P. Bourdieu est surtout connu et commenté pour ses travaux en sociologie de l’éducation et de la culture réalisés à partir du milieu des années 1960. Néanmoins, la ‘‘boîte à outils’’ bourdieusienne (composée des concepts d’habitus, de stratégie, etc.) est d’ores et déjà opérante dès ses premières recherches.
Ainsi, si Le déracinement, ouvrage co-écrit avec A. Sayad et paru en 1964, nous présente les conséquences tant sociologiques que psychologiques des regroupements des populations rurales algériennes dans des ‘‘centres’’ opérés par l’armée française durant la guerre d’indépendance, il contient aussi en filigrane un ensemble d’éléments qui préfigurent une pensée structurale (entendue comme relationnelle) et dialectique (et non pas causale). Moyennant quoi, la thèse de certains exégètes de Bourdieu selon laquelle ce ne sont que dans ses dernières années, face à la multiplication des critiques de ses pairs, qu’il a dû complexifier et dé-dogmatiser sa sociologie qui n’était jusqu’alors qu’une sociologie de la reproduction déterministe ‘‘par le passé’’, nous paraît procéder d’une sur-interprétation pour ne pas dire impropre.
Enfin, si la finalité politique des regroupements est affirmée dès les premières lignes du livre (p. 11), c’est nous semble-t-il à une intéressante contribution en sociologie politique soucieuse de comprendre le ressentiment de certains immigrés et fils d’immigrés algériens à l’encontre de la nation française que peut mener une lecture de ce livre, en nous invitant à prendre en compte la possible résurgence, à travers leur imaginaire et inconscient collectifs, de cette ‘‘situation quasi-concentrationnaire’’ des regroupés (touchant tout de même la moitié de la population rurale, soit environ trois millions, si on prend en compte l’exode rural forcé), dont les terres, maisons, bétail étaient même parfois brûlés.
Les grandes lois foncières qu’ont connues les fellah’in (les paysans algériens) durant la colonisation ont provoqué leur dépossession foncière (au profit des colonisateurs) et leur prolétarisation (p. 17). En effet, le passage d’une propriété clanique inscrite dans une économie de troc à une économie de marché caractérisée par la propriété privée, la réduction de la surface moyenne des propriétés (passant sous le seuil de subsistance d’une famille paysanne) ou encore la baisse du nombre de propriétaires terriens et à l’inverse la hausse du nombre d’ouvriers agricoles sont autant de conséquences négatives de la politique coloniale sur la population rurale algérienne et que les auteurs relèvent non sans laisser transparaître leur indignation qu’ils ressentent plus largement à l’égard de l’idéologie coloniale, évolutionniste et européano-centrique, repérable chez les officiers les plus ‘‘humanistes’’ (puisque considérant les regroupements comme des ‘‘facteurs d’émancipation’’).
La prolétarisation de leurs conditions sociales d’existence provoque ainsi de profonds changements d’attitudes, concept ‘‘ancêtre’’ de l’habitus, à commencer par leur rapport à la culture que les auteurs articulent judicieusement à leur rapport au temps et à l’espace.
Ainsi, face à la « pression de la nécessité » (il s’agit de survivre), les fellah’in sont souvent contraints d’abandonner les traditions agraires, comme l’assolement biennal, et d’intensifier l’exploitation de leurs terres à des fins qui ne sont donc pas pour autant productives. D’ailleurs, de nombreux fellah’in ne recourent pas aux techniques de l’agriculture coloniale mais plutôt à leur mode traditionnel d’agriculture (ils utilisent l’araire plutôt que la charrue, n’emploient aucun engrais, recourent à la polyculture ainsi qu’à l’associatif (au khammessat) plutôt qu’au salariat, etc.) du fait que « l’activité économique reste toujours tournée vers la subsistance plutôt que vers la productivité » (p. 19).
Seulement, leur recours à la tradition s’apparente davantage à un mécanisme de défense et de survie (« parce qu’ils n’ont pas les moyens d’attendre ») qu’à un aspect typique et essentiel de leur ‘‘attitude’’ culturelle (soit « au nom du traditionalisme ancien que la misère a déjà souvent entamé » (p. 21).
Par conséquent, au ‘‘traditionalisme traditionnel’’ s’est substitué un ‘‘traditionalisme du désespoir’’, à la solidarité des groupes sociaux traditionnels est advenu leur morcellement et à la prévoyance érigée en norme culturelle s’est substituée une économie de survie conduisant les sous-prolétaires à être « enchaînés à un passé qu’ils savent mort et enterré » (p. 20).
D’autres paysans se résignent à l’exode rural et à devenir, au mieux, commerçants et au pire journaliers ou chômeurs « en attendant ce ‘‘paradis’’, l’emploi permanent » et c’est alors à l’état désocialisé qu’ils arrivent dans les villes ou dans les centres de regroupement.
Or, que décrivent ici les auteurs sinon la déstructuration d’un habitus, du fait de la ‘‘brisure’’ « des rythmes temporels et spatiaux qui étaient la charpente de toute l’existence sociale » (p. 21) et de leur ‘‘rupture doxique’’ avec le monde social (notamment opérée par leur prise de conscience « des disparités » qui les distinguent des citadins et « que la statistique établit objectivement » ainsi que par la « rupture décisive avec les routines traditionnelles »).
C’est donc paradoxalement face à une situation de ‘‘reproduction impossible’’ que P. Bourdieu échafaude son système conceptuel, en constatant non seulement l’inadaptation des dispositions des paysans (avec la nouvelle situation sociale à laquelle ils sont confrontés) mais leur véritable désintégration suite, sur le plan macro-social, à leur ‘‘déracinement’’.
De même, on retrouve d’ores et déjà dans cet ouvrage la réfutation de l’individualisme méthodologique puisque les fellah’in, loin de maîtriser leurs ‘‘choix’’, sont bien plutôt invités à faire de nécessité vertu, pour reprendre une expression chère à Bourdieu, en optant pour l’exode rural forcé ou un traditionalisme du désespoir.
D’ores et déjà attaché à articuler l’objectif et le subjectif dans l’explication sociologique, P. Bourdieu, en compagnie d’A. Sayad, ne se contente pas d’aborder les conditions objectives de l’abandon total ou partiel des terres cultivées de par l’interdiction de s’y rendre, leur trop important éloignement par rapport aux centres de regroupement, les « tracasseries militaires », « contrôles », « itinéraires et horaires imposés », etc. (p. 47 et plus largement chapitre III) et s’intéresse aussi aux conditions subjectives de cet abandon.
Ainsi, le changement d’attitude des fellah’in par rapport au travail paysan se révèle notamment dans le fait que les paysans de différentes régions du pays pourtant caractérisées par un taux d’occupation professionnelle similaire n’accordent pas la même signification à leur travail. En effet, 26,8% des chefs de famille kabyles se déclarent agriculteurs et 48,3% chômeurs contre respectivement 76,5% et 6,3 % des chefs de famille résidant dans le sud du pays, en conséquence de quoi les auteurs concluent que « les chômeurs kabyles sont, en réalité, des agriculteurs qui ne s’estiment pas assez occupés et les agriculteurs du Sud des chômeurs qui s’ignorent » (p. 64).
Ces statistiques révèlent combien les kabyles ont intériorisé le discours et le désir colonial en appréhendant leur activité agricole comme un sous-emploi, leur revendication du plein emploi agricole rongeant « l’esprit de l’agriculture traditionnelle, parce qu’elle implique le calcul de temps de travail et de la relation entre le travail fourni et le produit récolté. Ce qui sépare les chômeurs des paysans, c’est que la découverte de la signification du travail conduit les uns à refuser purement et simplement des tâches incapables de procurer un salaire permanent, tandis que les autres, fortement attachés à leur terre et à leur condition de paysan, continuent à tenir l’agriculture pour seule activité possible » (p. 68). La différence de signification que les colons kabyles confèrent au travail par rapport aux paysans du Sud se révèle donc aussi à travers leurs différents rapports au temps : au temps objectif, mesurable, quantifiable auquel se réfèrent désormais les premiers s’oppose le temps subjectif des seconds, toujours occupés à faire quelque chose et incapables d’isoler un temps de travail, de le mesurer ou encore de l’évaluer (pour remplir sa déclaration de revenu par exemple).
Pour finir, nous souhaitons souligner combien plusieurs passages de cet ouvrage nous donnent accès à toute la valeur heuristique du concept d’habitus.
Ainsi, lorsque les auteurs soutiennent que le déracinement des fellah’in favorise « nombre d’innovations » (p. 153) et « la prise de conscience de modèles qui, jusque-là, étaient simplement actualisés comme allant de soi » (p. 85) et dont toute l’authenticité se révèle moins dans l’adoption de certaines pratiques (« le comportement extérieurement conforme ») que dans la manière, le rapport que les agents entretiennent avec elles, ils nous présentent ni plus ni moins que le mode principal de reconnaissance de l’habitus (dans les rapports objectifs et subjectifs à la pratique) et soulignent son mode d’actualisation (le rendant par conséquent dépendant des situations sociales) ainsi que son ouverture, sa logique pratique étant au principe de nombre d’adaptations et « de conduites nouvelles » exigées par leur exposition à « un espace insolite » (p. 154) et plus largement à une nouvelle situation sociale.
En effet, c’est surtout dans sa manière de s’approprier les différents espaces sociaux ou encore d’après sa mise en scène corporelle (soit son rapport au corps), bref, d’après l’ensemble de ses manières d’être, de faire et de paraître que se laisse deviner et que se manifeste un habitus individuel ou de classe et il n’y a donc rien de plus naïf que de prétendre récuser la pertinence de ce concept en constatant une hétérogénéité des pratiques d’un individu.
Dès lors, s’il n’est pas suffisant de « labourer et de tailler les figuiers pour être reconnu comme fellah’ » (p. 88), « être agriculteur », c’est avant tout un état, une attitude « qui ne se mesure ni à la durée de l’occupation ni à son produit » puisque l’être social « est avant tout une certaine manière d’être, un habitus » qui nous permet de comprendre pourquoi « le paysan peut rester paysan lors même qu’il n’a plus la possibilité de se comporter en paysan » (p. 102).
Fugier Pascal, « Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad. Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie », dans revue ¿ Interrogations ?, N°2. La construction de l’individualité, juin 2006 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Pierre-Bourdieu-et-Abdelmalek (Consulté le 5 décembre 2024).