Nous proposons dans cet article d’interroger la pratique du récit de vie et de la parole sur soi dans des situations de handicap psychique. À travers les récits sur le travail biographique et identitaire de jeunes adultes souffrant de troubles psychiques, nous avons relevé que les personnes interrogées développaient un certain nombre de compétences pour gérer les différentes tensions relatives à l’injonction de se raconter dans les relations thérapeutiques ou d’accompagnement. Cependant, les débats initiés par des mouvements d’usagers des services de santé mentale nous invitent à interroger cette pratique de la parole sur soi par rapport à deux niveaux de normalisation : un niveau individuel et un niveau social. L’exemple des « Users-Focused Monitoring » du centre de santé mentale de Sainsbury à Londres montre en quoi le récit d’une expérience, lorsqu’elle est partagée, permet de mettre en place des actions autour d’intérêts communs et une revendication en termes de droit et de reconnaissance.
Mots-clés : handicap psychique, santé mentale, travail biographique, empowerment, parole collective
Biographical work and empowerment in situations of psychic disorders : individual experience and users’ voice
In this paper we offer to examine the practice of biographical work in situations of psychic disorders. We found that respondents developed skills and abilities to manage their narratives in the therapeutic relationships. However, we examine this practice in relation to two levels of normalization : an individual level and a collective level. The interest to compare these two dimensions is to account for the limitations of biographical narrative in the public debate. However, the example of Users-Focused Monitoring (UFM) at the Sainsbury Center for Mental Health in London shows how users’ voices can provide social and civic participation.
Keywords : Psychic disorders, mental health, biographical work, empowerment, users’ voice
La sociologie est depuis son fondement une mise en tension entre l’individu et la société. Cette discipline a eu, au fil de sa construction, la particularité de naviguer entre plusieurs échelles de compréhension. L’approche biographique se situe au niveau de la personne, c’est l’individu en tant que personne singulière qui définit le point de départ de l’analyse. Ainsi, une telle perspective permet-elle de saisir des mécanismes structuraux ? Autrement dit, en quoi l’approche biographique peut-elle rendre compte des différents processus sociaux qui engendrent des relations asymétriques et un pouvoir sur l’ordre social inégalement distribué ? Il ne s’agit pas ici de mesurer si les individus ont “conscience” de ces mécanismes lorsqu’ils racontent leur parcours de vie, ni même de savoir si, par le récit de vie, le chercheur a accès à des informations permettant de produire une analyse en ces termes. Nous avons interrogé la pratique du récit de vie et sa capacité émancipatrice face à différentes formes de pouvoir.
Pour cela, nous sommes partie du travail biographique et identitaire opéré par des jeunes adultes en situation de handicap psychique. Les éléments contenus dans les récits de vie n’ont pas été restitués en tant que matière première analysable mais ils ont été mis en perspective dans une problématique définie, à savoir la pratique du récit de vie comme processus d’émancipation à une forme partagée de pouvoir dans la gestion des troubles psychiques. En étudiant l’organisation d’un hôpital, Strauss rappelle que la prise en charge d’une maladie est collective. Bien plus, il met en exergue le fait que l’ordre social qui soutient la gestion des troubles n’est pas l’unique fait d’un déterminisme structurel soutenu par l’ensemble des règles de l’organisation mais qu’il se construit et se négocie dans des interactions. Il poursuit en caractérisant cet ordre social comme un processus en constante évolution et qui n’est donc pas figé ou statique (Strauss, 1992). Ce point de départ nous a amenée à poser deux questions : dans quelle mesure la parole sur soi et le récit biographique permettent-ils une prise de pouvoir sur l’ordre négocié autour de la gestion des troubles ? Et dans quelle mesure favorisent-ils le passage d’une parole individuelle, tournée vers l’expérience singulière, à une parole collective, énonçant des revendications en termes de droit et de reconnaissance sociale ?
L’importance donnée aux récits de vie nous a orientée vers une enquête qualitative par entretiens semi-directifs dans le département de la Haute Garonne. L’enquête principale comprenait un suivi longitudinal de vingt et un jeunes adultes usagers des services dédiés à la santé mentale. Il s’agissait des services issus des secteurs psychiatriques infanto-juvéniles et adultes (deux hôpitaux de jour, une clinique pédagogique, deux services de psychiatrie en centre hospitalier) et issus de la filière médico-sociale (deux Instituts thérapeutiques éducatifs et pédagogiques (ITEP) et deux Établissements et Services d’Aide par le Travail (ESAT)). Elle s’est déroulée en trois phases de recueil de données espacées d’un an. Au total, 120 entretiens ont été effectués auprès de jeunes adultes, de parents et de professionnels de la santé ou de l’accompagnement social [1].
Au niveau de nos analyses, les enquêtés n’ont pas été définis comme des agents impuissants et soumis à des dynamiques structurelles dont ils n’auraient pas conscience. Notre travail de sociologue dans ce cas n’a pas été de rendre compte de ces dynamiques afin d’éclairer les personnes. À l’inverse, les personnes interrogées n’ont pas été perçues comme des acteurs entièrement éclairés sur les conditions dans lesquelles ils évoluent. Elles n’ont pas été considérées comme des acteurs totalement rationnels, maîtrisant leur environnement. Ainsi, notre travail n’a pas été uniquement restitutif. Dans nos enquêtes, la parole de la personne interrogée a été située dans un contexte particulier, qui est celui de la gestion collective d’un trouble psychique chronique. Le fait de situer la parole de la personne dans des relations d’accompagnement permet de relever la place que cette personne détient dans ces différents ordres sociaux et négociés. L’approche biographique dans ce sens n’a pas la finalité de rendre compte de la réalité passé et présente mais de mesurer les différentes tensions contenues dans l’expérience individuelle et singulière des personnes quant à leur place dans des relations particulières : en l’occurrence, pour le terrain qui nous concerne, les relations médecin-patients et les différentes relations d’accompagnement. Notre travail de sociologue a donc été de mettre en perspective la place des personnes interrogées dans un ordre négocié ou social.
La question qui se pose est celle du statut que le chercheur en sciences sociales donne à la parole de la personne souffrante. Livia Velpry différencie une approche évaluative et une posture compréhensive. Dans une visée d’évaluation : « le point de vue du patient est pris en compte dans un cadre précis qui tend à objectiver les phénomènes subjectifs pour les rendre mesurables. » (Velpry, 2003 : 38). L’auteur donne l’exemple des mesures de la qualité de vie qui prolifèrent dans le champ de la santé mentale. Avec un objectif compréhensif, c’est davantage l’expérience de la personne souffrante qui est au cœur de l’analyse, saisie à travers le récit que la personne en fait. De notre côté, nous avons navigué entre trois perspectives de façon non systématique, à savoir 1. « comment la personne perçoit, comprend, explique sa maladie. » 2. « comment la personne recompose l’expérience de la maladie et du traitement dans son discours. » et 3. « comment la personne recompose l’expérience de la maladie et du traitement dans son mode de vie. » (Velpry, 2003 : 52).
Le récit de la maladie et la recomposition d’une expérience dans le discours sont donc au cœur de notre analyse. La parole des personnes est la base de notre approche compréhensive. Pourtant l’objet de notre enquête n’est pas l’expérience individuelle de la maladie psychique mais bien l’expérience partagée des troubles et de leur prise en charge. En ce sens, nous rejoignons Alain Ehrenberg : « parler d’expérience équivaut à décrire la maladie mentale comme un système de relations où la maladie est partagée de façon asymétrique entre tous les acteurs. » (Ehrenberg, 2008 : 14).
Nous avons considéré la parole sur soi comme une pratique particulière de cette expérience des troubles. Cette parole est insérée dans ce système asymétrique de relations et nous posons la question de savoir si elle permet un empowerment des personnes. L’empowerment peut être défini ici comme « un processus par lequel les individus, les communautés et les organisations gagnent du contrôle sur les questions et les problèmes qui les concernent le plus. L’objectif d’une démarche d’empowerment est de permettre à ceux qui n’ont pas de pouvoir de développer des actions proactives pour les protéger des menaces et pour valoriser les aspects positifs de leur vie. » (Kar et al., 1999 : 1433). La notion d’empowerment nous renvoie certes à une dimension individuelle mais elle renvoie surtout à une dimension collective. Il s’agit pour un groupe défendant des intérêts communs de gagner un certain contrôle sur leur destin partagé. Cette dimension collective soulève un élément central dans ce débat sur la pratique du récit de vie : le passage d’une parole individuelle, basée sur une expérience singulière, à une parole collective énonçant des revendications communes. En effet, les actions politiques sont de plus en plus tournées vers la participation sociale de tous les membres de la société, et en particulier de ceux qui bénéficient d’une prise en charge spécifique du fait de leur statut. Les personnes reconnues en situation de handicap, les jeunes adultes à la recherche d’un emploi jusqu’aux franges les plus précaires, sont soumis à un certain devoir d’engagement dans la construction de leur parcours de vie. Si elles sont sollicitées pour participer à la construction de leur trajectoire, elles semblent moins visibles dans les débats collectifs et citoyens.
Finalement, une des questions constitutives à la pratique du récit de vie est à qui s’adresse la parole. Un récit, même s’il est tourné sur soi, répond à des enjeux différents selon son contexte d’émission. Dans nos analyses, nous avons relevé trois types de récits : le récit sur son propre travail biographique énoncé pour le chercheur en sciences sociales (récit direct), la parole sur soi dans le cadre d’une relation thérapeutique (récit indirect) et enfin la parole sur soi instrumentalisée dans des luttes collectives (récit indirect).
Le récit du travail biographique et identitaire est une parole réflexive adressée au chercheur en sciences sociales. Il vise une mise en cohérence de l’expérience des troubles avec une histoire de vie. Il explicite le travail de recomposition identitaire. Il permet de mettre en perspective la place des personnes interrogées dans la gestion collective des troubles. Elles peuvent raconter les différentes stratégies qu’elles mettent en place pour définir cette place et pour gérer les différentes relations asymétriques.
Dans la relation médecin-patient, la parole sur soi engage le patient dans une relation thérapeutique. Elle est une sorte de contrat entre le soignant et le soigné, elle sert de base à la relation. Dans ce cas, le patient répond à une injonction. Se raconter est une contrainte à laquelle la personne reconnue souffrante répond.
Enfin, la parole sur soi peut, par un travail de montée en généralité, devenir un instrument au service d’intérêts collectifs. Elle s’adresse dans ce cas aux politiques publiques, le but étant de gagner du pouvoir au sein de l’organisation de soins et des services d’accompagnement.
Contexte du récit sur soi | À qui la parole est adressée |
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Récit sur le travail biographique et identitaire | Au chercheur en sciences sociales (parole sur la place de la personne dans l’ordre négocié autour de la gestion des troubles, récit sur les différentes stratégies de présentation de soi) |
Parole sur soi dans la relation thérapeutique | Au soignant pour s’engager dans le soin (parole contrainte par une injonction et par un ensemble de représentations médicales) |
Parole sur soi dans un espace citoyen et dans l’arène politique | Aux services dédiés à la santé mentale et aux politiques publiques |
À travers ces trois types de récits, nous allons voir, dans un premier temps, en quoi la pratique du récit sur soi peut être perçue soit comme une contrainte, soit comme un processus d’empowerment dans le travail de gestion de la maladie psychique et, dans un second temps, quelles sont les modalités de passage entre une parole individuelle et une parole collective.
Le mouvement de désinstitutionalisation et d’individualisation des prises en charge des troubles psychiques a favorisé la pratique du récit sur soi dans les différentes formes de l’accompagnement médical et psycho-social. En effet, une des conséquences du traitement “au cas par cas” des usagers de ces services de soin ou d’accompagnement serait une attention particulière au parcours de vie des personnes et à leur expérience singulière. À ce titre, des travaux effectués dans des dispositifs de prises en charge relèvent l’importance de la parole et du récit sur soi à des fins thérapeutiques [2]. La volonté de se raconter est perçue comme un signe d’adhésion à l’accompagnement ou à la relation de soin. Cependant, le récit de vie et la parole sur soi comme pratiques dans des dispositifs d’accompagnement médical et psycho-social peuvent être perçus comme contraignants voire aliénants. Selon Nikolas Rose, « (…) ces manières pratiques de formuler, de comprendre et de répondre aux tentations et aux aspirations, au bonheur et à la tristesse, à la réussite et aux frustrations, et de faire bien d’autres choses encore, ont été radicalement transformés par la pensée psychologique. En ce sens, les discours techniques, autorités et jugements psychologiques ont progressivement transformé la manière intime dont le sujet négocie son rapport à lui-même et à ses proches. » (Rose, 1999 : XX). Les personnes prises en charge sont non seulement soumises à l’injonction de se raconter mais elles doivent construire un discours attendu en puisant dans des représentations psychologiques et médicales.
Dans le parcours de la personne, le travail biographique consiste, entre autres, à adhérer au point de vue médical, ce que Strauss a tendance à naturaliser par une « acceptation » de la trajectoire de la maladie. David Armstrong rappelle que la perception de la maladie dans les modèles biomédicaux occidentaux est construite selon un regard particulier, évaluatif et hégémonique (le regard clinique). Reprendre le point de vue médical permet de décrire un certain nombre d’évènements biographiques en leur reconnaissant un caractère pathologique. L’auteur démontre en quoi le regard clinique avec « ses techniques, son langage et ses hypothèses » nous donne, à travers une « définition solide du corps » (Armstrong, 1983 :2), un ensemble de représentations. En citant Michel Foucault, il rappelle la dimension politique de ces représentations et du pouvoir qu’elles ont sur les personnes dans « la relation entre un corps individualisé et un regard désincarné » (Armstrong, 1983 : 4). Dans la relation médecin-patient, le point du vue du patient est traduit dans le regard clinique selon une grille de perception prédéfinie et désindividualisé (Armstrong, 1984 : 742). Il est retranscrit selon des « codes de connaissances » pour reprendre une expression de Michel Foucault (Foucault, 1963 : 90). Ainsi, la mise à distance par le patient du point de vue médical est perçue comme du « déni » ou de la « dénégation » (Bardou et al., 2006 :100). Ce déni fait l’objet d’une caractérisation médicale spécifique et est défini et reconnu comme une phase de la maladie psychique.
L’inscription dans des prises en charge impose une reformulation identitaire et une reconnaissance du caractère pathologique de ses comportements, de ses actions, voire de ses pensées, enfin c’est presque tout le rapport au monde et à soi qu’il faut redéfinir en “acceptant sa maladie”. Sortir du “déni” permet de « s’en remettre à l’institution » de soin. Muriel Darmon a déjà relevé au sujet de son enquête auprès de patientes reconnues anorexiques que « l’intériorisation [du point de vue médical] a un but thérapeutique pour les médecins. Parce que cette reconnaissance représente un premier stade de coopération de la patiente à sa propre guérison (…). ». Elle poursuit : « L’acceptation de cet élément du point de vue médical entraîne alors une réinterprétation du parcours antérieur. Les pratiques et représentations des phases précédentes sont revues à l’aune de l’intériorisation du point de vue médical. ». (Darmon, 2008 [2003] : 216-217). Autrement dit, accepter le caractère pathologique de ses comportements, c’est adhérer à la prise en charge et à ses traitements par un processus de reformulation identitaire et biographique. Ainsi, le point de vue médical semble s’imposer comme représentation des troubles : les personnes affectées par des troubles psychiques s’approprient ces références pour les insérer dans leur propre histoire de vie et dans leur rapport à elles-mêmes et aux autres.
Par exemple, une personne interrogée raconte comment elle a « accepté l’aide » pour pouvoir parler d’elle-même :
« (…) au début la psychothérapie vraiment ça ne servait à rien ; j’y allais à contre cœur, je m’asseyais, je regardais mes pieds et je laissais passer la demi-heure. Entre la première et la terminale, là j’ai pris conscience et j’ai accepté l’aide et là, à partir de là, c’est remonté tout petit à petit. (Marielle, 23 ans, étudiante, prise en charge pour anorexie depuis 9 ans) »
La parole sur soi dans une relation de soin a des fins thérapeutiques. Elle est clairement perçue comme “utile” dans le processus de guérison de la personne, sinon « la psychothérapie, ça ne sert à rien ». Elle est imposée comme condition du suivi et de l’accompagnement médical. Par contre, face à cette injonction, les personnes ont développé un certain nombre de compétences pour gérer les différentes tensions liées à leur récit dans des stratégies de présentation de soi, comme l’utilisation du silence et des non-dits par exemple ou en sélectionnant les attributs identificateurs.
Paradoxalement, parler de soi n’est pas une histoire sur soi, c’est avant tout une histoire de relations avec les autres. Les questions de l’identité, du statut et de la reconnaissance des personnes sont des dimensions fondamentales de l’approche biographique. Cette dernière permet à la personne de se raconter dans un espace social en puisant des représentations collectives. Elle relève par ailleurs les différentes tensions dans des relations particulières comme par exemple les relations de dépendance dans une situation de handicap ou dans le travail de gestion collectif des maladies.
Strauss et Corbin définissent le travail biographique dans la gestion collective d’une maladie chronique comme une acceptation des peines et la prise en compte des conséquences des troubles sur l’ensemble des sphères du parcours de vie. Ce travail biographique est un travail de mise en cohérence du passé du présent et du futur, il entraîne aussi une redéfinition identitaire de la personne concernée (Corbin et Strauss, 1987). En racontant l’histoire de sa maladie, la personne souffrante met du sens sur son parcours en même temps qu’elle définit la place de chacun des autres acteurs impliqués et les tensions qui sont inhérentes à leur relation.
Le jeu de mise en avant ou au contraire de dissimulation de tel ou tel attribut identificateur dans une relation a été raconté dans un certain nombre d’entretiens. Les personnes interrogées opèrent une classification de leurs relations sociales en fonction de ce qu’elles s’autorisent à dire ou pas. Ainsi, elles disent pouvoir partager leur expérience de la maladie et de sa prise en charge comme l’hospitalisation d’office par exemple avec des personnes ayant connu cette même situation. Avec d’autres, ils n’en parlent « qu’en partie » parce que sinon « ça leur fait un peu peur ». La dépression joue un rôle de maladie psychique socialement acceptable. À l’inverse l’hôpital psychiatrique détient un fort pouvoir discriminant.
« Et avec vos amis vous parlez de votre maladie ? »
« Avec Louis, un ami de Lille parce que je l’ai rencontré à l’hôpital de Bergerac, il a fait aussi… donc lui il a voulu prouver à ses parents qu’il existait en se strangulant mais ce n’était pas son intention d’en finir, il avait tout prévu, il n’était pas super net mais maintenant avec les cachets ça va super bien, on a de bons contacts, on s’appelle tout ça. (…) »
« Et avec Marina ? »
« Donc Anne, sa sœur, n’est pas au courant, enfin je ne pense pas qu’elle soit au courant que je prends des cachets mais Marina, je lui ai expliqué une partie pour ne pas lui faire trop peur, je ne lui ai pas expliqué tout le contenu, je lui ai expliqué que je prenais des cachets, que j’avais une dépression, je lui ai expliqué le pourquoi de la dépression et pourquoi je prenais des cachets mais je ne lui ai pas expliqué que j’avais été dans des hôpitaux psychiatriques parce que ça je pense que ça lui ferait peur, je vais attendre un petit peu, je préfère, je n’ai pas envie de perdre une copine à cause de ça, j’ai perdu toutes mes copines à cause de ça. (Antoine, 18 ans, sans emploi, pris en charge pour schizophrénie depuis 2 ans) »
Cet extrait d’entretien révèle deux choses. La première est que la personne souffrant de troubles psychiques effectue un travail de gestion du stigmate dans les relations sociales. Autrement dit, selon la personne avec qui elle entre en interaction, elle joue sur les attributs identitaires qu’elle présente ou au contraire dissimule. La personne qui possède un attribut potentiellement stigmatisable peut manipuler l’information la concernant. Elle possède une certaine marge de liberté quant aux attributs sociaux qu’elle veut mettre en avant ou au contraire cacher dans une relation comme des symboles de prestige ou de stigmate, des « désidentificateurs » (Goffman, 1975 : 57) ou d’autres signes. Ici, la psychose devient une dépression et les hospitalisations sont tues. La consommation de médicaments psychotropes est racontée dans une forme d’euphémisme : « je prends des cachets ». Dans le champ de la maladie mentale, il y a une hiérarchisation des attributs discréditeurs, du plus présentable au plus stigmatisant.
Le second élément qui nous est donné à voir est que, s’il y a une hiérarchisation des discrédits, il y a aussi une classification dans les relations, de celles où on peut partager son expérience à celles où on la tait. Pour reprendre à nouveau Goffman, « le mot de stigmate servira donc à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité c’est en termes de relations et non d’attributs qu’il convient de parler. L’attribut qui stigmatise tel possesseur peut confirmer la banalité de tel autre et par conséquent ne porte en lui-même ni crédit, ni discrédit » (Goffman, 1975 : 13). La frontière entre ce qui est présentable ou pas, bénin ou grave, fluctue selon les relations.
Tous les jeunes interrogés ne vont pas avoir la même relation à la mise en récit de leurs troubles, ou plus généralement de leur parcours. Si pour certains le récit opère une véritable mise en cohérence biographique par une exposition cohérente et causale de l’avènement de la maladie, pour d’autres, ce travail discursif est parfois « compliqué » et souvent jugé intrusif.
« Vous pouvez me raconter [votre parcours] ? »
« Ouh là, c’est compliqué, je ne sais pas, il faut que je commence par quelque chose euh… » (Jean-Marc, 24 ans, ouvrier spécialisé, pris en charge pour une psychose infantile depuis 12 ans)
« Ça ne me dit rien de raconter. » (Jessica, 23 ans, sans emploi, prise en charge pour une psychose infantile depuis 17 ans)
Le silence qui accompagne la maladie et sa prise en charge est parfois lié à la mise en avant de sa “normalité”. Il s’agit de taire ses troubles et d’être « comme tout le monde ».
« Non, ça va. Je fais mes courses comme tout le monde, je travaille normalement, je n’ai pas de problèmes physiques ou moteurs, tout va bien. » (Sébastien, 21 ans, travailleur handicapé en établissement et service d’aide par le travail, sans diagnostic, pris en charge depuis 10 ans)
« Oui. Il y a des jours avec et des jours sans, avec des problèmes, comme tout le monde hein, après le reste je ne sais pas quoi vous dire. » (Tristan, 23 ans, travailleur handicapé en établissement et service d’aide par le travail, pris en charge pour une psychose infantile depuis 12 ans)
L’identité se construit selon des principes d’identification à un semblable et à un différent. Comme le rappelle Michel Messu : « On ne saurait penser l’identité en dehors de toute considération de l’altérité. L’ancestrale dialectique du même et de l’autre reste toujours à l’horizon de la question identitaire » (Messu, 2008 : 160). Ici la présentation de soi en termes de normalité (« comme tout le monde ») s’accompagne d’une désignation d’un autre “plus malade” ou “plus handicapé”. Dans plusieurs entretiens, des jeunes adultes se sont présentés comme des personnes « qui s’en sortent » contrairement à d’autres qui sont dans de bien pires situations.
« Par contre, où c’était un peu difficile, [c’était dans] les centres spécialisés. Il y avait des cas un peu plus lourds que moi, là et pas forcément entouré de jeunes comme moi mais entouré de jeunes plus ou moins handicapés ou plus handicapés que moi et mentalement handicapés, bon en même temps, ça m’a appris à m’habituer à vivre avec eux, ( …) donc euh au début c’était assez difficile aussi, le cadre difficile parce que moi j’étais un des cas un peu… » (Jean-Marc, 24 ans, ouvrier spécialisé, pris en charge pour une psychose infantile depuis 12 ans)
« Moi je sais que j’ai réussi à m’en sortir, tant mieux, je suis content mais ce qui m’ennuie par contre, c’est les gens qui vont en sortir derrière. » (Youssouf, 19 ans, employé avec une reconnaissance de travailleur handicapé, sans diagnostic, pris en charge depuis 10 ans dans un centre médico-éducatif)
La situation d’entretien nous a révélé la difficulté qu’il y avait à raconter la maladie et sa prise en charge. La présentation de soi dans ces moments particuliers de face à face a dévoilé des processus d’identification à une norme selon laquelle c’est la maladie ou le handicap qui définit l’altérité.
Les personnes ne racontent pas les mêmes choses selon les interlocuteurs. Apprendre à parler de soi et de son expérience, c’est aussi apprendre à gérer les différentes relations dans la gestion partagée des troubles. Claude a appris à partager « en détail » une expérience commune avec des pairs pour « mieux supporter et assumer » la maladie, à « optimiser » les consultations avec son médecin psychiatre pour qu’elles soient les plus efficaces possibles et à adapter son discours auprès de ses parents pour de ne pas les inquiéter (ne pas dire« déprimé » mais « ralenti »).
« Comment parlez-vous de votre maladie ? »
« J’en parle à des personnes de ce qui m’arrive, j’en parle au sens de tout, tout mettre sur le tapis. Quand je vois mon médecin psychiatre je mets les mots justes, je vais à l’essentiel pour que la consultation puisse être optimisée, donc je vais à l’essentiel, je ne vais pas dans les détails et quand je parle à des amis qui sont en psychiatrie et qui connaissent ça, je vais dans les détails avec eux, voilà et avec mes parents ça va être factuel, par exemple ’je ne dors plus, je vais aller voir mon médecin pour avoir un somnifère’. Puis je dis, ’je dors bien mais ça ne va pas je suis ralenti’, je ne vais pas dire ’déprimé’, je vais dire ’ralenti’. Et donc du coup, je vais le revoir pour autre chose. Et voilà ce qu’il s’est passé avec mes parents, ça a été factuel, plus factuel. J’ai pu m’étaler un peu parce qu’ils me posaient des questions précises, alors j’ai répondu mais je n’allais pas au devant comme ça. Avec mon médecin psychiatre et avec mes amis, je vais au devant. » (Claude, 22 ans, sans emploi, pris en charge pour une psychose depuis 2 ans)
La gestion de ses mots suppose le contrôle des conséquences et des effets que ses propres troubles ont sur les autres. La maladie psychique perturbe le cadre de l’interaction (Joseph, 1996). Les personnes souffrantes se doivent d’acquérir des techniques pour se normaliser et absorber les perturbations dues à leur état de santé en séparant les espaces de diffusion de l’information. Si Goffman avait fortement décrit les différentes stratégies des acteurs pour « calmer le jobard » (Goffman, 1969), ici, ce sont les personnes souffrantes qui travaillent pour maintenir l’ordre social et apaiser les tensions issues des manifestations de leurs troubles.
Le processus d’acceptation du caractère pathologique des comportements et du travail biographique et identitaire qu’il entraine admet plusieurs résistances. En effet, la psychiatrie n’a pas un modèle unique et référent, plusieurs courants coexistent même s’ils ne détiennent pas la même légitimité dans tous les espaces comme la psychanalyse, la psychologie cognitive ou la neuropsychiatrie par exemple. Ainsi, le point de vue médical, à défaut de n’être qu’un modèle imposé, offre une pluralité de références que certains jeunes vont mobiliser à des fins identitaires ou biographiques.
Si les personnes souffrant de troubles psychiques peuvent mettre à distance le diagnostic, elles peuvent tout autant s’approprier un point de vue médical particulier pour raconter leur situation. La qualification des troubles selon des références spécifiques permet de se situer par rapport aux différentes représentations que peut porter la maladie psychique comme la faute ou la dangerosité. Par exemple, Eloïse sort d’une qualification psychologique des troubles pour conserver une intégrité identitaire. Elle définit ses troubles selon une origine neurologique, mais elle les compare aussi avec une infection commune qui est la grippe. Ces références ont pour but de la déculpabiliser.
« À partir du moment où c’est bien expliqué, que c’est une maladie neurologique, ce n’est pas… ce n’est pas moi (…) là ce n’est pas du tout ma faute, c’est neurologique. (…) je leur dis bien parce que moi je me rappelle au début j’étais diagnostiquée dépressive, et on me l’a dit que c’était ma faute quoi, même les gens qui ne voulaient pas m’incriminer qui disaient ça gentiment, qui disaient ’non, ce n’est pas comme la grippe quoi’ parce que moi je leur disais ’mais ce n’est pas de ma faute, c’est comme la grippe, je n’y peux rien’ et on me disait ’mais non, ce n’est pas comme la grippe, c’est une maladie mentale’ et euh non, et ils ne comprenaient pas que ça m’était tombé dessus comme ça quoi, (…) ce n’était vraiment pas ma faute… » (Eloïse, 24 ans, employée, prise en charge pour des troubles bipolaires depuis 4 ans)
L’extrait d’entretien que nous venons de citer montre bien l’enjeu qu’il y a autour de la faute et de la responsabilité de la personne à avoir une maladie psychique. Les références médicales, ici neurologiques et dans une moindre mesure infectieuses, permettent de légitimer une origine autre que psychologique. Ainsi ce n’est pas le “moi” qui est incriminé en tant qu’être pensant et responsable mais le corps dans son système nerveux. Ici, le regard clinique, dans sa définition particulière du corps, offre un modèle permettant de séparer la personne de sa corporéité. Dans le cas d’Eloïse, ce double système de représentations (l’esprit versus le corps et le moi versus les troubles) est une ressource identitaire permettant de faire face au discrédit de la maladie psychique puisqu’il la déculpabilise. Elle a adhéré au point de vue médical en puisant un certain nombre de représentations lui permettant à la fois de mettre du sens sur son expérience sensible des troubles mais aussi en tant qu’attribut identitaire pour justifier son absence de responsabilité, voire de culpabilité, dans sa situation de souffrance psychique. Ainsi, le travail biographique d’Eloïse s’est construit dans la durée avec un jeu de mise à l’écart et d’appropriation du point de vue médical.
Les différentes réponses apportées par les personnes interrogées face à cette contrainte institutionnelle relèvent de la stratégie de présentation de soi. Il s’agit finalement d’un travail d’appropriation d’un ensemble de représentations qui structurent « le sens de leur monde ». Finalement, nous rejoignons Démazière et Dubar qui écrivaient en 1997 : « C’est par la catégorisation sociale mise en œuvre dans un récit biographique que le sujet structure le sens de son monde ’social’, le produit et rend possible son appropriation par le sujet et son interprétation méthodique par le chercheur. C’est par la production de ses propres catégorisations du social- et pas seulement dans son rapport aux catégories ’officielles’- que le sujet s’approprie à la fois une conception du monde social et de sa place (actuelle, présente et future) à l’intérieur de celui-ci. Le sens subjectif recherché n’est donc rien d’autre que la structure de l’ordre catégoriel qui organise la production de son récit et la dynamique de son inscription dans cet ordre. » (Demazière et Dubar, 1997 : 37).
Les personnes font l’effort de maîtriser les effets que peuvent produire les représentations négatives de la maladie : que ce soit pour se défendre d’une faute, pour se préserver du stigmate ou pour soulager l’entourage. Le récit biographique et identitaire assigne une place dans un ordre négocié autour de la gestion collective des troubles. La parole sur soi engage d’autres personnes qui dessinent le contour de l’identité ou de l’engagement face à la contrainte institutionnelle. Ainsi, les autres plus malades ou en situation de handicap plus importante soulignent à leur manière la capacité de la personne qui parle d’elle-même à s’inscrire dans cet ordre social et à naviguer dans ces multiples contraintes.
Derrière ces capacités affichées de gestion de présentation de soi se pose la question plus générale du pouvoir des personnes interrogées sur cet ordre négocié. Autrement dit, si la pratique du récit biographique révèle la capacité des personnes interrogées à user de stratégies afin de gérer en partie leur place dans les relations thérapeutiques ou d’accompagnement, pour autant, quelles places leur sont réservées dans l’organisation des soins et des services dédiés à la santé mentale ?
Depuis quelques années déjà, les débats autour de la place des patients et des usagers des services dédiés à la santé mentale se sont succédés avec notamment des enjeux relatifs à la désinstitutionalisation de la psychiatrie et plus récemment avec des enjeux autour de l’empowerment ou de l’appropriation du pouvoir des usagers. Pour rappel, en 1987, Julian Rappaport définit cette notion comme « un processus, un mécanisme par lequel les personnes, les organisations et les communautés acquièrent le contrôle des événements qui les concernent » (Rappaprt, 1987 : 122). Malgré la diversité des modèles et les différents niveaux d’analyse que comprend ce terme d’empowerment (Dallaire et Chamberland, 1996), il nous invite à distinguer une perspective individuelle et une perspective collective. À un niveau individuel, les questions sont davantage médicales et elles concernent les actions pour prévenir ou contrôler les troubles. À un niveau collectif, elles concernent la capacité de ces personnes à prendre du pouvoir sur l’organisation des soins et des services d’accompagnement.
Dans le premier cas, le pouvoir sur l’ordre négocié autour de la gestion des troubles, qui a pour finalité une procédure de normalisation de la personne souffrante, est défini ici par la capacité de la personne à “réparer” les conséquences de ses troubles. La normativité est ici individuelle parce que l’action concerne une expérience singulière. La pratique du récit biographique permet de mettre l’accent sur cette expérience et d’identifier les problématiques spécifiques. Il est différent d’une action sur la norme collective. Dans le second cas, le pouvoir, qui a pour finalité de changer l’ordre social, est défini par la capacité des personnes souffrantes à se réunir pour revendiquer une histoire commune et pour revendiquer au niveau politique des intérêts communs quant à leur position dans l’organisation des soins et des mesures de compensation du handicap psychique. Ici, la prise de parole dépasse l’expérience singulière pour monter en généralité. Cette montée en généralité a la particularité d’être construite par les personnes elles-mêmes et non par des représentants (experts, professionnels, familles…).
Notre enquête auprès des jeunes adultes souffrant de troubles psychiques a mis en évidence une relative absence de passage entre une parole individuelle et une parole collective. Le désir de faire reconnaître une expérience collective n’a été évoqué qu’à une seule reprise par une personne souffrante sur les trois ans de l’enquête, alors même, nous venons de le voir, que ces personnes sont familiarisées avec la pratique du récit de vie dans leur prise en charge des troubles. Ce fait pose un certain nombre de questions sur les conditions d’émergence de ce type d’actions. Dans le but d’illustrer ce débat, nous allons voir à travers l’exemple d’un mouvement des usagers-chercheurs au Royaume-Uni la construction d’un discours collectif sur l’expérience partagée des services de la santé mentale. Cet exemple est une illustration de la mise en place d’une action collective basée sur ces expériences à la fois singulières et partagées. De fait, la présentation de cet exemple ne vise pas à promouvoir un modèle, elle propose simplement de montrer un type d’action visant à faire reconnaître une histoire et des revendications communes.
Dès la fin des années 1990 au Royaume-Uni, un mouvement d’usagers et de “rescapés” des services de santé mentale a revendiqué la prise en compte de leur expérience dans la définition et l’évaluation de l’offre de soin communautaire et hospitalier. Diana Rose, qui est à la fois chercheure en sciences sociales et usagère de ces services, a mis en place en 1996 un dispositif de veille des usagers – « Users-Focused Monitoring (UFM) » - au centre de santé mentale de Sainsbury (Londres). Une des finalités de ces UFM est de favoriser la voix des usagers pour influencer le développement des services. En 2001, dans son texte Users’ Voice, Diana Rose insiste sur la pertinence d’intégrer la parole des personnes en situation de handicap dans les processus de recherche. Elle prend l’exemple de la définition des « bonnes pratiques » dans la prise en charge médicale des maladies psychiques.
Le dispositif des UFM est emblématique d’un mouvement qui favorise l’empowerment des personnes directement concernées. Il ne considère pas uniquement l’expérience singulière des troubles mais l’expérience partagée des services de santé mentale. Ici, la parole est tournée vers l’expérience mais, à défaut de n’être qu’une parole sur soi, elle est constitutive d’une voix collective et elle est insérée dans des débats davantage sociaux et politiques. Un membre de l’UFM écrit dans leur guide : « Mon pire cauchemar pour l’UFM est qu’il soit considéré comme un joli papillon qui ne fait rien, un ornement agréable. Il s’agit de personnes qui ont utilisé les services de santé mentale, et elles ont souvent connu de mauvais moments, elles se réunissent pour produire quelque chose d’utile, et qui produit le changement. » [3] (Kotecha et al., 2007 : 7).
Le but de ces UFM est donc clairement de favoriser une parole collective à des fins citoyennes. Cet exemple nous amène à interroger la capacité émancipatrice de la pratique du récit sur soi dans la prise en charge du handicap psychique. Ainsi, cela ne revient pas à définir cette pratique selon un axe qui va de la contrainte à l’empowerment mais qui va de la normativité individuelle à la normativité collective, c’est-à-dire dans la capacité de la prise de parole sur soi à monter en généralité. Plus précisément, cela nous amène à interroger cette pratique selon des variables environnementales et selon les conditions sociales, culturelles et économiques permettant cette montée en généralité.
« Nous les malades psychiques, on n’est pas reconnu et moi j’ai un grand besoin de reconnaissance. » (Eloïse, 24 ans, employée, prise en charge pour des troubles bipolaires depuis 4 ans)
Interroger la pratique du récit de vie et de la parole sur soi sur leur capacité émancipatrice revient à situer la parole dans des enjeux particuliers. En effet, par le travail biographique, des personnes en situation de handicap psychique développent des compétences de gestion du récit face aux différentes relations engagées ou non dans le travail collectif de contrôle des troubles. Par le travail biographique, ces personnes intègrent les conséquences des troubles dans leur trajectoire de vie et acquièrent des capacités de gestions des éléments perturbateurs, que ce soit au niveau de leur parcours de vie (suivi thérapeutique, accompagnement social…) ou au niveau de leurs relations (gestions du stigmate, engagement dans le soin…). Ainsi les personnes souffrantes sont contraintes de “se normaliser”. En effet, elles agissent à leur niveau pour ne pas perturber l’ordre social. La norme collective n’est pas interrogée. Nous sommes face à ce que Mickael Oliver appelle une « tragédie personnelle » (Olivier, 1983). La maladie est un “accident”de parcours et c’est à la personne de “réparer” les conséquences des troubles. Si nous restons à ce niveau de compréhension, à savoir les procédures de normalisation individuelle, nous pouvons en effet constater que les personnes en situation de handicap psychique acquièrent des compétences et du contrôle dans le travail collectif de gestion des troubles. Les personnes peuvent développer des stratégies de contournement ou de gestion de la pratique contraignante de la parole sur soi. Nous relevons ce que Françoise Bouchayer nomme « des ressources non proprement matérielles et économiques dont disposent les individus » (Bouchayer, 1994 : 17). Dans certains cas, nous avons même pu distinguer chez les personnes interrogées les caractéristiques des agents stratégiques définis par De Coninck et Godart : « à partir de calculs et de décisions [ils] anticipent le cours des choses dans un champ de force donnée » (Coninck et Godard, 1989 : 39).
Cependant, les nombreux débats initiés par des mouvements d’usagers des services dédiés à la santé mentale dans plusieurs pays nous invitent à interroger cette pratique de la parole sur soi autrement que selon un axe qui va de la contrainte à l’empowerment mais par rapport à deux niveaux de normalisation : le niveau individuel et le niveau social. Il s’agit dans le second cas d’expliciter la place des usagers dans l’organisation des soins et des services d’accompagnement au-delà du simple travail de contrôle des troubles et de leurs conséquences. L’intérêt de confronter ces deux dimensions est de poser la question des limites de la pratique du récit de vie à passer de l’expérience individuelle à une histoire collective.
Pourtant, l’exemple des UFM montre en quoi la parole sur soi lorsqu’elle est partagée n’est pas qu’un « dialogue des inconscients » (Bourdieu, 1986 : 69-72). Elle illustre à travers un type d’action particulier les modalités d’une revendication en termes de droit et de reconnaissance.
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[1] Cette enquête est issue d’un travail doctoral dirigé par François Sicot et Marcel Drulhe et soutenu en décembre 2011. Elle a bénéficié de deux ans de financement de la MIRe/DRESS.
[2] Voir par exemple Darmon, 2008 [2003] ou Castel, 1998.
[3] Traduit par Audrey Parron. Version originale : « My worst nightmare for UFM is that it is seen like a pretty butterfly that does nothing, a nice ornament. It’s about people who have used mental health service, and often had a bad time of it, coming together to produce something that’s useful, and that produces change. »
Parron Audrey, « Travail biographique dans les situations de handicap psychique : de l’expérience individuelle à la parole collective », dans revue ¿ Interrogations ?, N°17. L’approche biographique, janvier 2014 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Travail-biographique-dans-les (Consulté le 31 octobre 2024).