Le secret est à la fois ce qui ne doit pas être dit mais aussi ce qui est à l’écart, à part, voire un lieu « séparé ». Étymologiquement, derrière ce terme, se cache l’idée de connaissances réservées à certains, qui ne doivent pas être dévoilées (Rey, 2012 : 3275). Dès lors, le secret semble être doté d’effets performatifs du fait de sa capacité à créer des frontières. Il s’incarne dans des publics et des pratiques sociales particulières, susceptibles d’interpeller le chercheur en SHS : à quels ressorts et usages sociaux rapporter ces pratiques du secret et de la dissimulation que l’on a observées ? Quelles ressources (langagières, sociales, etc.) engagent-elles ou nécessitent-elles pour être maintenues ?
Le sociologue, l’ethnologue, l’historien, le chercheur en sciences politiques ou en sciences de la communication peuvent travailler avec un matériau que les enquêtés eux-mêmes définissent parfois comme relevant de leur « intimité », de leur vie « privée », dont certains faits sont considérés comme « inavouables ». Dès lors, comment travailler sur des pratiques tenues « secrètes », c’est-à-dire, dans la perspective de Simmel, non destinées à être portées à la connaissance d’autrui (Simmel, 1999) ? Comment « faire dire l’indicible » (Bonnet, 2012) ? Le travail sur des pratiques tenues cachées n’est donc pas indépendant d’une réflexion méthodologique, voire déontologique.
Cet appel à contributions se propose d’étudier la question du secret selon deux axes principaux :
Des travaux ont pu montrer comment le secret constituait un élément de discrimination et d’identification d’un collectif (Kaiser, 2004), instaurant une frontière invisible entre les initiés mis dans la confidence et les autres. De fait, le secret peut devenir une véritable arme pour maîtriser l’opinion publique, à l’instar des consuls de l’époque ligueuse à Lyon à la fin du XVIe siècle qui visent à instaurer un contrôle des consciences par une gestion serrée de l’imprimé et de la parole publique (Estier, 2004). D’autres enquêtes présentent le secret comme une condition du maintien dans des activités étiquetées comme « déviantes ». C’est le cas des jeunes filles anorexiques étudiées par Darmon qui mettent en place un travail de « leurre » de leur entourage afin d’assurer leur engagement dans la « carrière anorexique » (Darmon, 2003). Ce qui semble donc être pour partie en jeu dans cette pratique, c’est la construction de soi et/ou du groupe (Goffman, 1975).
Ses multiples fonctions et enjeux font l’objet d’écrits particulièrement abondants au cours de l’histoire littéraire, que nourrit le développement tout au long du XXe des théories psychanalytiques. Le secret s’inscrit en dialectique constante avec la question du dévoilement (Darbord et Delage, 2013). L’approche sémiologique du secret dans la littérature du XIXe siècle permet d’étudier les représentations de l’intime et du dévoilement, de la faute inavouée et des secrets de famille (Lenoir-Bellec, 2004).
Les contributions pourront étudier le secret comme pratique sociale, symbolique, politique dans ses diverses dimensions : les lieux (historiques, littéraires, etc.) où il se donne à voir, ses usages, ses fonctions, les conditions de sa préservation ou de son dévoilement, etc. Et ce, à diverses échelles, conscientes ou infraconscientes : la construction, la gestion et la préservation de son identité sociale et de l’information sur soi (par exemple, le fait de cacher son stigmate), le secret dans les relations interindividuelles (par exemple, le couple), en matière de négociations collectives (dans les relations professionnelles, dans les relations diplomatiques, etc.) ou dans des groupes plus ou moins institutionnalisés (les organisations secrètes, la pratique du dopage dans le sport, les femmes et hommes de l’ombre dans les cabinets ministériels, etc.).
Que dire du secret tenu pour l’un des plus fondamentaux des enquêtés : celui du nom, préservé grâce à l’anonymat ? Dans leur Guide de l’enquête de terrain, Stéphane Beaud et Florence Weber rappellent les principes déontologiques du chercheur, soulignant le droit de toute personne au respect de sa vie privée, ce qui passe par la confidentialité des propos et l’anonymat. Or, soumis à l’épreuve du terrain, ces principes déontologiques sont-ils applicables a priori à l’ensemble des personnes concernées par l’enquête ? Ne dépendent-ils pas, en réalité, de la nature et des aspects pratiques de la recherche ? Ainsi, vouloir rendre l’enquêté anonyme présenterait le risque de faire perdre une dimension importante des observations et analyses proposées : Aude Béliard et Jean-Sébastien Eideliman soulignent que, dans le cas de célébrités, « gommer les caractéristiques les plus marquantes, celles qui permettent de les identifier, enlève en général une grande part, voire la totalité de l’intérêt qu’il y a à les inclure dans l’enquête » (Béliard et Eideliman, 2008 : 133).
En outre, les enquêtés peuvent être conduits, au cours du travail de récolte des données empiriques, à fixer des limites à l’investigation que le chercheur en SHS peut réaliser sur eux, distinguant ce qui peut être publicisé dans les propos qu’ils lui confient et ce qui est de l’ordre de la sphère confidentielle, et qui doit donc rester sous silence. Quel usage le chercheur peut-il faire de ces propos tenus hors cadre de l’enquête ? Si l’on retraduit les limites de la recherche en une question de respect d’exigences déontologiques (voire morales) ne risque-t-on pas de réduire de manière trop simpliste l’investigation en SHS à deux types de prises de position : celle des enquêteurs « amoraux » qui, sous prétexte de vouloir faire œuvre de science, ne prendraient pas assez en compte les règles relatives à la protection de la vie privée des enquêtés ; et celle des enquêteurs trop vertueux qui, par peur de blesser ou de trahir, ne mèneraient pas clairement la recherche de front ?
Si ce questionnement se pose en France, il a pu être réglé par une procédure ailleurs. En Amérique du Nord, par exemple, les recherches doivent obtenir l’accord d’un comité d’éthique avant d’être initiées. De même, les chercheurs doivent soumettre des formulaires de consentement aux personnes qu’ils interviewent. Cette modalité de protection conventionnelle de la vie privée est-elle une solution pour préserver les secrets des populations investiguées ?
Rendre public le résultat de nos recherches est une nécessité car travailler, c’est, en partie, publier. Au-delà des enjeux de carrière professionnelle, c’est la lisibilité du chercheur dans son champ qui est en jeu. La nécessité de publication peut-elle entrer en conflit avec les risques de dévoilement de secrets ? À cet égard, Everett Hughes rappelle que, « lorsqu’ils étudient certains types de relations humaines, les sociologues collectent forcément des faits susceptibles de causer du tort ou de la honte à celui qui les révèle. Pour accomplir correctement son travail, le sociologue doit avoir la confiance des sujets de son enquête. [Confiance passant par une négociation qui] porte sur les conditions dans lesquelles les résultats seront rendus publics et utilisés » (Hughes, 1996 : 298-299).
Cette citation aborde un autre enjeu déontologique : le mode de recueil des données. Pouvons-nous enquêter en secret et en avons-nous légalement le droit (Laurens et Neyrat, 2010) ? Pouvons-nous saisir au vol des paroles, des informations, qui ne nous étaient pas destinées, ou encore, nous faire passer pour ce que nous ne sommes pas afin de recueillir des données auxquelles nous n’aurions pas accès autrement (Humphreys, 2007) ? Tout doit-il être objet de connaissance ou pouvons-nous accepter que certains sujets restent inaccessibles à l’investigation en SHS ? Nous retrouvons ici les questionnements méthodologiques posés, par exemple, par l’observation ethnographique réalisée de manière cachée, ou encore, par les travaux portant sur ce que Céline Bryon-Portet (2011) nomme les « sociétés fermées », comme la franc-maçonnerie. Existe-t-il des terrains qu’il n’est possible d’aborder que de manière cachée ? Dès lors, comment diffuser les résultats recueillis, puisque se dévoiler en écrivant, fermerait irrémédiablement l’accès pour soi ou pour d’autres chercheurs à un terrain ou à objet similaire. Dans Les politiques de l’enquête (2008), Martina Avanza a décidé de ne pas publier en Italie, où elle a réalisé une étude sur un groupe politique xénophobe, afin de limiter les risques de dévoilement de ses résultats aux enquêtés. Des groupes moins clos peuvent aussi souhaiter conserver une part de secret, tout en faisant appel à des chercheurs. C’est, par exemple, le cas des secrets industriels des entreprises finançant un étudiant en thèse, notamment dans le cadre des conventions CIFRE.
À travers ce nouvel appel à contributions, la revue ¿ Interrogations ? entend donc s’intéresser à la manière dont les SHS usent et traitent du secret dans la récolte et l’analyse des matériaux empiriques.
Les articles, rédigés aux normes de la revue (maximum 50 000 signes, notes et espaces compris), au format .doc ou .odt, devront être simultanément adressés à Emilie Saunier et Florent Schepens, avant le 1er décembre 2015, aux DEUX adresses électroniques suivantes :
♦ La rubrique « Des travaux et des jours » est destinée à des articles présentant des recherches en cours dans lesquels l’auteur met l’accent sur la problématique, les hypothèses, le caractère exploratoire de sa démarche, davantage que sur l’expérimentation et les conclusions de son étude. Ces articles ne doivent pas dépasser 25 000 signes (notes et espaces compris) et être adressés à Alain Bihr : alain.bihr@club-internet.fr
♦ La rubrique « Fiches techniques » est destinée à des articles abordant des questions d’ordre méthodologique (sur l’entretien, la recherche documentaire, la position du chercheur dans l’enquête, etc.) ou théorique (présentant des concepts, des paradigmes, des écoles de pensée, etc.) dans une visée pédagogique. Ces articles ne doivent pas non plus dépasser 25 000 signes (notes et espaces compris) et être adressés à Audrey Tuaillon Demésy : audrey.tuaillon-demesy@univ-fcomte.fr
♦ La rubrique « Varia », par laquelle se clôt tout numéro de la revue, accueille, comme son nom l’indique, des articles qui ne répondent pas aux différents appels à contributions ni aux rubriques précédentes. Ils ne doivent pas dépasser 50 000 signes (notes et espaces compris) et être adressés à Florent Schepens : schepens.f@wanadoo.fr
♦ Enfin, la dernière partie de la revue recueille des « Notes de lecture » dans lesquelles un ouvrage peut être présenté de manière synthétique mais aussi critiqué, la note pouvant ainsi constituer un coup de cœur ou, au contraire, un coup de gueule ! Elle peut aller jusqu’à 12 000 signes (notes et espaces compris) et être adressée à Sébastien Haissat : sebastien.haissat@wanadoo.fr. Par ailleurs, les auteurs peuvent nous adresser leur ouvrage pour que la revue en rédige une note de lecture à l’adresse suivante : Sébastien Haissat, UPFR Sports, 31 Chemin de l’Epitaphe – F, 25 000 Besançon. Cette proposition ne peut être prise comme un engagement contractuel de la part de la revue. Les ouvrages, qu’ils soient ou non recensés, ne seront pas retournés à leurs auteurs ou éditeurs.
Publication du numéro : juin 2016.
Beaud Stéphane, Weber Florence (2010), Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte.
Béliard Aude, Eideliman Jean-Sébastien (2008), « Au-delà de la déontologie. Anonymat et confidentialité dans le travail ethnographique », dans Fassin Didier, Bensa Alban (sous la dir.), Les Politiques de l’enquête, épreuves ethnographiques, Paris, La Découverte, pp. 123-141
Bonnet Agathe (2012), Dire et faire dire l’indicible. Entre secret et stigmate, l’analyse d’un processus d’enquête sociologique sur le ballonnement, thèse de doctorat de sociologie, Université René Descartes – Paris V.
Bryon-Portet Céline (2011), « La tension au cœur de la recherche anthropologique. La dialectique intérieur/extérieur, théorie/pratique, une nécessité pour l’étude des institutions fermées », Anthropologie et sociétés, 35 (3), pp. 209-231.
Dabord Bernard, Delage Agnès (2013), Le partage du secret, Armand Colin, Paris.
Darmon Muriel (2003), Devenir anorexique, une approche sociologique, Paris, La Découverte.
Derèze Gerard (2009), Méthodes empiriques de recherche en communication, Bruxelles, De Boeck.
Estier Delphine (2004), « 1589-1594 : la maîtrise de l’opinion à Lyon pendant la Ligue, ou le secret nécessaire », Rives nord-méditerranéennes [En ligne], 17, mis en ligne le 13 juin 2006.
Goffman Erving (1975), Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975.
Hughes Everett Cherrington (1996), Le regard sociologique, Paris, EHESS.
Humphreys Land (2007), Le commerce des pissotières. Pratiques homosexuelles anonymes dans l’Amérique des années 1960, Paris, La Découverte.
Kaiser Wolfgang (2004), « Pratiques du secret », Rives nord-méditerranéennes [En ligne], 17, mis en ligne le 13 juin 2006.
Laurens Sylvain, Neyrat Frédéric (2010), Enquêter : de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, Bellecombe en Bauges, Le Croquant.
Lenoir-Bellec Catherine (2004), « Fautes et secrets de famille. Les tragédies de l’intime selon Eugène Sue et Emile Zola », dans Sémiologie du secret, représentations du secret et de l’intime dans les arts et la littérature, Éliane Burnet et al. (dir.), Malissard, Éditions Aleph.
Simmel George (1999), « Le secret et la société secrète » (1908), dans Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, traduction française, Paris, PUF, pp. 347-405.
Rey Alain (dir.) (2012), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert.
Comité de rédaction, « AAC n°22 - L’enquêteur face au secret », dans revue ¿ Interrogations ?, Appels à contributions en cours [en ligne], https://revue-interrogations.org/AAC-no22-L-enqueteur-face-au (Consulté le 22 décembre 2024).