Numéro coordonné par Brice Monier et Émilie Saunier
Si la notion d’hygiène renvoie assez spontanément à des principes, normes ou pratiques visant à maintenir ou améliorer la propreté des corps, force est de constater que ses usages concernent en réalité des domaines très diversifiés. Le présent appel à contribution invite à questionner ces domaines et à appréhender ce qui leur est commun ou au contraire spécifique, en prenant appui sur des ancrages disciplinaires variés. Nous proposons ici quelques pistes de réflexion.
La notion d’hygiène publique a peu à peu été imposée au XIXe siècle comme un paradigme, notamment par la voix de médecins-chimistes : l’État intervient progressivement dans la gestion des corps des individus afin de lutter contre les maladies et ce, par le biais d’une série de lois sur les logements insalubres, le travail des enfants, la vaccination, etc. (Jorland, 2010). Actuellement, l’hygiène est une question de santé publique. Comment cet enjeu se décline-t-il dans les pratiques des professionnels de santé ? Dans quelle mesure renvoie-t-il à des cultures professionnelles variées ? En particulier, une étude en psychologie montre que les représentations professionnelles de l’hygiène diffèrent chez les infirmières et aides-soignantes (Salès-Wuillemin et al., 2009) : quelles conséquences cela a-t-il au quotidien, dans les manières de soigner et dans les relations au travail ?
Concernant une dimension telle que l’hygiène mentale, elle renvoie à la notion de santé mentale, qui correspondrait à un bien-être psychique, cognitif, émotionnel. Sur la base de cette norme du bien-être s’établissent des écarts à ladite norme (dépression, troubles bipolaires, schizophrénie, etc.) (Canguilhem, 1966). Mais l’hygiène elle-même peut être définie comme un trouble, notamment lorsqu’elle devient une obsession (les tocs, notamment). Comment sont définies ces catégories ? À partir de quels critères ? Par quels acteurs ? Telles sont des questions qui pourraient faire l’objet de contributions.
Qu’en est-il des représentations de l’hygiène, de la propreté, du sain ? En sus d’une approche historique (Vigarello, 1985), une voie anthropologique pourrait être convoquée pour appréhender, de manière synchronique et/ou diachronique, les représentations que les sociétés se font de l’hygiène. En cela, l’ouvrage de Mary Douglas (2005) inaugure ce type de travail : « Il s’attaque de front à l’une des orientations les plus répandues de la pensée humaine, à savoir la crainte de la pollution et l’aspiration à la pureté » (Bloch, 2015). Toutes les cultures, toutes les religions sont empreintes d’un désir de pureté et d’une peur de la souillure, mais les représentations qu’elles s’en font et les croyances qui leur sont liées peuvent différe r.
Actuellement, des expressions et slogans tels que le « un esprit sain dans un corps sain » ou le « manger sain », le rejet des produits chimiques, le « jeûne thérapeutique », ou encore l’attrait du bio renvoient à des croyances relatives à la pollution, à la souillure qui nécessiteraient d’être analysées. Dans cette perspective, les rites de « purification » peuvent intervenir comme « une mise en ordre de notre expérience » (Détrez, 2002 : 130). Ils manifesteraient une représentation du corps comme objet que l’on peut façonner, travailler, par des pratiques hygiénistes, dans le cadre par exemple d’une politique volontariste de transformation de soi (Darmon, 2003 ; Duret, 2005). Quelles logiques sous-tendent ces représentations et quels effets produisent-elles ? Une autre orientation dans la réflexion pourrait aussi rendre compte des représentations de ce qu’est un corps sain ou digne d’être exposé dans les médias, à l’instar du corps de la publicité, tout à la fois libéré (dénudé) et aseptisé (sans poil, sans odeur).
Historiens et sociologues ont montré que l’éducation physique a longtemps légitimé sa place dans l’institution scolaire en s’affirmant comme « un temps hygiénique » (Molaro, 2014 ; Molaro et Vivier, 2013). Plus encore, il n’y a guère que dans la première moitié des années 1960 que la référence explicite à un enjeu sanitaire disparaît des discours officiels relatifs à l’enseignement de l’éducation physique à l’École : « Le sport fait oublier la santé », souligne à ce propos Thierry Terret (2002 : 34). Dans cette perspective, des travaux de sociologie, d’histoire, ou de sciences de l’éducation pourraient par exemple revisiter la fresque que nous ont dépeinte les chercheurs pionniers en histoire et en sociologie du sport. De même, si aujourd’hui le sport et l’éducation physique sont envisagés, dans les prescriptions officielles nationales et européennes [1], pour lutter contre l’obésité, qu’en est-il concrètement dans l’exercice quotidien du métier d’enseignant d’éducation physique ? Par ailleurs, sommes-nous face à la résurgence d’une problématique sanitaire qui concernerait la bonne santé de la Nation tout entière, face à la responsabilisation de chaque individu vis-à-vis d’une santé collective ?
Une autre orientation possible pourrait consister à appréhender le discours hygiéniste à l’école au regard de l’appartenance sociale de ceux qui la fréquentent. Par exemple, dans quelle mesure l’hygiène des conditions de vie peut-elle intervenir dans la rhétorique enseignante ? En sociologie, Daniel Thin (1998) a, en effet, montré comment un « laxisme » familial (absence de repères stables, instabilité des pratiques concernant l’alimentation, les heures de coucher etc.) est souvent convoqué par les enseignants lorsqu’ils évoquent les difficultés scolaires des enfants de classes populaires.
La question hygiénique peut aussi être appréhendée par le truchement des arts. Il s’agit là d’une autre manière d’explorer l’imaginaire d’une époque. On l’observe notamment dans le domaine de la littérature. Un certain nombre d’écrivains sont réputés proches du mouvement hygiéniste, tel Flaubert (Kerlouégan, 2013), ou, tout au moins, s’inspirent des travaux que l’hygiénisme suscite (Cabanes, 1991).
Que nous apprennent les fictions rédigées par ces écrivains du XIXe siècle sur l’hygiénisme qui leur est contemporain ? Quel regard porte chacun de ces auteurs sur l’hygiénisme ? Comment mobilisent-ils les études et les discours qui accompagnent cette « doctrine pratique visant à améliorer le cadre et les conditions de vie de la population (alimentation, habitat, travail) afin de diminuer la mortalité […] et d’allonger l’espérance de vie » (Morelle et Tabuteau, 2010 : 16) ? Par extension, qu’en est-il des pratiques hygiénistes abordées dans la littérature contemporaine ? Quels liens peuvent être tissés avec les écrivains du XIXe siècle ? Comment l’hygiène est-elle représentée, par exemple, dans les littératures de genre ?
L’hygiène industrielle est une autre déclinaison de l’hygiène qui, au regard de l’éventail des questions qu’elle soulève et des objets auxquels elle renvoie, ne manquera pas d’être féconde en propositions.
L’hygiène industrielle se développe dans la seconde moitié du XIXe siècle (Moriceau, 2009). Elle devient un « problème “politique”, un enjeu pour la construction de la société » à partir de 1880 (Buzzi, Devinck, Rosental, 2006 : 10) [2]. Plus encore, au regard des vastes enquêtes de voisinage organisées avant la fin du XIXe siècle, le tournant du siècle marque une inflexion notable en France : « En prônant un devoir moral d’assistance entre les membres d’une même société, il favorise l’immixtion de l’État dans la sphère privée, et notamment dans les entreprises » (ibid. : 10). Dès 1900, par exemple, le Ministre du Commerce et de l’Industrie, Alexandre Millerand, crée au sein de la Direction du travail la Commission d’hygiène industrielle qui perdure jusqu’en 1976 (ibid. : 11). Par ailleurs, l’hygiène industrielle est constituée en chaire d’enseignement au Conservatoire National des Arts et Métiers en 1905 ; on y traite alors « des conditions extérieures au travail » (Le Bianic, 2004).
Que reste-t-il aujourd’hui de l’hygiène industrielle, comme ensemble de pratiques, de normes et/ou comme domaine d’investigation scientifique ? Comment les sociologues, les économistes, les ergonomes, entre autres, se saisissent-ils des conditions extérieures au travail pour appréhender, par exemple, les maladies professionnelles ou les troubles liés au métier, tels que le mal-être des salariés, la souffrance au travail ? Par ailleurs, comment les gouvernements français ou d’autres pays se sont-ils approprié la question de l’hygiène industrielle ?
Si l’hygiène, d’une manière générale, a toujours été définie comme « l’art de conserver la santé, en évitant les causes productrices des maladies » (Brémond, 1893 : 1), comme « l’ensemble des principes et des pratiques qui visent à conserver la santé […] » (Académie française, 2005) [3] – nous noterons en revanche que les acceptions de la santé ont évolué –, un glissement sémantique semble s’opérer parfois. C’est tout au moins à ce constat que nous amène la publication, en janvier 2017, d’un « guide d’hygiène informatique » par l’Agence Nationale pour la Sécurité des Systèmes d’Information (ANSSI). Ce guide est ainsi présenté sur le site de l’ANSSI : « Parmi les mesures techniques que les entités publiques ou privées doivent prendre pour garantir la sécurité de leurs systèmes d’information, on qualifie les plus simples et élémentaires d’entre elles d’hygiène informatique, car elles sont la transposition dans le monde numérique de règles élémentaires de sécurité sanitaire » [4]. En d’autres termes, l’hygiène informatique se définirait comme « la protection collective contre l’expansion des virus », nous dit Patrick Lamarque (1996). Faut-il y voir une mesure de santé publique, ou de sécurité publique ? Où est la frontière entre ces deux notions ? Dans un tel cadre, sont-elles à différencier ? Finalement, outre cette thématique spécifique de l’univers informatique, des travaux pourraient envisager, de manière épistémologique sans doute, le rapport entre ces trois termes aux acceptions changeantes : santé, sécurité, hygiène.
Quelques-unes des déclinaisons de l’hygiène proposées ici, comme d’autres sans doute, dès lors qu’elles renvoient parfois à un contrôle d’une population ou à un pouvoir qui s’exerce sur la vie et sur les corps, pourraient aussi être interrogées à l’aune des problématiques foucaldiennes de biopolitique et de gouvernement des corps (Foucault, 2001 ; Fassin et Memmi, 2004).
De manière générale, le Comité de rédaction de la revue étudiera toute proposition centrée sur les thématiques de l’hygiène et de l’hygiénisme et respectant les recommandations aux auteurs.
Les articles, rédigés aux normes de la revue, devront être envoyés jusqu’au 15 février 2019 30 avril 2019 aux deux adresses électroniques suivantes :
Emilie.saunier-pilarski@univ-fcomte.fr
Ils ne doivent pas dépasser 50 000 (notes et espaces compris) et doivent être accompagnés d’un résumé et de cinq mots-clés en français et en anglais.
Les articles devront répondre aux normes de rédaction présentées à l’adresse suivante : http://www.revue-interrogations.org/Recommandations-aux-auteurs
Publication du numéro : juin 2020.
Brémond Félix (1893), Précis d’hygiène industrielle, avec des notions de chimie et de mécanique, rédigé conformément au programme de la loi du 2 novembre 1892, à l’usage des inspecteurs et inspectrices du travail dans l’industrie.
Bloch Maurice (2015), « Mary Douglas et les cacahuètes », Terrain, 65, septembre 2015, [En ligne] http://journals.openedition.org/terrain/15873 (consulté le 1er juin 2018)
Buzzi Stéphane, Devinck Jean-Claude, Rosental Paul-André (2006), La santé au travail, 1880-2006, Paris, La Découverte.
Cabanes Jean-Louis (1991), Le Corps et la Maladie dans les récits réalistes (1856-1893), Paris, Klincksieck.
Canguilhem Georges (1966), Le Normal et le pathologique, Paris, PUF.
Darmon Muriel (2003), Devenir anorexique, Une approche sociologique, Paris, La Découverte.
Détrez Christine (2002), La construction sociale du corps, Paris, Seuil.
Douglas Mary (2005), De la souillure : Essai sur les notions de pollution et de tabou, [1966, Purity and Danger], Paris, La Découverte.
Duret Pascal (2005), « Body building, affirmation de soi et théories de la légitimité », dans Un corps pour soi, Bromberger Christian, Pascal Duret, Jean-Claude Kaufmann, François de Singly, Vigarello Georges, Paris, PUF
Fassin Didier, Memmi Dominique (dir.) (2004), Le gouvernement des corps, Paris, EHESS.
Foucault Michel (2001), « La naissance de la médecine sociale », dans Dits et écrits, t. 2, Foucault Michel, Paris, Gallimard, pp. 207-228.
Jorland Gérard (2010), Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France au XIXe siècle, Paris, Gallimard.
Kerlouégan François (2013), « “Gardez-vous de l’abus !” : Flaubert et les ouvrages d’hygiène dans Bouvard et Pécuchet », Revue Flaubert, 13, [en ligne] http://flaubert.univ-rouen.fr/revue….
Lamarque Patrick (1996), « Quel rôle pour l’éthique ? Présentation du sujet », LEGICOM, 1/11, [en ligne] https://www.cairn.info/revue-legicom-1996-1-page-1.htm (consulté le 4 juin 2018).
Le Bianic Thomas (2004), « Le Conservatoire des Arts et Métiers et la ’machine humaine’. Naissance et développement des sciences de l’homme au travail au CNAM (1910-1990) », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2/11, [en ligne] https://www.cairn.info/revue-histoire-des-sciences-humaines-2004-2-page-185.htm (consulté le 4 juin 2018).
Molaro Christian, Vivier Christian (2013), « Don de soi et devoir de santé. Les pratiques corporelles sous la IIIe République : éthique, morale et ethos », dans Ethique et sport, Andrieu Bernard (dir.), Paris, Éditions L’Age d’Homme.
Molaro Christian (2014), « De l’hygiène à l’hygiène scolaire (1815-1914). L’éducation physique comme temps hygiénique », mis en ligne le 15 octobre 2014 [enregistrement vidéo], dans Projet Demenÿ [en ligne] http://projet-demeny.univ-fcomte.fr/index.php?page=hygiene.
Morelle Aquilino, Tabuteau Didier (2010), La santé publique, Paris, Presses Universitaires de France.
Moriceau Caroline (2009), Les douleurs de l’industrie. L’hygiénisme industriel en France, 1860-1914, Paris, EHESS.
Salès-Wuillemin Édith, Morlot Rachel, Masse Laurence, Kohler Korina (2009), « La représentation sociale de l’hygiène chez les professionnels de santé : intérêt du recueil par entretien et de l’analyse discursive des opérateurs de liaison issus du modèle des Schèmes Cognitifs de Base (SCB) », Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 2/82, pp. 43-72.
Terret Thierry (2002), « Education physique et santé », Revue EP&S, n°297, janvier 2002.
Thin Daniel (1998), Quartiers populaires. L’école et les familles, Lyon, PUL.
Vigarello Georges (1985), Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen-Âge, Paris, Seuil.
La revue accueille également des articles pour ses différentes rubriques, hors appel thématique à contributions.
♦ La rubrique « Des travaux et des jours » est destinée à des articles présentant des recherches en cours dans lesquels l’auteur met l’accent sur la problématique, les hypothèses, le caractère exploratoire de sa démarche, davantage que sur l’expérimentation et les conclusions de son étude. Ces articles ne doivent pas dépasser 25 000 signes (notes et espaces compris) et doivent être adressés à Émilie Saunier : emiliesaunier@yahoo.fr.
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[1] Voir par exemple le rapport consécutif à la 16e réunion informelle des Ministres européens du Sport, organisée à Varsovie (Pologne) les 12 et 13 septembre 2002.
[2] Voir le chapitre 1 : « Genèses de la médecine en milieu professionnel (1880-1919) » (p. 10-23).
[3] « Hygiène », Dictionnaire de l’Académie française (9e édition), t. 2 (de Éocène à Mappemonde), Imprimerie nationale/Fayard, 2005.
[4] https://www.ssi.gouv.fr/guide/guide-dhygiene-informatique/ (consulté le 18 mai 2018).
Comité de rédaction, « AAC n° 30 - L’hygiène dans tous ses états », dans revue ¿ Interrogations ?, Appels à contributions en cours [en ligne], https://revue-interrogations.org/AAC-no-30-L-hygiene-dans-tous-ses (Consulté le 4 octobre 2024).