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À l’origine du quatorzième numéro de la revue ¿Interrogations ? réside le désir d’apporter une contribution à la compréhension du phénomène suicidaire, en convoquant les multiples savoirs des sciences humaines et sociales. Le constat tragique de l’actualité des suicides en entreprise, dans le monde éducatif ou en milieu rural, servit en partie d’impulsion à l’élaboration du projet. Si l’objectif de transdisciplinarité fixé par l’appel à contributions ne semble pas avoir été atteint, nous nous réjouissons en revanche, d’abord, de la dimension clairement pluridisciplinaire de ce numéro, qui traduit en effet la nature complexe et multidimensionnelle du phénomène suicidaire ; ensuite, de la démarche interdisciplinaire de certaines contributions.
Si Arnaud Campéon propose une réflexion indispensable et fondamentalement sociologique sur le suicide au grand âge, un pont est fait le plus souvent entre diverses disciplines des sciences humaines. Séduisante apparaît à ce titre la réflexion de Noëlle Burgi, à la croisée des sciences politiques et de l’anthropologie historique, sur les gestes suicidaires en lien avec le travail. Il en est de même pour David Ledent, qui propose une relecture des théories durkheimiennes à la lumière d’un cas de suicide littéraire. Relecture d’autant plus riche, d’ailleurs, au regard de l’écho qu’elle trouve en certains points dans la vaste approche historienne menée par Hervé Guillemain (notamment au sujet du rôle joué par la médecine aliéniste de la première moitié du XIXe siècle, dans l’élaboration d’un savoir légitime sur le suicide, dont Émile Zola aurait pu s’inspirer). La question de la laideur comme motif suicidogène, posée par Claudine Sagaert, prend quant à elle tout son sens dans le dialogue qu’elle instaure entre la philosophie, l’anthropologie et la littérature.
Force est de constater, au regard de la diversité de ce numéro, que le phénomène suicidaire préoccupe aujourd’hui les domaines de recherche les plus divers des sciences humaines et que ceux-ci n’hésitent pas, parfois, à mobiliser leurs connaissances sur le sujet en dépassant les cloisonnements disciplinaires. Si l’étude d’un tel phénomène implique un traitement scientifique des plus rigoureux, sa complexité exige également de varier et de mettre en dialogue les perspectives ; de rechercher, en somme, par une construction commune du savoir, le sens de cet acte autodestructeur : c’est là l’un des apports fondamentaux de ce numéro.
L’étude de Noëlle Burgi est plus que jamais d’actualité (voire d’utilité publique !), à l’heure où sombrent peu à peu dans l’oubli les vagues alarmantes de suicides ou de tentatives de suicide ayant notamment submergé France Télécom-Orange, entre 2008 et 2009, et La Poste, entre 2009 et 2012. L’auteur s’attaque ici à l’idée communément admise selon laquelle le suicide en entreprise n’émanerait que de causalités internes au suicidé, sans lien avec le travail, alors même que de nombreuses études épidémiologiques « révèlent depuis longtemps une forte corrélation entre les suicides et des situations sociales dégradées comme le chômage ou des conditions de travail toxiques ». Noëlle Brugi voit ainsi dans le suicide au travail, le reflet d’un mal-être social profondément enraciné dans l’anomie néo-libérale entretenue volontairement, depuis quarante ans, par le système économique et politique. Arnaud Campéon s’intéresse à une part de la population, les 85-89 ans, qui, quoique massivement concernée par le phénomène suicidaire, semble pourtant souffrir d’un relatif désintérêt, notamment de la part de la recherche universitaire. « Rangées dans la rubrique fait divers », explique le sociologue, les situations de souffrance des personnes âgées, « émeuvent d’ailleurs plus qu’elles ne questionnent vraiment ». Identifiant quelques-unes des raisons individuelles (fatigue de l’âge, ennuis de santé) et sociales (sentiment d’abandon, étrangeté au monde) de ce désir de mort, Arnaud Campéon propose ainsi une nouvelle perspective pour appréhender le suicide au grand âge, soulevant du même coup un important problème de santé publique.
La démarche historienne d’Hervé Guillemain est tout aussi passionnante et fort utile pour appréhender l’histoire sociale du suicide au XIXe siècle. Fondant son raisonnement sur un corpus de sources solides et s’appuyant sur une approche locale des pratiques médicales et religieuses, notamment à partir de l’exemple de la Sarthe, l’historien porte un questionnement original sur les interprétations sociales du suicide dans la première moitié du XIXe siècle. « Rebelle contre la loi divine », note Hervé Guillemain, « le suicide ne peut espérer de sépulture religieuse et se trouve théoriquement mis au ban de la société » ; à moins naturellement, que ne soit trouvé entre les principaux acteurs (famille, clergé, administration, médecins, voire Dieu et le suicidé) quelque arrangement avec la mort volontaire.
L’article de David Ledent analyse quant à lui un cas de suicide littéraire, encore non exploité par la littérature sociologique – le suicide d’Albine dans La Faute de l’abbé Mouret, d’Émile Zola –, et l’intègre dans une relecture de l’œuvre d’Émile Durkheim, qu’il complexifie grâce à l’utilisation de références à Bernard Lahire. L’auteur de l’article soulève ainsi l’idée selon laquelle Émile Zola mettrait en évidence, avant Émile Durkheim, les « causes sociales » du suicide. Cela semble évident – l’étude de l’emprise des déterminismes sociaux sur l’individu est à la base du projet zolien –, mais il fallait y penser, alors même que le père fondateur de la sociologie française semble ne pas avoir décelé lui-même la pertinence manifeste de cette référence lors de la rédaction du Suicide. Si l’intérêt du dialogue établi entre l’œuvre littéraire et le savoir sociologique reste naturellement du côté sociologique, cette étude constitue aussi un rappel opportun du rôle prépondérant joué par la littérature dans le développement des sciences humaines à l’aube du XXe siècle.
Claudine Sagaert, enfin, interroge l’importance jouée par l’apparence du sujet dans les suicides ou ses tentatives. Ce thème, délicat et original, douloureux même, les sciences humaines semblent depuis peu lui accorder une attention particulière. Et l’on ne saurait trop se réjouir de la contribution apportée par l’auteur à cette réflexion. « La laideur native ou acquise », affirme-t-elle, « est une pénalité ontologique qui contamine toutes les facettes de la vie ». Le propos trouve assurément un écho remarquable dans une société dominée aujourd’hui par une véritable ’dictature du beau’. Mobilisant une vaste littérature de l’enlaidissement du sujet (Jean-Paul Sartre, François Mauriac, Michel Houellebecq…) Claudine Sagaert retrace les étapes douloureuses d’une détresse identitaire aux conséquences parfois fatales, et rappelle le rôle important joué par le regard d’autrui dans ce passage de la honte à la haine de soi. Dans la rubrique « Varia », Alain Bihr prolonge la réflexion qu’il avait amorcée dans le précédent numéro autour de l’œuvre de Jean Norton Cru. La perspective est cependant différente bien que complémentaire. Après avoir pensé l’importance accordée par Cru au témoignage comme outil pour (ré)inventer l’histoire, il s’agit, ici, d’analyser et de comprendre les raisons de la faible réception de l’œuvre – pourtant novatrice – de cet auteur, à travers le rejet plus large de la « dictature du témoignage ». Alain Bihr s’attache à décrypter ce qu’il présente comme le « triple échec » de Jean Norton Cru en exposant les facteurs personnels, comme extérieurs, qui ont conduit au fait que son œuvre ne puisse s’imposer « comme une référence incontournable parmi les historiens ». A partir de ce cas précis, l’article illustre plus largement les logiques à l’œuvre – intégrantes ou, en l’occurrence, excluantes – qui façonnent les systèmes de connaissances et guident leur perpétuation à travers le temps.
Jean-Louis Rouhart revient, quant à lui, sur le statut d’un type particulier de documents – les lettres illégales – dans la constitution d’une connaissance historique sur les camps de concentration nazis. Aussi l’auteur se demande-t-il si « les lettres illégales des camps de concentration nazis ont […] une valeur épistémologique ». À différents niveaux, Jean-Louis Rouhart livre une analyse originale de ces sources documentaires à qui il accorde « une haute valeur informative », tout en abordant le problème de la validité de l’utilisation de cette correspondance illégale. C’est en recensant les thèmes abordés dans ces lettres, leurs fonctions, et la représentativité des auteurs que Jean-Louis Rouhart nous fait découvrir le rôle indéniable de ces « ressources didactiques […] dans la lutte contre l’Oubli ».
Dans la rubrique « Des Travaux et des Jours », Delphine Moraldo nous offre une belle étude, fruit d’un travail de doctorat, sur l’étonnant alpinisme britannique – « comment une telle activité pourrait-elle s’être développée dans un pays si éloigné des grands massifs montagneux ? », s’interroge l’auteure. Cette contribution met en exergue le rôle joué par les récits autobiographiques d’alpinistes de générations passées sur la socialisation à l’alpinisme des nouveaux venus, bercés, enfants et adolescents, par les confessions de ces aînés grimpeurs. S’intéressant à l’appartenance sociale d’un corpus d’alpinistes autobiographes anglais, elle montre également le rôle de la passion de l’alpinisme dans « l’acquisition autodidacte de capital culturel » et l’accès à l’écriture par les alpinistes issus de milieux populaires.
Nous accueillons deux contributions dans la rubrique « Fiches techniques ». La première d’entre elles, rédigée par Alain Bihr, propose une mise au point des concepts de « capital » et de « propriété foncière » à partir d’une relecture du Capital. L’enjeu ici est d’exposer les principes et les différentes formes que prend la rente foncière au sein du mode de production capitaliste. Alain Bihr distingue ainsi la rente différentielle de la rente absolue, puis démontre pourquoi la rente foncière constitue une limite pour l’accumulation du capital.
La seconde fiche traite quant à elle des liens pouvant exister entre « Beauté, jugements et réussite ». Sébastien Haissat montre que la beauté demeure le fruit d’une normalisation, dépendante d’un contexte social. Par extension, il convient donc de prendre en compte les rapports étroits pouvant exister entre la « beauté » d’une personne, le regard porté sur elle par autrui, et les « jugements » qui peuvent en découler. Cette fiche technique aborde plus précisément les effets de la perception et de la représentation de la beauté au sein du milieu scolaire et du monde du travail. L’objectif est de rappeler que l’image corporelle du physique « idéal » est socialement construite : il s’agit d’un « capital » qui va influer sur les parcours individuels au sein de la société.
Ce numéro comprend enfin dix notes de lecture. Sont ainsi présentés et discutés :
● Le n°11 de la Nouvelle Revue de Psychosociologie, consacré aux « groupes d’analyse des pratiques », par Louisa Baralonga ;
● Bronislaw Geeremek, La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, par Alain Bihr ;
● Christian Papilloud, Introduction à la sociologie allemande, par Pascal Fugier ;
● Thierry Simonelli, Les premières métapsychologies de Freud, par Pascal Fugier ;
● Marie-Emmanuelle Chessel, Histoire de la consommation, par Matthieu Gateau ;
● Vincent de Gaulejac, Les Sources de la honte, par Sophie Hamisultane ;
● Gilles Ferréol (dir.), Femmes et Agriculture, par Régis Malige ;
● Benjamin Castets-Fontaine, Le cercle vertueux de la réussite scolaire. Le cas des élèves de Grandes Écoles issus de « milieux populaires », par Régis Malige ;
● Philippe Scieur, Sociologie des organisations. Introduction à l’analyse collective organisée, par Audrey Tuaillon Demésy ;
● Gäele Henri-Panabière, Des « héritiers » en échec scolaire, par Marianne Woollven.
Nous tenons enfin à adresser nos plus vifs remerciements aux chercheurs et enseignants-chercheurs, membres ou non du comité de lecture, qui, par leurs expertises, ont permis l’élaboration de ce numéro et ont contribué à sa qualité : Ali Aït Abdelmalek, Pierre Ancet, Clélia Anfray, Georges Bischoff, Sandra Boehringer, Bernard Botiveau, Laetitia Bucaille, Vincent Caradec, Anne Carol, Jacqueline Carroy, Paul Dietschy, Jacques Dubois, Jean-Yves Feberey, Antonia Fonyi, Guy Dugas, Nicole Edelman, Vincent de Gaulejac, Frédérique Giraud, Laurence Guignard, Pierre Halen, Gilles Laferté, Françoise Leborgne-Ugen, Matthieu Lustman, Martine Matthieu-Job, Jean-Pierre Minary, Frank Muller, Simone Pennec, Roland Pfefferkorn, Yannis Thanassekos.
Pour citer l'article :
Comité de rédaction, « Préface », dans revue ¿ Interrogations ?, N°14. Le suicide, juin 2012 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Preface,191 (Consulté le 11 décembre 2024).