L’article propose un dialogue entre la sémiotique pragmatique de l’audiovisuel et les sciences neurocognitives contemporaines. Dans la première partie, les conditions épistémologiques d’une telle comparaison sont esquissées et un profil de spectateur de l’audiovisuel compatible avec les ‘sciences dures’ est introduit : il s’agit d’un ‘spectateur-organisme’, incarné et actif, constamment engagé dans la négociation d’une relation avec les matériaux audiovisuels à travers la construction et la révision de configurations sensées. La deuxième partie de l’article dessine un modèle de l’expérience du spectateur-organisme basé sur la disposition de sept domaines de production et élaboration de configurations mentales douées de sens. Ce modèle peut fonctionner à la fois comme un cadre de comparaison entre différents programmes de recherche, et comme cadre de référence pour l’analyse de productions audiovisuelles spécifiques.
Mots-clés : sémio-pragmatique ; sciences neurocognitives ; expérience ; spectateur ; audiovisuel
Neurofilmology. A pragmatic theory of the audio-visual in dialogue with cognitive neurosciences
The article introduces a dialogue between the pragmatic semiotics of the audiovisuals and the contemporary neurocognitive sciences. In the first part, the epistemological conditions of such an exchange are sketched, and an updated profile of the spectator of audiovisuals is introduced ; this subject is a ’spectator-organism’, embodied and active, constantly engaged in negotiating a relationship with audiovisual materials through the construction and revision of mental meaningful configurations. The second part of the article draws a model of the spectator-organism’s experience based on the layout of seven areas of production and development of configurations. This model can function both as a framework for comparison between different research programs, and (as argued in the conclusions) as a guide for the close analysis of specific audiovisual productions.
Keywords : semio-pragmatics ; neurocognitive sciences ; experience ; spectator ; audio-visuals.
La voie de la théorie est sans aucun doute une route sinueuse, ponctuée de tournants plus ou moins inattendus. En particulier, en ce qui concerne la théorie du cinéma et de l’audiovisuel, nous avons assisté au cours des vingt dernières années au déplacement d’une approche textuelle souvent accusé d’immanentisme, à une approche pragmatique ; puis, au virage d’une approche strictement théorique à un dialogue avec le cognitivisme et les sciences expérimentales ; enfin, au mouvement du cognitivisme classique vers les sciences neurocognitives d’inspiration phénoménologique contemporaines. Ces passages d’un paradigme à l’autre n’ont pas impliqué évidemment de brusques changements de paysage : les différentes approches ont connu soit des contrastes, soit des alliances, des chevauchements, des hybridations.
Un chemin similaire, bien que certainement pas linéaire, ne manque pas cependant d’une certaine cohérence. Le virage pragmatique a en effet déplacé l’attention du texte vers les contraintes et les dynamiques du contexte, la portant notamment sur la figure du spectateur ; le revirement cognitif a proposé un modèle des mécanismes mentaux du spectateur capable de dialoguer avec les sciences expérimentales ; le dernier tournant vers le sciences neurocognitives est en train d’élargir et de complexifier les modèles du spectateur et de ses activités, afin d’inclure divers aspects de son expérience précédemment exclus de l’attention théorique – en particulier ceux liés à la dimension corporelle, émotionnelle et relationnelle-empathique.
Dans cet article, je présente un cadre de recherche basé sur le dialogue entre la pragmatique de l’audiovisuel et les sciences neurocognitives, que j’appelle « neurofilmologie » (D’Aloia, Eugeni, 2014). Dans la première partie, je traite quelques questions liées au dialogue entre la théorie de l’audiovisuel et les sciences expérimentales ; ces discussions me permettront d’esquisser les prémisses théoriques et épistémologiques de la neurofilmologie. La deuxième partie est consacrée à l’illustration de la composante centrale de la neurofilmologie : un modèle de l’expérience du spectateur de l’audiovisuel.
Dans une influente collection d’essais, Bordwell, Carroll 1996 proposent un nouveau type de recherche pour la théorie du cinéma : elle doit rompre avec la « Grande Théorie » continentale et son dialogue avec la sémiotique, la psychanalyse et le marxisme ; la « post-théorie » doit devenir plus locale et plus spécifique, et entrer en dialogue avec des sciences empiriques et expérimentales telles que le cognitivisme et la psychologie de la perception. Le volume déclenche un vaste et complexe débat sur l’identité, le positionnement disciplinaire et même la possibilité d’existence d’une ‘théorie’ du cinéma : Allen, Smith 1997 proposent d’assimiler la théorie du cinéma à la philosophie analytique néo-positiviste ; Allen, Turvey, 2001 nient l’opportunité de parler de « théorie », un terme qu’ils réservent (à la suite de Wittgenstein et von Wright) aux seules constructions conceptuelles des sciences empiriques ; Rodowick, 2014 et 2015, défend l’autonomie de la théorie du film face aux sciences naturelles et propose de la connecter à une philosophie des sciences humaines.
Pendant ce temps, le cadre du dialogue entre la théorie du cinéma et les sciences expérimentales se transforme, sous l’impulsion de deux facteurs. En premier lieu, l’approche cognitiviste entre (au moins en partie) en crise, à la fois à cause de la réémergence d’une réflexion phénoménologique sur le cinéma (exprimée notamment par Sobchack, 1992 et 2004), par l’affirmation de l’approche du cinéma de Deleuze, 1983 et 1985 (voir par exemple Rodowick, 2010) et par la survenue du thème des émotions filmiques qui vont d’une cold vers une hot cognition [1]. Tous ces approches déplacent radicalement (bien que de façons différentes, comme le souligne Game, 2010) l’attention de la théorie en la conduisant de l’esprit du spectateur à son corps, compris comme une réserve riche de formes et forces d’action, de compréhension et d’émotions. Nous pouvons donc dire que d’un spectateur-esprit typique du cognitivisme, on passe à un spectateur-corps.
Le second facteur responsable de la crise du cognitivisme est l’avènement (tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la théorie du cinéma) des nouvelles sciences neurocognitives – à partir du développement de nouvelles techniques de neuro-imagerie qui se déroule au cours des années 2000. La recherche neurocognitive appliquée au cinéma [2] possède deux conséquences importantes. D’une part, elle détourne l’idée cognitiviste du spectateur-esprit vers un nouveau modèle, qu’on peut appeler du spectateur-cerveau : ces recherches portent sur la dynamique et les comportements cérébraux des spectateurs et considèrent que cette dynamique et ce comportement ne sont pas imputables aux modèles mentaux du cognitivisme classique. D’autre part, le spectateur-cerveau des sciences neurocognitives est souvent réuni au spectateur-corps de la théorie phénoménologique, notamment à partir de la découverte d’un lien étroit au niveau cérébral entre les mécanismes d’action, de compréhension et d’émotion – un lien qui se manifeste à la fois au niveau général (avec la découverte des ainsi-dites « neurones miroirs », voir Rizzolatti, Sinigaglia, 2011 [2006]), et dans la situation particulière de la vision d’images en mouvement (Gallese, Guerra, à paraître [2015]).
Un panorama similaire présente évidemment de nombreux éléments d’intérêt pour une réflexion pragmatique sur le spectateur de l’audiovisuel en tant que sujet pratique, en interaction constante avec les contextes dans lesquels il se situe et les matériaux discursifs qui y apparaissent. Néanmoins, une telle réflexion doit d’abord aborder et dissoudre certains nœuds épistémologiques et ontologiques du débat qui risquent de compromettre son développement.
Un premier nœud à aborder est celui « épistémologique », c’est-à-dire concernant les types de connaissances produites par les différentes disciplines impliquées dans une projet commun, et les méthodes de leur collaboration : comment établir le dialogue entre la théorie du cinéma et les sciences expérimentales (le neurocognitivisme, mais aussi la psychologie expérimentale conduite avec divers outils et méthodes) ? Diverses propositions ont été avancées à cet égard. La première consiste tout simplement à rejeter le dialogue : par exemple, Rodowick, 2014 et 2015, nie que la théorie du cinéma devrait embrayer un dialogue avec les sciences ‘dures’. Une seconde approche ne rejette pas le dialogue, mais pose une certaine séparation entre la théorie et les sciences expérimentales : celles-ci sont considérées comme une source de suggestions analogiques pour une théorie qui reste essentiellement autonome dans sa constitution et son développement : c’est par exemple, la position de Bellour, 2009 et en général des théoriciens voisins de Deleuze (comme par exemple Pisters, 2012). Une troisième approche accepte l’idée selon laquelle la théorie doit prendre en compte les développements empiriques concernant le spectateur de l’audiovisuel, mais ne traite pas spécifiquement des modalités d’un tel dialogue (voir, par exemple, Shimamura, 2013) ; dans des autres cas, les chercheurs rappellent le principe général de « consilience » (Wilson, 1988), c’est-à-dire la convergence d’éléments de preuve provenant de différentes disciplines et sources (Bordwell, 2013). Enfin, une quatrième approche part du principe de consilience pour mieux le détailler : Smith, 2017 en particulier, propose une triangulation et un croisement entre trois types de données, avec le même niveau de pertinence : les données phénoménologiques issues de la lecture réflexive de sa propre expérience, qui relèvent de la théorie ; les données psychologiques découlant de l’expérimentation et de la modélisation des processus surtout cognitifs des spectateurs ; et enfin les données neurologiques dérivant de l’observation expérimentale (par exemple avec des dispositif de neuro-imagerie) des processus neuronaux des sujet en train de voir des images en mouvement.
A mon avis, actuellement, une tentative d’étudier l’expérience du spectateur de l’audiovisuel ne peut pas ignorer les données de la recherche empirique (menée de différentes manières : avec des outils psychologiques, perceptologiques, d’imagerie cérébrale, etc.). Le rejet d’une telle comparaison impliquerait en effet une auto-exclusion de la théorie du cinéma et de l’audiovisuel du mouvement de dépassement de la distinction entre les « deux cultures » scientifique et humaniste (Snow, 2001 [1959]), qui est l’une des données les plus assurées de la scène intellectuelle contemporaine. Cependant, le choix de « prendre au sérieux » les résultats des sciences expérimentales n’implique pas leur acceptation passive et complaisante. La théorie est plutôt appelée à se scinder et à assumer un double rôle : l’élaboration de ses propres modèles et projets d’analyses s’accompagne de la construction et de la surveillance d’un espace épistémique commun, associant les sciences psychologiques, neurocognitives, (mais aussi anthropologiques et sociologiques) ainsi que la théorie elle-même. De ce point de vue, la neurofilmologie est proche des propositions de Smith, 2017, et les détaille davantage sur la base de trois principes épistémologiques.
Le premier principe est le mécanisme de fonctionnement commun des différentes disciplines ou programmes de recherche. En regardant de plus près, en fait, les méthodes des sciences humaines et celles des sciences empiriques et expérimentales sont plus proches qu’il n’y paraît à première vue. D’un côté, en effet, les procédures expérimentales des sciences dures sont aussi édifiées sur des cadres de connaissances, de croyances et en général de ‘précompréhensions’ composés de théories, modèles, possibilités et limites technologiques des appareils, intérêts économiques, et ainsi de suite ; celles-ci déterminent hypothèses de base, processus d’expérimentation et interprétation des résultats finaux et permettent de confirmer, réfuter ou modifier le cadre de départ. D’un autre côté, même la réflexion théorique des sciences humaines repose sur des processus expérimentaux, en tant que le chercheur teste ses hypothèses sur sa propre expérience, et donc utilise soi-même comme un objet d’expérimentation par le biais d’un passage « chiasmatique » de la première à la troisième personne et vice-versa.
Le deuxième principe est celui de déclarativité : chaque approche du spectateur de l’audiovisuel devrait déclarer ses propres cadres théoriques, ses modèles, les méthodes et les technologies utilisées, le niveau des phénomènes qu’il vise à décrire, expliquer ou prédire et surtout l’échelle temporelle et spatiale des phénomènes qu’il explore (Buckland, 2014).
Le troisième principe est celui de l’herméneutique partagée : de ce qui précède, les différents programmes de recherche devraient être disponibles à la comparaison de leurs résultats en vue d’une redéfinition mutuelle des théories et des modèles de base. Il est important de noter que les effets de cette comparaison se déploient sur deux dimensions complémentaires. D’une part, les cadres de précompréhension et les ontologies qui sous-tendent les différents programmes de recherche devraient être constamment révisés (par exemple, l’idée selon laquelle le spectateur de l’audiovisuel doit être considéré avant tout comme un esprit, un corps ou un cerveau) ; d’autre part, cette mise au point regarde aussi les modèles globaux de fonctionnement de l’objet analysé (par exemple, la manière dont l’expérience de regarder un film est établie de fonctionner).
Il est possible de cerner, à l’égard de cette comparaison, trois possibilités.
La première possibilité est que les cadres théoriques, les modèles et les résultats d’un programme de recherche soient incommensurables, et donc ni compatibles ni incompatibles avec celles d’un autre programme. Cette possibilité est produite typiquement dans le cas où les programmes de recherche analysent des fenêtres spatiales ou temporelles différentes. Par exemple, les données de recherche neurologiques sur les phénomènes « préconscients » (qui se déroulent dans des millisecondes et qui n’accèdent pas à la conscience) ne peuvent ni démentir ni confirmer (ni être démentis ni être confirmés par) ce qui ressort des recherches qui relèvent du niveau de la conscience (comme la théorie « traditionnelle » du cinéma). A la limite, les données relatives à une fenêtre d’ordre supérieur peuvent ne pas contredire les données sur le fonctionnement d’une autre fenêtre d’ordre inférieur (par exemple les résultats des procès de perception tels qu’il sont consciemment expérimentables, ne démentent pas certaines hypothèses sur le fonctionnement neuronal subconscient de la perception) mais pas les expliquer (j’ai quand-même besoin d’une analyse expérimentale, par exemple avec un appareil d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle, ou IRMf, pour les vérifier).
Une deuxième possibilité est que les modèles issus de différents programmes de recherche soient commensurables, et en même temps compatibles. Par exemple, les résultats des recherches neurologiques sur le lien entre l’interprétation de certaines données visuelles et la mobilisation des compétences pré motrices est commensurable et compatible avec les théories perceptuelles écologiques et énactives (telle que celle proposé par Gallese et Guerra, à paraître). Dans ces cas, un programme de recherche peut être « projeté » sur un autre dans une « triangulation » qui renforce les positions des deux et surtout permet d’éclairer mutuellement des aspects qui ne sont pas immédiatement évidents (c’est la proposition de Smith, 2017 citée ci-dessus).
Enfin, il y a une troisième possibilité, qui est la plus intéressante pour le progrès de la recherche en tant que capable de provoquer des « révolutions scientifiques » (Kuhn, 2012) ; dans ce cas-ci, les théories et les résultats d’un programme de recherche apparaissent commensurables mais pas compatibles avec ceux d’un autre. Par conséquent, la communauté des chercheurs doit faire un choix, dont le critère est celui de préférer le cadre théorique qui a un pouvoir explicatif et prédictif majeur, et qui est à la fois aussi simple que possible. Ce sera l’une ou l’autre des théories en jeu ou bien il pourrait être nécessaire d’identifier une troisième théorie « majeure » qui se prête à couvrir les résultats des deux théories « mineures ». Nous allons voir quelques exemples de cela dans la section suivante.
L’application des principes épistémologiques introduits ci-dessus conduit immédiatement à mettre en lumière un certain nombre d’incompatibilités « ontologiques » entre les différentes propositions ; incompatibilités qui doivent être abordées et possiblement surmontées afin de définir une base commune de travail. Une première zone de division concerne le type de déterminations qui sont exercées sur l’expérience du spectateur (et, plus largement, du sujet), et donc la nature des contraintes auxquelles elle est soumise. Nous rencontrons ici l’opposition entre les théories culturalistes et les théories naturalistes, qui a refait surface à plusieurs reprises au cours du débat esquissé ci-dessus. D’une part la position culturaliste indique que les compétences et les dispositions du spectateur sont le résultat d’une transmission culturelle : elles sont donc acquises par l’apprentissage social, et sont en grande partie ou totalement conventionnelles (dictées par des règles et des normes sociales) : en conséquence, la situation de vision du film est essentiellement socio-culturelle. Au contraire, selon les positions naturalistes, les capacités et les compétences du spectateur sont le résultat de l’évolution physique et psychologique de l’espèce humaine (voir par exemple l’hypothèse du « bio culturalisme évolutionniste » de Grodal, 2009) : elles font donc partie de sa constitution biologique, et sont innées et universelles (transculturelles) ; la situation de vision du film serait donc essentiellement naturelle. Cette opposition a récemment connu des versions plus mesurées (mais non moins insistantes), par exemple dans la distinction entre des contraintes universelles (naturelles et propres à un fonctionnement automatique et de bas niveau) et des contraintes ‘non naturelles’ (moins automatiques et de niveau supérieur : voir Jullier, 2002 : 94-105 ; Odin, 2011 : 25-41).
On peut comprendre certaines positions du naturalisme contemporaine en tant que réaction au culturalisme qui dominait la saison « sémiotique » de la théorie ; cependant, les naturalistes ne font que tirer et retourner l’argument de culturalistes, sans dépasser une opposition abstraite entre nature et culture. Si on veut donc atteindre un terrain d’entente pour la discussion, il faut repenser la situation de vision du film à la lumière d’un radical dépassement de l’opposition entre nature et culture.
En effet, les travaux de recherche en neurosciences ont déjà souligné il y a longtemps que le « phénotype » du sujet individuel (l’ensemble de ses caractéristiques biologiques observables) n’est pas simplement le résultat déterministe du « génotype » (l’ensemble des informations génétiques individuelles), puisque le corps est en grande partie déterminé par les expériences qu’il rencontre au cours de sa vie à travers des processus appelés « épigénétiques » (Changeux, 1983 : 301-303). Il est donc possible d’imaginer trois niveaux de plasticité du cerveau, chacun se déroulant dans une fenêtre temporelle spécifique : (a) adaptation immédiate aux conditions actuelles (par exemple, lorsque nous apprenons à utiliser un certain outil), (b) adaptation épigénétique dans le cadre de la vie de l’individu, © adaptation génétique au cours des différentes générations d’individus.
Cette base biologique et physiologique justifie le fait que la constitution génétique de l’espèce et de l’individu, ainsi que sa forme physique et mentale, ne représentent pas une obligation absolue, mais plutôt un champ de possibilités ouvert à des multiples formes d’adaptation, d’apprentissage, d’invention, à partir de la rencontre avec le monde et de la possible manipulation technologique de ce dernier (Malafouris, 2013). L’audiovisuel est un excellent exemple à cet égard, puisqu’il représente un dispositif technologique pour la livraison d’images en mouvement (et de sons) qui, à partir des ressources physiques et mentales des sujets impliqués, permet une expérimentation perceptive, cognitive, affective à l’intérieur d’une constante transformation culturelle.
Une deuxième zone de différences ontologiques concerne non plus la dynamique qui détermine l’expérience, mais plutôt la dynamique interne de l’expérience – et donc essentiellement le modèle de spectateur supposé et mis en œuvre par la recherche.
Comme on a dit ci-dessus, dans ce cas-ci nous trouvons d’une part un ‘spectateur-esprit’ dont le centre de gravité est représenté par les processus cognitifs, liés à ceux perceptifs – attentifs, et qui régissent ceux émotionnels : il s’agit du modèle poursuivi par le cognitivisme classique. De l’autre côté, nous avons un ‘spectateur-corps’ et un ‘spectateur-cerveau’ dont les centres de gravité sont les processus sensibles / affectifs et sensorimoteurs et leurs bases physiologiques : c’est le modèle qui se trouve dans la recherche de marque phénoménologique y compris certains secteurs des neurosciences contemporaines. Les modèles de spectateurs-esprit ont tendance à favoriser les mécanismes de traitement des informations de type top - down, tandis que les modèles des spectateurs-corps et de spectateurs-cerveau ont tendance à accentuer le rôle de ceux bottom - up.
À mon avis, le neurofilmologie devrait résoudre cette opposition en assumant un type différent de modèle, que j’appelle le ‘spectateur-organisme’. La différence essentielle par rapport aux deux autres modèles est que le spectateur-organisme n’est pas un sujet déjà donné (ni comme esprit, ni comme corps), mais il est toujours en train de se constituer à l’intérieur d’un réseau de processus constamment provisoires.
En fait, le spectateur–organisme gère simultanément différents processus de flux (sensoriels, perceptifs, cognitifs, émotionnelles, pragmatiques et moteurs, mnémoniques), à l’intérieur de différentes fenêtres temporelles ; il essaye constamment de coordonner les premiers et synchroniser les secondes (pour autant que cela lui est possible). Pour atteindre ces objectifs, il constitue des configurations de synthèse progressive selon une dynamique à spirale : les nouvelles ressources d’entrée et celles déjà possédées sont utilisées pour développer des nouvelles « configurations » [3] qui deviennent à leur tour des ressources potentielles pour des élaborations successives. Nous pouvons appeler cette dynamique « interprétation ». Les configurations qui sont progressivement produites possèdent un caractère « homéo-dynamique » (Damasio, 2017), qui vise à un équilibre provisoire et constamment ouvert à des redéfinitions (Elliott, 2010).
L’adoption du modèle du spectateur-organisme permet de surmonter l’opposition entre le spectateur–esprit et le spectateur-corps. D’abord, les différents processus dans lequel le spectateur est impliqué (processus sensibles, perceptifs, émotionnels, moteurs, d’inférence, de raisonnement et de contrôle, etc.) doivent être considérés sur le même plan : si d’un côté il faut prendre en compte une logique de succession des processus, de l’autre côté il faut aussi considérer des mécanismes « de retour » et de synchronisation réciproque. En conséquence, le choix entre les processus « top-down » et ceux « bottom-up » est reconfiguré : on trouve seulement un réseau de déterminations réciproques entre les ressources actuelles et immédiatement disponibles et les ressources mémorielles, une dynamique qui se déroule « en ligne » dans la production de configurations.
En fin de compte, nous pouvons penser l’expérience en tant que le corrélé conscient (ou autrement attribuable à la conscience) de l’interaction entre le sujet et le monde – y compris sa relation avec les autres sujets. En ce sens, on peut dire que l’expérience est vivante et vécue (en se rattachant au débat contemporain sur le problème de l’expérience cinématographique : voir Château, 2012) : les expériences vivantes (Erlebnis) produisent l’expérience vécue (Erfahrung) au moyen d’un travaux d’élaboration réflexive ; à son tour l’expérience vécue (Erfahrung) détermine les expériences vivantes (Erlebnis).
En d’autres termes, il y a trois caractères qui définissent l’expérience et son sujet.
Une troisième et dernière zone de dissentiment entre les différentes positions ontologiques envisagées concerne enfin la façon d’entendre la situation de vision du film. Dans ce cas-ci, ne sont pas en jeu, ni le degré de naturalité ou de culturalité de l’expérience de vision, ni les dynamiques de son fonctionnement interne, mais plutôt le degré de continuité ou de discontinuité entre la situation de vision de l’audiovisuel et l’expérience ordinaire.
Il est clair que d’un point de vue pratique la situation de vision de matériaux audiovisuels diffère d’une relation directe avec le monde, pour le simple fait qu’entrent en jeu les différents dispositifs technologiques de livraison des images et des sons (dans le cas du cinéma la salle, le projecteur, l’obscurité, la mobilité réduite du corps, etc.). Cependant, il est possible de donner différentes lectures de cette situation. Les chercheurs qui adoptent les outils de la psychologie évolutionniste (par exemple Grodal, 2009) mettent l’accent sur la continuité entre l’expérience ordinaire (en particulier les situations de jeu) et l’expérience filmique. À leur tour plusieurs cognitivistes croient qu’il y a une discontinuité, mais qu’elle est négociable en fonction des choix stylistiques ; en particulier, selon une idée assez répandue (de Carroll, 1996 jusqu’à Smith, 2012), le style du film classique américain serait plus proche des conditions ordinaires de l’expérience (surtout perceptive et attentive) par comparaison avec les films de la modernité. Enfin certains chercheurs neurocognitivistes soulignent qu’il existe une discontinuité qui se base sur la possibilité de produire – dans le cas de la vision d’objets audiovisuels, et surtout dans le cas de vidéos avec une narration et un montage soigneusement conçus – une « synchronisation attentionnelle » (Smith, 2012) et une « corrélation neurale intersubjective » (Hasson et al., 2008) des spectateurs.
Je retiens trois points importants à souligner.
J’ai dit plus haut que la comparaison des résultats entre recherche théorique et recherche empirique devrait être basée sur une déclarativité à la fois des conceptions « ontologiques » de base et des modèles de son propre objet d’étude construits par la recherche ; cette comparaison devrait par conséquent conduire à une surveillance constante et au développement possible tant de ces conceptions que de ces modèles. Dans les paragraphes précédents, j’ai exposé quelles sont les conceptions de base sur lesquelles repose ma proposition d’une théorie pragmatique du spectateur de l’audiovisuel ; le moment est venu d’expliquer en quoi consiste le modèle construit par ce type de recherche. Puisque je place au centre de mon attention le spectateur de l’audiovisuel en tant que spectateur-organisme, le modèle sur lequel travaille ma recherche sera un modèle de l’expérience du spectateur de l’audiovisuel. Plus précisément, un tel modèle vise à rendre compte de deux aspects mutuellement liés, et implique donc deux composantes : il veut être d’abord une carte des sites ou domaines de production et d’élaboration des configurations qui sont produites au cours de l’expérience (composante ‘topologique’) ; et il veut représenter secondairement le déroulement de l’expérience dans la forme d’un parcours-type à l’intérieur de cette carte (composante ‘dynamique’).
Il me semble important de souligner que le modèle que je propose ne repose pas sur une cartographie des fonctions mentales et des zones cérébrales correspondantes activées (qui se présentent souvent dans la séquence perception, émotion, cognition, mémoire, action) – comme le font certains schémas neurocognitifs (par exemple, Baars, Gage 2018) et comme le fait Grodal 2009 à propos du cinéma avec le flux PECMA (Perception, Émotion, Cognition, Action Motrice). Au lieu de cela, en essayant de définir les domaines de construction et d’élaboration des configurations interprétatives, je me situe dans la continuité des théories pragmatiques et semio-pragmatiques du cinéma, tel par exemple qu’Odin, 2000.
La construction de mon modèle considère d’abord l’expérience en général, en tant que divisée en trois niveaux d’activité de production de configuration.
Le premier niveau est celui de la ‘détection et classification des ressources sensibles’. Le sujet ressent des flux de sensations qui coexistent « autour » de lui et « en » lui ; il s’agit d’une sorte de notation immédiate des ressources qui ne fait pas distinction (ou distingue très faiblement) tant entre l’intérieur et l’extérieur du corps du sujet, qu’entre les différents objets et sujets avertis ; cependant, le sujet peut distinguer des critères de conjonction ou disjonction de ces sensations, qui sont présentées avec une particulière évidence de leurs qualités sensibles.
Le deuxième niveau regarde l’arrangement narratif des ressources. Le sujet (passant du régime de la sensation au régime de la perception) relève d’abord une distinction et une liaison entre lui-même et l’environnement qui l’entoure ; par conséquent, il identifie un certain nombre d’entités à l’extérieur de son propre corps avec lesquelles interagir : avec des termes tirés de la philosophie de l’esprit on dit qu’il constitue un ‘champ d’objets intentionnels’, comme il peut les capturer de la position où il se trouve. Cette nouvelle structure de la relation entre soi-même et le monde, permet au sujet de contrôler à la fois les transformations qui se produisent dans le monde, celles qui interviennent dans sa propre intériorité, et les relations entre les deux domaines. Ces changements sont enregistrés dans des cartes situationnelles, constamment mises à jour, qui permettent une gestion contrôlée de l’interaction entre le sujet et l’environnement.
Le troisième niveau est celui du ‘réglage relationnel’. Le sujet perçoit que dans le domaine des objets intentionnels sont présentes d’autres entités douées comme lui d’intériorité et en train de vivre une expérience similaire à la sienne. De là, il explore sous forme hypothétique (en particulier à partir d’une lecture de leurs signaux somatiques) les expériences intérieures des autres sujets ; en même temps, il se rend compte réflexivement de son propre état intérieur, et donc évalue le degré d’harmonie ou d’éloignement de sa propre expérience en rapport à celle d’autrui, et cherche à mettre en place un alignement ou un décalage.
L’agencement des trois niveaux des activités de configuration, de haut en bas, exprime une succession logique : les ressources détectées en termes de qualités sensibles (premier niveau) sont triées dans des champs d’objets intentionnels (deuxième niveau), et dans ceux-ci est perçue la présence d’autres sujets (troisième niveau). Cependant, la dynamique ‘à spirale’ de l’interprétation (qui trouve son correspondant neural dans les tendances des flux d’informations dans le cerveau) implique des mécanismes de synchronisation et de rétro détermination constants – ce qui rend mutuellement déterminants les trois niveaux du modèle.
Jusqu’à présent, la construction du modèle a pris en compte l’expérience en général ; maintenant, il faut considérer les aspects spécifiques de l’expérience de vision et d’audition de l’audiovisuel. D’une part, en effet, cette-ci est placée en un rapport de continuité avec l’expérience ordinaire ; d’autre part, elle se distingue de l’expérience ordinaire par une série d’aspects. En particulier le spectateur d’audiovisuel se trouve à constituer non pas seulement un, mais trois champs d’objets intentionnels. Le premier champ est le monde perçu directement (ou ‘monde direct’) qui se trouve également dans l’expérience ordinaire. Le deuxième champ d’objets intentionnels est l’ensemble des matériaux sensoriels fournis par les dispositifs, qui convergent dans un objet particulier qu’on peut appeler ‘discours’. Enfin, le troisième champ d’objets intentionnels est le monde perçu indirectement (‘monde indirect’), monde ‘diégétique’ ou fictionnel auquel le sujet a accès à travers le discours. En d’autres mots, l’expérience de l’audiovisuel implique que, contrairement à l’expérience ordinaire, une partie plus ou moins épaisse de l’environnement (monde direct) est ’pliée’ sur elle-même (discours) afin de donner accès à un deuxième environnement qui n’est pas directement présent (monde indirect).
Nous pouvons considérer à ce point-ci la relation entre les trois niveaux des activités de configuration de l’expérience en général et les trois champs d’objets intentionnels avec lesquels le sujet se trouve à négocier des relations dans l’expérience de vision des audiovisuels. Il faut tenir compte du fait que le premier niveau (la qualification sensible) précède logiquement la mise en place des champs d’objets intentionnels, tandis que les deux autres niveaux s’exercent sur ceux-ci et donc les ‘croisent’. À partir de là, il existe sept lieux d’exercice des activités d’interprétation et donc autant de domaines de production de configurations – qui correspondent à leur tour à autant de zones relativement autonomes de recherche (voir figure 1).
Du point de vue dynamique, le développement de l’expérience peut être considéré comme un parcours à travers la carte des configurations. Bien sûr, le terme ‘parcours’ est sans aucun doute réducteur, pour au moins trois raisons. Premièrement, l’expérience est multiple et implique différents registres et liens activés à la fois : le sujet traite des configurations dans plusieurs sites de la carte en même temps ; le parcours n’est donc pas unique. De plus, les passages entre les différentes sites / domaines prennent souvent la forme de sauts plus ou moins imprévisibles : le parcours n’est donc pas continu. Enfin, l’expérience est tissée d’aller et retour constants et réciproques entre les différents sites : le parcours n’est donc pas linéaire.
Néanmoins, il existe au moins une logique partielle de présupposition entre les différents sites de production de configurations : pour ‘lire’ l’intériorité d’un personnage, je dois au moins connaître certains des développements narratifs précédents, et faire résonner en moi certains aspects de sa mimique qui se rattachent à des qualités sensorielles dynamiques. Cette constatation légitime la proposition d’un ’parcours-type’ dans l’expérience du spectateur de l’audiovisuel, dont l’utilité sera au moins de donner un ordre à une visite guidée des sept sites ou domaines de production des configurations.
Nous pouvons résumer graphiquement comme suit notre modèle d’expérience, indiquant les lettres des sept domaines :
Dans la première partie de cet article, j’ai clarifié les contraintes épistémologiques et les prémisses théoriques d’une théorie pragmatique de l’audiovisuel qui se pose en dialogue avec les sciences neurocognitives. J’ai notamment introduit le profil d’un spectateur-organisme qui se définit et redéfinit constamment dans une relation incarnée et située avec le monde ou les mondes qu’il habite, par le biais d’une activité incessante de production et de transformation de configurations. Dans la deuxième partie de l’article, j’ai proposé un modèle de l’expérience du spectateur-organisme, basé sur l’individuation de sept domaines de production des configurations et sur le parcours ou les parcours entre eux réalisés par le spectateur-organisme.
En conclusion, je voudrais réfléchir sur la valeur heuristique et méthodologique d’un tel modèle. Cela me semble être double, à la suite de la double « vocation » de la théorie ( construction et surveillance d’un espace épistémique commun d’un côté, élaboration de modèles et projets d’analyses autonomes de l’autre) que j’ai mis en évidence ci-dessus.
D’une part, un modèle d’expérience ainsi conçu se prête à l’identification des aires spécifiques de dialogue entre les théories sémiotiques et pragmatiques et les sciences neurocognitives appliquées à l’étude de l’audiovisuel. Pour ne donner qu’un exemple : l’analyse des relations entre le spectateur et les personnages (site E) permet de comparer les discussions théoriques sur les liaisons de sympathie ou d’empathie (Coplan, 2009 ; Smith, 1995) avec les théories neurocognitives sur la « simulation incarnée » des émotions d’autrui (Gallese, Guerra, à paraître [2015]), produisant des résultats d’un grand intérêt.
Une telle utilisation du modèle conduit également à identifier des domaines non couverts (ou peu couverts) par la recherche contemporaine. Dans ce cas également, je ne donnerai qu’un exemple : le plan de la détection des ressources sensibles en tant que sensations dynamiques (site A) renvoie aux théories de Stern, 2003 [1985] sur les « affects de vitalité » ; cependant, l’analyse de l’interaction sensible du spectateur avec le « corps du film » (Bellour, 2009), qui devrait concerner les relations entre les domaines A et F, n’a pas encore trouvé suffisamment d’espace et de relief : notre recherche sur les déterminations des styles de montage sur la perception subjective du temps citée ci-dessus va dans cette direction.
Cependant, il existe une utilisation différente et complémentaire du modèle d’expérience du spectateur-organisme. Comme nous l’avons dit plus haut, l’une des spécificités de l’expérience de vision de l’audiovisuel est le fait que cette expérience est plus ou moins ‘projetée’. Ce caractère émerge avec clarté dans le fait que différentes expériences de visionnement du même matériel audiovisuel (même si elles se déroulent à des moments et dans des espaces différents) ont des caractères similaires ou identiques en termes attentionnels et neuronaux (Smith, 2012 ; Hasson et al., 2008). Cette caractéristique permet de fonder un travail d’analyse visant à reconstruire les projets d’expérience faisant l’objet de produits audiovisuels particuliers. Étant donné que les projets d’expérience doivent être homologues à l’expérience que l’on souhaite acquérir pour être réalisable, il s’ensuit que le modèle proposé peut également servir de base pour ce travail d’analyse (selon une méthode que je n’ai pas l’espace d’exemplifier ici : Eugeni, 2010). Il est raisonnable de s’attendre à ce que cette procédure d’analyse néo- (ou neuro-) sémiotique conduise à son tour à la provocation et à la revitalisation de la recherche empirique.
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[3] J’évite le terme ‘représentations’ pour ne pas être mêlé au débat entre cognitivistes et enactivistes : voir par exemple la discussion résumée dans Gallagher, 2017
Eugeni Ruggero, « La neurofilmologie. Une théorie pragmatique de l’audiovisuel en dialogue avec les sciences neurocognitives », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 27. Du pragmatisme en sciences humaines et sociales. Bilan et perspectives, décembre 2018 [en ligne], https://revue-interrogations.org/La-neurofilmologie-Une-theorie (Consulté le 21 novembre 2024).