Comment se construit une individualité singulière au sein des déterminations sociales qui bornent notre quotidien ? Si l’individu, et l’individualité qui le caractérise, sont la grande affaire de l’Occident moderne et contemporain, tenter de connaître non seulement le processus historique qui en a permis l’émergence et la montée au premier plan, mais aussi les conditions – généalogiques en quelque sorte – qui permettent à tout un chacun d’y accéder nécessite de placer d’abord la recherche sous le signe de l’articulation dynamique entre l’individu et la société à laquelle il appartient. C’est le point de vue adopté ici, en s’appuyant sur les notions sociologiques de configuration, d’habitus, de plateforme et de discours. Avec, à l’arrivée, l’image d’une individualité composée, que par certaines de ses caractéristiques il est permis de qualifier d’hologrammique.
Mots-clefs : Habitus, plateforme mobile de communication, outil médiateur, discours, tectonique des rapports humains.
Habitus, subjectivity and platforms : The hologram composition of our individual nature
How is a unique individual nature built in the midst of the social determinations which limit our daily life ? The individual is an essential characteristic of the Western civilisation. It is important to know the historical processes leading up to the formation of the modern individual. But it is also important to understand the conditions which enable each one to build his/her individuality. This takes place within the tensions between individual and society. This study uses the sociological notions of figuration, habitus, platform and discourse. The end point is the hologram of a composite individuality, independent but containing the whole of society.
Keywords : Habitus, mobile platform of communication, mediating tool, discourse, tectonics of human relationships.
Comme souvent, l’histoire de l’apparition d’un mot et de ses dérivés nous éclaire, non pas tant sur ce que pensaient nos ancêtres à telle ou telle époque que sur les notions qui nous sont aujourd’hui communes et qui leur étaient étrangères, et aussi sur l’émergence de ces emplois aujourd’hui familiers. Le mot individualité apparaît relativement tard dans la langue française, au milieu du 18ème siècle. Il s’inscrit dans une chaîne qui débute avec la notion d’individu au 13ème siècle, se poursuit avec celle d’individuel à la fin du 15ème, et se prolongera dans la première moitié du 19ème avec celles d’individualisation, d’individualisme et d’individualiste. [1]
L’emploi du mot individu apparaît du vivant de Thomas d’Aquin, à une époque où, avec l’essor de la philosophie depuis le 12 siècle, la création des universités et des ordres mendiants au 13èmeème siècle, et la pénétration progressive des œuvres d’Aristote par le canal des commentateurs arabes, l’université est devenue le lieu de nombreux débats mettant en question la théologie augustinienne, paradigme du monde clérical depuis l’avènement des Carolingiens. Son emploi va se préciser peu à peu. La critique du réalisme et des universaux théologiques par Guillaume d’Occam, [2] à la charnière des 13 et 14èmeème siècles, ouvre la voie à un usage philosophique et juridique de cette notion d’individu. S’il n’y a de science que du particulier, encore faut-il pouvoir en rendre compte. L’individu – du latin individuum, « corps indivisible » – va progressivement devenir l’un des termes clés de l’étude des phénomènes humains, en particulier dans les approches empiristes.
Mais au-delà de l’individu, niveau statistique (c’est-à-dire relatif à l’Etat) en dessous duquel on ne peut pas descendre dans le gouvernement du monde, en quoi consiste l’individualité, qui lui est dérivée ? « L’unité, l’identité, la permanence et l’unicité (l’individu est unique en son genre) sont constitutives de l’individualité. » [3] Sans doute cette définition recouvre-t-elle en partie celle de la personnalité – la personalitas latine –, prise comme l’« ensemble des comportements, des aptitudes, des motivations, etc., dont l’unité et la permanence constituent l’individualité, la singularité de chacun. » [4] En partie seulement car, certes par rapport à l’élément statistique qu’est l’individu elle rajoute une dimension intérieure (« c’est l’originalité et la particularité de l’individu sous tous les rapports psychologiques. » [5]), mais la personnalité, en son essence, possède une dimension morale supplémentaire, et, du point de vue existentiel, représente « la singularité concrète » de l’individu. [6] Comme le remarque Edgar Morin, l’individualité de l’individu, « ce n’est pas seulement discontinuité […], ce n’est pas seulement singularité, originalité, différence par rapport aux autres individus […]. L’individualité de l’individu est aussi en l’être et l’existence de soi-même. » [7] Réalité concrète autant qu’essentielle, constitutive de la personnalité, l’individualité est donc un entre-deux – complexe – dans la constitution du sujet. Concrètement, cet entre-deux s’inscrit dans le rapport qui nous lie à notre société d’appartenance.
Si l’opposition stérile entre individu et société a fait long feu, il n’est pas interdit de regarder du côté des sociologues qui, les premiers, en ont montré l’inanité, et surtout ont élaboré les premiers les schémas dynamiques qui ont permis de quitter cette impasse.
Commençons par un exemple. Lors d’un spectacle l’applaudissement est a priori une façon immédiate et spontanée d’exprimer son approbation, sa satisfaction ou son admiration ; l’extériorisation irréfléchie et instantanée d’un plaisir instinctif qui nous pousse à battre des mains. Pourtant en y regardant bien l’on n’applaudit pas quand on veut. Les opéras emploient même des « chefs de claque », payés pour lancer les applaudissements au bon moment – rôle tenu par une lumière dans les studios des médias modernes (radio et télévision). L’applaudissement est un acte de la vie collective ; il se partage, selon des règles précises, et participe à notre intégration au groupe. Quelqu’un qui applaudit à contretemps, comme quelqu’un qui chante faux dans une chorale, ne fait pas preuve d’individualité : il se met à l’écart du groupe – en ’hors-la-loi’. Comme la plupart de nos activités sociales (si ce n’est toutes), l’applaudissement est l’expression d’un affect canalisé, autocontraint.
Ces multiples petites autocontraintes de la vie courante, Elias en a analysé l’évolution au fil du temps, dans la longue durée. [8] Et il en a acquis la certitude que société et individu étaient étroitement liés, dépendant l’un de l’autre : l’individu grandit dans une société donnée, qui lui imprime sa marque ; société à la construction et la vie de laquelle il participe en retour activement, et qui ne serait rien – qui tout bonnement n’existerait pas – sans les individus qui la composent et l’animent. Vouloir attribuer à l’un ou à l’autre une quelconque primauté est aussi inutile, nous dit Elias, que vouloir définir l’antériorité de l’œuf ou de la poule. Il ne s’agit plus seulement, comme chez Spencer, de nourrir une « dynamique sociale » par l’ajustement réciproque des individus et de la société. Le schéma d’Elias dépasse le simple ajustement : les configurations, au sein desquelles des individus en situation d’interdépendance agissent en fonction d’un habitus, sont la vie même de la société. Individu et société, qui prennent forme dans le même mouvement, ne sont que les deux pôles d’une même réalité, à la fois relationnelle et évolutive. A l’intérieur de cette dynamique, l’individualité chez Elias, définie comme « une certaine forme de commande de soi-même dans les relations avec les autres et avec les objets » se présente comme « l’expression de la manière particulière dont la forme de commande psychique d’un individu se distingue de celle des autres et du degré particulier auquel elle s’en distingue. » [9] La distinction particulière d’un individu s’effectue au fil du temps dans l’empreinte que laisse sur lui sa société d’appartenance, ce qui fait que « la société n’est pas seulement le facteur de caractérisation et d’uniformisation, elle est aussi le facteur d’individualisation. » [10]
Et, comme le fait justement remarquer Nathalie Heinich, c’est la notion d’habitus qui assure le lien entre ces deux pôles extrêmes de la vision que l’on se fait de notre rapport au collectif : individu et société. [11]
Ce lien par l’habitus, on le retrouve aussi bien sûr chez Bourdieu qui, par un autre chemin (venant de Durkheim) en a donné une définition proche de celle d’Elias, mais plus précise et plus complète, intégrant en particulier la notion de capital social.
Ces approches rejoignent ici la vision bergsonnienne de la durée : face au découpage cinématographique du temps, la vie réelle oppose la durée, qui non seulement n’est pas découpée en tranches artificielles mais intègre aussi la totalité du vécu, c’est-à-dire de l’expérience et de l’héritage reçu : si deux individus sont différents, c’est entre autres parce qu’ils n’ont pas vécu les mêmes évènements, parce que leurs parents ou leurs maîtres ne leur ont pas transmis la même expérience, etc. ; bref, parce qu’ils ne sont pas porteurs de la même ’durée’. [12] De la même façon, on peut dire que s’il n’y a pas deux individus identiques, c’est parce qu’il n’y a pas deux habitus identiques.
Maintenant, observons une fourmilière, ou nos activités humaines vues d’avion. Le regard de Sirius, en quelque sorte. Nous ne distinguons au départ que des masses et des flux. Toutes les autos, tous les piétons, toutes les fourmis se ressemblent. Suivons maintenant l’une d’elles, ou une voiture ou un individu en particulier. Peu à peu se dessinent, à travers ses changements de trajectoire, ses hésitations, ses choix, un cheminement singulier : l’objet d’observation commence à prendre pour nous une certaine importance. Peut-être lui attribuons-nous un surnom : le cabriolet vert, l’homme au chapeau, la fille en rouge, la fourmi speedée… Une relation affective s’établit, à son insu, entre l’objet – qui n’est plus tout à fait un objet – et nous. L’anonyme est entré dans notre univers, et y a pris une valeur unique.
L’individualité, c’est d’abord une reconnaissance extérieure, le regard que portent les autres sur un individu. Ce regard peut être positif ou négatif, amical ou hostile, peu importe. Il n’y a pas d’individualité sans le regard d’autrui.
Rien d’ailleurs n’existe à nos yeux que nous n’ayons reconnu et nommé. Comme l’exprime Nietzsche dans le prologue du Zarathoustra : « Grand astre, que serait ton bonheur si tu n’avais pas ceux que tu éclaires ? […] tu en aurais eu assez, un jour, de ta lumière et de ton trajet, sans moi, mon aigle et mon serpent. » [13] L’astre existerait sans nous, d’ailleurs il nous ignore ; il n’existe pourtant en tant que ’soleil’, et ensuite avec toutes les mythologies qui l’accompagnent, que par le nom que lui donnent les hommes.
Pas de connaissance sans reconnaissance ; donc pas d’individualité. C’est pourquoi sans doute dans les actes destructeurs de nos alter ego – que ce soit lors d’une bataille rangée ou dans l’action terroriste – nous faisons tout pour ignorer le visage de l’autre ; à l’opposé voilà pourquoi sans doute le ’syndrome de Stockholm’ amène les victimes d’enlèvement à épouser in fine la cause de leurs ravisseurs.
Ce regard extérieur, c’est aussi celui que portent les différentes sciences humaines sur le phénomène ’individu’. Celui-ci est suffisamment complexe pour qu’elles s’y attèlent toutes, chacune avec sa méthode, son angle de vue, ses hypothèses et ses outils : ainsi les philosophes tenteront par exemple de cerner l’essence de l’individualité ou la construction rationnelle qu’elle recouvre ; les historiens s’attacheront à décrire le processus de mise en place et de développement dans le temps du phénomène ; les sociologues les formes prises par l’habitus ou les pratiques de singularisation selon les milieux sociaux ; les psychologues le processus interne par lequel l’enfant va peu à peu se construire une individualité propre, ou les ratés de ce processus…
De fait, de même qu’une maison a une façade, une toiture et un jardin qui la relient au monde extérieur, mais aussi des pièces et des équipements (chauffage, sanitaires, etc.) qui en assurent la viabilité intérieure, de même l’individualité se construit à la fois à l’extérieur et de l’intérieur :
Que manque-t-il à ceux qui se trouvent écartés de la société ? Dans L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, Oliver Sacks présente des cas de personnes atteintes de maladies neurologiques mettant à mal la personnalité et l’image de soi, les empêchant de vivre normalement en société. Parmi les ’simples d’esprit’ qu’il a eu à soigner, une jeune fille de dix-neuf ans était incapable de sortir sans perdre son chemin, confondait la droite et la gauche, mettait ses vêtements à l’envers sans même s’en rendre compte, ne parvenait pas à mettre une clé dans sa serrure. Etiquetée dans les rapports médicaux comme ’sotte’ ou ’débile motrice’, objet de dérision, elle souffrait du regard des autres. Et pourtant, cette fille revivait devant la beauté d’un paysage ou dans la poésie. Au fil des jours, Sacks perçut tout le côté positif de sa patiente, là où les tests cliniques n’avaient mis en évidence que les insuffisances. Le monde médical n’avait vu en elle que la malade, là où, malgré ses déficiences, il y avait un être humain malgré tout, pas seulement avec ses faiblesses (réelles), mais aussi ses forces et ses désirs. [14] Le regard des autres ne suffit pas. Il peut même s’avérer malfaisant.
Dans une autre réalité, c’est aussi la difficulté que rencontrent tous les hommes infâmes étudiés et défendus par Foucault. Le désir de vivre, le conatus spinoziste (« effort pour persévérer dans l’être ») est là, mais cette énergie vitale se perd dans la négativité du regard d’autrui ou les contradictions internes.
Se construire une identité, une individualité, voire une personnalité nécessite aussi un cheminement interne. Pas seulement fait de dispositions acquises, inscrites dans l’habitus, mais aussi d’une orientation intérieure, un sens qui nous permet de ne pas nous perdre dans la société. Ce qui manque à cette patiente du professeur Sacks, comme à nombre d’êtres ’infâmes’ c’est, au-delà de leur pathologie ou de leur misère sociale, la maîtrise de leur image, du regard qu’ils ont sur eux-mêmes, indépendamment de – ou malgré – celui des autres. Ce qui manque, c’est de pouvoir surmonter ce regard, d’apprendre à le maîtriser ; ou plus exactement à mettre en harmonie l’image que l’on se fait de soi – le propre regard que l’on se porte, comme de l’extérieur, à soi-même – avec celle que les autres nous renvoient de la réalité qu’on leur propose à voir.
Le travail de subjectivation s’acquiert dans le jeu des pouvoirs, de ces multiples petits pouvoirs qui font la vie quotidienne. D’où l’importance de savoir résister. Pas comme l’âne, par refus d’avancer, mais pour ne pas se laisser emprisonner à notre insu (par les sirènes publicitaires, politiques ou religieuses par exemple) ou entraîner dans des directions où l’on ne tient pas à aller. Au fond, comme dit Foucault, « toutes les luttes actuelles tournent autour de la même question : qui sommes nous ? Elles sont le refus de ces abstractions, un refus de la violence exercée par l’Etat économique et idéologique qui ignore qui nous sommes individuellement, et aussi un refus de l’inquisition scientifique ou administrative qui détermine notre identité. » [15] Sortir de la sécurité du troupeau représente un effort, et un danger, celui de se faire manger par le loup si l’on s’éloigne trop des autres, si l’on se met hors de la protection de la loi commune.
Sortir de cette « étrange technologie du pouvoir traitant l’immense majorité des hommes en troupeau avec une minorité de pasteurs » qui aboutit à établir entre les hommes « une série de rapports complexes, continus et paradoxaux. » [16], voilà la grande affaire de la subjectivation. Comment en sortir justement ? D’une façon générale, on peut se constituer : 1) en excluant certains autres ; 2) en travaillant sur soi. [17]
L’individualité, c’est l’individu rendu indivisible malgré l’émiettement et les contraintes sociales. Même pour les gens qui ne souffrent pas de maux invalidants, pour tout un chacun, le résultat n’est pas gagné d’avance. L’individualité ne nous habille pas à la naissance – pour la collectivité nous ne sommes d’abord que des individus statistiques et interchangeables. Si elle se construit en partie par le regard des autres, elle s’épanouit et se surpasse – en une véritable personnalité et subjectivité – par le travail sur soi. Au sommet de ce travail, il est permis d’espérer atteindre ce que Spinoza définit comme le troisième genre de connaissance, la science intuitive, et par là la véritable conscience de soi, clé du bonheur. [18]
Mais l’accès à ce nirvana n’est pas ouvert à tous. Par contre tout un chacun à la fois est soumis au regard critique des autres et cherche à se construire une existence qui lui convienne.
Au quotidien, cette individualisation à la fois passive et active se retrouve dans le schéma proposé par François Dubet : intégration, stratégie, subjectivation ; ce qui recouvre respectivement l’appartenance à une communauté, les intérêts stratégiques qui se jouent sur le marché, et la subjectivation par la culture. Par exemple, « le grand ’lecteur’ est celui qui, simultanément, a été élevé pour lire ; a une stratégie de lecture ; est capable de se subjectiver dans la lecture. » [19] La part stratégique rejoint ici Bourdieu : « L’habitus, système de dispositions acquises par l’apprentissage implicite ou explicite qui fonctionne comme un système de schèmes générateurs, est générateur de stratégies qui peuvent être conformes aux intérêts objectifs de leurs auteurs sans avoir été expressément conçues à cette fin. » [20](20) Sur les autres points, qui participent à l’identité de la personne, ce schéma rejoint le parallèle établi par Philippe Corcuff entre Bourdieu et Ricoeur d’une part, Boltanski et Benoist d’autre part : à l’habitus bourdieusien correspondrait l’identité-mêmeté de Paul Ricoeur ; la notion d’identité-ipséité de ce dernier correspondrait au Quant à soi de Dubet ; tandis qu’à l’agapè de Luc Boltanski correspondraient les moments de subjectivation de Jocelyn Benoist. Le tout constituant l’individu pluriel sur lequel s’est penché Bernard Lahire. [21]
La question qui se pose dès lors est de comprendre ce qui se passe au cours de ces multiples activités dans lesquelles se construit l’habitus, se jouent les stratégies ou l’intégration au groupe, et comment cela se passe.
La première hypothèse de travail est que, d’une certaine façon, tout se négocie. C’est-à-dire qu’à tout moment chacun est confronté à des choix, matériels, intellectuels ou moraux ; à des opinions qui vont dans le sens ou à l’encontre des siennes ; à des engagements qu’il faut accepter ou refuser… Nous passons notre vie à trier : ceci me convient, je le garde ; cela ne me convient pas, ce que je possède me suffit, donc je n’en veux pas… Nous essayons de ’placer nos billes’, nous acceptons, refusons ou marchandons celles des autres.
Ce qui fonctionne ainsi au quotidien, à l’échelle individuelle, se retrouve à l’échelle la plus étendue dans les grands choix de société. Foucault a ainsi montré, dans L’Histoire de la folie, comment, pour se constituer en société de raison, les hommes et femmes de l’’âge classique’ avaient commencé par éliminer tout ce qui pouvait en gêner l’éclosion : en enfermant les fous, les prostituées, les vagabonds, bref tous les asociaux, la société se dessinait de nouvelles frontières à l’intérieur desquelles elle allait pouvoir développer son modèle idéal et se constituer positivement.
Par négociation, j’entends donc un tri initial, permanent (explicite, implicite ou inconscient), par lequel une configuration (au sens où l’entend Elias) est rendue possible. Toute configuration s’organise d’abord par un tri, qui lui permet de définir collectivement ce qu’elle rejette et ce qu’elle conserve. Rappelons qu’une configuration peut ne se composer que de deux personnes, ou représenter une société tout entière. Et que même lorsque l’on est seul, les choix que nous effectuons ne sont la plupart du temps viables qu’en prenant les autres en considération.
La seconde hypothèse est que le résultat de ce tri se retrouve dans tous les petits ou grands compromis ou consensus, qui se constituent chaque jour, au fil de nos activités, pour former une plateforme mobile de communication, sur laquelle pourra se construire un discours. [22]
Par plateforme mobile de communication, j’entends ce qui reste de positif à l’issue de ce tri, c’est-à-dire ce sur quoi va pouvoir se construire quelque chose. Il s’agit donc du cadre (mobile) de référence d’une configuration donnée ; son plus petit dénominateur commun, en quelque sorte, permettant de vivre ensemble. Elle reste mobile en ce sens que, comme l’a définie Elias, une configuration est traversée par des lignes de tensions par lesquelles les individus qui la composent jouent leur place en société ; et aussi parce que les entrées et sorties éventuelles peuvent en remettre l’équilibre en question à tout moment.
Ce qui se construit sur cette plateforme, j’appelle cela un discours. Un discours, c’est ce qu’une configuration réalise positivement, sur une plateforme établie. C’est ce qui va orienter la perception, la compréhension, l’expression, les actes, les habitus dans une certaine direction. [23] Le discours est ce qui stabilise la plateforme dans le temps ; parce que les individus qui l’animent préfèrent le plus souvent, par moindre effort, conserver l’acquis plutôt que tout reprendre à zéro. On ne change pas de langue, par exemple, pour le plaisir. Mais on peut inventer un nouveau mot, une nouvelle expression, et la plateforme linguistique se transforme ainsi par petites touches imperceptibles. De même, les relations évoluent sans cesse au sein d’un couple. Si l’ajustement se fait au jour le jour, l’évolution se fait en douceur ; qu’un blocage apparaisse, et le couple risque de se briser.
Sans entrer plus dans le détail, l’étude des tensions traversant les configurations, et dont la résolution est plus ou moins violente selon les résistances opposées au changement, forme ainsi une sorte de tectonique des rapports humains.
Participant activement à de multiples plateformes, et en même temps soumis aux limites fixées sous peine de rejet, l’individu se dessine peu à peu en fonction de ses appartenances : famille, école, emploi, activités de loisir… Vu du côté de l’individu, les plateformes de communication sont un mode d’objectivation, de construction de l’individualité.
Revenons à l’échelle la plus large. Formée d’une multitude de personnes, la société n’est pourtant la même ni à des époques différentes ni, en synchronie, dans des régions différentes du monde. Son organisation échappe aux individus qui la constituent, et qui pourtant la font évoluer par leurs activités. « Et bien que toutes ces sociétés n’aient été et ne soient de toute évidence constituées de rien d’autre que d’individus isolés, ce passage d’une forme de vie collective à une autre n’a manifestement été programmé par aucun de ces individus. En tout cas, rien ne semble indiquer qu’aucun homme du XII ni du XVIee siècle n’ait consciemment et délibérément œuvré en faveur de l’évolution vers la société industrielle que nous connaissons. » [24]
Ce que dit Elias des configurations à l’œuvre dans la longue durée européenne n’est rien d’autre que le lent ajustement des plateformes, cette tectonique – lente la plupart du temps, violente parfois lors des grands basculements (révolutions, conflits majeurs…) – qui, par le jeu des multiples petits tris et choix quotidiens, fait évoluer la société. Il n’y a ici de ’progrès’ que dans le sens d’une progression, dans le fait que les situations ne sont jamais figées, évoluent en permanence (il n’y a pas de ’progrès’ en tant que jugement de valeur, d’un moins bien vers un mieux : tout changement détruit pour construire ; le ’progrès’, pris au sens d’un mieux, se paye toujours d’une perte). C’est cette progression, lente ou rapide, douce ou violente, qui constitue la tectonique des plateformes. Prise dans l’évolution générale des sociétés européennes, la notion d’individualité a ainsi progressé, par ajustements successifs, dans la même direction que nombre d’autres notions constitutives de la modernité occidentale, suivant en particulier l’émergence et le développement des discours universitaires, juridique, politique et économique.
Dans la construction extérieure de l’individualité, en particulier en tant que sujet d’étude, nous avons vu que chaque discipline apporte son propre regard, élaboré à partir de ses propres outils. Dans le champ qui lui est propre, chaque discipline fonctionne ici à travers diverses configurations, appuyées chacune sur une plateforme spécifique, élaborant son propre discours. L’ensemble de la discipline constitue à son tour une sorte de configuration générale, appuyée elle aussi sur une plateforme générale dotée elle-même d’un discours général. C’est le niveau auquel par exemple tous les sociologues se reconnaissent en tant que tels. Mais les frontières n’étant pas si hermétiques que cela, des idées circulent de l’une à l’autre des disciplines et des plateformes, passant d’un champ à l’autre. L’activité de tri nourrissant les plateformes ne cesse en effet jamais : nous sommes toujours en train d’emprunter ou de laisser de côté quelque chose qui arrive à nous par la lecture, l’observation, les discussions… Le regard propre à chaque discipline évolue ainsi peu à peu, se reconnaissant dans un discours fédérateur, voire paradigmatique. Des plateformes différentes, fonctionnant sur des discours différents, peuvent ainsi se trouver à partager une base commune, fédératrice. Ainsi l’idée de progrès s’est-elle imposée au fil des siècles en Occident, avant que les excès du 20 siècle ne vienne la mettre à mal ; ainsi également, à l’intérieur sans doute de cette idée d’un progrès linéaire, l’individualité telle qu’elle s’est petit à petit définie dans la culture européenne moderne et contemporaine a-t-elle fini par apparaître comme une avancée inéluctable et irréversible de l’homme civilisé.
Dans la mesure où de très nombreuses formes d’organisation humaine, à toutes les époques et sous toutes les latitudes, peuvent être décrite en termes de plateformes, il est permis de penser qu’il existe sans doute un processus d’individualisation dans toute société. De l’une à l’autre, il ne s’agirait dans ce cas que d’une question de degré. De même qu’en matière d’intelligence ou d’affects nous savons aujourd’hui qu’il n’y a pas de rupture totale entre le monde animal et nous, de même d’une culture à une autre la part d’individualité est plus ou moins importante.
Mais si l’Occident ne se démarque pas par essence des autres civilisations dans ce domaine, il n’en marque pas moins une forme de rupture, par la place particulièrement importante accordée à cette façon d’être. Dans la culture occidentale il y a eu, à un moment historique, un basculement : quand le processus d’individualisation aboutit à privilégier cet aspect de la vie sociale au détriment des autres, alors la société tout entière a basculé dans quelque chose de nouveau – la modernité. Que le protestantisme ait joué un rôle dans ce processus, comme le pensait Weber ; que le développement urbain, puis industriel en aient favorisé l’accélération ; que le développement et l’allongement des chaînes de dépendances réciproques en soit une caractéristique, comme le montre Elias : tout cela est fort possible. En tout cas ce qui est certain c’est qu’aujourd’hui toutes nos activités, tous nos schèmes de pensées sont profondément marqués par cette vision que l’on a de nous-mêmes : des individus souverains.
L’individualité, ce n’est pourtant, vue sous un certain angle, que ce qui reste de nous une fois retirés de toute plateforme, sortis de nos appartenances sociales. Mais se dépouiller de ses vêtements de travail, de ses tenues de sport ou de ses habits de soirée ne nous confère pas en soi une distinction particulière. Notre singularité ne prend corps que parce que nous sortons de nos activités sociales enrichis – même lorsqu’elles sont mal vécues. Paradoxalement, plus nous multiplions les expériences, plus nous participons à des plateformes différentes, plus notre individualité se renforce. Comme les abeilles, nous nous enrichissons en butinant des fleurs diverses. L’individualité, c’est ce que l’on ramène avec soi le soir, après avoir butiné toute la journée ; c’est notre part du butin quotidien, accumulée au fil du temps, intégrée sous la forme d’un habitus qui est à la fois celui des groupes les plus marquants, les plateformes les plus solides auxquels nous participons et le noyau irréductible que nous retirons de cette diversité.
Multiplier les expériences (à l’opposé des sectaires), parvenir à s’extraire de la troupe ou du troupeau, ou tout au moins se démarquer de la gestion pastorale, est ce qui nous aide le mieux à développer notre individualité. Contrairement au dernier homme nietzschéen – celui, fatigué, de l’âge démocratique qui ne croît plus qu’au bonheur et se contente de l’égalité – la multiplication des appartenances, à condition de ne pas les subir, nous aide à devenir, peut-être pas surhumains, mais tout simplement humains. Ce qui n’est pas si facile. Chaque groupe, chaque configuration, chaque plateforme tend à nous saisir et nous garder à son seul usage : notre environnement professionnel nous veut pour lui tout seul, les publicitaires ne voient en nous que des consommateurs, les Eglises que des croyants… La pression est constante, comme l’a montré Foucault tout au long de son œuvre.
C’est pourquoi, en changeant de plateforme, nous changeons de rôle, de façon de nous tenir ou de parler, de façon d’être. Quand nous sommes tour à tour piéton, automobiliste, cycliste ou usager des transports en commun, à chaque fois nous nous comportons en piéton râlant après les voitures, en automobiliste maugréant contre les piétons qui traversent en dehors des clous, en cycliste qui se plaint du manque de respect des automobilistes… Nous sommes tour à tour réellement tout cela. Nous sommes des êtres multiples, des individus pluriels, comme l’a montré Bernard Lahire. [25]
Pourtant, dans chacun de ces rôles, dans chacun de ces comportements, nous demeurons dans les frontières fixées par la société. Si adaptation il y a, il y a rarement vraie transgression. Les dispositions intégrées durant notre enfance par l’éducation et la scolarité, et qui nourrissent notre habitus, nous tiennent dans le cadre collectif à notre insu. On peut dire que, d’une certaine façon, la société est tout entière inscrite en chacun de nous. Même éclatée en de multiples individualités la Grèce antique tout entière reste visible derrière Socrate, Aristophane ou Parménide. De même un Français, un Anglais, un Canadien restent chacun porteur de sa langue, de sa culture dans ce qu’elle a de spécifique, où qu’il se trouve. Et si quelque chose est partagé en commun, autrement dit si une plateforme élargie les rassemble tous (par exemple ce qui caractérise l’Occident en tant que totalité), ils sont tous porteurs du discours qu’elle véhicule, discours auquel chacun a collaboré et que chacun continue à alimenter, à sa manière.
C’est ici qu’intervient l’analogie avec l’hologramme. « Un hologramme est une image où chaque point contient la presque totalité de l’information sur l’objet représenté. Le principe hologrammique signifie que non seulement la partie est dans le tout, mais que le tout est inscrit d’une certaine façon dans la partie. Ainsi la cellule contient en elle la totalité de l’information génétique, ce qui permet en principe le clonage ; la société en tant que tout, via sa culture, est présente en l’esprit de chaque individu. » [26] De même que la poule pond l’œuf qui contient la poule, de même la société contient l’individu, qui porte en lui la société.
D’une façon quelque peu paradoxale, on peut dire que plus un individu participe à un nombre élevé de plateformes, plus une individualité caractéristique se dessine, même si elle s’exprime de multiples façons au gré des rôles qu’il se joue. L’homme pluriel est en même temps profondément singulier. De même qu’il possède un code génétique d’une grande complexité, qui lui est propre, et que porte en elle chacune de ses cellules ; de même il possède un code culturel complexe mais unique, qu’il adapte à chacune de ses activités. Non seulement la société est tout entière présente en chacun de ses membres, mais l’individu tout entier reste lui-même présent dans chacune de ses tranches de vie. C’est en cela que l’on peut parler de construction hologrammique de l’individualité.
Reste à maîtriser cette multiplicité, à y trouver une cohérence, et apprendre à se libérer des enchaînements qui nous sont imposés ou proposés ; reste à devenir une personne majeure, libre et autonome – relativement bien sûr. Mais cela c’est une autre histoire.
● Bourdieu P., Questions de sociologie, Paris, Les Editions de Minuit, 1984.
● Elias N., La civilisation des mœurs [1939], Paris, Calmann-Lévy, 1973.
● Elias N., La Société des individus, [1939, années 40-50, 1986-87], Paris, Fayard, 1991 (1 édition en allemand, 1987).
● Foucault M., Dits et écrits, Paris, Gallimard, 2001.
● Lahire B., L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, coll. Essais et recherches, 1998.
● Morin E., La Méthode, tome 5, « L’Humanité de l’humanité », Paris, Le Seuil, 2001.
● Sacks O., L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, [1985], Paris, Le Seuil, coll. Essais, 1988.
[1] Le Petit Robert signale 1760 comme première occurrence du mot ’individualité’ relevée dans un texte ; ’individu’ est relevé en 1242, ’individuel’ en 1490 ; ’individualisation’ daterait de 1803, ’individualisme’ de 1826 et ’individualiste’ de 1836.
[2] Pour lui l’ordre franciscain, par exemple, n’a pas de réalité objective ; seuls existent des individus franciscains, disséminés sur tout le continent.
[3] C. Godin, Dictionnaire de philosophie, Paris, Fayard, 2004, « Individualité », p. 649.
[4] Définition du Petit Larousse.
[5] C.-G. Jung, Types psychologiques, Genève, Librairie de l’Université Georg & Cie, 1958 [1950, 1ère éd. en français], p. 449.
[6] C. Godin, opus cité, Individualité », p. 649.
[7] E. Morin, La Méthode, tome 2, « La Vie de la vie », Paris, Le Seuil, 1980, p. 154.
[8] Cf. en particulier N. Elias, La civilisation des mœurs [1939], Paris, Calmann-Lévy, 1973.
[9] N. Elias, La Société des individus, [1939, années 40-50, 1986-87], Paris, Fayard, 1991 (1ère édition en allemand, 1987), p.100-101.
[10] Idem, p. 103.
[11] N. Heinich, La Sociologie de Norbert Elias, Paris, Ed. La Découverte, coll. Repères, p. 96.
[12] Cf. en particulier H. Bergson, L’Evolution créatrice, [1941], Paris, PUF, coll. Quadrige, 10ème éd., 2003, « Le devenir d’après la science moderne. Deux points de vue sur le temps. », p. 323-343
[13] F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, [1885], LGF, coll. Le Livre de poche, 1983, p. 3.
[14] O. Sacks, L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau, [1985], Paris, Le Seuil, coll. Essais, 1988, « Le monde du simple d’esprit : Rebecca », p. 229-239.
[15] M. Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 2001, « Le sujet et le pouvoir », p. 1046.
[16] Idem, « ’Omnes et singulatim’ : vers une critique de la raison politique », p.958.
[17] Idem, « La technologie politique des individus », p. 1633
[18] Spinoza, L’Ethique, V, 31, Scolie, [1677], Paris-Tel-Aviv, Editions de l’Eclat, 2005, p. 313.
[19] « La vie comme une expérience », entretien avec François Dubet, in Philippe Cabin et Jean-François Dortier coord., La Sociologie. Histoire et idées, Auxerre, Sciences humaines Editions, p. 265.
[20] P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Les Editions de Minuit, 1984, p. 119-120.
[21] Ph. Corcuff, « Figures de l’individualité, de Marx aux sociologies contemporaines. Entre éclairages scientifiques et anthropologies philosophiques. », in EspacesTemp.net, « Théorie », juillet 2005 [en ligne]. http://espacestemps.net/ (page consultée le 18 février 2006).
[22] Pour l’origine de cette notion de plateforme, en prolongement des configurations d’Elias, voir B. Cahier, « Actualité de Norbert Elias : réception, critiques, prolongements », communication faite au 17ème congrès de l’AISLF, Tours, juillet 2004 ; publiée dans Socio-logos, n°1, « Textes de travaux », mars 2006 ; visible sur le site de l’AFS [en ligne] http://www.afs-socio.fr/
[23] Pour un exemple concret de plateforme et de discours, et pour le rapport de cette notion avec celle de gouvernementalité chez Foucault, voir B. Cahier, « Le gouvernement du ciel – espace aérien et souveraineté », in Drôle d’époque, n°18, printemps 2006 ; l’article s’appuie sur une communication effectuée en avril 2005, dans le cadre du séminaire d’Alain Brossat à Paris VIII sur « Les dispositifs de gouvernementalité ».
[24] N. Elias, La Société des individus, opus cité, p. 37.
[25] B. Lahire, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, coll. Essais et recherches, 1998.
[26] E. Morin, La Méthode, tome 5, « L’Humanité de l’humanité », Paris, Le Seuil, 2001, p. 282.
Cahier Bernard, « Habitus, subjectivité et plateformes : la composition hologrammique de l’individualité », dans revue ¿ Interrogations ?, N°2. La construction de l’individualité, juin 2006 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Habitus-subjectivite-et (Consulté le 21 novembre 2024).