C’est sous ce titre que les éditions Page deux viennent de publier la traduction en français d’un ouvrage de Pietro Basso, professeur de sociologie à l’Université de Venise. Un ouvrage paradoxal au sens propre du terme, puisqu’il prend le contre-pied exact d’une des idées les plus courantes, communément partagée par le grand public aussi bien que par les milieux académiques.
La thèse essentielle de son ouvrage est, en effet, que, loin que les gains de productivité du travail, dont le capitalisme s’est fait une gloire depuis un bon siècle, s’accompagneraient nécessairement d’une réduction continue et irréversible de la durée (journalière, hebdomadaire, annuelle) du travail dans l’industrie, secteur clé de l’économie capitaliste, cette dernière a eu globalement tendance, sur l’ensemble du XXe siècle, à stagner, au mieux à régresser faiblement, voire même en fin de période à (ré)augmenter. Et, à l’appui de cette thèse iconoclaste, Pietro Basso fait valoir un ensemble de données statistiques puisées aux meilleures sources.
Cette tendance générale a cependant connu des inflexions selon les périodes et selon les Etats. C’est en gros entre 1880 à 1920 que, dans l’ensemble des Etats capitalistes développés (ceux d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord), le temps de travail journalier s’est le plus réduit. Grâce aux luttes ouvrières, la journée de travail de huit heures est, dans presque tous ces Etats, un acquis dès la fin des années 1910, à telle enseigne que l’OIT (l’Organisation internationale du travail, l’ancêtre de l’actuel BIT, le Bureau international du travail) en fait déjà une norme en 1919. Pietro Basso fait remarquer que cette réduction de la durée journalière du travail est alors conquise par les travailleurs alors même que, durant cette période, les gains en matière d’intensité et de productivité restent faibles.
Au contraire, durant la période suivante, allant en gros du début des années 1920 à la fin des années 1970, période communément identifiée comme celle du fordisme progressivement triomphant, caractérisée par une dynamique exceptionnelle en matière d’intensification du travail et de gains de productivité, à coup de taylorisme (de soi-disant « organisation scientifique du travail »), de mécanisation et d’automatisation du procès de travail, la durée journalière du travail n’a pratiquement pas bougé, autour de huit heures. La seule réduction obtenu par les luttes ouvrières étant alors celle de la durée hebdomadaire du travail, avec le passage progressif à la semaine de cinq jours à la place de six auparavant.
Et, depuis l’ouverture de l’actuelle crise structurelle du capitalisme au milieu des années 1970, les choses ne se sont pas arrangées, comme on pouvait d’ailleurs sans douter. Selon Pietro Basso, sous l’effet conjugué de la diffusion du toyotisme (de la production à flux tendus), de la flexibilisation des horaires de travail (sur la semaine ou l’année) et de la déréglementation du marché du travail impulsée par les politiques néo-libérales, tous droit destinés à faire face à la crise du fordisme, non seulement la durée hebdomadaire du travail ne diminue plus au sein du secteur industriel dans les principaux Etats capitalistes développés, mais elle tend au contraire à y augmenter. Tendance confirmée par la remise en question des timides avancées dans la voie contraire de la réduction du temps de travail hebdomadaire (le passage aux 35h en Allemagne et en France notamment), sur la période la plus récente. Tendance masquée cependant par le développement de travail à temps partiel, aspect particulier de la flexibilisation de la main-d’œuvre ; et que les données statistiques disponibles sous-estiment sans doute, du fait du développement de la sous-traitance et de « l’économie informelle » (notamment du travail au noir).
Ainsi le capitalisme cherche-t-il actuellement à combiner une augmentation rampante de la durée du travail avec une nette augmentation de son intensité et des gains de productivité constants, bien qu’inférieurs à ceux obtenus lors du fordisme triomphant. Cette combinaison est optimale, de son point de vue, lors de la délocalisation vers des formations périphériques ou semi-périphériques des procès de production ou des segments de procès de production (sous forme de filiales ou de sous-traitants). Dans ces cas, en effet, profitant du déséquilibre du rapport de forces en sa faveur, dû à la faible combativité des travailleurs locaux, à l’absence d’organisation syndicale, à des régimes autoritaires voire dictatoriaux, le capital parvient souvent à imposer tout à la fois une durée (journalière, hebdomadaire, annuelle) de travail digne du XIXe siècle et une productivité du travail caractéristique du début du XXIe siècle ; tandis que la mise en concurrence grandissante des travailleurs du centre avec ceux de la périphérie permet au capital d’imposer, de manière rampante, aux premiers les conditions de durée du travail que connaissent déjà les seconds. Pietro Basso fait remarquer à ce sujet que ce n’est pas là l’un des moindres intérêts ni l’une des moindres raisons de ces opérations de délocalisation et, par conséquent, de la nouvelle division transnationale du travail industriel qui en résulte. Tandis que, curieusement, cette pièce du dossier de la durée du temps de travail est régulièrement omise ou passée sous silences par tous les spécialistes de la question qui conclut, de manière optimiste, à sa réduction inéluctable sous le capitalisme.
Autour de sa thèse centrale, Pietro Basso articule encore de nombreuses autres considérations, toutes plus dignes d’intérêt les unes que les autres. Il fait notamment remarquer que cette rigidité à la baisse de la durée du travail, tandis que son intensité et sa productivité augmentent et, avec elles, la charge (physique, nerveuse, mentale) du travail, explique pour partie que la pénibilité du travail n’a cessé de s’accroître dans l’industrie des Etats capitalistes développées au cours des dernières décennies. Tandis que la flexibilité grandissante des horaires fait que cette durée maintenue ou même grandissante du travail parasite et phagocyte sans cesse davantage le hors-travail, la durée du travail voyant ainsi son poids spécifique s’alourdir dans l’ensemble de l’emploi du temps et de l’existence des travailleurs. On est bien loin dès lors de cette « société post-industrielle » ou de cette « société des loisirs » dont les chantres du capitalisme ont voulu nous apporter la bonne nouvelle.
Reste à rendre compte théoriquement de ce constat et à en tirer toutes les conséquences. Pietro Basso le fait également, pour partie au moins, en se référant à l’analyse marxiste traditionnelle. Marx a distingué deux modes fondamentaux d’exploitation du travail salarié, d’extorsion de surtravail, d’extraction de la plus-value. L’un vise à la formation de qu’il nomme la plus-value absolue : à obtenir des travailleurs une quantité de travail supplémentaire à celle nécessaire à la reproduction de leur force de travail, qui leur est payée sous forme du salaire. Cela passe par l’augmentation de la durée (journalière, hebdomadaire, annuelle) du travail et de l’intensité du travail. L’autre mode vise à la formation de la plus-value relative : il s’agit de réduire la quantité de travail nécessaire à la reproduction de la force de travail, en augmentant la productivité du travail à norme de consommation inchangée. Evidemment, les deux modes se combinent en permanence, ne serait-ce que parce que tout gain de productivité du travail (à travers par exemple la mécanisation du procès de travail) produit aussi, généralement, une intensification du travail. Mais, depuis Marx, on a eu tendance à distinguer et même opposer sur cette base deux modes de valorisation différents du capital, l’un dit extensif (où prédomine la recherche de plus-value absolue), l’autre dit intensif (où prédomine la recherche de plus-value relative) ; et l’idée a été couramment diffusée et partagée, y compris par les marxistes, que, en gros depuis la période fordiste, le capitalisme se caractérise par un mode de valorisation du capital à dominante intensive.
Ce que l’analyse de Pietro Basso établit, c’est que le capitalisme contemporain, dès sa période fordiste et plus encore dans sa période post-fordiste actuelle, ne parvient à continuer à se valoriser (à générer du profit) qu’en maintenant une forte composante de valorisation extensive à côté et en plus de sa valorisation intensive. Et que la raison en est à chercher, bien évidemment, dans les limites de cette dernière : les gains de productivité que le capital parvient à obtenir ne suffisent pas (ou plus) à garantir à eux seuls un taux de valorisation (un taux de profit) suffisant. Et, là encore, il retrouve une thèse marxiste classique : la raison en est que tout accroissement de la productivité du travail se paie du prix d’un alourdissement de la composition organique du capital (de la part du capital constant relativement à la part du capital variable : de la part investie en machines et en matières premières par rapport à la part investie en salaires) qui déprime le taux de profit, en dépit de la plus-value relative ainsi obtenue. Dès lors, il est en effet indispensable au capital de maintenir (dans les Etats centraux) et d’étendre (dans les Etats périphériques) l’extraction de plus-value absolue, donc des modes de valorisation du capital opérant par le biais du maintien voire de l’augmentation de la durée du travail. Le capitalisme indique ainsi lui-même qu’il touche à ses limites historiques, qu’il est devenu le principal obstacle au développement des forces productives de la société et, bien plus encore, à la mise en œuvre de ces forces au bénéfice des travailleurs et de la société dans son ensemble.
Bihr Alain, « Pietro Basso, Temps modernes, horaires antiques. La durée du travail au tournant des millénaires », dans revue ¿ Interrogations ?, N°2. La construction de l’individualité, juin 2006 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Pietro-Basso-Temps-modernes (Consulté le 21 novembre 2024).