Christian Papilloud, Introduction à la sociologie allemande, Montréal, Liber, 2011.
Si la sociologie allemande constitue un des piliers fondateurs des sociologies contemporaines, à travers les œuvres de Karl Marx, Max Weber ou Georg Simmel, des pans entiers en demeurent méconnus voire inconnus. Quid par exemple des formes précursives de la sociologie formaliste puis de sa relative « dissolution » ? Quelles sont les racines intellectuelles et les auteurs qui ont participé à l’avènement d’une sociologie nazie ? Et quelles sont les tendances actuelles de la sociologie allemande ? Autant de questions auxquelles s’attelle Christian Papilloud de façon argumentée et concise, en proposant une liste sélective de publications traduites en français en fin de chapitres. Chacun d’entre eux comprend des encadrés qui constituent de brèves fiches techniques autour d’un auteur (par exemple Marianne Weber, l’épouse de Max Weber), d’un champ d’études (telle la sociologie allemande de la famille) ou encore d’un débat épistémologique (comme la querelle du positivisme).
L’ouvrage est structuré en deux axes : - tout d’abord un axe chronologique distingue trois parties. La première traite de l’institutionnalisation de la sociologie allemande ; la seconde de la période de l’entre-deux-guerres ; la troisième de la reconstruction de la sociologie allemande qui a suivi ; - à l’intérieur de chaque partie, un second axe structure l’ouvrage sur un plan théorique et distingue les courants formaliste, marxiste et rationaliste. Deux chapitres, l’un consacré aux sociologies de Tönnies et Vierkandt (chapitre 4) et l’autre aux sociologies allemandes de la connaissance et de la culture (chapitre 8), ne s’inscrivent pas foncièrement dans un de ces courants et se situent donc à la périphérie de ce découpage.
Enfin, Christian Papilloud propose de riches annexes afin de compléter la présentation institutionnelle de la sociologie allemande, soit ses principales revues (pp. 197-198), universités et facultés (pp. 199-201), les différents présidents de La Société allemande de sociologie (pp. 202-205) et enfin la présentation, par ordre alphabétique, de ses principaux représentants (pp. 206-223).
La première partie traite donc de la sociologie allemande à l’état naissant. La sociologie formaliste trouve son origine dans plusieurs des concepts développés par la psychologie des peuples, dont les principaux représentants sont Moritz Lazarus et Heyman Steinthal (première école de psychologie des peuples), Wilhelm Wundt (seconde école) et Richard Thurnwald (troisième école). La première école interroge l’influence de l’environnement socio-culturel sur l’esprit des individus. Environnement qui peut aussi s’entendre comme un patrimoine collectif circulant entre les générations à travers différents « ponts », pour reprendre la terminologie de Lazarus (pp. 18-19). Les trois écoles sont liées par leur commun objet d’étude mais diffèrent voire s’opposent du point de vue méthodologique et de leurs problématiques. Ainsi Wundt reproche à Lazarus et Steinthal leur manque de scientificité tandis que Thurnwald dérive vers un certain biologisme. Le principal représentant de la sociologie formaliste est bien entendu Georg Simmel, qui « se revendique ouvertement de Lazarus et de la première école de psychologie des peuples » (p. 22). Penseur du quotidien et des actions réciproques, Georg Simmel est bien difficile à enfermer dans une seule discipline, ce qui conduit parfois ses collègues à le taxer d’essayiste, comme le fera Émile Durkheim. Christian Papilloud présente les principes fondamentaux de la sociologie formaliste de Simmel. Notons toutefois que l’accent aurait pu être davantage mis sur son approche dialectique des formes sociales.
La tradition marxiste est introduite logiquement par l’œuvre foisonnante de Karl Marx. Dans le catalogue de ses concepts centraux manque selon nous celui de praxis et certaines définitions sont discutables, telle celle du concept de capital, dont il n’est pas fait mention qu’il s’agit avant tout d’un rapport social de production et non de moyens de production que posséderait la classe capitaliste. L’encadré consacré aux premiers sociologues marxistes allemands (pp. 36-37) constitue un apport original et nous fait découvrir des théoriciens comme Franz Borkenau et Siegfried Landshut. Enfin, la présentation de la « querelle de la méthode » (p. 42) opposant les positivistes autrichiens (Carl Menger en tête) et les économistes allemands historicistes d’obédience marxiste (parmi lesquels se distingue Guy Schmoller) constitue une fine transition vers le courant allemand rationaliste introduit dans le chapitre suivant (chapitre 3).
Ce chapitre est centré sur l’œuvre de Max Weber. Si là aussi certaines interprétations peuvent être discutées (opposer le scepticisme allemand à l’optimisme français concernant la conception de la modernité peut ainsi surprendre, tant la thèse durkheimienne de l’anomie a un air de famille avec la thèse wébérienne du désenchantement du monde), les problématiques et la démarche méthodologique de Max Weber sont bien détaillées, à l’instar des passages consacrés à sa critique de la bureaucratie et du processus de rationalisation qui lui est corrélatif.
Deux figures atypiques closent cette première partie : il s’agit tout d’abord de Ferdinand Tönnies. Avant tout connu pour son ouvrage Communauté et société [1], sa sociologie tend vers une science de la morale « qui doit mener au positionnement politique » (p. 64), la difficulté étant précisément d’articuler la fonction d’analyse de la sociologie et celle d’intervention de la science morale. Il s’agit ensuite de Alfred Vierkandt. Cofondateur de la Société allemande de sociologie, il est décrit comme un « positiviste convaincu [qui] évoluera vers un antipositivisme et un antirationalisme » (p. 65), défendant par ailleurs que le discours sociologique se définit davantage par sa force de conviction que par sa capacité à décrire et comprendre les relations sociales.
Ces trois traditions (formaliste, marxiste et rationaliste) se sont restructurées durant la période des deux guerres mondiales, présentées dans la seconde partie. Le formalisme simmelien se trouve notamment critiqué par Max Scheler, qui lui reproche l’absence d’une « méthode phénoménologique apte à décrire les essences pures et les valeurs irréductibles de l’humanité » (p. 77). Leopold von Wiese entretient lui aussi un rapport critique avec Georg Simmel, qualifié de « sociologue de salon ». Mettant en équation sa théorie sociale, il conçoit la production sociale de l’individu par la formule h = i x e, qui signifie que « l’homme (h) est le produit d’un organisme biophysiologique dont émerge une individualité (i) et de l’expérience de vie de cette individualité (e) » (p. 81). Et il en est de même concernant les processus sociaux (P), conçus comme le produit des interactions humaines (H) auxquelles il faut corréler les contextes sociaux (S), eux-mêmes définis comme le produit de U (l’environnement naturel) par HL (l’attitude que l’homme a vis-à-vis de cet environnement).
À partir de cet auteur, Christian Papilloud explore la sociologie allemande dans le contexte de la montée puis de la prise de pouvoir du parti nazi. Ainsi est-il intéressant de noter le rôle que joue cette dernière dans la perte d’influence du courant formiste. Pour prendre l’exemple de Leopold von Wiese, ne parvenant à s’exiler, il se voit marginalisé du champ universitaire allemand, en étant dépossédé de la direction de l’Institut de recherche en sciences sociales de Cologne ainsi que de la revue qu’il a fondée (la Kölner Zeitschrift). La sociologie nazie est quant à elle intimement liée à la sociobiologie et trouve dans Alfred Plötz un de ses inspirateurs. Le sociologue conservateur Hans Freyer et plusieurs de ses collègues forment l’École de Leipzig (Arnold Gehlen, Gunther Ipsen…). Ils participent à l’avènement de la sociologie nazie, en galvanisant le peuple allemand et en centrant leurs domaines de recherche sur sa supposée race, son hygiène et son éducation.
Les théoriciens de l’École de Francfort renouvellent dans le même temps le courant marxiste de la sociologie allemande. Christian Papilloud en retrace les principales phases. La fondation de l’Institut de recherche sociale en 1924 est surtout marquée par la nomination de Max Horkheimer comme directeur en 1932. Suit une période d’exil aux États-Unis. Les deux chefs de file de l’École, Horkheimer et Adorno, font tomber la Raison, si chère aux Lumières, de son piédestal, tout en explorant des problématiques associant autant la sociologie que la psychologie sociale et la psychanalyse (sur l’autorité ou le travail du négatif par exemple). Le retour d’exil s’avère difficile. Jugée trop abstraite dans le contexte brûlant de la révolte étudiante de la fin des années 1960, la théorie critique trouve dans les contributions de Jürgen Habermas un renouveau à même de penser la modernité.
La reprise de la sociologie compréhensive wébérienne dans l’entre-deux-guerres est effectuée par Alfred Schütz, qui insiste sur la réémergence incessante du sens au fur et à mesure des interactions sociales. Si l’intersubjectivité signifiante se situe au cœur de sa sociologie, Schütz se démarque en concevant un rapport de continuité entre les connaissances ordinaires et scientifiques. Mais l’essor de la sociologie phénoménologique s’effectue aussi à travers les contributions de Peter Berger et Thomas Luckmann, dont Christian Papilloud détaille les concepts fondamentaux de leur « constructivisme social » (pp. 118-119).
Les sociologies allemandes de la culture et de la connaissance d’Alfred Weber, Karl Mannheim, Norbert Elias et Friedrich Tenbruck sont à l’honneur dans le huitième chapitre. Christian Papilloud en fait ressortir le fil rouge : une approche historicisante des faits sociaux. Parmi les quatre sociologues traités, Tenbruck est le moins connu. C’est pourtant lui qui rapproche les deux champs de la culture et de la connaissance, en défendant une conception rationaliste de la sociologie, étrangère à toute forme d’implication idéologique ou pratique.
Dans la troisième partie, Christian Papilloud n’hésite pas à parler de « dissolution de la tradition formaliste » (p. 137) au lendemain de la seconde guerre mondiale, au profit de la sociologie empirique. Et ce sur les terres mêmes de Leopold von Wiese, puisqu’en prenant les rênes de la Kölner Zeitschrift, René König lui fait subir un net tournant empirique. Tournant que vont renforcer les disciples et chercheurs de l’École de Cologne. Par ailleurs, si ces chercheurs reprochent aux théoriciens de l’École de Francfort leur manque d’empirisme et de rationalisme, ils les rejoignent en proposant « une théorie critique de la société » (p. 142).
Revenant sur la célèbre querelle du positivisme opposant Theodor Adorno à Karl Popper, Christian Papilloud évoque le rapprochement qu’en opère Jürgen Habermas, puisque chacun affirme l’impossibilité d’élaborer un jugement scientifique non médiatisé par un rapport aux valeurs. Est ensuite introduite la sociologie systémique de Niklas Luhmann, critique vis-à-vis des théories fonctionnaliste de l’américain Talcott Parsons et de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas. En problématisant « la question du sens à partir du concept d’action » (p. 161) plutôt que ceux de normes et de valeurs, N. Luhman évite l’écueil idéaliste des sociologies compréhensives. Cette sociologie systémique demeure cependant difficile d’accès. Christian Papilloud s’évertue à en expliciter la boîte à outils conceptuels, tout en indiquant la réception critique dont elle peut faire l’objet, de la part des sociologues wébériens, parsoniens ou encore de Jürgen Habermas.
Le chapitre conclusif de l’ouvrage traite des tendances actuelles de la sociologie allemande. Si les années 1970-1980 sont marquées par l’intérêt des nouvelles générations pour la réhabilitation de leurs pères fondateurs et ouvre aussi la voix à une « sociologie de la sociologie » (p. 184), c’est surtout le tournant empirique qui se trouve confirmé dans les années 1980-1990. La sociologie allemande connaît un processus de spécialisation qui se manifeste par la multiplicité de ses champs de recherche et de ses méthodes. Une ouverture interdisciplinaire se développe aussi, notamment à travers l’importation des cultural studies. La réforme actuelle des universités allemande soulève de sérieuses interrogations, de par l’assimilation de la sociologie avec les autres sciences humaines « sous un label vague […] les sciences de la culture » (p. 193), et de par la mise en concurrence des universités et des grandes Écoles. Aussi le présent de la sociologie allemande apparaît des plus vulnérables.
Chrisitian Papilloud définit lui-même son ouvrage comme une « boussole » (p. 9). Nous confirmons qu’il constitue une carte d’orientation fort utile pour tout chercheur souhaitant autant parcourir les sentiers battus de la sociologie allemande (Simmel, Weber…) qu’en découvrir (les sociologies de Vierkandt, Eisermann, Albert…). En moins de 230 pages, le pari est plutôt réussi.
[1] F. de Tonnïes, Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure, Paris, PUF, 1944
Fugier Pascal, « Christian Papilloud, Introduction à la sociologie allemande », dans revue ¿ Interrogations ?, N°14. Le suicide, juin 2012 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Christian-Papilloud-Introduction-a (Consulté le 9 décembre 2024).