Ce livre pose la question de la construction de l’identité des acteurs européens à partir d’une population particulière tant sur le plan professionnel – les agriculteurs – que territorial – la Bretagne. Ce choix de population est légitimé par le fait que l’agriculture est, selon l’auteur, un laboratoire d’expérimentation pour les politiques au niveau local, national et européen : l’importance du salon de l’agriculture comme celle du débat sur la Politique Agricole Commune (PAC) est là pour nous en convaincre. Les données empiriques sur lesquelles repose ce travail proviennent d’une approche ethnosociologique et de la compulsion de textes institutionnels issus de l’Europe, de l’Etat français, des Régions, des Organismes Professionnels Agricoles… Cet essai a un caractère indéniablement polémique (ce qui est toujours le cas quand on souhaite inscrire sa pratique sociologique dans l’action) et ne laissera pas indifférents les chercheurs s’intéressant aux mêmes thèmes qu’Ali Aït Abdelmalek.
A la question « qui êtes-vous ? », l’un des informateurs de l’auteur constate qu’aujourd’hui il répond en terme d’activité professionnelle alors qu’auparavant l’appartenance géographique primait. De là à dire que l’identité professionnelle supplante l’identité territoriale, il n’y a qu’un pas que l’auteur se refuse à franchir. L’un des grands intérêts de cet ouvrage est de remettre en question l’idée selon laquelle on verrait poindre « la fin des territoires ». Le contexte actuel de concurrence mondiale, de marché Européen – à l’intérieur duquel sont pris les produits agroalimentaires, notamment à travers la PAC – rend l’activité de travail précaire et force à la flexibilité et à la mobilité, ce qui déterritorialise. Même la population des « paysans nationaux » (exploitations familiales, paupérisées car non « modernisées ») qui sont les plus « mono-territoriales » des populations rurales « ne s’identifient pas plus que les « modernes », loin s’en faut, à leur localité » (p.94). La dimension territoriale perd du terrain en ce qui concerne l’identité des acteurs face à la profession [1]. Cependant, l’auteur montre bien que si la référence au territoire est en recul vis-à-vis de celle de l’activité, elle est toujours essentielle. Si cela est vrai entre autres pour les professions indépendantes [2], il en est de même pour l’homme politique pour qui l’appartenance territoriale (donc la capacité de s’en réclamer) est un des socles de sa légitimité aux yeux de la population concernée. En effet, on voit quel handicap poursuit l’éligible « parachuté » dans une région face au candidat local. L’identification par la profession ne remplace pas celle par le territoire et il serait faux de les croire antagonistes.
Peut-être plus fondamentalement, et c’est là, nous semble-t-il, le résultat essentiel de ce livre, l’auteur nous montre que plus le monde devient global et plus l’attachement au local se renforce. Pourquoi se sent-on de plus en plus Breton [3] au fur et à mesure que l’Europe se développe ? Parce que ce merveilleux bric-à-brac qu’est la construction européenne « terrorise » une partie des Européens qui ont peur de s’y diluer, de s’y perdre. Alors face au spectre de l’Européen moyen, résultat de la mise en commun de toutes les cultures et de l’abrasion de ce qui dépasse de ce cadre collectif (c’est la création d’une sorte de « culturellement correct ») [4], se lève le particularisme. C’est ainsi que les Bretons se construisent une identité particulière plongeant ses racines dans un territoire local. Cette réinvention des identités locales met l’Etat dans une situation inconfortable. Obligé de jouer le médiateur entre un niveau européen et un niveau local, il « se réoriente dans la fonction de préservation de la cohésion sociale de la nation, au milieu d’un monde en changement permanent » (p.250). Ali Aït Abdelmalek se veut ici confiant en la « nature humaine » et pense que l’assurance d’une identité locale, bien plus que la création de communautés hostiles aux autres, est la base permettant l’ouverture sur l’Europe. En ce sens, plus qu’un produit fini, l’auteur prône une Europe en chantier perpétuel, permettant aux différentes cultures de dialoguer.
Sur la forme, on regrettera que la lecture de l’introduction de l’ouvrage ne renseigne pas suffisamment sur la thèse personnelle défendue par l’auteur ainsi que son positionnement dans les débats scientifiques en matière de sociologie des professions. Fort heureusement ces incertitudes restent cantonnées (territorialisées ?) à l’introduction et ne contaminent pas le reste de l’ouvrage qui, lui, est parfaitement clair.
Un reproche de fond pour finir : si l’auteur montre bien que l’utilisation du concept d’identité n’est pas, bien au contraire, un obstacle à la compréhension du réel, en revanche, il ne nous semble pas qu’il en soit de même pour la notion de « modernité ». Une des interrogations initiales sur l’identité était de savoir si elle devait être considérée comme un « concept fondateur » ou au contraire comme un « concept écran ». Nous nous appuyons sur Jean-Pierre Darré [5] pour postuler que la modernité fait partie de la dernière catégorie. Métiers et régions traditionnels versus professions et Europe modernes ? Voici de quoi donner une suite à cet essai.
[1] Ali Aït Abdelmalek offre au lecteur quelques pages autour des notions de profession, de métier et de professionnalisation qui ne peuvent que faire débat.
[2] Isabelle Bertaux-Wiame (1999) montre bien que toute entreprise est comprise dans un territoire, hors duquel elle ne se risque pas car elle y perdrait une partie de son capital réputationnel. Dès lors étudier une profession indépendante, sans prendre en compte la dimension territoriale, c’est se condamner à ne saisir qu’une partie du réel.\r\nIsabelle Bertaux-Wiame, 1999, « Profession, résidence et famille : analyse de quelques configurations résidentielles des indépendants » in C. Bonvalet, A. Gotman et Y. Grafmayer (Dir.), La famille et ses proches. L’aménagement des territoires. Paris, PUF, INED. 183-204.
[3] Cette assertion de notre part doit être tempérée, elle est un raccourcie et la réalité fournie par le terrain est bien plus compliquée. Si l’Europe, selon l’auteur, souhaite faire des Régions des interlocutrices privilégiées car plus représentatives que l’Etat-Nation, de la multitude des identités françaises, il semble qu’aux yeux de la population, le niveau territorial pertinent soit l’agglomération. Ainsi un sénateur-maire de Bretagne disait : « Les habitants se sentent et se disent de plus en plus rennais même dans les communes proches de Rennes au sein de la Métropole, qu’habitants de l’Ille-et-Vilaine ou même Bretons » (p68).
[4] « En fait, la mondialisation est assimilée à la globalisation et à l’uniformisation, qui passe notamment par la formalisation d’un seul mode de consommation ; elle est alors perçue comme un danger, dans la mesure où elle consiste à produire une pensée unique et à gommer les différences culturelles » (p.237).
[5] Jean-Pierre Darré, 1999, « L’agriculteur saisi par la modernité et le sociologue piégé par son objet » in La production de la connaissance pour l’action. Paris, MSH. 49-61.
Schepens Florent, « Aït Abdelmalek, Territoire et profession. Essai sociologique sur les formes de constructions identitaires modernes », dans revue ¿ Interrogations ?, N°2. La construction de l’individualité, juin 2006 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Ait-Abdelmalek-Territoire-et (Consulté le 21 décembre 2024).