Si la stratification sociale et la mobilité sociale favorisent l’avènement d’hommes pluriels ayant intériorisés des schèmes cognitifs relativement opposés, nous tenons à démontrer combien une position sociale en porte-à-faux peut être au principe d’une véritable pensée hétérodoxe mais aussi d’un certain malaise psychique.
Ainsi, l’originalité et l’hétérodoxie de la sociologie de P. Bourdieu proviennent notamment du rapport ambivalent qu’il entretient avec l’institution universitaire, ambivalence qui résulte du transfuge qu’il a progressivement effectué du monde matériel au monde immatériel durant sa trajectoire scolaire puis professionnel et qui est aussi au principe de conflits psychiques qui déchirent son habitus.
Mots-clés : Habitus clivé, Bourdieu, sociologie des intellectuels, hétérodoxie, socioanalyse.
An uncanny feeling at the origin of an heterodox sociology
If social stratification and social mobility encourage the advent of plural men, we have to prove how an ambivalent social position can be at the origin of an heterodox thought but also a psychic unrest.
So, originality and heterodoxy of P. Bourdieu’s sociology come from his ambivalent relation with school institution. This ambivalence is caused by his scholl and professional trajectory which took him from material scope to spiritual scope and fragmented, divided up his subjectivity and generated a cleaved habitus.
Keywords : cleaved habitus, Bourdieu, intellectuals’ sociology, heterodoxy, socioanalyse.
On définit souvent l’individualité comme ce qui constitue l’originalité d’un individu, par définition ‘‘indivisible’’, et ce qui lui appartient en propre, en l’opposant pour cela à des formes sociales collectives comme la société ou les classes sociales.
Or, l’essence sociale de l’individualité que nous avons repérée dans le cadre d’une sociologie des intellectuels nous incite à relativiser ces différents éléments de définition.
En effet, l’analyse et la mise en évidence de certaines conditions sociales de possibilité de la sociologie de Bourdieu [1] révèlent qu’elles sont autant au principe d’une véritable pensée originale et hétérodoxe que d’un rapport ambivalent à soi, à l’autre (au semblable) et à l’Autre (en l’occurrence au champ intellectuel) intériorisé sous la forme de multiples tensions psychiques.
Dès lors, après avoir succinctement présenté l’hétérodoxie de la sociologie de Bourdieu [2] ainsi que quelques-unes de ses conditions sociales de possibilité, nous allons nous centrer sur l’explicitation et l’analyse compréhensive du rapport subjectif que Bourdieu entretient avec le champ intellectuel au regard de sa sociologie de l’action.
Bourdieu ainsi que nombre de ses exégètes ont souligné le ‘‘nouvel esprit scientifique’’ de sa sociologie qui s’exprime particulièrement dans le dépassement des nombreuses difficultés, controverses et antinomies qui structurent alors (et certaines toujours), en tant que principe de vision et de division, le champ des sciences sociales et que nous pouvons situer relativement aux trois dimensions constitutives de toute démarche intellectuelle [3].
Dans la dimension paradigmatique, Bourdieu s’est inspiré de courants de pensée jugés opposés lors de son entrée dans le champ universitaire au milieu du XXème siècle. Ainsi, s’il s’intéresse avec Marx aux « rapports de force » de classes, il se soucie aussi avec Weber des « rapports de sens » et reprend à son compte « l’ambition durkheimienne […] de constituer la sociologie comme science et de la différencier des illusions comme des opinions ». C’est d’ailleurs aussi parce qu’il offrait « l’exemple d’une ambition intellectuelle exceptionnelle [4] » que Bourdieu se rapproche dans ses années de formation du structuralisme lévi-straussien.
Dans la dimension axiologique, Bourdieu produit là aussi des prises de position hétérodoxes. Limitons-nous à la principale antinomie qui caractérise cette dimension, celle de l’engagement et de la distanciation, et soulignons que si Bourdieu juge nécessaire la ‘‘vigilance épistémologique’’, il estime aussi que nos jugements de valeur et nos émotions n’ont pas pour autant qu’une valeur négative mais renferment potentiellement une véritable capacité de dévoilement. La subjectivité, l’engagement (politique, idéologique) du chercheur peut encourager sa lucidité en constituant un ‘‘combustible’’ à sa recherche, à côté de cet autre combustible, plus neutre, au moins en apparence, qu’est la libido sciendi. Cette dialectique de l’engagement et de la distanciation, Bourdieu la présente très clairement dans l’extrait d’entretien suivant : « Ce que je dis là est à peine articulé, mais je vois un lien entre mon impatience, mon énervement, ma révolte, mon indignation et la « lucidité »- je ne sais pas comment appeler ça. Le travail scientifique, cela ne se fait pas avec des bons sentiments. Ça se fait avec des passions ; après il faut les contrôler. […] Pour travailler, il faut être en colère. Mais la colère ne suffit pas. Il faut aussi travailler pour contrôler sa colère [5] ».
Dans la dimension méthodologique, l’une des antinomies des plus prégnantes et tenaces est celle de la théorie et de l’empirie. Or, à l’instar de Wright Mills dans L’imagination sociologique, Bourdieu refuse autant un fétichisme de la théorie et ses « généralités incertaines et vides » qu’une sociographie souscrivant à un positivisme naïf. Il défend, à partir d’une épistémologie bachelardienne, une position relationnelle dans laquelle les théories « se nourrissent moins de l’affrontement purement théorique avec d’autres théories que de la confrontation avec des objets empiriques toujours nouveaux [6] ». A noter que Bourdieu, de même que Marx avant lui, envisage cette antinomie comme la résultante directe de la division du travail entre activité matérielle (pratique) et immatérielle (théorie) entretenant l’illusion de la contemplation (maître-mot des théoriciens) et de la description (maître-mot des empiristes).
Enfin, la relation dialectique qu’il repère entre les habitus et les champs sociaux lui permet de dépasser le débat ‘‘individu vs société’’ puisqu’à travers le processus d’intériorisation de l’extériorité et d’extériorisation de l’intériorité opéré par l’habitus, « la société […] existe de deux façons : elle existe dans l’objectivité sous formes de structure sociales, de mécanismes sociaux, par exemple les mécanismes de recrutement des grandes écoles, les mécanismes du marché, etc., et elle existe aussi dans les cerveaux, c’est à dire dans les individus ; autrement dit la société existe à l’état individuel, à l’état incorporé. Autrement dit, l’individu biologique socialisé, c’est du social individué [7] ».
La sociologie de Bourdieu constitue donc une synthèse originale opérée à partir d’emprunts théoriques forts contrastés (de la philosophie critique kantienne à l’interactionnisme, en passant par les structuralismes, la phénoménologie existentialiste et les sociologies des ‘‘pères fondateurs’’ Durkheim, Marx et Weber) qui lui permettent de reconfigurer les dimensions paradigmatique, axiologique et méthodologique du champ sociologique en dépassant les fausses antinomies du concept et de l’expérience (du ‘‘vécu’’), du sujet et de l’objet, du matérialisme et de l’idéalisme, etc.
Avant de nous concentrer, afin de proposer un élément explicatif de l’hétérodoxie de sa sociologie, sur les ressorts subjectifs de sa sociologie de l’action (produite contre l’alternative ‘‘Lévi-Strauss ou Sartre’’), nous allons désormais présenter brièvement la trajectoire sociale de Bourdieu à laquelle nous souhaitons rattacher quelques-unes de ses conditions sociales de possibilité.
Les principaux rituels d’institution et autres consécrations qui parcourent la trajectoire scolaire puis professionnelle de Bourdieu sont son inscription en classe préparatoire en Khâgne au lycée Louis le Grand en 1948, son agrégation en philosophie en 1954, son poste d’assistant à la Sorbonne puis celui de maître de conférences à Lille jusqu’en 1964 où il devient directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études. Depuis 1975, il dirige la revue Actes de la recherche en sciences sociales et devient titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France en 1981 tandis qu’il reçoit la médaille d’or du CNRS en 1993 et fonde la maison d’édition Raisons d’agir en 1995.
Ces différents éléments, auxquels on peut ajouter le fait qu’il soit le sociologue le plus cité au monde, nous permettent de positionner l’agent Bourdieu dans le champ universitaire et notamment par rapport aux deux pôles de pouvoir et de légitimité qui le caractérisent avec d’un côté le pouvoir temporel qui est un pouvoir « institutionnel » et « institutionnalisé » qui se charge en particulier des « moyens de production (contrats, crédits, postes, etc.) et de reproduction (pouvoir de nommer et de faire les carrières) [8] » du corps universitaire et, de l’autre côté, le pouvoir spirituel qui repose essentiellement sur la reconnaissance de l’ensemble des pairs, les inventions et découvertes reconnues par ces derniers étant la condition principale de son accumulation.
Or tout indique que Bourdieu a acquis une position dominante dans le champ universitaire en accumulant un pouvoir spirituel très important.
Placé dans l’ensemble de l’espace social, l’agent Bourdieu appartient à la catégorie des intellectuels qui, si elle fait partie de la classe dominante du fait que ses agents sont fortement dotés en capital culturel, demeure toutefois dans la fraction dominée de cette dernière.
Par ailleurs, si, en tant qu’intellectuel, Bourdieu est un agent dominé parmi les dominants, il est plutôt à l’inverse durant sa scolarisation primaire un agent dominant parmi les dominés.
En effet, Bourdieu grandit dans un environnement social rural dans un petit village béarnais où la majorité de ses camarades d’école primaire sont fils de petits paysans, d’artisans ou de commerçant. Or, son père est fonctionnaire, en l’occurrence facteur, devenu par la suite facteur-receveur, la famille Bourdieu bénéficiant de ce fait d’un ‘‘appartement de fonction’’. Du côté maternel, la mère de Bourdieu est issue d’une ‘‘grande famille’’ paysanne. Ainsi, si son mariage avec un fils de métayer a des allures de déclassement, la famille Bourdieu hérite, à défaut d’un capital économique abondant, d’un certain prestige symbolique.
Par conséquent, l’agent Bourdieu a un habitus primaire qui le positionne à proximité de ses camarades d’écoles : il a un ‘‘style de vie’’ (repérable dans des ‘‘manières’’, des gestes autant que dans des normes et des valeurs) et il est placé dans des ‘‘conditions sociales d’existence’’ proches de ses camarades d’écoles auxquels viennent se joindre d’autres caractéristiques et propriétés communes auxiliaires comme un certain sex-ratio et une même appartenance régionale [9]. Pour autant, l’agent Bourdieu diffère manifestement de ses camarades par la position de classe de son père, les croyances politiques de ce dernier (son père « votait très à gauche, était inscrit au syndicat, ce qui posait quelques problèmes dans ce monde rural assez conservateur »), l’héritage d’un certain prestige symbolique provenant de la lignée maternelle ou encore certaines croyances et pratiques religieuses et coutumières (auxquelles sa mère tenaient tant, au détriment de son fils qui devait supporter les ‘‘railleries’’ de ses camarades lorsqu’il se ‘‘distinguait’’ les dimanches par des « particularités cosmétiques ou vestimentaires [10] »). Autant de différences socio-culturelles que sa réussite scolaire rendait d’autant plus prégnante.
Durant l’ensemble de sa trajectoire sociale, il est important de relever ce moment biographique particulièrement propice au double-bind qu’a constitué l’internat au lycée Louis Barthou de Pau où Bourdieu était enfermé dans un rapport aux autres particulièrement ambivalent puisque étant un dominé dominant la nuit parmi ses camarades internes villageois et un dominant dominé parmi ses camardes bons élèves externes et citadins le jour.
En résumé, la trajectoire sociale de l’agent Bourdieu constitue un véritable transfuge de classe le conduisant d’une classe sociale d’origine dominée (inscrite dans le monde matériel) à une classe sociale dominante (inscrite dans le monde immatériel), au principe de sa position en porte-à-faux qui est par ailleurs déjà la sienne en tant que dominé dominant durant son enfance.
Or, il n’est pas inutile de souligner ici les deux principales conditions sociales de possibilité d’un tel transfuge de classe, qui, si elles peuvent paraître évidentes, n’en demeurent pas moins déterminantes, toutes deux étant par ailleurs constitutives du mode de production capitaliste.
D’une part, nous ne devons pas négliger l’importance de la division du travail social, processus central des sociétés capitalistes, caractérisé par la différenciation, la spécialisation ainsi que la relative autonomisation de l’espace et de l’activité sociale en de multiples champs, sous-champs et corrélativement en diverses classes et fractions de classes sociales, favorisant des solidarités et des individualités organiques qui, loin d’être auto-suffisantes, n’ont pu paradoxalement acquérir une relative indépendance que dans la dépendance. En effet, si la division du travail favorise l’autonomie des activités (chacune ayant sa propre logique théorique comme pratique, ses propres finalités, normes et valeurs), il ne faut pas oublier qu’elle implique une incontestable dépendance à l’égard des autres activités et groupes sociaux [11].
D’autre part, la mobilité sociale, loin d’être une donnée de fait, est un processus historique central provoqué par le passage d’une société d’ordres en société de classes dans laquelle le statut social des individus n’est pas enfermé dans une essence et un destin mais où, au contraire, est autorisée la mobilité inter-générationnelle et biographique. Or, cette mobilité sociale, par les effets de trajectoire qu’elle implique, favorise les dissonances dispositionnelles inter- et intra-groupales soit l’essor de l’individualité. Ainsi, dans Le sens pratique, Bourdieu explique la singularité de chaque habitus par « la singularité des trajectoires sociales, auxquelles correspondent des séries de déterminations chronologiquement ordonnées et irréductibles les unes aux autres [12] ».
La relative autonomisation de divers champs sociaux qu’implique la division du travail social et la mobilité sociale qu’autorise la société capitaliste rendent par conséquent possible l’avènement d’hommes pluriels [13] parce qu’exposés et participant à des champs sociaux aux principes de vision et d’action différents et parfois contradictoires voire antinomiques.
A partir de ces deux conditions macro-sociales de possibilité de l’individualité, nous allons désormais tenter de repérer les effets qu’un transfuge de classe peut avoir sur la production de connaissances et allons pour cela nous intéresser à la sociologie de l’action de Bourdieu.
Nous avons démontré dans notre première partie combien la sociologie de Bourdieu est hétérodoxe, notamment vis-à-vis des principales antinomies qui structurent le champ des sciences sociales lors des années 1950-1960.
Or, l’analyse de sa trajectoire sociale révèle la présence d’un habitus clivé qui résulte du transfuge de classe qu’il réalise durant sa trajectoire sociale le menant du monde matériel au monde immatériel.
Si une incontestable libido sciendi est au principe de son hétérodoxie, nous souhaitons aussi souligner combien le rapport subjectif, et en l’occurrence ambivalent, que Bourdieu entretient avec le champ intellectuel participe à sa lucidité autant qu’à son manifeste malaise dans l’institution scolastique qui, comme il le suggère lui-même, prend sans doute ses racines « dans le sentiment d’être dans le monde intellectuel un étranger [14] ».
Sa position de ‘‘mandarin’’, qu’il ne contestait d’ailleurs même pas, ne lui permettait toutefois pas d’entretenir avec le champ universitaire un rapport enchanté et nous pensons que son sentiment d’étrangeté constitue une des conditions sociales au principe de son hétérodoxie, une analyse socio-analytique de sa sociologie de l’action nous permettant de l’illustrer.
Rappelons donc que c’est dans le cadre d’une sociologie de l’action que Bourdieu échappe « à la fois à l’objectivisme de l’action entendue comme réaction mécanique sans agent et au subjectivisme qui décrit l’action comme l’accomplissement délibéré d’une intention consciente [15] ».
Face à l’opposition entre d’un côté le structuralisme et de l’autre la phénoménologie existentialiste, Bourdieu ne se complait ni dans l’objectivisme lévi-straussien adepte de la ‘‘science pure’’, ni ne se reconnaît en ‘‘l’intellectuel total’’ sartrien mélangeant inlassablement science, politique, éthique et moralisme.
Or, nous pouvons traduire sur un plan subjectif cette prise de position paradigmatique comme la confrontation entre des pulsions intellectualistes (répondant au fantasme de ‘‘toute-puissance’’ et trouvant leur réalisation dans l’idéal philosophique de la contemplation qui tend souvent à valoriser autant la réflexion que la haine du peuple, du commun, de l’ordinaire pour se tourner vers des préoccupations extra-ordinaires, le loisir que permet la situation scolastique, loin des jeux et des enjeux du monde social) et des pulsions anti-intellectualistes (privilégiant l’action à la réflexion, tendant plutôt vers le populisme et la remise en cause de l’ordre symbolique légitime ou encore le monopole de la pensée aux intellectuels).
Bourdieu souligne d’ailleurs « le contexte émotionnel » dans lequel ses premières contributions ont été écrites et cette « ambition de réconcilier les intentions théoriques et les intentions pratiques, la vocation scientifique et la vocation éthique, ou politique [16] ». De même, il nous livre combien ses premiers travaux sur les paysans kabyles étaient sous-tendus par une intention « de réhabilitation » de la valeur de cette population taxée alors de ‘‘primitifs’’ par l’évolutionnisme ambiant des ethnologues, démontrant ainsi que sa libido sciendi se nourrissait de libido polis et d’une véritable intention pratique.
« Structuraliste heureux » jusqu’en 1963, Bourdieu souligne le malaise que provoquait chez lui le rapport à l’objet proposé par le structuralisme lévi-straussien : « j’aurais sans doute été moins porté à faire un retour critique sur les actes élémentaires de l’ethnologie si je ne m’étais senti mal à l’aise dans la définition du rapport à l’objet que proposait le structuralisme en affirmant, avec une audace qui m’était inaccessible, le privilège épistémologique de l’observateur [17] ».
Outre une indication concernant la capacité de dévoilement que peuvent provoquer des éléments subjectifs souvent déniés et refoulés par les chercheurs et totalement dissimulés par une mise en forme qui substitue le ‘‘sens vécu’’ par le ‘‘sens objectif’’, nous ne pouvons faire l’impasse ici sur le rapport corporel, et en ce sens authentique, que Bourdieu entretient avec le paradigme structuraliste, révélant les limites de son habitus primaire qui ne peut que rejeter comme impensable, par un mécanisme psychique qui est peut-être plus proche de la forclusion que du refoulement, le rapport intellectualiste à l’objet.
Et c’est justement une remarque de Bourdieu lui-même concernant la vision scolastique qui nous permet d’obtenir un premier élément explicatif concernant son mal(à l’)aise face au structuralisme (et par la même occasion face à l’herméneutisme, l’individualisme méthodologique ou l’interactionnisme symbolique) : « Ce point de vue est celui qu’on prend à partir des positions élevées de la structure sociale d’où le monde social se donne comme une représentation […] et d’où les pratiques ne sont que rôles de théâtre [Goffman], exécutions de partitions [Lévi-Strauss, Saussure] ou applications de plans [Sartre, Boudon] [i] ».
Il nous apparaît alors ‘‘logique’’ que Bourdieu, vu la structure de son habitus primaire présenté plus haut, se sente mal à l’aise face à la posture structurale et avoue, dans ses confessions impersonnelles qu’il est « nourri de la sourde culpabilité de participer à l’oisiveté privilégiée de l’adolescent bourgeois, qui [l]’avait porté à quitter l’Ecole normale, aussitôt après l’agrégation, pour aller enseigner et être utile à quelque chose, alors que [il aurait] pu profiter d’une quatrième année [18] ».
Mais nous ne devons pas pour autant minimiser son désir tout aussi enfoui dans son habitus de devenir un grand philosophe souverain et d’accéder à ce qu’il définit comme l’élite de la hiérarchie scolaire, l’« aristocratie scolaire [19] », à savoir l’Ecole normale supérieure en philosophie.
Ainsi, à travers ces quelques passages, la sociologie de l’action de Bourdieu nous apparaît comme une « formation de compromis », produit à partir de pulsions sociales contradictoires que l’institution scolaire n’a cessé de sublimer, d’euphémiser mais aussi d’activer ou d’inhiber.
Loin d’être séparées et de former des étapes différentes de sa carrière (avec un premier Bourdieu populiste lors de ses travaux en Algérie, un second intellectualiste des Héritiers à La misère du monde puis enfin un troisième alter-mondialiste, en signe de retour du refoulé), les différentes pulsions sociales qui le travaillent au corps apparaissent dans toutes leurs contradictions, au sein de chacune de ses contributions. Nous en voulons pour preuve ses commentaires à propos de sa Sociologie de l’Algérie où il assume son volontarisme politique qui consistait à vouloir « dire aux français, surtout de gauche, ce qu’il en allait vraiment d’un pays dont ils ignoraient souvent à peu près tout- cela, encore une fois, pour servir à quelque chose » tout en ajoutant dans la foulée qu’il n’envisageait l’ethnologie et la sociologie « qu’à titre provisoire, et que, une fois achevé ce travail de pédagogie politique, [il reviendrait] à la philosophie », retour qu’il préparait en écrivant alors chaque soir plusieurs paragraphes « sur la structure de l’expérience temporelle selon Husserl ». De la même manière, à l’inverse, lorsque Bourdieu nous fait part de son investissement dans la philosophie, il rappelle constamment qu’il cherchait à « [s]’arracher à ce qu’avait d’irréel, sinon d’illusoire, une bonne partie de ce que l’on associait alors à la philosophie » en allant par exemple du côté de la philosophie des sciences, « les philosophes les plus enracinés dans la pensée scientifique » tout en s’appuyant sur « des travaux de biologie et de physiologie [20] », ce qui lui permettait de garder le contact avec le ‘‘principe de réalité’’.
On peut désormais mieux comprendre, à travers ces quelques citations, pour quelles raisons l’agent Bourdieu, confronté à une structure de champ déterminée que nous avons succinctement présentée, ne pouvait être un fervent défenseur de l’empirisme (réduit à l’état de sociographie ou d’ethnographie) ni un populiste (et son anti-intellectualisme) sans pour autant être un philosophe élitiste se croyant ‘‘sans attaches et sans racines’’, indifférent au monde social ou entretenant avec lui un rapport esthétique. En philosophe, il nous paraît, à partir des différents éléments que nous avons collectés, sociologiquement logique qu’il s’intéresse à la philosophie des sciences et se réfère à des sciences dures comme la biologie (histoire de rester les pieds sur terre). En tant que sociologue, il nous paraît tout aussi logique qu’il pille les philosophes en les ‘‘mettant au travail’’ sur des sujets vulgaires comme la division sexuelle des tâches ou les manières d’étudier.
L’individu épistémique Bourdieu illustre ce cas du possible que le sociologue Bourdieu a mis en évidence, celui de l’habitus clivé entendu comme ‘‘formation de compromis’’ résultant d’un clivage entre son habitus primaire et son habitus secondaire (ou, en d’autres termes, son habitus disciplinaire).
Nous pensons aussi repérer ici la double identité, le double désir de Bourdieu, et que nous pouvons présenter dans un vocabulaire lacano-marxiste et sous la forme d’une simple hypothèse, comme la présence d’un désir qui reflète pourrait-on dire sa mission et son être symbolique de classe (celui d’un fils de facteur d’origine paysanne qui doit et veut se rendre ‘‘utile’’, qui tient à ‘‘rester les pieds sur terre’’, à ‘‘être concret’’, à ‘‘faire vraiment quelque chose de sa vie’’ et qui exprime un discours qui le place dans la chaîne symbolique) et, la présence d’un autre désir, reflétant sa mission et son être imaginaire de classe et sur le plan individuel sa libido narcissique (et qui exprime sa volonté de ‘‘se grandir’’, de participer moins à une lutte de classes qu’à une lutte de places teintée de ressentiment et de quitter son être de classe pour réaliser son fantasme de toute-puissance en provenance directe du stade narcissique).
Nous sommes certainement désormais mieux armé pour comprendre la citation suivante de Bourdieu tirée des Méditations pascaliennes et dans laquelle il fait part de toute son ambivalence à l’égard de l’institution scolaire :
« Je ne me suis jamais vraiment senti justifié d’exister en tant qu’intellectuel. Et j’ai toujours essayé- et ici encore- d’exorciser tout ce qui, dans ma pensée, peut être lié à ce statut, comme l’intellectualisme philosophique. Je n’aime pas en moi l’intellectuel, et ce qui peut sonner, dans ce que j’écris, comme de l’anti-intellectualisme est surtout dirigé contre ce qui reste en moi, en dépit de tous mes efforts, d’intellectualisme ou d’intellectualité, comme la difficulté, si typique des intellectuels, que j’ai d’accepter vraiment que ma liberté à ses limites [21] ».
Cette citation illustre la lutte psychique, dont Bourdieu ne s’est probablement jamais défait, entre d’un côté ce qu’on pourrait présenter comme un moi intellectualiste et de l’autre un moi anti-intellectualiste qui exprime parfaitement l’un des clivages fondamental issu de la division du travail social, à savoir celui du travail matériel et du travail immatériel.
Revenant sur ses travaux sur les paysans béarnais, soit son retour (réflexif) dans son village natal, Bourdieu déclare que les retrouvailles et la réconciliation avec ses amis d’enfance, ses parents mais aussi « leurs » manières d’être, de se tenir, de parler, bref, leur ethos, lui ont permis de retrouver toute une partie de lui-même qu’il avait plus ou moins refoulée : « celle-là même par laquelle je tenais à eux et qui m’éloignait d’eux, parce que je ne pouvais la nier en moi qu’en les reniant, dans la honte d’eux et de moi-même [22] ».
Ce retour du refoulé, qui se réalise toutefois avec l’appui de la situation sociale jouant son rôle d’activation et d’inhibition de schèmes intériorisés, a pour autre condition sociale de possibilité le fait que la socialisation est un processus dialectique qui sauvegarde ce qui résonne parfois comme une part maudite provenant de sa socialisation primaire et qui trahit l’agent souvent à ses dépens (à travers par exemple un accent, la vitesse d’élocution, la manière dont on tient une coupe de champagne, etc.).
L’ambivalence et le déchirement de l’habitus de Bourdieu est notamment la résultante d’une trajectoire sociale qui peut être interprétée comme une suite de positions en porte-à-faux dans plusieurs microcosmes sociaux appartenant au champ scolaire puis au champ universitaire.
Ainsi, différent de ses camarades d’écoles parce que fils de fonctionnaire « aux mains blanches » et trop bon élève, préférant la lecture et sa connotation féminine au rugby et ses valeurs viriles, l’école a été pour Bourdieu, dès l’école primaire, un lieu d’ambivalence. A l’internat lycéen où Bourdieu retrouve ce même clivage socio-culturel, s’ajoute celui entre internes ruraux issues de familles situées dans la partie dominée de l’espace social et externes citadins appartenant à des classes sociales bien plus dominantes, cette position de porte-à-faux ne cessant de s’aggraver au fur et à mesure de sa trajectoire et de sa réussite scolaire pour atteindre son paroxysme durant ce suprême rite d’institution (fournisseur a priori de la meilleure des raisons d’être) qu’est la nomination au Collège de France, seul verdict toutefois que Bourdieu déclare pourtant reconnaître. C’est l’ensemble de la trajectoire scolaire de Bourdieu, composée autant de gestes de soumission, de docilité et d’empressement que de révoltes et de déception, qui est emprunt d’ambivalence.
Ce rapport disharmonique, que Bourdieu illustre parfaitement, entre un habitus et les divers microcosmes d’un champ social spécifique durant l’ensemble de sa trajectoire sociale peut être à la base d’un certain malaise se traduisant dans le sentiment de ‘‘ne pas être à sa place’’, mêlant honte, culpabilité, haine autant que fierté, narcissisme et amour.
Or, cette ambivalence, c’est celle du ‘‘miraculé’’ connaissant un transfuge de classe et qui transparaît aussi bien dans La culture du pauvre de R. Hoggart [23] que dans Les Armoires vides de A. Ernaux [24].
Cette brève présentation des ressorts affectifs de la sociologie de l’action de P. Bourdieu s’insère dans un projet de recherche plus vaste qui a pour population d’étude les principaux sociologues qui ont fait l’histoire de la discipline (en participant à sa structuration comme Durkheim ou à sa restructuration comme Gurvitch [25]) et qui continuent souvent à ‘‘faire des histoires’’, notamment parce qu’ils constituent un enjeu de lutte.
Nous nous retrouvons totalement dans le projet avancé par L. Pinto d’une analyse sociologique des positions et dispositions « propices à des innovations ou même à des révolutions » et d’une « théorie des subversions intellectuelles ou symboliques [26] », et que la sociologie de Bourdieu suggère incontestablement.
Notre principale hypothèse de recherche consiste à avancer que leur hétérodoxie peut avoir notamment pour condition sociale de possibilité l’intériorisation d’un habitus clivé issu d’un transfuge de classe et/ou d’un ‘‘polyculturalisme’’ accompagné parfois d’une pluralité d’expériences ‘‘extra-ordinaires’’ (pensons par exemple à Gurvitch, ce sociologue d’origine russe ayant connu la révolution d’Octobre 1917) qui rendent impossible un rapport doxique au monde social.
Pour autant, nous nous demandons aussi si « ces gens en porte-à-faux, déclassés par le bas ou par le haut, sont [toujours] des gens à histoires qui, souvent, font l’histoire [27] » et, par conséquent, quelles sont les conditions institutionnelles et plus largement situationnelles qui transforment leur handicap en capital, leur discordance en lucidité.
Nous souhaitons analyser avec plus de minutie cette relation dialectique qui se noue entre ce « système de virtualité » qu’est l’habitus et les champs sociaux. Concrètement, il s’agit de ne pas oublier que « selon la situation, l’habitus peut faire des choses inverses » et que, pour reprendre l’exemple de Bourdieu tiré de son travail sur les évêques, « le même habitus aristocratique de distance au moyen, au trivial, au petit bourgeois [peut] produire l’inverse dans des situations inverses [28] ». Ainsi un même habitus clivé peut générer des prises de position sociologiques différentes et un rapport subjectif avec le champ intellectuel différent s’il participe à deux états du champ intellectuel distincts.
Rapporté à notre recherche doctorale, nous pouvons par conséquent nous demander si un apprenti sociologue, dont le portrait sociologique révèle la présence d’un habitus clivé manifestant une lutte entre des pulsions intellectualistes et anti-intellectualistes, peut se sentir ‘‘moins mal à l’aise’’ avec le champ sociologique que ne le fût jadis Bourdieu du fait qu’il présente un autre ‘‘espace des possibilités’’ comparé à celui des années 1950-1960 et auquel Bourdieu était confronté. En effet, si ce dernier a été contraint d’opérer des choix ‘‘négatifs’’ puisque aucune des alternatives se présentant à lui n’autorisaient une complicité ontologique avec sa structure dispositionnelle, l’espace des possibilités que propose le champ sociologique français contemporain peut permettre à notre apprenti sociologue à l’habitus clivé de réaliser un choix paradigmatique ‘‘positif’’ puisque entre l’objectivisme lévi-straussien et le subjectivisme sartrien est notamment advenu depuis lors la praxéologie bourdieusienne qui peut exprimer une parfaite formation de compromis entre des pulsions intellectualistes et anti-intellectualistes.
● Ansart P., Les sociologies contemporaines, Paris, Editions du Seuil, 1990.
● Bourdieu P., Le sens pratique, Paris, Les Editions de Minuit, 1980.
● Bourdieu P., Questions de sociologie, Paris, Les Editions de Minuit, 1984.
● Bourdieu P., Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Le Seuil, 1992.
● Bourdieu P., Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire [1992], Paris, Editions du Seuil, 1998.
● Bourdieu P., Méditations pascaliennes, Paris, Editions du Seuil, 1997.
● Bourdieu P., Les usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, Paris, INRA, 1997.
● Bourdieu P., Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004, p. 59.
● Bourdieu P. et Chartier R., « Pierre Bourdieu – L’habitus est un système de virtualité qui ne se révèle qu’en situation », entretien avec Roger Chartier, diffusé sur France Culture dans le cadre de l’émission Les chemins de la connaissance, partie 4, 1988, retranscrit sur le site Sociotoile, [en ligne]. http://www.sociotoile.net/article51.html#nb1
● Bourdieu P., « A contre pente », entretien réalisé avec Philippe Mangeot avec Stany Grelet, Victoire Patouillard, Jeanne Revel, 2000, [en ligne]. http://vacarme.eu.org/article224.html
● Pinto L., Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Editions Albin Michel, 1998.
[1] Entreprise qui s’insère dans un projet de recherche situé en annexe de ma thèse de doctorat et qui consiste à établir le portrait sociologique de plusieurs sociologues contemporains et pères fondateurs de la sociologie (Durkheim, Elias, Gurvitch, Mannheim, etc.) en mettant l’accent sur le rapport subjectif qu’ils entretiennent avec le champ scientifique. Dans cet article, nous nous centrons sur la présentation et l’analyse de quelques éléments de la sociologie de Bourdieu.
[2] C’est-à-dire sa rupture avec les prises de position et les débats alors dominants dans le champ des sciences sociales.
[3] Je reprends ici une grille de lecture élaborée dans le cadre de ma recherche doctorale afin d’analyser et d’expliciter les dits et écrits d’une cohorte d’apprentis sociologues (P. Fugier, Introduction à une analyse socio-psychanalytique de la praxis sociologique, Mémoire de Master, 2005, disponible à l’UFR de Franche-Comté).
[4] P. Ansart, Les sociologies contemporaines, Paris, Editions du Seuil, 1990, p. 31.
[5] P. Bourdieu, « A contre pente », entretien réalisé avec Philippe Mangeot avec Stany Grelet, Victoire Patouillard, Jeanne Revel, 2000, [en ligne]. http://vacarme.eu.org/article224.html.
[6] P. Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire [1992], Paris, Editions du Seuil, 1998, p. 302 puis p. 293.
[7] P. Bourdieu et R. Chartier, « Pierre Bourdieu – L’habitus est un système de virtualité qui ne se révèle qu’en situation », entretien avec Roger Chartier, diffusé sur France Culture dans le cadre de l’émission Les chemins de la connaissance, partie 4, 1988, retranscrit sur le site Sociotoile, [en ligne]. http://www.sociotoile.net/article51.html#nb1. De même, son approche structurale, où sont substitués aux concepts substantiels classiques, emprunts de réalisme et d’essentialisme, des concepts fonctionnels ou relationnels comme ceux d’espace social et de champ, relativise les frontières disciplinaires séparant psychologie et sociologie cristallisée par cette opposition entre individu et société.
[8] P. Bourdieu, Les usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, Paris, INRA, 1997, p. 29.
[9] « J’ai découvert peu à peu, surtout peut-être à travers le regard des autres, les particularités de mon habitus qui, comme certaine propension à la fierté et à l’ostentation masculines, un goût avéré de la querelle, le plus souvent un peu jouée, la propension à s’indigner « pour peu de chose », me paraissent aujourd’hui être liées aux particularités culturelles de ma région d’origine » (Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Editions Raisons d’Agir, 2004, pp. 114-115).
[10] Idem, pp. 111-112 puis p. 114.
[11] Je vous renvois ici à De la division du travail social [1893] de Durkheim (Paris, PUF, 1998).
[12] P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Les Editions de Minuit, 1980, p. 101.
[13] L’avènement de cet homme pluriel a parfaitement été présenté et expliqué par Lahire, mais aussi Goffman (analysant la multiplicité des cadres de l’expérience), Dubet (analysant la pluralité de l’expérience) ou encore Boltanski et Thévenot (analysant la multiplicité des logiques et des régimes d’action).
[14] P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Les Editions de Minuit, 1984, p. 76. Nous pouvons peut-être parler ici d’inquiétante étrangeté, soit ce sentiment de malaise devant un être, une situation, un objet, un paradigme, pourtant familier, et activé par l’apparition d’un élément qui, tel est un rappel à l’ordre, évoque ce qui est le plus intime et le plus refoulée à l’individu. Tel fut probablement le cas pour Bourdieu lorsqu’il retrouva comme serveurs à l’Ecole normale « toute une ‘‘grappe’’ d’émigrés béarnais » (Esquisse…, op. cit., p. 113). Je vous renvois ici, outre à l’ouvrage de Freud (L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Editions Gallimard, 1985), au Dictionnaire de la psychanalyse de Chemana et Vandermersch (Paris, Larousse/VUEF, 2003, p. 128).
[15] P. Bourdieu, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Le Seuil, 1992, p. 96.
[16] P. Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., p. 8.
[17] Idem, p. 29, c’est moi qui souligne.
[i] Idem, p. 87. Nous retrouvons une citation similaire dans son Esquisse… (op. cit., p. 59) : « J’ai ainsi compris rétrospectivement que j’étais entré en sociologie et en ethnologie, pour une part, par un refus profond du point de vue scolastique, principe d’une hauteur, d’une distance sociale, dans laquelle je n’ai jamais pu me sentir à l’aise ».
[18] P. Bourdieu, Esquisse…, op. cit., p. 56.
[19] Idem, p. 18.
[20] Idem, pp. 57-58, c’est moi qui souligne.
[21] P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Editions du Seuil, 1997, p. 16.
[22] P. Bourdieu, Esquisse…, op. cit., p. 82.
[23] R. Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970.
[24] A. Ernaux, Les armoires vides, Paris, Gallimard, 1974.
[25] Dans les réflexions qui ont conduits à cet article, nous avons ainsi amorcé une analyse de l’hétérodoxie de la sociologie de K. Mannheim, hétérodoxie qui est elle aussi la résultante pour partie d’un rapport ambivalent au champ intellectuel, provenant en l’occurrence de ses multiples déplacements géographiques (de la Hongrie à l’Angleterre en passant par l’Allemagne), de son ‘‘polyculturalisme’’ familial (son père étant allemand et sa mère hongroise), de la situation socio-culturelle de la Hongrie du début du XXè siècle, et particulièrement de sa ville natale Budapest, caractérisée par une forte proportion de polyglottes et de cosmopolites mais aussi de son exposition à des événements socio-historiques extra-ordinaires (la contre-révolution hongroise, le nazisme) et enfin de sa position marginale dans le champ des sciences sociales (en tant que juif émigré). Son rapport disharmonique au champ intellectuel et son hétérodoxie se révélant notamment dans son dépassement de la fausse alternative entre le positivisme d’Europe centrale et le romantisme allemand. Je vous renvois ici à la postface rédigée par G. Mauger du Problème des générations (Paris, Editions Nathan, 1990, pp. 85-119) et à l’excellent ouvrage de J. Gabel, Mannheim et le marxisme hongrois (Paris, Méridiens Klincksieck, 1987).
[26] L. Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Editions Albin Michel, 1998, p. 10.
[27] P. Bourdieu, Questions de sociologie, op. cit., p. 76.
[28] P. Bourdieu et R. Chartier, op. cit.
Fugier Pascal, « Un inquiétant sentiment d’étrangeté au principe d’une sociologie hétérodoxe », dans revue ¿ Interrogations ?, N°2. La construction de l’individualité, juin 2006 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Un-inquietant-sentiment-d (Consulté le 9 décembre 2024).