Cette communication aborde la question des publics d’un festival littéraire, Les Correspondances de Manosque, à travers l’enquête réalisée sous la direction de Gisèle Sapiro au Centre européen de sociologie et de science politique. Celle-ci comprenait un volet quantitatif avec la passation d’un questionnaire et un volet qualitatif, avec l’observation ethnographique du festival et la réalisation d’entretiens. Les résultats de cette enquête montrent que le public ayant répondu, dont la médiane est à 56 ans, se caractérise par une proportion importante de femmes, aux pratiques culturelles relativement intenses et dont l’investissement dans le festival est important. La présentation de ces données sera suivie d’une discussion sur les enjeux que soulève la définition relationnelle des publics et des non-publics au sein du festival littéraire par les différents groupes en présence, en relation avec les questions méthodologiques posées par cette enquête.
Mots-clés : festival, non-publics, littérature, espace public, capital culturel, légitimité culturelle.
Rival definitions and characteristics of « the audience » at the Manosque literary festival
This paper will address the subject of the audiences at the literary festival Les Correspondances de Manosque in the South of France, supported by the results of a survey conducted by Gisèle Sapiro at the Centre européen de sociologie et de science politique. The audiences were studied through a statistical approach, with the use of a questionnaire, and qualitative methods, with ethnographical observation and interviews. The results show that the audiences who answered the questionnaire consist of a significant amount of middle-aged to old-aged women, who have intensive cultural practices. Their participation in the different activities of the festival is also important. The presentation of the results will be followed by a discussion of the questions raised by how the audience of this literary festival is defined by the different groups who participate in it, related also to the methodological aspects of the survey.
Keywords : festival, literature, audiences, public space, cultural capital, cultural legitimacy
Le festival de littérature désigne des rencontres publiques où œuvres littéraires sont lues en public et discutées par les auteurs eux-mêmes ou des professionnels (critiques, éditeurs, etc.). Cette forme relativement récente de médiatisation et de médiation de la littérature suppose de passer d’une pratique de lecture, vécue comme solitaire (le lecteur face à son livre) à une pratique collective, qui engage ainsi la notion de « public », en tant que groupe assemblé par et pour l’événement : le festival « célèbr[e] la littérature et ses résonnances, et construi[t] un lien entre la solitude de la création littéraire et l’effervescence de la rencontre collective » [1]. La lecture à haute voix et le commentaire d’œuvres ne sont toutefois pas des phénomènes nouveaux :
« Des salons mondains aux académies, puis aux cénacles d’initiés, tels que les mardis de Mallarmé ou le grenier des frères Goncourt, [les lectures à voix haute] demeuraient cependant confinées à la sphère privée, mis à part la très officielle Académie française, dont les débats ne sont cependant pas publics. […] Les décades de Cerisy-Pontigny inaugurent un nouveau type de rencontres littéraires apparu dans la première moitié du XXème siècle, qui s’ouvre à un public plus large quoiqu’encore limité à une petite frange de lettrés » (Sapiro et al., 2012 : 1).
L’émergence de la forme « festival » pour la littérature peut se voir comme étant le résultat de différents facteurs. Le discours des organisateurs la distingue des salons ou foires, présentés comme plus proches du pôle commercial du champ littéraire. Ils insistent ainsi sur la notion de « programmation », qui désigne la sélection des livres sur des critères principalement artistiques et subjectifs. Il s’agirait ainsi de nouvelles formes de promotion par l’industrie du livre, destinées à atteindre de nouveaux publics. Celles-ci se construiraient en parallèle du développement de politiques culturelles en faveur de la lecture, notamment avec le souci de démocratisation et de décentralisation de l’accès à la culture (Sapiro et al., 2012 : 1).
L’enquête dirigée par Gisèle Sapiro sur le festival littéraire Les Correspondances de Manosque [2], qui a lieu dans cette ville de taille moyenne dans le Sud de la France, est centrée sur l’histoire de ce festival et la caractérisation de ses publics, afin de mieux savoir qui touche cette forme de médiation de la littérature. Le festival est un événement qui a été étudié par les sociologues, notamment sur la musique (Djakouane et al., 2010 ; Négrier, 2013), le cinéma (Ethis, 2005) ou le théâtre (Ethis, 2002 ; Ethis et al., 2009). Différents travaux sont également revenus sur l’histoire du festival en Europe (Poirrier, 2012). Toutefois, la forme festival appliquée à la littérature demeure encore peu abordée (Giorgi, 2011). Plus généralement, les « publics » de la culture ont fait l’objet de nombreux travaux et les différentes enquêtes sur les pratiques culturelles des Français (Donnat, 2009) en dressent une vision statistique. La notion de « non-public » est apparue dans les années 1960 dans les discours sur les politiques culturelles et elle est mentionnée pour la première fois dans le manifeste de Villeurbanne en 1968, écrit par Francis Jeanson (Denizot, 2009). Elle semble désigner au départ les personnes que les différents dispositifs culturels souhaitent toucher mais qui ne participent pas à ces activités culturelles. Ainsi, le non-public se définit donc d’abord en creux, à travers les objectifs de démocratisation des politiques culturelles. Certaines recherches sur les pratiques culturelles, notamment sur les bibliothèques, posent toutefois la question différemment, à travers les inscrits, les non-inscrits, mais aussi ceux qui la fréquentent sans être abonnés. Emerge alors une définition plurielle des non-publics. Des travaux plus récents amènent à repenser les relations entre publics et non-publics, afin de sortir de la dichotomie qui les oppose (Ancel, Pessin, 2004). Effectivement, les non-publics d’un événement sont susceptibles d’être les publics d’autre chose et il est également possible d’envisager les deux termes non « comme des catégories étanches, mais plutôt comme des pôles entre lesquels s’inscrit, à travers une multitude de positions, le rapport à la culture » (Ghebaur, 2012). Envisager les dispositifs culturels comme des instances qui participent de la production de ces non-publics (tel qu’évoqué précédemment) engage une réflexion sur ce concept (Ibid.). Jean-Pierre Esquénazi revient lui sur une définition relationnelle des publics et non-publics, qui a inspiré notre approche :
« Je soutiendrai qu’un domaine particulier de réception constitue un champ, au sens où Bourdieu emploie le terme : l’ensemble des interprétations publiques constitue un système de positions qui ne peuvent être comprises que les unes par rapport aux autres ; les différents agents qui prennent position dans le champ le font au nom d’une certaine légitimité ou d’un certain capital symbolique et en opposition aux agents défendant d’autres positions. […] J’appellerai publics les interprètes, majoritaires ou minoritaires, qui savent jouer le jeu légitime et non-publics ceux dont les points de vue ne peuvent recevoir de formulation acceptable (du moins pour les publics) dans le champ » (Esquénazi, 2002 : 319).
La réflexion développée dans cette contribution s’articulera ainsi autour de la manière dont les publics du festival littéraire étudié sont définis. La pluralité des identifications des récepteurs du festival sera abordée, ceux-ci se pensant bien comme publics ou non-publics. Différentes acceptions de ce qui constitue ‘le public’ coexistent lors du festival. Elles montrent que publics et non-publics recouvrent des identités fluctuantes que l’on peut envisager de manière relationnelle et non selon une stricte dichotomie. La question des publics, objet central des politiques culturelles, semble ici se reconfigurer comme enjeu de lutte, ce que l’analyse des positions et représentations de chacun peut contribuer à éclaircir. Nous verrons donc tout d’abord comment a été menée l’enquête lors du festival, puis quelles sont les caractéristiques des publics qu’elle a circonscrits. Dans un second temps, l’ethnographie réalisée permettra d’éclairer l’existence de publics en marge de ceux identifiés par l’analyse statistique. Finalement, la définition du public par les différents agents en présence révèlera les tensions qui sous-tendent cet événement.
Le festival a été créé en 1999 par deux hommes, dont l’un est écrivain, l’autre formé en développement de projets culturels. Il est dédié à la littérature contemporaine française, en privilégiant le genre du roman et a lieu à la fin du mois de septembre, lors de la rentrée littéraire. Une quarantaine d’auteur.es est invitée chaque année. Les Correspondances durent cinq jours, pendant lesquels ont lieu différents types d’événements. Les organisateurs opposent ce festival à la forme du salon du livre, car il repose sur une programmation, construite sur des principes perçus comme premièrement artistiques. Celle-ci se caractérise par plusieurs éléments. Elle est tout d’abord structurée en deux temps. La journée, les événements ont lieu majoritairement dans l’espace public, sont gratuits et centrés sur les auteur.es et leurs œuvres. Le public peut assister principalement à des rencontres avec ou entre les écrivain.es et à des lectures de leurs livres. Les différents espaces peuvent accueillir entre 60 et 250 personnes. Le soir, la programmation est recentrée sur le théâtre de Manosque (dont la grande salle peut accueillir environ 700 personnes). Elle a donc lieu en intérieur et elle est payante. La nature des événements change également, puisqu’il s’agit de lectures de textes d’auteurs plus classiques (Cioran, Camus, Sylvia Plath, etc.), mis en voix par des comédiens professionnels et non plus les auteur.es eux-mêmes. Dans les éditions récentes du festival, ces artistes sont souvent des figures importantes des mondes cinématographique (Charlotte Rampling en 2013) ou théâtral (Laurent Poitrenaux en 2011). Une deuxième partie de la programmation est constituée par des propositions musicales avec des artistes relativement visibles de la chanson française ou des variétés, autour de thématiques en rapport avec la littérature (avec Arthur H, Olivia Ruiz, etc.). Ce dialogue entre différents mediums est présenté comme l’une des originalités du festival de Manosque, permettant d’attirer de nouveaux publics. Ainsi, dans le programme de l’édition 2012, l’avant-propos de l’un des organisateurs explique : « Cette littérature si riche et fertile, nous tentons d’en rendre compte depuis quatorze ans. […] Par de multiples croisements avec l’image, la musique et la scène qui donnent aux textes une autre forme, une autre vie et parfois un autre public » [3]. La combinaison de différentes pratiques artistiques est toutefois une composante de nombreux festivals, notamment littéraires.
Le festival se déploie à l’échelle du centre-ville, exceptionnellement fermé à la circulation automobile le temps que dure cette manifestation. Trois placettes sont investies par des scènes montées pour l’occasion, avec des chaises accueillant le public. Les différents espaces sont situés dans un périmètre relativement restreint, permettant aux festivaliers de se rendre d’un endroit à l’autre à pied dans des temps relativement courts. Aux tables des cafés et des restaurants du centre-ville, il n’est pas rare de recroiser les mêmes personnes, les auteur.es ou les intervenant.es des rencontres. Cette proximité géographique est un élément mis en avant pour caractériser la ‘taille humaine’ de cette manifestation, qui a pris le parti de se situer dans la ville. Elle contribue effectivement à renforcer un sentiment de convivialité et de proximité entre les différents groupes qui participent au festival, semblant diminuer la coupure nette entre « professionnels » (auctor) et « publics » (lector) que formalise la scène lors des événements.
Un dernier élément distinctif du festival est l’existence d’ « Ecritoires ». Ce sont des cabines dispersées dans la ville, mises en place par les organisateurs ou par les commerçants qui le souhaitent, où le public est invité à rédiger sa correspondance. Grâce à un partenariat avec la Poste, le festival affranchit ensuite les lettres. Les Ecritoires sont souvent mis en scène, il peut s’agir d’une plateforme dans un arbre avec une échelle, d’installations originales et visibles. Ils sont répartis de manière plus large dans la ville et dans ses environs que les scènes du festival et le théâtre, qui occupent presqu’exclusivement le centre-ville. La fréquentation du festival est difficilement chiffrable, cependant les organisateurs mettent en avant les 15000 lettres envoyées via les Ecritoires, nombre indicatif puisque la rédaction des lettres n’est pas limitée par personne.
L’enquête sociologique réalisée sous la direction de Gisèle Sapiro sur ce festival littéraire comprend différents aspects. Il a premièrement été abordé d’un point de vue qualitatif, afin de mieux saisir son histoire, son insertion dans l’espace urbain et sa programmation. Des entretiens ont été réalisés avec les organisateurs [4], des membres du comité de lecture et du public en parallèle de l’observation ethnographique de l’édition 2011. Un volet quantitatif a été réalisé grâce à la passation d’un questionnaire destiné aux publics, portant sur leurs pratiques festivalières, culturelles et de lecture ainsi que leurs caractéristiques sociodémographiques. Nous reviendrons ici en particulier sur les résultats de l’exploitation statistique de ce questionnaire, en relation avec les observations ethnographiques réalisées, afin de mieux décrire ces publics et de réfléchir à leurs contours et délimitations.
Du 21 au 25 septembre 2011, 467 questionnaires ont été remplis avant, pendant ou après une cinquantaine d’événements du festival, dans les différents lieux qu’il investit. Ils ont été distribués aux alentours des événements. Ainsi, les Ecritoires éloignés des scènes du festival n’ont pas été particulièrement couverts. Cela indique que nous avons d’emblée constitué le public du festival comme les individus qui assistent aux rencontres, pas forcément ceux qui envoient des lettres, alors même que le festival recense ses publics à partir du nombre de lettres affranchies. 460 questionnaires ont été retenus pour l’analyse statistique et 90% des questionnaires ont été remplis directement par le public, 10% ont été administrés. Les enquêteurs se situant à proximité des personnes cochant les réponses ont parfois répondu à leurs interrogations sur la formulation des questions. La méthode de remplissage était laissée à la libre appréciation du public, sauf lorsque l’enquêteur ressentait que la personne ne répondrait pas au questionnaire. L’administration était alors privilégiée afin d’éviter une déperdition de groupes spécifiques (personnes en marge des espaces destinés aux publics, dont l’engagement dans l’événement paraissait moindre, individus de 15 à 25 ans, etc.), généralement les moins enclins ou à l’aise avec ce type d’exercice. Il n’était pas possible d’utiliser de méthode d’échantillonnage en l’absence de données préalables sur les caractéristiques sociodémographiques du public du festival.
Profil sociologique des festivaliers
9 festivaliers sur 10 sont français, la très grande majorité (7 sur 10) résidant en région Provence-Alpes-Côte d’Azur dans laquelle se situe Manosque. Un tiers de l’ensemble des festivaliers vient du département de Manosque, Alpes Haute-Provence. Le recrutement géographique des festivaliers est donc principalement local, quoique 8% résident en Rhône-Alpes et 5% en Île de France. Cela peut en partie s’expliquer par la localisation excentrée du festival, qui n’a pas lieu en haute saison touristique.
La moyenne d’âge des festivaliers ayant répondu au questionnaire est de 51 ans, sur un échantillon qui s’étale de 15 à 81 ans, et la moitié a plus de 56 ans. Cette médiane est un peu supérieure à celle de l’enquête dirigée par Emmanuel Négrier sur des festivals de musique et de danse, qui est de 52,8 ans (Djakouane et al.,2010). La grande majorité des festivaliers est en réalité des festivalières (7 sur 10). Quoique cette forte féminisation du public soit cohérente avec un phénomène sensible également dans les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français (Donnat, 2009), elle est ici aussi supérieure aux résultats d’Emmanuel Négrier (60% de femmes). Il est possible d’imaginer qu’un événement en lien avec la littérature, notamment le roman, a plus de chances d’attirer des femmes, chez qui le goût pour la lecture de ce genre (44% le citent parmi les genres de livres lus le plus souvent au cours de 12 derniers mois) est plus répandu que parmi les hommes (23% seulement) (Donnat, 2009).
45% des publics sont actifs, avec deux fois plus de fonctionnaires et de salariés que de personnes à leur compte, et 37% sont retraités. Les catégories les plus dotées en capital culturel sont les plus importantes dans l’échantillon. Les cadres et professions intellectuelles supérieures [5] représentent 45%, une proportion un peu moindre par rapport aux résultats d’Emmanuel Négrier (58,05%). Les cadres de la fonction publique, professions intellectuelles et artistiques sont les plus nombreux, les cadres d’entreprises et professions libérales étant plus minoritaires. 28% des enquêtés appartiennent aux professions intermédiaires (majoritairement dans la santé, l’enseignement ou le travail social), part bien plus importante que pour l’enquête d’Emmanuel Négrier (9%). 13% de l’échantillon appartiennent aux autres groupes professionnels.
Une part non négligeable des enquêtés a un niveau d’éducation important, notamment si l’on prend en compte l’âge des répondants qui sont plutôt âgés. Le niveau d’étude constitue un bon indicateur du capital culturel du public, qui apparaît relativement élevé : 5 sur 10 sont diplômés au moins d’un bac+4, 2 sur 10 ont un bac ou moins. Parmi ceux qui ont un diplôme supérieur au bac, ce sont les études de lettres, de langues ou de sciences humaines et sociales qui sont majoritaires (55%), ce qui semble cohérent avec un festival dont la proposition artistique est articulée autour de la littérature contemporaine. Ces chiffres laissent penser que les publics de ce type d’événement sont donc orientés par un intérêt préalable pour la programmation. Il s’agirait donc moins souvent des nouveaux venus à ce type de pratique culturelle, happés par une forme différente de médiation de la littérature, ce que confirment les résultats suivants.
Pratique du festival et pratiques culturelles
D’après les analyses des réponses au questionnaire, le cœur du public du festival est constitué d’individus relativement fidèles et assidus. Effectivement, près des deux tiers sont venus au moins à trois éditions du festival, la moitié au moins à 4, avec un quart pour qui il s’agit de la première fois. La moitié des enquêtés reste au moins trois jours sur les cinq que dure le festival et la moitié assiste à 6 événements ou plus, le nombre d’événements auxquels ils ont prévu d’assister augmentant avec l’ancienneté. La participation au festival est donc relativement intense.
Les lectures et rencontres avec les écrivains, que l’on peut identifier comme le cœur de la programmation du festival, sont suivies de manière très majoritaire par les enquêtés. Effectivement, à la question sur le type d’événements auxquels ils comptent assister, 9 enquêtés sur 10 indiquent les rencontres avec les écrivains et 3 sur 4 les lectures (gratuites). Les lectures en scène (payantes, le soir) et lecture musicales sont également citées par plus de la moitié des répondants. La motivation première de la venue au festival est de « rencontrer des auteurs » (74%), avec aussi « découvrir de nouveaux livres » (56%) et « l’ambiance » (48%). Cette attention pour l’écrivain.e est perceptible également dans ce qu’apprécient les publics dans les rencontres et les lectures : 55% disent s’intéresser au « thème du livre ou de la lecture » ou à « cet écrivain en particulier », cette dernière proposition étant choisie en premier lieu. « L’artiste ou le comédien » est cité beaucoup moins souvent (en dernière position, mentionné par 24%) pour ce qui intéresse le public dans l’événement. Ces dispositions semblent donc particulièrement cohérentes avec l’orientation du festival, qui alterne lectures et discussions avec l’auteur.e, les questions des intervenants portant à la fois sur son écriture, la thématique du livre et son histoire personnelle. Cela semble également dessiner un public pour qui le cœur du festival est bien la programmation en journée.
Les préférences littéraires des enquêtés semblent relativement proches de la programmation du festival. Seuls 15% disent ne connaître aucun des écrivains invités, quoique l’observation du remplissage des questionnaires révèle qu’en répondant à cette question, qui est suivie par la demande des noms connus préalablement, un certain nombre des enquêtés feuillette le programme. On peut donc soupçonner un biais de « bonne volonté » culturelle (Bourdieu, 1979), les répondants ressentant une injonction à connaître les invités. Cependant, les goûts littéraires dont font part les enquêtés révèlent qu’ils lisent de manière très importante des « romans (autre que policier ou d’espionnage) » (70%) et des œuvres de littérature classique, française ou étrangère (près de 50%). Ces proportions sont bien supérieures à celles constatées dans la moyenne nationale chez les cadres et professions intellectuelles supérieures, dont le taux est pourtant le plus important, qui sont respectivement de 43% et 32% (Donnat, 2009). Parmi le type de romans qui est lu, deux tiers citent les romans contemporains français et 54% mentionnent les romans contemporains étrangers (respectivement 25% et 17% chez les cadres dans l’enquête d’Olivier Donnat). Ce sont également des individus dont la pratique de lecture est intensive, 24% affirmant lire en moyenne un livre par semaine et un tiers deux livres par mois, dont la fréquentation de la bibliothèque est importante (59% y sont inscrits).
Les questions à propos de leurs pratiques culturelles générales démontrent qu’il s’agit également d’individus fréquentant d’autres festivals (de littérature, de musique, de théâtre), majoritairement dans leur région (8 sur 10 ont assisté à un festival dans les douze derniers mois). Au cours des douze derniers mois, les festivaliers ont également assisté à différents types d’événements culturels, dont le cinéma (89%), le théâtre (64% contre 48% en moyenne nationale chez les cadres), le concert de musique classique (44% contre 25%) ou la danse (40% contre 24%). Parmi eux, les pratiques relevant de la culture légitime sont donc relativement denses. Il est toutefois possible d’observer une polarisation entre des publics plutôt orientés vers des pratiques culturelles de sortie, type concerts, théâtre, etc., et d’autres plutôt caractérisés par leurs pratiques de lecture (presse, livres, etc.) (Sapiro et al., 2015).
Nous avons donc vu ce qui caractérisait les 460 personnes assistant au festival et ayant répondu au questionnaire. Cela laisse deviner un public très féminisé, dont la moitié a plus de 56 ans, relativement bien doté en capital culturel et aux pratiques culturelles denses. Si ce portrait ne tranche pas radicalement avec celui des publics traditionnels de la culture légitime (Donnat, 2009), nous avons toutefois pu voir que les ressources en capital culturel et la féminisation des publics de Manosque sont plus importantes que pour ceux des festivals de musique et de danse (Djakouane et al., 2010). L’investissement des festivaliers lors des Correspondances est important et semble en adéquation avec ce que l’on peut identifier comme le ‘coeur’ de la programmation : lectures et rencontres avec les auteur.es de romans contemporains majoritairement français. Dans un second temps, nous allons donc voir comment la partie ethnographique de l’enquête permet de compléter la vision offerte par l’analyse statistique et de mettre en lumière les tensions qui entourent la question des publics lors du festival.
L’enquête quantitative par questionnaire permet d’apporter certains éléments afin de qualifier les publics d’un événement culturel, en interrogeant un nombre important de personnes participant au festival. Cependant, cette méthode pose également question dans la définition et la vision qu’elle en donne. Effectivement, le festival ayant lieu gratuitement et majoritairement dans l’espace public, la circonscription de ses publics peut être interrogée. La configuration des lieux à Manosque, en l’absence de barrières à l’entrée, crée une frontière floue entre ceux qui sont venus là pour le festival et ceux qui seraient là par hasard. Sont-ils tous publics du festival ? Nous avons ainsi choisi de revenir sur la manière dont ils peuvent être définis et sont l’enjeu de luttes symboliques au sein du festival, entre les personnes présentes, les organisateurs et finalement les enquêteurs.
La présence du festival à Manosque n’a pas toujours été bien acceptée, elle est parfois interprétée au prisme d’une concurrence entre le local et la capitale, la ville pouvant être perçue comme étant envahie lors des quatre jours du festival par une foule de « parisiens », comme en témoignent ces réponses de Manosquines à la question du questionnaire « Quelles sont vos impressions sur le festival ? » :
« Un peu trop de parisiens tout d’un coup. » (Femme de 53 ans, profession intermédiaire).
« Ambiance très branchée à Manosque, me rappelle Paris. » (Femme de 66 ans, cadre retraitée) ».
Comme indiqué précédemment, les données collectées par questionnaire ne confirment toutefois pas la présence massive de franciliens dans les publics (5%, contre un tiers provenant du département des Alpes-de-Haute-Provence). Cependant, une part très importante des écrivains et organisateurs réside effectivement à Paris. La centralisation historique du champ littéraire français est également reflétée par les maisons d’édition représentées (2 seulement n’ont pas leur siège dans la capitale), ce que critique un écrivain Manosquin invité au festival : « René Frégni s’est également illustré par une attaque en règle du microcosme parisianiste : ’Il y a une centaine de personnes qui monopolisent la culture… […] Je n’ai rien contre les Parisiens, au contraire, c’est ce parisianisme que je critique, confiné dans deux arrondissements et qui bloque l’ascension d’autres auteurs’ » [6]. De plus, le centre habituellement accessible aux voitures et aux dires des habitants, très souvent embouteillé, est piétonnisé lors du festival, ce qui contribue fortement à en modifier l’atmosphère. Ainsi, l’une des enquêtrices explique que lorsqu’elle tente d’administrer le questionnaire à des personnes qui ne se considèrent pas comme publics, cela leur permet de « s’exprimer sur leur agacement ou la gêne qu’elles ressentaient du fait que leur quotidien soit bouleversé par une manifestation qui l[eur] indiffère (centre-ville interdit aux voitures, difficulté de se déplacer, nuisance sonore, surpopulation temporaire, etc.) » (Hélène Seiler, Journal de terrain, Manosque, 25 septembre 2011). Cependant, la composition sociale du centre-ville doit également être prise en compte afin de mieux percevoir les changements qu’induit le festival et la manière dont il est perçu. Le centre-ville historique a fait l’objet de différents plans de requalification de l’habitat et du cadre de vie depuis 1975, la dernière Actualisation du Plan de Référence du Centre Historique datant de 2004 [7], car le bâti est ancien et parfois dégradé. La composition de la population du centre-ville se démarque par rapport au reste de la ville par un fort taux de chômage (26% [8] contre 16,5% dans le reste de la commune en 1999 [9]), plus d’individus non-diplômés (30% contre un peu plus de 20%) et moins de diplômés du supérieur (13% contre un peu moins de 20%). Les catégories socioprofessionnelles des ouvriers (23%) et employés (26%) y apparaissent également dominantes [10]. Quoique ces chiffres soient aujourd’hui un peu anciens, ils peuvent toutefois donner une indication sur un centre-ville qui semble marqué par une population plus populaire et moins bien dotée en capital culturel que le reste de la ville. Si l’inscription du festival dans la ville doit « offrir un foisonnement de lectures, de rencontres et de lieux d’écritures pour transformer Manosque en une véritable scène littéraire ouverte à tous » [11], il est ainsi plus facile de donner sens aux tensions que nous avons pu observer lors de l’édition 2011.
Les réactions des commerçants au festival sont ainsi pertinentes afin de nous renseigner sur les différentes définitions attribuées au public. Nous prendrons l’exemple de deux restaurants-café se situant sur la place principale de la ville, où est installée la scène en plein air la plus importante en taille, mais aussi par la nature des invités qui y interviennent. Le festival a mis en place un système de tickets permettant aux auteur.es de se restaurer gratuitement dans certains restaurants de la ville qui ont accepté d’être partenaires de l’opération. Cela favorise à la fois la consommation chez les restaurateurs du centre et la convivialité, les invités déjeunant ensemble, se croisant au détour d’une placette, assis à une table à côté de ceux et celles qui les écoutaient parler une heure auparavant. Parmi les deux restaurants observés, seul l’un des deux a accepté de participer à cette opération (restaurant 1). L’autre (café 2) n’accepte pas les tickets du festival et manifeste une défiance (perçue par les organisateurs) à son encontre en restant fermé le dimanche matin et en étendant sa terrasse sur la place principale, au détriment des chaises situées face à la scène pour les spectateurs. La fréquentation de ce café rend visible un différentiel de traitement (rapidité du service et modalités de l’accueil) entre les personnes qui semblent relever des habitués (marques d’interconnaissance) et les autres, les publics du festival.
Dans le restaurant 1, toujours très fréquenté et notamment par les écrivain.es, nous assistons à une scène frappante : lors d’un déjeuner où l’affluence est forte, la serveuse peine à servir chaque client. Deux jeunes hommes sont assis à la terrasse et se démarquent des autres par leur style vestimentaire et le fait qu’ils ne consomment qu’un café, sans restauration. Ils prennent la serveuse à parti parce qu’elle tarderait à les servir, elle leur répond d’un ton agacé et s’ensuit une altercation qui escalade et dégénère en des coups entre l’un des cuisiniers et l’un des deux hommes, qui quittent le restaurant avant que la police n’arrive. Lorsque la serveuse revient sur cet événement dans les cinq minutes qui suivent, elle s’exclame sur le fait que le café 2 étant fermé, leur restaurant « se retrouve avec leur mauvaise clientèle qui dérange les gens du festival ». Cet événement montre que certains acteurs dressent une opposition entre les « gens du festival » (publics, invités), perçus de manière positive, et la « mauvaise clientèle », locale et rattachée au café 2. Les tensions sociales qui existent entre le restaurant 1 et le café 2 se rejouent alors de manière exacerbée lors du festival, bienvenu pour l’un et rejeté par l’autre. Mais la remarque de la serveuse sous-tend également que pour elle, ces hommes appartiennent évidemment au « non-public » du festival, alors même que rien ne permet pourtant de l’affirmer. On pourrait émettre l’hypothèse que de manière implicite, les « habitués » et donc certainement les personnes du centre-ville, sont perçus comme n’appartenant pas aux festivaliers, la présence de cette manifestation dans l’espace public ne permettant pas de faire de tous les individus qui sont autour des publics.
Si cet événement peut nous renseigner sur les significations attribuées au festival, une autre observation rend plus visible la démarcation du public qui peut être faite, dans le sens d’une inclusion d’individus à ce groupe ou de leur exclusion de celui-ci. Le théâtre où ont lieu les spectacles payants se situe dans la Maison des Jeunes et de la Culture, temporairement vidée à cette occasion. Des jeunes garçons en groupe sont visibles aux alentours, ils jouent occasionnellement aux cartes sur l’une des places. Le Bar du Festival est également situé à l’intérieur du bâtiment, il est ouvert à tous (pas de présentation de ticket) et une librairie y est installée. A l’issue d’une représentation en soirée, deux adolescents, apparemment attirés par l’événement, tentent d’entrer dans le hall du théâtre, normalement libre d’accès. Un vigile à l’entrée les empêche d’y pénétrer. Il est intéressant que leur apparence, notamment parce qu’ils arborent les codes vestimentaires typiques de la « culture de rue » (Vienne, 2008), mais certainement aussi leur âge, assigne immédiatement ces deux garçons au « non-public » du festival. Ils ne sont donc pas invités à entrer, alors même qu’aucun élément matériel (badge, ticket, etc.) ne permet de les distinguer du « public ». Cette observation peut nous renseigner sur le groupe social auquel est associé le public du festival par ce vigile et qui lui permet de circonscrire alors aussi ses « non-publics ».
Ce partage entre publics et non-publics semble aussi être vécu par les récepteurs des événements du festival et mettre en jeu le rapport de l’enquêteur au public. Effectivement, nous distribuons les questionnaires en incluant autant les personnes assises aux terrasses des cafés que celles qui attendent sur les chaises mises en place par le festival. L’une des enquêtrices revient sur l’ambivalence entre individus récepteurs du festival mais ne se considérant pas comme appartenant à son public :
« A un événement qui a eu lieu à l’Hôtel d’Herbès […] il y avait un homme vraiment âgé (ayant plus de 90 ans), qui était accompagné par un homme un peu plus jeune (ayant autour de 80 ans), qui m’a dit qu’il ne parlait pas vraiment français et qu’il ne le lisait non plus, mais qu’il aimerait que je lui administre le questionnaire, puisque son ami pouvait traduire les éléments dits au cas où il ne les comprendrait pas. Donc, j’ai commencé à administrer le questionnaire, une vingtaine de minutes avant le début du festival et au cours de l’administration (plutôt vers le début), il a signalé qu’il ne voulait plus continuer. Je lui ai demandé si l’on pourrait finir le remplissage après l’événement ou s’il aimerait que je lui donne le questionnaire pour qu’il puisse le faire indépendamment avec son ami et il m’a répondu par la négative. De ce que j’ai recueilli du questionnaire, il n’habite pas loin de Manosque et il ne se considérait pas vraiment comme faisant partie du public, mais il aimait bien quand même assister à certains des événements. Ce cas, parmi d’autres, affirme pour moi […] qu’il faut prendre en compte la présence de personnes se considérant comme distinguées du public formel du festival, mais qui apprécient néanmoins certains aspects de son passage » (Jasmine Van Deventer, Journal de terrain, Manosque, 23 septembre 2011).
De la même manière, lors de la passation du questionnaire, nous avons tenté de le distribuer à des individus se distinguant de la majorité des personnes rencontrées lors du festival (femmes au-delà de 50 ou 60 ans) afin de diversifier l’échantillon [12]. Pour la plupart, il s’agissait d’hommes plutôt jeunes (entre 25 et 35 ans), se tenant debout, à la périphérie des chaises mises en place par le festival, tournés vers la scène dans une posture d’écoute de la rencontre. Lorsque nous leur avons proposé un questionnaire, la réponse a toujours été négative, souvent au titre de leur incompétence à répondre, de leur méconnaissance du festival, des auteur.es et de leur gêne pour parler de lecture et de littérature. A contrario, les individus répondant au questionnaire semblent eux ressentir une forte légitimité à intervenir et s’exprimer (collectivement et publiquement) dans ce domaine, une fraction d’entre eux étant par ailleurs fortement dotée en une espèce spécifique du capital culturel, le capital littéraire (Sapiro et al., 2015). Il est possible de faire l’hypothèse que le sentiment de légitimité culturelle peut être relié à la définition que donnent les individus du « public », qui les y rattache ou les en exclut. Cela semble comparable au phénomène décrit par Dominique Pasquier à propos de la série télévisée Hélène et les garçons :
« Elle agissait de ce fait comme un pôle répulsif par ses tonalités sentimentales et féminines, et ils se déclaraient dès lors comme ’non-public’ alors qu’ils étaient récepteurs. On peut avoir à l’inverse la situation de quelqu’un qui se déclare ’public’ sans avoir été récepteur parce qu’il aurait manqué ou ne voudrait plus regarder cette série, mais qui a conscience qu’avouer publiquement son désintérêt pour celle-ci lui ferait courir un risque certain de marginalisation vis-à-vis d’un groupe d’interactions où le programme joue un rôle important » (Pasquier, 2009 : 35).
Dans le cas du festival, le rapport de proximité entretenu avec cette culture légitime agirait comme un facteur définissant le public, l’intérêt pour l’événement ne suffisant pas à constituer en public. L’épreuve du remplissage du questionnaire, notamment par son côté écrit et scolaire, peut également représenter une barrière conduisant ces individus à s’exclure des festivaliers, quoiqu’il semble que cela ne suffise pas à rendre compte de tous les refus que nous avons rencontrés. Cette circonscription des publics peut être rapprochée de la définition relationnelle citée précédemment, où sont « publics les interprètes, majoritaires ou minoritaires, qui savent jouer le jeu légitime et non-publics ceux dont les points de vue ne peuvent recevoir de formulation acceptable (du moins pour les publics) dans le champ » (Esquénazi, 2002 : 319). Cependant, ici ce sont les individus eux-mêmes qui se classifient comme non-publics, l’auto-définition par les publics « légitimes » ne semble pas directement les exclure. De plus, l’idée des organisateurs selon laquelle le festival est accessible à tous, dans l’espace public, indique justement qu’ils les considèrent comme prenant part au public, dans une optique de démocratisation de l’accès à cette manifestation culturelle.
L’enjeu des publics est une question importante pour les organisateurs d’événements culturels, notamment lorsqu’ils sont subventionnés par des acteurs publics, auprès desquels la démocratisation et la décentralisation culturelle demeurent importantes, en particulier sur l’élargissement et la conquête de « nouveaux » publics. Ainsi, les organisateurs du festival perçoivent son inscription dans le territoire urbain, sans droits d’entrée pendant la journée (ni en termes financiers, ni en termes matériels), comme menant à une plus grande diversité sociale des publics et une manière nouvelle d’amener la littérature à des personnes lisant peu. Les Ecritoires sont également pensés comme des instruments de cet élargissement des publics, des « outils de médiation » [13]. L’attrait pour l’objet mis en scène, son inscription en différents territoires de la ville, la possibilité d’envoyer des lettres gratuitement sont présentés comme différentes manières de faire participer des individus que la programmation du festival risquerait de détourner. La requalification du public en « acteur » de sa propre écriture, de manière similaire à l’écrivain.e, est également perçue comme une manière de diversifier les portes d’entrée dans le festival. Finalement, le croisement entre genres artistiques (musique, théâtre, littérature) est mis en avant comme contribuant au renouvellement des publics. Ainsi, le festival invite des musiciens comme Rocé, qui « a séjourné deux semaines à Manosque pour concevoir cette création [un concert littéraire] et partager son goût des mots avec les jeunes de la MJC » [14]. Rocé, plutôt identifié au rap dans le paysage musical français, est présenté de la manière suivante : « En dehors des sentiers rebattus du rap français, il cherche sans cesse. […] Un grand livre d’images évocatrices plutôt qu’un dictionnaire de clichés revendicatifs. […] Entre rap, chant, slam, jazz, street poésie, Rocé slalome entre les cases et aime les expériences. Celle de concevoir un “concert littéraire“ ne pouvait que le passionner » [15]. Ce discours, par la mise à distance du rap et sa nuance par d’autres catégories plus légitimes (concert littéraire, poésie, jazz, etc.), tente justement de l’extraire des cases entre lesquelles il « slalome » et rend visible le pont tendu entre deux univers, celui des publics de la littérature et celui des « jeunes de la MJC », qui peuvent alors se muer en « publics du festival ».
Le lien entre personnalités connues des mondes de la musique ou du théâtre et une manifestation essentiellement tournée vers la littérature contemporaine pose question. S’il ne s’agit pas d’une spécificité de ce festival, il est possible de se poser la question des publics de ces différents événements. Effectivement, les personnes qui viennent au concert d’Olivia Ruiz ou d’Arthur H, attirés par leur notoriété, sont-ils les publics de ces artistes ou deviennent-ils publics du festival ? Il n’est pas certain que ces personnes assistent ensuite à d’autres événements du festival. Les résultats statistiques ne permettent pas d’affirmer que les publics de la journée et du soir soient très différents, si ce n’est que pour les événements payants, la population est un peu moins âgée et composée d’un peu plus de personnes appartenant ou ayant appartenu à la catégorie des cadres de la fonction publique. Cependant, le recueil de questionnaires en soirée a été plus difficile. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela : les individus arrivent peu de temps avant le début du spectacle et sont moins disponibles pour remplir le questionnaire. Il s’agit d’un moment de sociabilité collective et la représentation ayant lieu ensuite dans le noir, il n’est pas aisé d’y remplir le questionnaire, contrairement aux lectures en journée. Certaines personnes semblaient également venir en voiture, repartant directement à la fin. Cela explique en partie le taux plus faible de recueil de questionnaires. Mais il est également possible de faire l’hypothèse que ces personnes, qui refusaient parfois le questionnaire de manière un peu vive, ne se considéraient pas comme publics du festival mais plutôt publics de l’artiste se produisant ce soir-là, ce qui contribuerait à l’idée que les non-publics d’un événement sont parfois aussi les publics d’autre chose.
Un dernier groupe d’individus présents au festival mais ne se définissant pas comme appartenant à son public peut être examiné : les écrivain.es, professionnels du monde du livre et de la critique. Ce festival est effectivement construit aussi comme un espace de rencontre entre ces différents individus, leur permettant de faire connaissance et de rencontrer d’autres personnes cumulant souvent différentes missions en rapport avec l’édition (journalistes, éditeurs, organisateurs de festivals littéraires, etc.). La plupart des invités reste dans la ville plusieurs jours, assistant aux interventions des autres, déjeunant ensemble. La sociabilité que ceux-ci développent en soirée au bar du festival favorise les échanges autour d’un verre et de la piste de danse, entre discussions littéraires, professionnelles, amicales et flirts (Sapiro et al., 2012). Le festival est donc un espace professionnel pour les invités, qui pourraient aussi être définis comme un public, dans le sens où il s’adresse à eux également et qu’ils sont présents à nombre d’événements. Cependant, la tentative de faire passer des questionnaires à ces individus s’est très souvent soldée par un échec. Si deux d’entre eux se sont prêtés au remplissage du questionnaire par jeu, démontrant par leur attitude la distance et le second degré nécessaires pour une telle activité, les autres ont toujours refusé au titre qu’ils ne faisaient pas partie du public. Le questionnaire était bien entendu présenté comme une enquête sur « les publics du festival », mais la délimitation du « public » n’est jamais donnée a priori et semble se reconfigurer en fonction des situations observées. Il est donc intéressant de voir que pour les auteur.es, publics et récepteurs ne sont pas confondus, puisque le public, c’est d’emblée les autres. Lorsqu’ils écoutent une rencontre, ils le font bien en tant que professionnels, groupe construit en opposition aux « publics ». L’enjeu soulevé ici par cette (non) appartenance semble bien être la distinction d’avec le profane, et en particulier le lector, par opposition à l’auctor, contribuant ainsi à renforcer de part et d’autre de cette frontière ce que Bourdieu nomme l’illusio, au sens de la croyance en le jeu littéraire.
Ainsi, nous avons vu comment le rapport et la proximité à la culture, les propriétés sociales et l’inscription géographique rentrent en compte dans la définition donnée par les différents agents au « public » du festival littéraire. Les résultats de l’enquête par questionnaire permettent d’identifier un noyau central des publics de ce festival, caractérisé par des pratiques et un capital culturels importants. Mais il est également possible de considérer une gradation entre différents degrés d’investissement (aller à tous les événements, écrire une lettre, aller voir un seul concert, passer une journée au festival) dans la manifestation considérée, non-publics, publics et récepteurs désignant chacun différents niveaux ou pôles entre lesquels s’échelonnent les individus en présence. La définition du public retenue varie ainsi en fonction des groupes de personnes considérés et de leur position au sein du festival ou du rapport qu’ils entretiennent avec celui-ci. Effectivement, le public du festival peut aussi être mêlé à des oppositions ou des enjeux locaux, en particulier par le fait que le festival se tient dans un centre-ville dont la morphologie sociale et géographique est spécifique et se retrouve bouleversée par cet événement.
La définition “du public” est ainsi un enjeu de luttes au sein d’un espace relationnel, ce qui amène à réfléchir la pluralité des publics, plutôt que de tenter de circonscrire un public de manière essentialiste, en l’opposant aux « non-publics » du festival. Il paraît cependant important de souligner le rôle du chercheur dans ces luttes. La nature des instruments et donc de la méthode utilisée, ici le questionnaire, influe sur la définition et l’image qui seront données du public, ce que nous avons tenté de compléter grâce au recours à l’observation et aux entretiens. Mais plus encore, le chercheur donne une description du public tel qu’il l’a appréhendé et le présente avec la légitimité associée aux méthodes scientifiques. Cette enquête sur les publics du festival littéraire a ainsi contribué à définir et à cristalliser qui était ce public, à en donner une circonscription officielle. Le fait que le site internet du festival n’ait pas mis en ligne, ni référencé de lien menant vers les résultats de l’étude, semble significatif des luttes existantes sur la définition et la caractérisation de ce “public”, qui recoupent également des enjeux de reconnaissance et de politique culturelle.
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[1] [En ligne] http://www.correspondances-manosque.org/images/telecharger/programme-2013.pdf, p. 4. (Consulté le 01/06/2014.)
[2] L’enquête présentée ici a été réalisée au Centre européen de sociologie et de science politique (EHESS/Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne/CNRS), avec le soutien du festival Les Correspondances de Manosque. Elle a été conduite sous la direction de Gisèle Sapiro (CNRS/EHESS-CESSP), par une équipe de cinq étudiants à l’EHESS (Jasmine Van Deventer, Jérôme Pacouret, Myrtille Picaud, Hélène Seiler, Aude Servais) et une statisticienne (Ilhame Hajji, CNRS-CESSP). Elle a été traitée avec le concours de Pernelle Issenhuth, assistante ingénieure (CNRS-CESSP).
[3] [En ligne] http://www.correspondances-manosque.org/images/telecharger/programme-2012.pdf, p. 4. (Consulté le 10/06/2014.)
[4] Ceux-ci ont été réalisés principalement durant l’été 2011 précédant l’édition lors de laquelle les questionnaires ont été distribués.
[5] Ces chiffres sont calculés par rapport à la profession actuellement exercée ou la dernière profession occupée dans le cas des retraités.
[6] Voir « La verve de René Frégni aux Correspondances de Manosque », Haute Provence Info, 28 septembre 2013. [En ligne] http://www.hauteprovenceinfo.com/article-3024-la-verve-rene-fregni-aux-correspondances-manosque.html. (Consulté le 05/06/2014.)
[7] Voir « Actualisation du Plan de Référence du Centre Historique ». [En ligne] http://www.gam21manosque.org/IMG/pdf/2004_plan_de_referencement_centre_historique.pdf. (Consulté le 05/06/2014.)
[8] Selon l’Actualisation du Plan de Référence du Centre Historique, ibid., p. 40.
[9] Source : INSEE RP 1999/DGI 2004 (données fiscales).
[10] Il est malheureusement impossible ici de comparer avec les données de l’INSEE en l’absence de précisions sur la construction des chiffres présentés par l’Actualisation du Plan de Référence du Centre Historique.
[11] [En ligne] http://www.correspondances-manosque.org/images/telecharger/programme-2011.pdf. (Consulté le 05/06/2014, p. 5.)
[12] Quoique cela puisse s’apparenter à une tentative de surreprésenter des individus pourtant moins visibles aux événements.
[13] Entretien avec l’un des organisateurs, le 25 juillet 2011.
[14] [En ligne] : http://www.correspondances-manosque.org/images/telecharger/programme-2011.pdf. (Consulté le 10/06/2014) p. 45.
[15] Ibid.
Picaud Myrtille, « Définitions concurrentes et caractéristiques « du public » au festival littéraire de Manosque », dans revue ¿ Interrogations ?, N°24. Public, non-public : questions de méthodologie, juin 2017 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Definitions-concurrentes-et (Consulté le 13 décembre 2024).