Pour citer l'article :
La confection du second numéro de la revue ¿ Interrogations ? a réservé quelques surprises à son comité de rédaction. En rédigeant un appel à contribution sur le thème de l’individualité, notre souci avait été d’éviter d’être submergés par des propositions d’articles, tant nous avions conscience de nous inscrire dans un thème porteur des sciences sociales actuelles, pour ne pas parler de paradigme dominant à son sujet. Aussi avions-nous pris soin de cibler l’appel sur le thème, plus restreint, de la construction de l’individualité, en réduisant de surcroît celui-ci à deux entrées majeures : d’une part, l’analyse des conditions historiques de possibilité de l’émergence de l’individualité occidentale, à l’horizon de laquelle se profile la question de la singularité voire de l’unicité ou non de cette dernière ; d’autre part, l’analyse des conditions sociologiques de possibilité de la constitution des individus dans l’Occident contemporain. En dépit de ces précautions, nous nous attendions à recevoir un grand nombre de propositions, plus en tout cas qu’il ne serait possible à un seul numéro de la revue d’en accueillir.
Or, première surprise, les propositions ont été relativement peu nombreuses. Effet dissuasif de nos filtres thématiques ? En partie sans doute. L’examen du contenu de ces propositions allait cependant nous réserver une seconde surprise suggérant une autre hypothèse. En effet, bon nombre des articles qui nous ont été envoyés, s’ils abordaient bien la thématique de l’individualité, ne s’inscrivaient pas dans notre appel à contribution qui engageait les auteurs à se pencher sur la construction de l’individualité, sur son procès historique ou sociologique de production – là où ces articles partaient en quelque sorte du produit, pour en scruter le fonctionnement et les effets, sans s’interroger précisément sur la manière dont il est produit, au risque du même coup de le naturaliser. En somme, ils étaient hors sujet ; et nous n’avons pu en retenir aucun pour la rubrique thématique, même si l’un d’entre eux (celui de Fabrice Dannequin sur la figure de l’entrepreneur chez Schumpeter), a pu trouvé place, moyennant réduction de sa taille, dans la rubrique « Fiches techniques ».
Du même coup, nous avons pris conscience qu’en nous focalisant sur la construction de l’individualité, c’est un sorte de champ aveugle, d’impensé de l’individualité, paradigme pourtant aujourd’hui dominant, que nous demandions aux auteurs de mettre en lumière. Nous n’avons d’ailleurs reçu qu’un seul article tentant de lever une petite partie du voile qui continue à nous masquer le processus historique de constitution de l’individualité occidentale. Il s’agit de l’article de David Ledent. Qu’il le fasse par un biais inattendu, celui de l’analyse des formes musicales, formes de l’œuvre et formes de sa réception, contribue à l’originalité de sa démarche, sans que soit pour autant caché sa dette à l’égard de la thèse majeure de Norbert Elias sur la dynamique de civilisation à l’œuvre en Occident, sur laquelle notre propre appel à contribution invitait d’ailleurs à revenir.
La seconde perspective que ce appel avait ouverte, celle suggérant de se pencher sur le les conditions actuelles de production de l’individualité occidentale, aura cependant suscité davantage d’écho. Trois des articles retenus en traite, ceux de Bernard Cahier, de Frédéric de Coninck et de Pascal Fugier. Ils le font à partir de conceptualités différentes (respectivement Elias, Weber et Simmel, Bourdieu) et sur des objets empiriques différents (les situations quotidiennes les plus banales, les interactions sociales à distance, la trajectoire socio-intellectuelle de l’individu Bourdieu), ne rend que plus nette encore leur convergence autour d’un même constat, à savoir que l’individu est tout sauf… indivise et qu’en ce sens, il porte décidément bien mal son nom. Mais qu’ils soient amenés à formuler cette découverte dans des termes différents et non parfaitement congruents, l’un parlant à la suite de Foucault de « composition hologrammique de l’individualité », le second d’« individu clivé », le troisième en écho à Bernard Lahire d’« homme pluriel » mais aussi d’« habitus clivé » en reférence à Bourdieu, nous signale que ce déficit d’unité, qui est au cœur de ce qui est censé être l’unité élémentaire, l’atome, du social, attend encore sa théorie. Décidément, en dirigeant nos regards vers la production de l’individualité, nous avions une fois de plus vérifié cet enseignement marxien s’il en est que nul fétiche ne résiste jamais à sa désignation comme produit et à l’analyse de son processus de production.
Dès lors, il ne restait sans doute plus qu’un pas à accomplir pour pouvoir décréter que l’actuel roi sociologique est nu : que l’individu est un carrefour de contresens voire de non-sens sociologiques. Sans aller jusqu’à défendre pareille proposition, c’est bien malgré tout sur cette voie que s’est lancé l’article de Louis Pinto qui, au terme d’une analyse serrée montrant combien l’usage sociologique de ce terme pose au moins autant de problèmes qu’il prétend en résoudre, nous convie à l’écarter de notre boîte à outils sociologiques. Aussi est-ce très logiquement que, indépendamment du classement des articles par ordre alphabétique de leurs auteurs, il vient conclure ce petit dossier.
Notre appel à contribution nous a également valu des propositions d’articles destinées aux autres rubriques de la revue (profitons-en pour rappeler que l’appel à contribution ne concerne que les articles destinés à paraître dans la rubrique thématique, les autres rubriques n’étant pas dédiées à une thématique définie). Ainsi en va-t-il de l’article de Christine Plasse-Bouteyre, que nous avons retenu pour la rubrique « Des travaux et des jours » et qui rend compte d’une recherche sur le récit autobiographique et la manière dont il contribue à l’auto(re)construction de l’individualité. D’autres articles encore, également inspirés par notre appel à contribution, nous ont été envoyés que nous proposons de publier ultérieurement dans cette même rubrique.
Somme toute donc, seuls deux des articles de ce numéro s’écarte de la thématique dominante. D’une part, le second article de la rubrique « Des travaux et des jours », celui de Fabrice Gzill, qui présente la démarche originale d’un philosophe enquêtant sur l’éthique médicale par observation participante en milieu hospitalier. D’autre part, le second article de la rubrique « Fiches techniques », celui d’Alain Bihr, revient sur un des textes les plus célèbres de la littérature sociologique, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber, essentiellement pour faire comprendre comment moyennant quels présupposés ce dernier pose et résout la question des origines du capitalisme.
Pour citer l'article :
Comité de rédaction, « Préface », dans revue ¿ Interrogations ?, N°2. La construction de l’individualité, juin 2006 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Preface,64 (Consulté le 7 octobre 2024).