Tout un chacun sait – qui pour s’en féliciter, qui pour le déplorer – que l’on assiste, depuis au moins trois décennies, d’un bout à l’autre du continent européen, à la réémergence de tendances ou même de mouvements qui, sous des formes diverses, sont désignés comme relevant de la mouvance d’extrême droite, qu’ils s’en revendiquent ou non. Du même coup, à titre à la fois de prodromes et de conséquences de ces mouvements, certains thèmes, thèses ou valeurs d’extrême droite, au premier rang desquels la défense d’une identité collective de référence sur un mode xénophobe, ont à nouveau conquis droit de cité, dans l’espace public, aussi bien d’ailleurs au sein du débat académique (y compris universitaire) qu’au sein du débat politique auquel on pense plus immédiatement. Cette résurgence a mis fin à la longue éclipse que l’idéologie d’extrême droite a connue en Europe à la suite de la Seconde Guerre mondiale, ostracisée qu’elle était par la mémoire des crimes collectifs auxquels elle avait pris part ou donné sa caution.
Cette résurgence interroge en premier lieu les rapports que les mouvements d’extrême droite actuels peuvent entretenir avec ceux qui sont apparus dans d’autres contextes historiques, qu’il s’agisse de l’entre-deux-guerres ou de la Belle Époque. Quelle part de continuité et de discontinuité peut-on discerner entre eux ? Des invariants politiques et idéologiques se sont-ils maintenus en assurant ainsi une continuité entre ces différents mouvements ? Quels ont été les vecteurs et porteurs éventuels de cette continuité, qui ont servi de passeurs entre les mouvements antérieurs et les mouvements actuels : personnalités, réseaux et organisations, traditions et mémoires familiales, communautés religieuses, œuvres théoriques ou littéraires, maisons d’édition, etc. ? Cela peut aussi conduire à s’intéresser à la manière dont l’extrême droite invente des traditions, en proposant la redécouverte, la réviviscence ou la reconstruction d’éléments passés, réels ou imaginaires, soi-disant oubliés, en surfant ainsi sur la vague des « néo- » ; le néopaganisme tout comme certains régionalismes (ainsi, celui de la Lega Nord italienne) en fournissent des exemples parmi d’autres possibles. Comment alors différencier un tel emploi de ressources culturelles de celui opéré dans d’autres contextes de réception, comme le cadre fictionnel de certains univers de jeux de rôle ou jeux vidéo ? Comment se construit le rapport à ces éléments traditionnels dans de tels cadres et quels sont les risques d’assimilation et de reprises qui peuvent survenir ?
Inversement, qu’est ce qui s’est perdu ou gagné des extrêmes droite de jadis et naguère à celles d’aujourd’hui ? Qu’est-ce qui est apparu de neuf des unes aux autres ? Sur quels plans, sur quels modes, sur quels thèmes y a-t-il eu éventuellement ruptures entre elles ? S’agit-il de véritables ruptures ou de simples aggiornamentos ou euphémisations ? Et, pour quelles raisons ces ruptures, réelles ou apparentes, se sont-elles opérées ? Il serait intéressant par exemple de s’interroger sur la présence des femmes, quelquefois au tout premier plan, au sein des organisations ou mouvements d’extrême droite contemporains, alors que leurs prédécesseurs ou ancêtres étaient quasi exclusivement masculins et fortement sexistes. De même gagnerait-on sans doute à se pencher sur la manière dont l’extrême droite contemporaine a su instrumentaliser des nouveaux modes de communication de masse, tels l’Internet ou les ’réseaux sociaux’.
Mais, pour autant qu’il se soit produit de pareilles ruptures, peut-on encore, dans quelle mesure et pour quelles raisons les ranger les unes et les autres sous une même étiquette d’extrême droite ? Dès lors, il est inévitable d’interroger aussi la pertinence de cette catégorie, soit son contenu et son périmètre de définition, mais aussi la légitimité de son usage à l’encontre de certains des mouvements ainsi désignés. Qu’est-ce qui fait l’extrême droite et autorise à définir un mouvement, une organisation, un leader politique, un discours ou une idéologie comme étant d’extrême droite ? Et où passe la frontière entre l’extrême droite, ses voisins, ses opposants, ses ennemis ? Cette frontière est-elle restée fixe ou s’est-elle déplacée d’hier à aujourd’hui ? Et qu’en est-il des mouvements à travers cette frontière, par définition poreuse, qu’il s’agisse d’emprunts ouverts ou de contrebande, à l’initiative de l’un ou l’autre bord ?
En second lieu, par delà sa dialectique de continuité et de discontinuité, cette résurgence de l’extrême droite semble bien indiquer sa capacité de s’enraciner dans le terreau même non seulement de la modernité mais encore de la post- ou hyper-modernité contemporaine et de leurs crises, en se renouvelant en conséquence. C’est aussi cette dimension de l’actualité de l’extrême droite qu’il s’agit ici d’interroger.
Par exemple, il est possible de questionner la manière dont les transformations intervenues dans la configuration des rapports de force entre les différents groupements sociaux (classes et alliances entre classes, fractions de classe, couches ou catégories sociales), dans le contexte de la crise socio-économique que connaît l’Europe depuis les années 1970 et qui n’a cessé de rebondir depuis lors, ont ouvert de nouveaux espaces de développement à l’extrême droite. Mais on peut sans doute en faire autant à propos des transformations qui ont affecté au cours des dernières décennies d’autres rapports sociaux majeurs, par exemple les rapports sociaux de sexe ou les rapports sociaux de génération, en se demandant en quoi elles ont pu servir (respectivement desservir) l’extrême droite et comment, inversement, celle-ci a su en tirer bénéfice.
S’agissant de mouvements qui, pour la grande majorité d’entre eux, ont érigé la nation en véritable fétiche, en en faisant la seule communauté humaine possible ou authentique, dont la préservation constitue un intérêt vital et dont la possible disparition est vécue comme une catastrophe majeure, il est non moins pertinent de s’interroger sur la manière dont la crise actuelle des États-nations leur fournit un terrain favorable. Comment, par quelles médiations, jusqu’à quel point la (ré)émergence de ces mouvements est-elle liée à l’invalidation au moins partielle du cadre de l’État-nation, comme instance régulatrice de l’activité économique et instance dispensatrice de sécurité sociale, par l’actuel processus de ’globalisation’ économique ? L’intégration d’une large majorité d’États européens au sein d’un proto-État continental (l’Union européenne), à la fois aspect de l’invalidation précédente et moyen d’y réagir, favorise-t-elle, de même, la poussée de l’extrême droite ? Quid, sous ce rapport, de l’impuissance grandissante des formations politiques et des professionnels de la politique ? La dissipation ou la dévalorisation de la mémoire nationale (la mémoire des événements fondateurs de la nation) participent-elles du même phénomène ? Comment les mouvements d’extrême droite s’emparent-ils de ces thèmes, les intègrent-ils dans leurs propres modes de pensée, en tirent-ils arguments électoraux et motifs de propagande ?
Pour autant qu’elle procède du fétichisme d’une identité collective, par exemple lorsqu’elle est régionaliste, nationaliste, occidentaliste ou raciste, l’idéologie d’extrême droite est en principe hostilement disposée à l’égard de toute forme d’individualisme : de toute revendication de l’autonomie individuelle, a fortiori de toute position de l’individu comme réalité première et dernière, comme valeur suprême en définitive. Dans cette mesure même, elle entretient nécessairement un rapport ambigu et contradictoire à la situation de l’individu dans le monde contemporain. D’une part, en effet, celui-ci exacerbe ses revendications d’autonomie, en les poussant quelquefois jusqu’à l’autoréférence, jusqu’à la prétention de ne relever que de lui-même et de n’avoir de comptes à rendre qu’à lui-même. Tandis que, d’autre part, il se trouve nécessairement affecté par ce que Gilles Lipovetski a appelé « l’ère du vide » : l’absence au sein des sociétés contemporaines de tout cadre de références cohérent et stable lui permettant de donner sens à son existence en construisant son identité, en communiquant avec autrui et en participant à la marche du monde. Là encore, il doit être possible de saisir comment l’idéologie d’extrême droite tire parti de ces éléments contradictoires, en tentant de fournir à ses sympathisants et adhérents un cadre de références leur promettant d’échapper aux effets angoissants qui résultent de cette incohérence. Sous ce rapport, l’exploration de l’imaginaire d’extrême droite, tel qu’il s’exprime dans les discours ordinaires de ses représentants politiques mais tel qu’il s’illustre aussi dans les œuvres culturelles (littéraires, cinématographiques, musicales, ludiques) qui s’en inspirent, peut sûrement s’avérer féconde.
Les pistes de recherche précédentes ne sont, au demeurant, nullement exclusives d’autres. Elles circonscrivent, plutôt qu’elles ne jalonnent, le champ des contributions souhaitées. Elles peuvent s’explorer à partir de l’ensemble des disciplines des sciences sociales (anthropologie, histoire, sociologie, sciences politiques, sciences du langage, sciences de l’information et de la communication, économie politique, urbanisme, psychosociologie, etc.) et en se centrant sur différents domaines ou niveaux de la pratique sociale. Seront tout particulièrement appréciées les études pouvant porter sur les extrêmes droites étrangères, pour ne pas enfermer notre dossier dans un cadre étroitement hexagonal.
En revanche, à la lecture des lignes précédentes, on aura compris que la revue ne souhaite pas recevoir des textes partisans – quel que soit leur parti pris – mais des articles analytiques et réflexifs, inspirés d’une véritable volonté de savoir, toute proclamation de foi mis à part. De même, les études empiriques sur le développement de tel ou tel mouvement d’extrême droite, présent ou passé, ou de tel ou tel événement historique auquel l’extrême droite peut avoir été mêlée, ne satisferaient pas davantage aux exigences du présent appel à contribution, sauf à ce qu’ils présentent une forte dimension analytique explorant les processus sociaux dans lesquels ces mouvements ou événements s’enracinent.
Les articles, rédigés aux normes de la revue, au format .doc ou .odt, devront être adressés à Alain Bihr, avant le 31 mars 2015, à l’adresse électronique suivante : alain.bihr@club-internet.fr. Ils ne doivent pas dépasser 50 000 signes (notes et espaces compris).
Les propositions d’articles seront d’abord préexpertisées par le comité de rédaction qui jugera de sa qualité de mise en forme, de sa lisibilité et de son adéquation avec l’appel à contribution en cours.
Dans un deuxième temps, les articles sélectionnés seront adressés, anonymement, à au moins deux experts indépendants pris dans et en dehors de notre comité de lecture. Ils devront se prononcer sur sa qualité scientifique et méthodologique. Quatre réponses sont possibles de la part des experts : publication envisageable en l’état ; publication envisageable sous réserve de modifications mineures ; publication envisageable sous réserve de modifications majeures ; proposition de rejet.
Publication du numéro : décembre 2015.
En dehors des articles répondant à l’appel à contributions, la Revue ¿ Interrogations ? accueille volontiers les travaux les plus divers pour ses autres rubriques.
♦ La rubrique « Des travaux et des jours » est destinée à des articles présentant des recherches en cours dans lesquels l’auteur met l’accent sur la problématique, les hypothèses, le caractère exploratoire de sa démarche, davantage que sur l’expérimentation et les conclusions de son étude. Ces articles ne doivent pas dépasser 25 000 signes (notes et espaces compris) et être adressés à Alain Bihr : alain.bihr@club-internet.fr
♦ La rubrique « Fiches techniques » est destinée à des articles abordant des questions d’ordre méthodologique (sur l’entretien, la recherche documentaire, la position du chercheur dans l’enquête, etc.) ou théorique (présentant des concepts, des paradigmes, des écoles de pensée, etc.) dans une visée pédagogique. Ces articles ne doivent pas non plus dépasser 25 000 signes (notes et espaces compris) et être adressés à Audrey Tuaillon-Demesy : audrey.tuaillon-demesy@univ-fcomte.fr
♦ La rubrique « Varia », par laquelle se clôt tout numéro de la revue, accueille, comme son nom l’indique, des articles qui ne répondent pas aux différents appels à contributions ni aux rubriques précédentes. Ils ne doivent pas dépasser 50 000 signes (notes et espaces compris) et être adressés à Florent Schepens : schepens.f@wanadoo.fr
♦ Enfin, la dernière partie de la revue recueille des « Notes de lecture » dans lesquelles un ouvrage peut être présenté de manière synthétique mais aussi critiqué, la note pouvant ainsi constituer un coup de cœur ou, au contraire, un coup de gueule ! Elle peut aller jusqu’à 12 000 signes (notes et espaces compris) et être adressée à Sébastien Haissat : sebastien.haissat@wanadoo.fr. Par ailleurs, les auteurs peuvent nous adresser leur ouvrage pour que la revue en rédige une note de lecture à l’adresse suivante : Sébastien Haissat, UPFR Sports, 31 chemin de l’Epitaphe – F, 25000 Besançon. Cette proposition ne peut être prise comme un engagement contractuel de la part de la revue. Les ouvrages, qu’ils soient ou non recensés, ne seront pas retournés à leurs auteurs ou éditeurs.
Comité de rédaction, « AAC n°21 – L’actualité de l’extrême droite », dans revue ¿ Interrogations ?, Appels à contributions en cours [en ligne], https://revue-interrogations.org/AAC-no21-L-actualite-de-l-extreme (Consulté le 21 décembre 2024).