Thierry Simonelli, Les premières métapsychologies de Freud, Liber, Montréal, 2010.
Dans cet ouvrage, Thierry Simonelli opère une relecture des premiers écrits de Sigmund Freud, lecture qui se situe en rupture avec l’imaginaire du héros subversif, révolutionnant par un éclair de génie le champ scientifique en créant un nouvel instrument de pensée : la psychanalyse. C’est plutôt le lent et hasardeux processus d’émergence de la psychanalyse freudienne qu’explore Thierry Simonelli, en se penchant plus précisément sur « la longue série d’essais et d’erreurs, d’expérimentations et de théorisations, d’allers et retours » (p. 7) que Sigmund Freud a pu effectuer de 1891 à 1896. En cela, l’auteur met en évidence la conception de la pratique de la recherche que Sigmund Freud défend. Nous pensons en premier lieu ici à la conclusion de son fameux article « Au-delà du principe de plaisir », lorsque Sigmund Freud, citant Rückert, soutient que « ce qu’on ne peut atteindre en volant, il faut l’atteindre en boitant. Boiter, dit l’Ecriture, n’est pas un péché » [1]. Par ailleurs, en se penchant sur cette « période préanalytique de l’œuvre freudienne » (p. 8), Thierry Simonelli met aussi l’accent sur l’espace interdisciplinaire duquel s’est peu à peu dégagée la psychanalyse, à travers ses multiples connexions entre la neurophysiologie, la neuropathie, la psychologie et la philosophie.
L’ouvrage se décline en cinq chapitres qui retracent chronologiquement le cheminement par lequel Sigmund Freud se dégage des modèles anatomiques et physiologiques expliquant l’aphasie, puis esquisse une psychologie clinique scientifique. Concernant ses recherches sur l’aphasie, Thierry Simonelli en précise le contexte intellectuel, la seconde moitié du XIXème siècle étant en l’occurrence marquée par la domination de la neurophysiologie dans l’explication des aphasies. La révolution paradigmatique qu’inaugure Sigmund Freud consiste à ne plus partir de l’étude de la localisation anatomique des lésions dans le cortex pour expliquer l’émergence de troubles spécifiques du langage (selon que les liaisons se situent dans l’aire de Broca et/ou dans l’aire de Wernicke). Sigmund Freud, au contraire, part « du lieu où les troubles s’expriment d’abord, c’est-à-dire le langage et la parole » (p. 26). Ainsi, le primat est accordé à l’observation clinique, à travers laquelle sont étudiés l’apprentissage du langage et l’usage de la parole. Pour autant, Sigmund Freud ne rejette pas la neurologie mais l’appréhende « par le détour de la psychologie » (p. 49), apte à produire une explication parallèle ou concomitante des phénomènes. De même, il ne récuse pas l’explication neurologique mais la relativise, en distinguant trois principaux types d’aphasie : l’aphasie verbale (perturbation des différents éléments de la représentation du mot), l’aphasie symbolique (perturbation des associations entre les représentations de mots et de choses) et l’aphasie agnosique (perturbation de l’appareil langagier dans son ensemble, empêchant la reconnaissance des objets). Dans la relecture qu’il effectue de cet ouvrage critique sur les conceptions de l’aphasie, Thierry Simonelli insiste sur la connaissance approfondie du langage dont témoigne déjà Sigmund Freud : « le livre sur les aphasies montre que Freud avait développé très tôt, dès 1891, une véritable conception du langage, du mot et de la parole. Le mot apparaît comme un réseau associatif plus ou moins complexe qui s’articule autour de l’image mnésique sonore du mot et qui relie le complexe associatif du mot au complexe associatif des représentations d’objet. » (p. 62)
Le processus de détachement de Sigmund Freud vis-à-vis de l’explication neurologique se confirme dans la publication en 1894 de son article sur « Les psychonévroses de défense », psychonévroses parmi lesquelles figure en premier lieu la paralysie hystérique. La causalité psychique y est substituée à la causalité neurologique, Thierry Simonelli soutenant que « Freud passe de la lésion organique à la lésion symbolique » (p. 64), correspondant plus précisément à des lésions des représentations du corps propre et de sa surface (l’image du corps), en réaction à une situation traumatique. Ainsi, par exemple, la paralysie hystérique du bras peut-elle exprimer une cassure dans la chaîne symbolique du sujet, la représentation de son bras n’entrant plus en association avec les autres représentations qui structurent son moi. Mais c’est alors surtout la « valeur affective » de cette représentation (déliée des autres) qui constitue « le moteur et le frein de sa circulation au sein du psychisme. » (p. 74). D’où le recours à la cure cathartique chère à Joseph Breuer, afin de libérer l’importante charge affective qui se trouve ainsi retenue, bloquée dans la mémoire traumatique du sujet. Mais, en présentant la thèse centrale de cet article antérieur aux Études sur l’hystérie [2], Thierry Simonelli affirme que Freud y propose déjà une conception théorique diamétralement différente de celle de Breuer (lequel défend une conception héréditaire de l’hystérie, « caractérisée par une prédisposition aux états hypnoïdes », p. 74). C’est bien l’hystérie de défense, et non l’hystérie hypnoïde, que Freud introduit dans l’article sur « Les psychonévroses de défense », afin d’évoquer « l’effort d’oubli » que certains sujets peuvent effectuer lorsqu’ils sont confrontés à « un événement, une sensation, une pensée qui suscite un affect pénible » (p. 91), le symptôme hystérique signifiant l’échec de cet effort d’oubli et la conversion de l’affect refoulé en excitation somatique (p. 92). Thierry Simonelli détaille aussi les deux autres psychonévroses de défense introduites par Freud dans cet article (la névrose obsessionnelle et la psychose hallucinatoire) et les mécanismes de défense spécifiques qui y sont associés. Enfin, il revient aussi sur ses analyses de la neurasthénie et de la névrose d’angoisse, remarquant à juste titre toute l’actualité de la première, dont le tableau clinique dressé par George Miller Beard en 1869 a un fort air de famille avec ceux de la fatigue chronique et de la fibromyalgie, véritables syndromes de l’hypermodernité.
Dans le troisième chapitre, Thierry Simonelli revient sur les expériences cliniques présentées dans les Études sur l’hystérie et à partir desquelles Freud fonde ses premières théorisations métapsychologiques. Ainsi est présentée la célèbre étude de cas d’Anna O. mais aussi celles d’Emmy v. N., Lucy R., Katharina, Mathilde H., Elisabteh v. R. et Rosalia H. L’un des intérêts de la présentation qu’en effectue Thierry Simonelli est de souligner toute la diversité méthodologie à laquelle a recours Sigmund Freud, ne cessant de remettre en question sa démarche au gré de ses réussites et échecs. Freud oscille ainsi entre des phases très directives (lorsqu’il recourt à l’hypnose et dirige ses séances comme de véritables interrogatoires) et des phases semi- ou non directives (lorsque ses séances prennent la forme d’entretiens amicaux ou informels et qu’il veille avant tout à écouter plutôt qu’à regarder, observer son interlocuteur). De même, il oscille entre des séances mobilisant exclusivement la parole et des séances mobilisant tout un éventail de techniques gestuelles et de thérapies (des massages, l’apposition de la main sur le front, des cures dans des maisons de soin, etc.). Cette diversité se situe aussi au niveau de la finalité de ses interventions : « Tantôt, il cherche à faire réapparaître des affects, tantôt il procède en investigateur, à la recherche de scènes originelles. En certaines occasions, il suggère la disparition des symptômes, en d’autres, il ne vise qu’à les comprendre, sans y intervenir d’aucune autre manière. » (p. 161-162) De quoi remettre en question ou tout du moins nuancer la rupture méthodologique faisant suite aux Études sur l’hystérie, lesquelles ne se réduisent donc pas à l’application de la méthode cathartique. Parmi les autres clarifications qu’apporte l’auteur dans ce chapitre, nous pouvons relever le fait que la démarche de Breuer et de Freud les a conduits à reconnaître la valeur thérapeutique de la verbalisation des scènes traumatiques dans la disparition des symptômes hystériques. En effet, les remémorations ne doivent pas s’effectuer sans affects mais, au contraire, doivent occasionner un « écoulement » de l’affect réprimé (p. 163). Ce que nous pouvons traduire dans le cadre plus contemporain des interventions psychosociologiques par la mise en place de dispositifs au plus près de la réalité éprouvée des sujets (nous pensons notamment à la méthodologie des organidrames et des jeux de rôle, couplée à la méthodologie des entretiens non directifs).
Le quatrième chapitre traite de l’Esquisse pour une psychologie scientifique, ouvrage dans lequel Freud tente d’articuler ses expériences cliniques avec une théorisation psychologique mais aussi une explication neurologique. Cette Esquisse, fortement marquée par les dialogues entre Freud et Fliess, Thierry Simonelli la conçoit « comme la première métapsychologie de Freud » (p. 191) et sa présentation est l’occasion pour lui de ‘‘remettre à sa place’’ la psychanalyse lacanienne et son logocentrisme. En effet, Thierry Simonelli affirme que Freud, dans cette première métapsychologie, soutient « une position radicalement opposée » à la thèse lacanienne concevant un inconscient « structuré comme un langage ». Le langage n’y constitue simplement que « le médium d’une pensée particulière, consciente ou du moins préconsciente, qui vise la connaissance » (p. 220). La différence entre la pensée consciente et inconsciente étant justement que seule la première est de nature langagière, tandis que « la pensée inconsciente repose sur ces mécanismes associatifs dépourvus de tout rapport direct au langage. » (p. 221)
Enfin, le cinquième et dernier chapitre se focalise sur la systématisation théorique que Freud effectue durant ces années consacrées à l’étude des aphasies, des hystéries et plus largement des psychonévroses de défense. Thierry Simonelli explicite alors les principales thèses que Freud soutient à l’époque concernant la névrose obsessionnelle, l’hystérie et la défense paranoïaque tout en introduisant une nouvelle restructuration de la pensée freudienne, marquée par la « transition de la théorie du traumatisme réel à la découverte progressive du fantasme » (p. 257). Thierry Simonelli objective cette transition paradigmatique en remarquant que l’usage que Freud effectue des notions neurologiques se veut de plus en plus métaphorique tandis que la structuration du psychisme est conçue davantage selon une perspective diachronique (« là où les explications neurologiques structurelles opèrent surtout avec des concepts de mécanismes, la nouvelle explication recourt aux notions de transposition et de traduction », p. 265). Et ce n’est qu’à l’orée du XIXème siècle que, se confrontant aux limites de sa première systématisation, Sigmund Freud ne cherche plus nécessairement l’origine des névroses dans les événements traumatiques réels mais prend acte de l’irréductibilité de la réalité psychique (par rapport à la réalité empirique) et de ses composantes imaginaires (fantasmes, mythes, etc.). Mais ceci est une autre réalité biographique et historique que n’aborde pas essentiellement l’auteur dans cet ouvrage. Cela dit, la dernière partie de son dernier chapitre annonce peut-être une prochaine contribution…
[1] S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », dans Essais de psychanalyse [1920], Paris, Éditions Payot & Rivages, 2001, p. 128.
[2] S. Freud et J. Breuer, Études sur l’hystérie [1895], Paris, Presses Universitaires de France, 1994
Fugier Pascal, « Thierry Simonelli, Les premières métapsychologies de Freud », dans revue ¿ Interrogations ?, N°14. Le suicide, juin 2012 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Thierry-Simonelli-Les-premieres (Consulté le 7 octobre 2024).