultanément sur un même individu et mêler en lui leurs effets » [56] ; entorse considérable au principe déterministe qu’il met en exergue dans Les Règles de la méthode sociologique : « Si donc on veut employer la méthode comparative d’une manière scientifique, c’est-à-dire en se conformant au principe de causalité tel qu’il se dégage de la science elle-même, on devra prendre pour base des comparaisons que l’on institue la proposition suivante : À un même effet correspond toujours une même cause. » [57] Ainsi, la plupart des suicides littéraires peuvent être analysés non plus du point de vue de leur adéquation à une modélisation statistique mais du point de vue de la combinaison des courants suicidogènes qui les configure. Durkheim va même jusqu’à montrer comment l’égoïsme et l’altruisme « peuvent unir leur action » [58] alors que les variables explicatives censées les exprimer donnent des explications opposées des variations des taux de suicide. Durkheim admet ainsi qu’un même individu puisse être à la fois fortement et insuffisamment intégré. Cela est contradictoire si l’on pense de manière globale la capacité d’intégration sociale. Mais si l’on considère l’individu au regard de ce que Lahire appelle ses expériences socialisatrices [59], il devient tout à fait possible d’analyser les influences diverses pouvant conduire au suicide.
Durkheim retient alors finalement trois types mixtes de suicides : le suicide égo-anomique, le suicide anomique-altruiste et le suicide égo-altruiste [60]. Le trait commun entre ces types mixtes est de prendre en compte un élément contingent, évènement historique et/ou biographique, qui a pour conséquence de rendre un individu plus sensible aux courants suicidogènes. Les causes sociales du suicide ne sont alors plus à tenir en relation d’exclusivité mais comme des empreintes plus ou mois actives en fonction des expériences sociales de chaque individu. Durkheim décrit ainsi l’action conjointe de l’égoïsme et de l’altruisme : « À certaines époques, où la société désagrégée ne peut plus servir d’objectif aux activités individuelles, il se rencontre pourtant des individus ou des groupes d’individus qui, tout en subissant l’influence de cet état général d’égoïsme, aspirent à autre chose. Mais sentant bien que c’est un mauvais moyen de se fuir soi-même, que d’aller sans fin de plaisirs égoïstes en plaisirs égoïstes, et que des jouissances fugitives, même si elles sont incessamment renouvelées, ne sauraient jamais calmer leur inquiétude, ils cherchent un objet durable auquel ils puissent s’attacher avec constance et qui donne un sens à leur vie. Seulement, comme il n’y a rien de réel à quoi ils tiennent, ils ne peuvent se satisfaire qu’en construisant de toutes pièces une réalité idéale qui puisse jouer ce rôle. Ils créent donc par la pensée un être imaginaire dont ils se font les serviteurs et auquel ils se donnent d’une manière d’autant plus exclusive qu’ils sont dépris de tout le reste, voire d’eux-mêmes. C’est en lui qu’ils mettent toutes les raisons d’être qu’ils s’attribuent, puisque rien d’autre n’a de prix à leurs yeux. Ils vivent ainsi d’une existence double et contradictoire : individualistes pour tout ce qui regarde le monde réel, ils sont d’un altruisme immodéré pour tout ce qui concerne cet objet idéal. Or l’une et l’autre disposition mènent au suicide. » [61]
Si l’être imaginaire dont parle Durkheim peut être une personne aimée devenue inaccessible, alors le suicide d’Albine pourrait servir de remarquable illustration à ce développement. D’ailleurs Durkheim y décrit moins la combinaison de l’égoïsme et de l’altruisme que de l’égoïsme, de l’anomie et du fatalisme. Cette combinaison repose en effet sur un état égoïste (un exercice excessif de l’individualité) dans un contexte anomique (« une société désagrégée ») et fataliste pour l’impératif qui empêche de réaliser des aspirations. Tout est ici résumé pour comprendre le suicide d’Albine. Pourtant Durkheim ne met en évidence aucune combinaison entre la dimension fataliste du suicide (trop marginal selon lui) et les autres dimensions du suicide. Alors qu’il affirme que l’égoïsme et l’anomie sont deux facteurs pouvant avoir « une affinité spéciale » [62], il devrait logiquement admettre une telle affinité entre l’altruisme et le fatalisme. Besnard remarque d’ailleurs avec justesse que ces deux catégories sont en réalité concomitantes car tout excès d’intégration sociale entraîne un excès de régulation sociale [63]. On peut dès lors substituer les logiques sociales du suicide altruiste et du suicide fataliste.
Dans le cas d’Albine, l’impératif moral n’est pas la conséquence d’un excès d’intégration sociale mais de celui que vit Serge lorsqu’il renonce à leur relation amoureuse. L’impératif moral est très clair et pourrait s’énoncer ainsi : « Tu ne prendras pas pour époux un prêtre ». Albine n’a alors plus d’intérêt à vivre et met fin à ses jours comme si cela s’imposait. Durkheim évoque ce caractère fataliste du suicide mais dans un développement consacré au suicide altruiste : « Le sujet se tue parce que sa conscience le lui ordonne ; il se soumet à un impératif. » [64] Durkheim avoue là de manière inconsciente que l’altruisme et le fatalisme sont deux manifestations d’un même courant suicidogène. C’est qu’il existe deux sociologies du suicide dans l’étude de Durkheim.
Toute la première partie du Suicide est consacrée à l’analyse des taux de suicide dont les variations permettent de rendre intelligibles des causes sociales selon les degrés d’intégration et de régulation sociales. Ce qui est ici en jeu pour expliquer la tendance au suicide d’un individu est son statut social. L’ensemble des variables utilisées pour différencier les taux de suicide permettent de donner un portrait idéal-typique des individus prédisposés à se suicider. Mais ces portraits expliquent seulement ce qui prédispose et rend plus vulnérable un individu au suicide. La partie consacrée aux « formes individuelles » ne raisonne plus en termes de statut mais de « courants suicidogènes » auxquels les individus, compte tenu de leurs expériences sociales, sont plus ou moins sensibles [65]. Pour Besnard, Durkheim substitue un raisonnement de type explicatif par un « modèle de combinaison et d’addition des effets des facteurs pathogènes » [66], un modèle dans lequel les types de suicide deviennent « des facteurs autonomes qui peuvent coexister et cumuler leurs effets pathologiques. » [67] La tendance au suicide dépendrait alors du mode d’articulation de ces courants. Dans cette perspective, le cas d’Albine est hautement pathogène. Si l’on considère son statut au moment de son suicide, ce sont la conjonction des défauts d’intégration et de régulation sociale qui peuvent apporter une explication cohérente. Mais il faut abandonner le raisonnement en termes de statut social pour comprendre son suicide à la lumière des différentes expériences sociales qui construisent sa personnalité. Le statut d’Albine n’explique pas en soi le caractère fataliste de son suicide, mais la situation dans laquelle elle se trouve après sa rupture présente cette dimension fataliste dont parle Durkheim de manière sous-jacente dans son chapitre consacré aux formes individuelles du suicide.
Loin d’apparaître comme un suicide d’exception, le suicide d’Albine est un exemple qui permet d’éclairer la réflexion de Durkheim sous un jour nouveau. Non seulement les courants suicidogènes peuvent se combiner, mais leur action dépend des expériences sociales des individus. En réalité le suicide d’Albine est parfaitement réaliste si l’on s’attache non pas au statut social des individus mais aux dimensions plurielles de leur personnalité. Albine est sans doute un personnage relativement marginal pour son caractère rebelle et libertaire, mais la rupture amoureuse qu’elle vit n’a rien d’exceptionnel en soi. Si l’on déplace la sociologie explicative de Durkheim vers une sociologie compréhensive qu’il esquisse dans la même étude, alors on est en mesure de mieux comprendre la combinaison des courants suicidogènes lors d’une rupture amoureuse, mélange d’égoïsme, d’anomie et de fatalisme [68]. Le suicide d’Albine décrit par Zola permet ainsi de lever le voile sur les ambigüités de la sociologie de Durkheim qui recourt lui-même à la littérature pour substituer à sa sociologie explicative une sociologie compréhensive.
À l’issue de cette analyse, on peut mesurer à quel point une œuvre littéraire est susceptible d’être confrontée au savoir sociologique. Mais il existe différentes façons de penser cette confrontation [69]. L’une d’elles est de traiter l’œuvre littéraire comme un objet et d’en faire la sociologie. Nous sommes là dans le domaine bien connu de la sociologie de la littérature. Mais un autre mode de confrontation nous paraît également pertinent, celui d’une sociologie par la littérature [70] et qui consiste non pas à considérer que les œuvres littéraires reflètent plus ou moins fidèlement la réalité sociale mais comme des laboratoires de la pensée sociologique [71]. L’analyse du suicide d’Albine nous a en effet permis d’interroger certains problèmes auxquels Durkheim doit faire face dans sa sociologie. C’est envisager les rapports entre la sociologie et la littérature sous un angle non pas d’exclusivité mais d’interférence [72]. Toutes les formes de sociologies implicites contenues dans les œuvres littéraires peuvent alors devenir l’objet d’une sociologie par la littérature. Cette sociologie permet d’éclairer le projet sociologique de Durkheim, comme si Zola avait anticipé sur un mode littéraire la sociologie compréhensive esquissée par Durkheim. Marcel Fournier n’hésite d’ailleurs pas à écrire : « Durkheim et Zola ne se connaissent pas, mais il y a, entre les deux Émile, une homologie de positions : le naturalisme est à la littérature ce que la sociologie est aux sciences humaines. » [73] Émile Zola et Émile Durkheim ne se sont jamais rencontrés physiquement mais la créativité littéraire de l’un peut susciter une formidable interrogation de la pensée sociologique de l’autre.
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[1] É. Zola, Thérèse Raquin [1867], Paris, Gallimard, 1979 ; É. Zola, L’Œuvre [1886], in Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, Tome IV, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 9-364.
[2] Nous pouvons en effet lire dans la troisième partie du Roman expérimental : « Quand les temps auront marché, quand on possédera les lois, il n’y aura plus qu’à agir sur les individus et sur les milieux, si l’on veut arriver au meilleur état social. C’est ainsi que nous faisons de la sociologie pratique et que notre besogne aide aux sciences politiques et économiques. » É. Zola, Le Roman expérimental [1880], Paris, Garnier-Flammarion, 1971, p. 76.
[3] É. Zola, « Le sens du réel » [1878], in Le Roman expérimental [1880], op. cit., p. 213-223. Fort de cette idée selon laquelle certains écrivains développent un « sens du réel », Jacques Dubois s’est concentré sur la fonction révélatrice que le roman réaliste partage avec le mode de connaissance sociologique. Les romanciers du réel ne fournissent pas directement une analyse sociologique mais les clés de cette analyse par la médiation d’un récit (J. Dubois, Les Romanciers du réel. De Balzac à Simenon, Paris, Seuil, 2000).
[4] La sociologie est encore loin d’exister comme savoir autonome lorsque Zola compose la série des Rougon-Macquart. Néanmoins, Zola est influencé par la philosophie positiviste et veut inscrire sa théorisation littéraire dans le cadre de cette philosophie (R. Ripoll, « Zola et le modèle positiviste », Romantisme, n° 21, 1978, p. 125-135). Aussi peut-on considérer la participation de Zola au développement des problématiques traitant de la « question sociale », une participation qui, sous un certain angle, éclaire le rôle anticipateur que Zola a pu jouer dans la construction du mode de connaissance sociologique, à la manière dont Maupassant a pu également anticiper certains développements de la psychanalyse (P. Bayard, Maupassant, juste avant Freud, Paris, Minuit, 1994). En s’inscrivant dans le sillage des analyses de Pierre Bayard, nous pouvons penser, au-delà de l’anachronisme historique, la relation que Zola peut entretenir avec Durkheim.
[5] É. Durkheim, Le Suicide. Étude de sociologie [1897], 9e éd., Paris, PUF, « Quadrige », 1997, p. 325-326.
[6] É. Zola, La Faute de l’abbé Mouret [1875], in Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, Tome I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p. 1213-1528.
[7] C’est ce que propose Bernard Lahire dans son étude consacrée à l’œuvre de Kafka en y décelant une « sorte de sociologie implicite » (Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création littéraire, Paris, La Découverte, 2010, p. 489). Si le domaine de Zola est bien celui de la création littéraire, on peut cependant souligner le caractère « quasi-sociologique » de son œuvre comme le propose Christophe Charle (« Le romancier social comme quasi-sociologue entre enquête et littérature. Le cas de Zola et de L’Argent », in L’Écrivain, le savant et le philosophe. La Littérature entre philosophie et sciences sociales, È. Pinto (dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 31-44).
[8] Zola distingue deux types d’hérédité : l’hérédité morale et l’hérédité physique. C’est à partir de cette distinction qu’il élabore l’arbre généalogique des Rougon-Macquart en spécifiant pour chaque individu ce qu’il a hérité de ses aïeux.
[9] É. Zola, citation extraite du dossier consacré à La Faute de l’abbé Mouret, op. cit., p. 1692-1693.
[10] Pour symboliser cette pureté, Zola pensait d’abord appeler son personnage Blanche (Ibid., p. 1678-1679).
[11] Ibid., p. 1255-1256.
[12] Ibid., p. 1677.
[13] Ibid., p. 1695.
[14] Ibid., p. 1694.
[15] Ibid., p. 1694-1695.
[16] Ibid., p. 1409.
[17] Ibid., p. 1507.
[18] Ibid., p. 1507-1508.
[19] Ibid., p. 1512.
[20] Ibid., p. 1516.
[21] C. Baudelot et R. Establet, Durkheim et le suicide [1984], 7e éd., Paris, PUF, « Philosophies », 2007, p. 82-88.
[22] Ibid., p. 82.
[23] Idem
[24] Ibid., p. 83.
[25] É. Durkheim, [1897], op. cit., p. 238.
[26] Ibid., p. 222.
[27] É. Zola, [1875] 1960, p. 1251.
[28] Ibid., p. 1679.
[29] É. Durkheim, [1897] 1997, p. 223.
[30] Ibid., p. 208.
[31] Ibid., p. 210.
[32] É. Zola, [1875] 1960, p. 1505.
[33] Ibid., p. 1506.
[34] Idem
[35] É. Durkheim, [1897] 1997, p. 311.
[36] Idem
[37] On retrouve Serge mourant de phtisie dans le dernier opus des Rougon-Macquart, Le Docteur Pascal (1893).
[38] É. Durkheim, [1897] 1997, p. 311.
[39] É. Zola, [1875] 1960, p. 1511.
[40] On trouve dans l’ouvrage de Laurence Ellena une analyse des références littéraires chez plusieurs sociologues. Elle montre en particulier à quel point la rupture épistémologique avec le sens commun peut constituer un frein pour citer des œuvres littéraires (Sociologie et littérature. La Référence à l’œuvre, Paris, L’Harmattan, 1998).
[41] Voir P. Besnard, « Durkheim et les femmes ou le Suicide inachevé », Revue française de sociologie, vol. 14, n° 1, Janvier-Mars 1973, p. 27-61.
[42] É. Durkheim, [1897] 1997, p. 312-332.
[43] Ibid., p. 312.
[44] Ibid., p. 322.
[45] Dans sa volumineuse étude sur Durkheim, Marcel Fournier ne donne pas d’élément précis concernant les lectures littéraires que le sociologue a pu faire dans sa jeunesse (M. Fournier, Émile Durkheim. 1858-1917, Paris, Fayard, 2007). Les références littéraires de Durkheim, contrairement à celles de la philosophie, sont peu nombreuses si l’on parcourt l’ensemble de son œuvre, comme s’il était réticent à mettre en avant son rapport à la littérature. On notera cependant que Durkheim cite abondamment Rousseau qui demeure pour lui une référence centrale.
[46] F.-R. de Chateaubriand, René [1802], in Atala. René. Le Dernier Abencerage, Paris, Gallimard, 1971, p. 139-182.
[47] A. de Lamartine, Raphaël. Pages de la vingtième année [1849], Paris, Gallimard, 2011.
[48] F.-R. de Chateaubriand, [1802] 1971, p. 182.
[49] A. de Lamartine, [1849] 2011, p. 33.
[50] En ne citant ni Atala, ni Emma Bovary, ni Albine, Durkheim semble réticent à prendre pour exemple littéraire des suicides de femmes.
[51] É. Durkheim, [1897] 1997, p. 317.
[52] Ibid., p. 314.
[53] Ibid., p. 324.
[54] Ibid., p. 323.
[55] Ibid., p. 324.
[56] Idem
[57] É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique [1895], 13e éd., Paris, PUF, Quadrige, 2007, p. 127. L’auteur souligne.
[58] É. Durkheim, [1897] 1997, p. 326.
[59] La notion d’expérience socialisatrice s’inscrit dans le cadre de la théorie de l’ « homme pluriel » (Voir B. Lahire, L’Homme pluriel. Les Ressorts de l’action [1998], Paris, Nathan, 2001).
[60] É. Durkheim, [1897] 1997, p. 332.
[61] Ibid., p. 326-327.
[62] Ibid., p. 325.
[63] P. Besnard, « Durkheim et les femmes ou le Suicide inachevé », Revue française de sociologie, vol. 14, n° 1, Janvier-Mars 1973, p. 42.
[64] É. Durkheim, [1897] 1997, p. 319.
[65] C’est avec Maurice Halbwachs que cette analyse du suicide va être poursuivie. Tandis que Durkheim sépare les causes individuelles et les causes sociales du suicide, Halbwachs propose de les réunir pour mieux saisir la vulnérabilité des individus en fonction de leur insertion dans tel ou tel « cadre social » (M. Halbwachs, Les Causes du suicide [1930], Paris, PUF, 2002). On trouve également dans cet ouvrage quelques références littéraires, Halbwachs citant en particulier Werther et Madame Bovary. Cependant, le sociologue ne tire pas de ces références des analyses aussi approfondies que Durkheim car elles ont seulement une valeur d’illustration.
[66] P. Besnard, 1973, p. 38.
[67] Ibid., p. 37.
[68] Zola construit le récit du suicide d’Albine en insistant sur ses différentes causes sociales, comme s’il y avait nécessairement dans un roman naturaliste une surdétermination de la causalité. Le réalisme de Zola repose sur un souci expérimental qui consiste à rompre avec la métaphysique et à donner une interprétation scientifique des phénomènes. Zola écrit : « Je vais tâcher de prouver à mon tour que, si la méthode expérimentale conduit à la connaissance de la vie physique, elle doit conduire aussi à la connaissance de la vie passionnelle et intellectuelle. Ce n’est là qu’une question de degrés dans la même voie, de la chimie à la physiologie, puis de la physiologie à l’anthropologie et à la sociologie. Le roman expérimental est au bout. » (É. Zola, [1880] 1971, p. 60). Pour La Faute de l’abbé Mouret, Zola utilise des traités de médecine et de physiologie (en particulier L’Hérédité naturelle du Dr Lucas et La Physiologie des passions du Dr Letourneau). Il faut donc admettre que la connaissance que Zola peut avoir du suicide est autant, sinon davantage, d’ordre médical que sociologique.
[69] Sur cette question, voir en particulier D. Viart, « Littérature et sociologie. Les champs du dialogue », in Littérature et sociologie, P. Baudorre, D. Rabaté et D. Viart (dir.), Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2007, p. 11-28.
[70] Cette idée d’une sociologie par la littérature a été avancée pour la première fois en 1963 par Lewis Coser dans Sociology through Literature [1963], 2e éd., New Jersey, Prentice-Hall, 1972. Dans cet ouvrage, Coser insiste sur la possibilité de découvrir des aspects inexplorés de la réalité sociale grâce à l’imagination littéraire.
[71] Dans la perspective d’une sociologie par la littérature – sans pour autant la revendiquer explicitement –, Anne Barrère et Danilo Martuccelli considèrent que la connaissance romanesque peut « stimuler l’imagination sociologique » (A. Barrère et D. Martuccelli, Le Roman comme laboratoire. De la Connaissance littéraire à l’imagination sociologique, Villeneuve-d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2009, p. 7). Leur proposition centrale est de considérer l’acte de lecture comme une expérience constructive pour toute démarche de problématisation et de recherche sociologique. Barrère et Martuccelli développent ainsi une méthodologie basée sur une interprétation des textes littéraires pour nourrir l’imagination sociologique. Cette méthodologie, appelée « herméneutique de l’invention », consiste en une interprétation des sociologies implicites présentes dans la littérature. Une telle interprétation a pour objectif de produire de nouvelles catégories d’analyses sociologiques.
[72] Voir P. Lassave, Sciences sociales et littérature. Concurrence, complémentarité, interférences, Paris, PUF, 2002.
[73] M. Fournier, op. cit., p. 369
Ledent David, « Le suicide d’Albine dans La Faute de l’abbé Mouret ou la sociologie de Durkheim à l’épreuve d’un suicide littéraire », dans revue ¿ Interrogations ?, N°14. Le suicide, juin 2012 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Le-suicide-d-Albine-dans-La-Faute (Consulté le 21 novembre 2024).