Cet ouvrage se présente en deux parties. La première, rédigée par A. Darbel, J.-P. Rivet et C. Seibel, est une étude statistique des travailleurs algériens tandis que la seconde porte un regard sociologique sur ces derniers. Nous nous intéresserons ici qu’à cette seconde partie rédigée par P. Bourdieu en prolongeant de ce fait notre présentation de ses premières recherches effectuées en Algérie et que nous avons entamée dans une note de lecture du Déracinement.
Loin de rendre compte de la totalité de cette contribution de P. Bourdieu, nous allons nous contenter d’en présenter essentiellement un point qui nous apparaît intéressant pour une analyse de l’avènement de la sociologie de P. Bourdieu.
Ainsi, on peut y repérer la présence d’un vocabulaire marxiste nettement plus marqué que dans ses contributions postérieures. Les concepts d’« idéologie », de « classe », d’« exploitation », d’« aliénation », de « conditions matérielles d’existence » et plus largement de « conditions » [1] apparaissent dans le texte de manière récurrente sans pour autant être explicités. De plus, tandis qu’il avance dans Raisons pratiques que « les classes sociales n’existent pas » [2] , le « tableau des classes sociales » algériennes esquissé en fin d’ouvrage (dans lequel il tient notamment à distinguer les « prolétaires » des « sous-prolétaires ») laissent transparaître une approche sociologique des classes sociales qui se rapproche davantage du pôle réaliste et substantialiste que du pôle nominaliste et relationnelle et vers lequel il ne cessera de se rapprocher par la suite [3].
La définition et la délimitation d’une classe sociale dans Travail et travailleurs en Algérie repose sur des critères matérialistes (descriptifs mais aussi explicatifs) qui laissent entrevoir un certain économisme nous incitant à nous demander si les incessantes critiques de l’économisme marxiste que P. Bourdieu effectue par la suite se dirigent moins contre Marx et ses acolytes (à commencer par Althusser) que contre lui-même ou plutôt un état antérieur de sa sociologie.
Ainsi, il explique que l’attitude de ces derniers est déterminée « en premier lieu » par « le secteur économique » (traditionnel ou moderne) dans lequel ils appartiennent, engendrant de fortes différences « dans les conditions matérielles d’existence des travailleurs, dans leur attitude économique et leur idéologie » (p. 383), la « stabilité professionnelle » et le « type d’activité » des travailleurs algériens [4] constituant les deux autres principaux facteurs déterminants. De même, il accorde une forte détermination à « la pression de la nécessité économique » (facteur explicatif qu’il mentionne à de très nombreuses reprises) et réduit les structures sociales aux « structures économiques ». En effet, alors qu’il sera par la suite toujours question de décalage, de rupture ou au contraire d’adaptation entre une structure faite homme (un habitus) et des structures sociales faites choses (les champs sociaux) à travers un procédé dialectique, semblable à la réciprocité des perspectives proposé par G. Gurvitch et non sans lien avec J-P. Sartre, d’intériorisation des structures sociales et d’extériorisation des structures mentales, il n’est ici question que de décalage entre les attitudes [5] des sous-prolétaires algériens et les nouvelles « structures économiques » advenues du fait de la colonisation.
On peut noter ici une première formulation des phénomènes d’hystérésis que nous pouvons retrouver de manière plus développée dans La distinction ou Le sens pratique et qui participent à la dynamique sociale en impliquant d’incessants ajustements et innovations. D’autre part, ce phénomène révèle une autonomie relative des dispositions (concept encore absent dans ce livre) relativement aux situations sociales. En effet, les attitudes et les idéologies des agents sociaux, « parce qu’elles ne se transforment pas au même rythme que les structures économiques », peuvent correspondre à des anciennes structures économiques qui depuis la période de leur socialisation primaire ont pourtant disparues. De ce fait, elles peuvent perdurer « à l’intérieur des consciences individuelles » (p. 314) même si leurs conditions sociales de production ont été abolies.
En ce qui concerne la présence marquée d’un vocabulaire marxiste dans les premiers ouvrages de P. Bourdieu, il est tout aussi important de remarquer l’absence d’une part de références et citations de K. Marx (à la différence des ouvrages ‘‘classiques’’ de l’auteur) et d’autre part des concepts centraux de sa pensée, à côté de ceux de classe sociale et d’exploitation, à savoir ceux de lutte de classes et d’expropriation.
Ainsi, si paradoxalement Marx n’apparaît pas manifestement dans les ouvrages de P. Bourdieu dans lesquels est présent pourtant un ensemble de maîtres-mots marxistes qui dès lors semblent n’être présents qu’à titre de signifiants flottants et qu’à l’inverse plusieurs citations, qui ne sont pas exclusivement négatives, de K. Marx apparaissent dans ses ouvrages les plus critiques des marxismes, il est essentiel de remarquer la constante absence du coeur de la problématique marxienne (la lutte de classes) mais aussi la présence, dès ses premières contributions, d’une intention critique. Nous pensons surtout ici à sa critique de l’idéalisme particulièrement prégnant chez les marxistes phénoménologues et existentialistes pariant sur l’existence anhistorique d’un « cogito révolutionnaire » (p. 310) et auxquels P. Bourdieu rétorque que « l’aliénation absolue prive l’individu de la conscience même de l’aliénation » (p. 309). En effet, percevant leurs conditions d’existence sous la signe de la fatalité, les sous-prolétaires « tendent à vivre leur souffrance comme habituelle, mieux, comme naturelle, au titre de composante inévitable de leur existence (…) ils ne sont pas assez détachés de leur condition pour la constituer en objet » (p. 308).
A travers cette remarque, nous pouvons entrapercevoir les prémisses de la critique du biais scolastique développée dans Le sens pratique ou plus récemment dans les Méditations pascaliennes. « Il faut que l’urgence du monde se relâche » (p. 311) pour que se substitue à l’évidence, à la nécessité du monde social « la position de possibles latéraux » (p. 310) et à « la rêverie » (p. 310) et à « la vision magico-mythique du monde » (p. 307) une véritable « attitude révolutionnaire » (p. 312). Or, « la pression de la nécessité économique » annihile cette attitude, rejetée comme impensable.
D’autres points de cet ouvrage mériteraient un développement au moins similaire. Nous nous contenterons ici de les signaler :
Tout d’abord, à l’instar du Déracinement, il est incontestable que la sociologie de P. Bourdieu n’a jamais été ‘‘déterministe par le passé’’. La détermination sociologique des pratiques et représentations des agents a toujours été présentée comme la résultante d’un rapport dialectique entre des dispositions (une attitude, un ethos, une idéologie, un habitus) et des situations sociales (« la situation existentielle du colonisé » (p. 258) par exemple) : « chaque conduite est le résultat d’une transaction entre un modèle et une situation » (p. 382).
De même, si les concepts d’« ethos », d’« attitude », de « style de vie » (p. 265) préfigurent celui d’habitus, « la puissance des « protections », du « coup d’épaule » (el ktaf) et des « connaissances » (el masεrifa) », « les relations de parenté, de voisinage et de camaraderie », « le piston » (p. 274) dénotent l’existence et l’importance d’un capital social (en l’occurrence à des fins de recrutement) à côté des capitaux économique et culturel.
Notons aussi l’hétérodoxie de la méthodologie de P. Bourdieu (pp. 265-266), affirmant le nécessaire entrelacement du quantitatif (l’étude statistique) et du qualitatif (l’étude monographique), ayant recours à de véritables portraits sociologiques en effectuant « une étude approfondie » de soixante individus qui lui a permis « d’appréhender l’unité interne de cette configuration singulière de traits qui fait l’individu » en les interrogeant « non seulement sur leur vie professionnelle mais sur l’ensemble de leur vie, ce qui devait permettre de restituer la vie de travail parmi les autres aspects de l’existence » (p. 266) ainsi que de sa lucidité concernant la difficulté d’appréhender « les demi-savants frottés d’instruction dont le défiance repose sur le refus d’être traité en objet d’étude » [6] (p. 263).
Enfin, l’ambiguïté de P. Bourdieu concernant la question de la délégation apparaît aussi dès ses premières contributions. D’une part il constate le décalage entre le rapport au monde et le discours intellectualiste et « l’expérience vécue » des sous-prolétaires algériens, qui ne perçoivent pas l’exploitation mais simplement l’exploiteur (p. 305) et appréhendent dans leur expérience quotidienne moins un « système colonial » que « des inégalités concrètes et des conflits particuliers » (p. 305). D’autre part, sa tentation d’être ‘‘le porte-parole’’ de la misère du monde est toute aussi manifeste : « Ce que l’on peut exiger en toute rigueur de l’ethnologue, c’est qu’il s’efforce de restituer à d’autres hommes le sens de leurs comportements, dont le système colonial les a, entre autres choses, dépossédés » (p. 259), rendant sa critique de la délégation politique (opérée par les syndicats et les hommes politiques) assez délicate.
[1] Il est incontestablement davantage question de misère de condition que de position dans cet ouvrage.
[2] Raisons pratiques, Paris, Editions du Seuil, 1994, p. 28.
[3] Parmi les multiples références possibles, nous vous renvoyons au premier chapitre de Raisons pratiques, « Espace social et espace symbolique », dans lequel il présente son approche relationnelle et weberienne des classes sociales (où à la lutte des classes se substitue une lutte des classements et à la classe objective la « classe probable »).
[4] Type d’activité que P. Bourdieu présente par l’opposition entre les activités manuelles et non-manuelles et qui n’est pas sans rappeler certains passages de K. Marx dans lesquels il présente le processus historique de la division du travail et dont celle entre travail matériel et immatériel constitue l’élément central.
[5] Le concept d’attitude peut être considéré comme un proche parent du concept d’habitus pris dans son acception bourdieusienne, voire comme son embryon.
[6] On retrouve trente ans plus tard cette prise en compte de la ‘‘résistance à l’objectivation du sujet objectivant’’ dans Réponses (Paris, Editions du Seuil, 1992).
Fugier Pascal, « Pierre Bourdieu, Travail et travailleurs en Algérie », dans revue ¿ Interrogations ?, N°2. La construction de l’individualité, juin 2006 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Pierre-Bourdieu-Travail-et (Consulté le 21 décembre 2024).