Bronislaw Geeremek, La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris, Gallimard, 1987.
En 2010, les éditions Gallimard ont pris l’heureuse initiative de republier La potence ou la pitié de Bronislaw Geremek. Achevé en 1978, alors non publié en polonais (la langue dans laquelle il avait été écrit), traduit tout d’abord en italien en 1983, l’ouvrage a été édité pour la première fois en France en 1987. Il est rapidement devenu un classique, en condensant l’essentiel des recherches d’un historien qui a passé sa vie à se pencher sur le sort des misérables dans l’Europe de la fin du Moyen Âge et des temps modernes [1].
Dès le cœur du Moyen Âge, la dissolution du féodalisme, principalement sous l’effet du développement des échanges marchands entre villes et campagnes, conduit à l’expropriation d’une masse croissante de ruraux qui survivent de plus en plus difficilement à la campagne et viennent en conséquence s’entasser dans les villes sous forme de troupes de mendiants, quand ils ne vont et viennent pas d’une ville à l’autre sous forme de bandes de vagabonds. La récurrence des épisodes de l’épidémie de peste qui sévira en Europe à partir du milieu du XIVe siècle ne fera qu’aggraver le phénomène. Les autorités municipales, princières ou monarchiques vont tenter de le maîtriser en faisant alterner à leur égard assistance et répression.
Au-delà de la charité privée, de véritables institutions caritatives (intitulées « charités », « hôpitaux » ou « hospices », « tables des pauvres ») vont alors s’édifier qui se proposent de venir en aide aux plus démunis, en les recueillant et abritant pour quelques jours. Il faut y voir l’effet d’un impératif moral inspiré par le christianisme dont la charité est l’une des trois vertus théologales, mais aussi de conceptions de la pauvreté qui, loin de condamner et de stigmatiser le pauvre, tendent à le sanctifier (le dénuement et le renoncement aux biens matériels comme voie du salut). Conceptions diffusées au cours du Moyen Âge par les ordres mendiants, notamment le franciscanisme, et qui ne reculeront que lentement au cours des temps modernes.
Mais, d’autre part, les mêmes autorités vont aussi accabler ces populations misérables de mesures répressives destinées à prévenir et contenir leur gonflement et leurs comportements déviants, actuels ou potentiels. Plus fondamentalement, dans un Moyen Âge en déclin mais au sein duquel continue à se perpétuer l’idéologie d’une société structurée par des liens de dépendance personnels, ces « gens sans maître » font scandale ; et il en ira de même de leurs semblables et quelquefois descendants, privés de tout état définissable, dans cette société d’ordres que constituent les formations d’Ancien Régime au cours des temps modernes.
La contradiction d’une pareille politique, oscillant entre « la potence ou la pitié », n’est qu’apparente. En fait, il s’agit déjà de faire le tri entre « bons » et « vrais » pauvres d’un côté, « mauvais » et « faux » pauvres de l’autre. Entendons entre les invalides, incapables de subvenir par eux-mêmes à leurs besoins (malades et infirmes, veuves percluses d’enfants, vieillards) qui doivent être secourus parce qu’ils en sont dignes, et tous les autres qui sont suspectés de chercher simplement, par fainéantise et débauche, à vivre au crochet d’autrui et de la société par la mendicité, l’escroquerie et le vol, dont il s’agit de se débarrasser en les chassant de force de la ville, en les condamnant au bannissement, au pilori, aux galères ou au gibet.
Au cours du XVe siècle, un changement de mentalité à l’égard de la pauvreté se dessine, notamment à la faveur de la reprise économique générale qui se produit dans la seconde moitié du siècle : sans cesser pour autant d’émouvoir, la pauvreté n’est plus considérée comme une voie de sanctification pour devenir de plus en plus suspecte, objet de mépris ou de raillerie. Et, à partir du XVIe siècle, aux yeux des courants porteurs de la modernité capitaliste (dont le protestantisme), elle devient même l’indice d’une punition divine qui autorise à accabler de labeur ceux qui en sont frappés. Car les mêmes courants s’avisent que cette masse d’« inutiles au monde » peut être mise au service du « bien public » à la condition de la forcer à travailler. Et, de fait, ce siècle va voir s’opérer, à l’initiative des principaux Etats européens mais aussi et surtout des municipalités des grandes villes, une inflexion notable de leurs politiques antérieures à l’égard des masses expropriées et misérables : tandis que leurs conditions d’accès à l’assistance charitable vont se restreindre et se durcir et que la répression s’abattant sur elles va prendre un tour féroce, c’est bien le souci de leur mise au travail qui va passer au premier plan.
Dès lors, partout en Europe, les autorités vont prendre les mesures nécessaires pour empêcher les « faux » et « mauvais » pauvres, indignes d’être secourus, de poursuivre leur existence oisive et les contraindre au travail. Tout d’abord en criminalisant le vagabondage, ce mode de vie qui interdit précisément de mettre au travail ceux et celles qui s’y livrent. Les vagabonds seront désormais tous perçus et traités comme des criminels dangereux qu’il faut impitoyablement pourchasser. En Angleterre, par exemple, la législation adoptée sous Henri VIII (1509-1547) prévoit que les vagabonds seront fouettés et emprisonnés lors de leur première arrestation, qu’à la première récidive on leur coupera une oreille (pour les rendre plus facilement identifiables) et qu’à la seconde ils seront purement et simplement pendus. On estime à plusieurs dizaines de milliers le nombre de malheureux qui furent ainsi exécutés pour vagabondage ou supposé tel durant le règne de ce roi.
De semblables législations réprimant le vagabondage vont être adoptées, quelquefois dans les mêmes termes, dans et par la plupart des Etats de l’Europe continentale. En France, une ordonnance royale de 1496 condamne les désoeuvrés et vagabonds aux galères ; une autre de 1556, durcissant la répression, ordonne de même la peine de mort pour toute personne convaincue de vagabondage, et c’est le cas dès lors qu’elle est sans emploi et sans aveu (sans personne qui puisse attester de son état). Selon une décision du Parlement de Paris du 5 février 1535, c’est aussi la mort qui attend les mendiants valides non natifs de la ville ou qui n’y résident pas depuis au moins deux ans s’ils n’ont pas quitté la ville sous les trois jours.
Par delà la criminalisation du vagabondage, les législations répressives vont s’en prendre plus largement à la pauvreté mendiante, pour la forcer à se faire laborieuse. En de nombreux lieux, toute mendicité est purement et simplement interdite et elle aussi criminalisée, le mendiant se voyant puni de coups de fouets, de bannissement, de tortures ou même de mort (en cas de récidive), et celui qui lui fait l’aumône encourant des amendes. En d’autres lieux (quelquefois les mêmes) s’instaure le droit pour les autorités locales et même de simples particuliers de contraindre les mendiants et, plus largement, toute personne sans propriété ni occupation définie à travailler aux champs, au fond des mines, sur les chantiers, dans les manufactures et fabriques ou à s’engager comme domestiques, le tout en contrepartie de leur seul entretien ou d’un salaire souvent misérable.
Parmi l’ensemble des moyens développés pour contraindre au travail salarié le sous-prolétariat misérable qui s’entasse dans les villes et les campagnes européennes au cours des temps modernes, il faut accorder une attention particulière à cette institution que constituent les workhouses. Car elle illustre parfaitement l’inflexion précédemment signalée de la politique des autorités à l’égard des misérables : dans et par elle, on passe de l’expulsion et de l’exclusion forcées des vagabonds et des mendiants (bannissement, condamnation aux galères, peine de mort) à leur réclusion et inclusion par le travail forcé. Conjuguant le plus souvent institution d’assistance (hôpital, orphelinat ou hospice), manufacture et institution répressive (maison de redressement ou prison), elle organise et contrôle en fait l’ensemble de la vie des personnes qui sont astreintes à y résider, dans le but non seulement d’exploiter leur force de travail mais de les former professionnellement et plus largement de les éduquer moralement à travers une discipline rigoureuse, faisant alterner travail et prière (c’est la vieille règle bénédictine remise au goût du jour !), de manière à les transformer en une main-d’œuvre docile et appliquée. Assez souvent, d’ailleurs, une partie de cette main-d’œuvre est aussi louée à des manufactures ou des chantiers hors les murs de l’institution.
La portée des workhouses ne doit pas cependant se mesurer au nombre, finalement très limité, de personnes qu’elles ont su transformer, conformément à leur finalité officielle, en d’honnêtes et laborieux travailleurs salariés. Plus sûrement ont-elles agi à la manière d’épouvantails : plutôt que de perdre toute leur liberté en étant enfermés pour une durée indéterminée dans ces bagnes, à leur vue, certains mendiants se sont résignés au sort de travailleurs « libres », répondant ainsi à la finalité générale qui avait présidé à leur création. En ce sens, cette institution de (ré)éducation par et pour le travail aura bien été essentiellement une institution de contrainte au travail par la peur qu’elle inspirait, plus sûrement encore hors ses murs que dans ses murs.
Assistance caritative, surveillance policière et répression judiciaire, contrainte au travail salarié, voire travail forcé : ce triptyque est bien encore celui qui est au cœur des traitements réservés aux pauvres et misérables par l’Europe contemporaine, tout comme plus largement par l’ensemble des États développés. Qu’il ait pu voir le jour entre le milieu du XVe et le début du XVIIe siècle en étant contemporain de la formation des rapports capitalistes de production et qu’il ait pu se maintenir depuis lors tout au long du développement de ces rapports suggère clairement qu’il constitue un dispositif nécessaire à la reproduction de ces derniers.
[1] Du même auteur, voir notamment Le salariat dans l’artisanat aux XIIIe XVe siècles. Étude sur le marché de la main-d’œuvre au Moyen Âge, Paris-La Haye, Mouton, 1968 ; Les marginaux parisiens aux XIVe et XVe siècles, Paris, Flammarion, 1976 ; Inutiles au monde. Truands et misérables dans l’Europe moderne (1350-1600), Paris, Gallimard/Juillard, 1980 ; Les Fils de Caïn. L’image des pauvres et des vagabonds dans la littérature européenne, Flammarion, 1991.
Bihr Alain, « Bronislaw Geeremek, La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours », dans revue ¿ Interrogations ?, N°14. Le suicide, juin 2012 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Bronislaw-Geeremek-La-potence-ou (Consulté le 9 décembre 2024).
ISSN électronique : 1778-3747