Quelles différences pratiques pouvons-nous concevoir entre deux acceptions d’un terme philosophique ? Par exemple, quelles seront les conséquences, pour notre compréhension du problème des rapports corps/esprit, si nous définissons l’âme comme ce qui, en nous, survit à la mort du corps, ou si nous définissons l’âme comme l’ensemble des fonctions biologiques ? Quelles théories, quelles actions, quels modes de vie, quelles représentations, produirez-vous, selon que vous adoptiez l’une ou l’autre de ces définitions ? On pourrait, de façon liminaire, affirmer que le pragmatisme, en tant que mouvement philosophique apparu dans la seconde moitié du XIXe siècle, consiste dans le refus d’élaborer des problèmes ou des théories indépendamment de leurs conséquences pratiques. Cette exigence est formulée par Charles Sanders Peirce (1839-1914), dans un article de 1879 intitulé « Comment rendre nos idées claires » : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet. » (Peirce, 1993 [1879] : 164-165).
Cette première définition publique a néanmoins suscité certains malentendus, dans le développement de la pensée du pragmatisme [1]. Le problème le plus immédiat semble être de savoir ce qu’il s’agit de comprendre par « effets pratiques ». S’agit-il de réduire la conception d’un objet à ses aspects seulement matériels, ou individuels, de sorte que nos idées générales ne seraient que le reflet mental des manifestations concrètes de l’objet ? Faut-il considérer que si un terme philosophique n’a aucun effet concret sur l’action immédiate, aucune utilité, nous devons considérer qu’il n’a aucune signification ?
L’histoire du pragmatisme, et de ses variantes, est solidaire des compréhensions divergentes auxquelles la première formulation de Peirce a donné lieu. William James (1842-1910), philosophe, psychologue, et ami de Peirce, est semble-t-il le premier à avoir interprété la formulation de Peirce dans un sens que son auteur allait être amené à contester (James, 2005 [1896], Peirce, 1993 [1905]). Pour résumer cette divergence, on pourrait dire que pour James, dans la proposition « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l’objet », l’accent doit porter sur la pratique. Pour Peirce, elle doit plutôt porter sur la conception. En effet, il s’agit, pour James, de pouvoir trancher entre deux propositions théoriques, générales, en prenant en compte les effets concrets, utiles à l’action immédiate, de chacune des propositions. Pour Peirce, au contraire, l’accent ne porte pas sur le conflit entre deux propositions, mais entre deux acceptions d’un même terme [2]. Et ceci, afin de clarifier la pensée théorique, plutôt que dans l’optique de favoriser une position théorique utile à l’action concrète. En effet, il s’agit bien de concevoir des conséquences pratiques, qui peuvent être de l’ordre de la conjecture : « que se passerait-il si ? ». En ce sens, on peut comprendre l’activité mathématique comme productrice de conséquences pratiques : résoudre une équation consiste bien à produire un résultat. Et ce résultat est une pensée, conséquence pratique d’autres opérations de pensée.
Ainsi il semble que l’histoire du pragmatisme soit, dès les commencements, affectée d’une ambiguïté. Selon les interprètes, et selon les acteurs du mouvement pragmatiste, l’écart entre les positions de James et de Peirce seront plus ou moins accentuées [3]. L’objectif de cet article n’est pas cependant d’examiner le détail du débat entre Peirce et James, et de ses conséquences historiographiques [4], mais de traiter deux enjeux du concept pragmatiste d’action, en partant d’abord de la définition que Peirce en propose. Le choix de la définition peircienne est motivé par trois raisons. D’abord, parce qu’un des enjeux que nous voulons présenter concerne la théorie de la connaissance, et que Peirce propose de repenser la connaissance à partir d’une reconstruction de la notion d’action. Ensuite parce que la définition de Peirce nous semble susceptible de rendre compte de la définition de James, tandis que l’inverse ne nous semble pas vérifiable. On peut en effet intégrer parmi les effets concevables d’une conception ses effets concrets, tandis qu’on ne peut intégrer parmi les effets concrets d’une conception ses effets concevables. Enfin, le second enjeu que nous présenterons, à savoir la manière dont le pragmatisme permet de repenser la théorie morale, s’appuie sur un héritage, mais aussi sur une discussion de la définition de l’action proposée par Peirce.
Ainsi, après une présentation du terme « pragmatique », nous verrons comment Peirce a utilisé ce terme, pour définir une théorie de l’action apte à faire émerger une nouvelle théorie de la connaissance. Enfin, nous verrons comment John Dewey (1859-1952) a cherché à élaborer une nouvelle théorie morale, à partir de la théorie de la connaissance développée par Peirce.
Qu’est-ce qu’une action ? On répond généralement de deux manières à cette question. Ou bien l’action correspond à l’effet produit par un agent sur quelque chose, ou bien plus spécifiquement, l’action humaine est l’intention de produire un effet. La première définition est valable pour tout type d’objets, par exemple un corps qui en déplace un autre dans son mouvement. La seconde définition s’applique à l’homme, et pose la question de la liberté de la volonté, de la capacité d’initier un mouvement sans y être contraint.
Prâgma, ou πρᾶγμα, en grec, signifie l’action au sens d’affaire, de ce qu’il y a à faire [5]. Une action pragmatique est une action à faire, parce qu’elle s’impose à nous, nous préoccupe, jusqu’à ce qu’on la résolve. Elle est une action qui pose problème, et force à réfléchir. En ce sens, elle ne se réduit ni à l’action conçue comme l’action d’un corps sur un autre, prédictible par une théorie, ni à l’action conçue comme intention humaine. L’action pragmatique n’est pas le résultat d’une cause, elle n’est pas déductible théoriquement : au contraire, elle génère le besoin d’élaborer des théories. Mais elle ne s’oppose pas non plus au cours du monde, elle n’est pas un effort de la volonté contre les appétits sensibles. L’action pragmatique naît d’un problème pratique, et use de la pensée afin de le résoudre. La pensée y est un moyen, un instrument, au service d’une fin, imposée par les circonstances.
Le pragmatisme peut également être compris comme une affirmation quant à la condition humaine : notre expérience nous place constamment face à des problèmes, dont la résolution est une fin, auxquels nous devons répondre par des moyens adéquats. Il s’agit d’une théorie de l’expérience, selon laquelle il surgit des habitudes d’action, des modes de vie et des formes de pensées, à partir des obstacles que nous rencontrons. Il existe une relation entre notre mode de vie ou nos habitudes, et la configuration de notre expérience. Un des enjeux du pragmatisme est de savoir comment appréhender cette relation entre résolution des problèmes et habitudes d’action ou de pensée. Les pensées et les actions que nous développons en vue de résoudre des problèmes, en vue de régler les affaires qui s’imposent à nous dans le cours de l’expérience, sont-elles nécessairement légitimes ? Il y a là tout le problème du passage du fait au droit, de la pensée telle qu’elle se produit à la pensée telle qu’elle devrait se produire, ou de l’action telle qu’elle est à l’action telle qu’elle devrait être. C’est en répondant à ce problème que les philosophes dits pragmatistes vont développer leur conception particulière de la théorie de la connaissance, et de la morale.
Charles S. Peirce (1839-1914) est considéré comme le fondateur du pragmatisme. Il est en effet le premier à avoir repris la description de l’action comme affaire, tracas, préoccupation, qu’on trouvait déjà chez certains philosophes [6], et à en avoir fait une application à la théorie de la connaissance. Mais ce qui est nouveau, dans la description de Peirce, c’est qu’il transforme une donnée concernant la condition humaine en instrument de connaissance. Et son entreprise consiste à montrer que l’habitude fonde la validité de la croyance, en affirmant qu’une croyance vraie est une croyance dont on ne peut pas douter. Ainsi, Peirce continue là où Montaigne s’arrêtait : puisque les habitudes de pensée et d’action nous permettent de régler les problèmes pragmatiques, et puisque nous ne doutons pas d’elles lorsque nous les appliquons, elles sont vraies. Car que veut dire « être vrai », sinon ne pas douter d’une règle théorique ou pratique qu’on applique ? « Tout ce à quoi vous avez affaire, ce sont vos doutes et vos croyances, et le cours de la vie qui vous impose de nouvelles croyances et vous donne le pouvoir de douter de vieilles croyances. […] Mais si par vérité et fausseté, vous voulez dire quelque chose de non définissable en aucune façon en termes de doute et de croyance, alors vous parlez d’entités sur l’existence desquelles vous ne pouvez rien savoir […] Vos problème seraient grandement simplifiés si, au lieu de dire que vous voulez connaître la “Vérité”, vous disiez simplement que vous voulez parvenir à un état de croyance que le doute ne peut effleurer. » (Peirce, 1993 [1905] : 318)
On objectera immédiatement qu’à ce compte-là, nous pouvons croire ce que nous voulons, et donc définir la vérité comme cela nous arrange. Rien de contraignant, d’objectif, ne viendra brider l’imagination, et le principe de plaisir se substituera au principe de réalité. La réponse de Peirce à cette objection consiste à montrer qu’on ne peut pas croire ce qui nous arrange. Le contenu d’une habitude, la croyance qu’elle génère, n’est pas opaque ni arbitraire : ce que Peirce remarque, c’est que les croyances et les habitudes naissent de contraintes extérieures, et que ces contraintes extérieures sont justement ce qu’on appelle la réalité. Son geste consiste à ouvrir la “boîte noire” de l’habitude et des croyances qui l’accompagnent.
Un autre facteur est essentiel afin de rendre nos croyances légitimes : c’est ce que Peirce appelle « l’auto-contrôle » (Peirce, 1993 [1905] : 318), le fait que nous exerçons sur nos croyances une critique, que nous sommes prêts à accepter les soupçons qui sont émis contre elles, et qui émanent des autres hommes. On ne peut soutenir n’importe quelle opinion sans se sentir obligé de la justifier vis-à-vis d’autrui. Cette tendance critique, à la base de notre rationalité, permet de comprendre que nos croyances ne peuvent revêtir « n’importe quel caractère arbitrairement choisi, mais, au contraire, qu’un processus d’auto-préparation tendra à impartir à l’action (quand l’occasion s’en présentera) un caractère fixe, indiqué et peut-être mesuré en gros par l’absence (ou la faiblesse) du sentiment de remords que la réflexion subséquente produira » (Peirce, 1993 [1905] : 318-319). En d’autres termes, la croyance vraie est une habitude d’action, une manière d’agir selon une certaine règle, dans un certain type de situation. Mais, afin que nous agissions, en situation, conformément à ce que nous prescrit la croyance-habitude, il est nécessaire d’avoir confiance en son contenu. Et la confiance dans le contenu d’une croyance ne peut venir que d’une absence de soupçon, qui elle-même réclame une critique, un examen préalable.
La recherche de la vérité est ainsi, pour Peirce, fondée sur une éthique de la croyance. Ce qui garantit la vérité d’une croyance n’est pas seulement l’adéquation avec la réalité visée par la quête de connaissance, mais la visée de cette adéquation. C’est en tant que l’on veut connaître la réalité, et que l’on est prêt, pour cela, à se soumettre à la critique, que nos croyances peuvent être vraies. Dans les descriptions classiques du concept de vérité, il manque toujours le lien qui unit le sujet à l’objet de la connaissance. Ou plutôt, ce lien est extérieur : il y a la réalité, le sujet, et accidentellement, la possibilité de leur rencontre. Ce que montre Peirce, c’est que sans le désir de connaître la réalité, le concept de vérité demeure vide de contenu. La vérité, comme adéquation de la pensée et du réel, est cette croyance que le sujet veut obtenir et au prix de laquelle il se soumet à la nécessité morale d’un examen critique de ses pensées. Sans le moteur moral, sans le processus d’évaluation et de critique de nos croyances, nous ne parvenons même pas à l’idée d’une adéquation entre nos pensées et le réel.
Ce fondement moral de la distinction entre vérité et fausseté exclue l’idée d’une vérité indépendante de toute croyance. Peirce affirme que nous ne pouvons pas nous extraire de notre croyance, nous ne pouvons pas devenir autre chose que croyant et adopter un point de vue absolu, qui nous permettrait de distinguer a priori les croyances seulement causées par la réalité, et celles qui la décrivent correctement. Ce qu’affirme Peirce, et qui paraît contre-intuitif, c’est à la fois que nos croyances peuvent être vraies ou fausses, mais que nous n’avons pas de critère extérieur à la croyance pour le déterminer. Le seul critère est l’autocritique de nos croyances. Mais comment trouver, alors, un critère interne à la croyance qui permette de distinguer le vrai du faux, l’origine d’une croyance fausse du fondement légitime d’une croyance vraie ? Selon quel critère devons-nous mener la critique, et faire évoluer nos croyances ?
La différence entre nos croyances tient dans l’objectif poursuivi. Peirce distingue ainsi quatre méthodes de « fixation de la croyance » (Peirce, 1993 [1878] : 137), et pose la question de leur capacité à appréhender correctement la réalité. Ainsi, lorsque l’on désire produire une croyance qui nous rassure, on se propose seulement de ne pas “se poser de questions”. C’est la première méthode, que Peirce nomme de « ténacité » : vouloir croire quelque chose à tout prix, même au prix de la réalité, afin d’échapper à une remise en question dont nous ne sommes pas capables. « Si l’unique objet de la recherche est de fixer une opinion, et si la croyance est une espèce d’habitude, pourquoi n’atteindrait-on pas le but désiré, en acceptant comme réponse à une question tout ce qu’il nous plaira d’imaginer, en se le répétant, en insistant sur tout ce qui peut conduire à la croyance, et en s’exerçant à écarter avec haine et dédain tout ce qui permet de la troubler ? » (Peirce, 1993 [1878] : 144-145). Le critère retenu pour former notre croyance est notre sentiment, et non la réalité elle-même. De même, les deux méthodes suivantes de fixation de la croyance n’ont pas en vue l’adéquation avec la réalité. En effet, la deuxième méthode de fixation de la croyance est la « méthode d’autorité », qui impose, à l’échelle d’un État, une croyance (Peirce, 1993 [1878] : 146). Dans ce cas, la croyance n’a pas en vue le réel, mais ce qui arrange les gouvernants. La troisième méthode, dite « a priori », est une méthode qui ne se soucie que de la cohérence logique des raisonnements, et ne cherche pas l’épreuve des faits : « Les systèmes de cet ordre ne sont pas d’ordinaire appuyés sur des faits observés, ou du moins ne l’ont fait qu’à un assez faible degré. On les a adoptés surtout parce que les propositions fondamentales en paraissaient agréables à la raison. Cette expression est fort juste, elle désigne non pas les théories qui s’accordent avec l’expérience, mais celles que de nous-mêmes nous inclinons à croire » (Peirce, 1993 [1878] : 148-149).
C’est ainsi que seule la quatrième méthode, la « méthode scientifique », selon Peirce, peut décrire adéquatement la réalité, en tant qu’elle est la seule méthode de fixation de la croyance qui a en vue cet objectif : « Des quatre méthodes, elle est la seule qui fasse reconnaître quelque différence entre une fausse et une bonne voie. Si l’on adopte la méthode de ténacité et qu’on se cloître à l’abri de toute influence extérieure, tout ce que l’on croit nécessaire pour parvenir à ce but est nécessaire selon l’essence même de cette méthode. […] Avec la méthode scientifique, les choses se passent autrement. […] Mon critérium, pour savoir si je suis vraiment la méthode, n’est pas un appel direct à mes sentiments et à mes intentions, mais au contraire il implique en lui-même l’application de la méthode » (Peirce, 1993 [1878] : 152).
On pourrait cependant objecter que la description que donne Peirce de l’habitude et de la croyance demeure arbitraire, en ce sens qu’on pourrait vouloir savoir selon quel critère décisif la croyance scientifique est plus légitime que la croyance d’obstination. Quelle évidence possèdent les chercheurs que ne possède pas l’obstiné ? Il s’agit là d’une autre objection classique contre le pragmatisme : le pragmatisme serait un relativisme, car il ne donnerait pas de moyen de distinguer une connaissance relative, qui fonctionne relativement au succès pratique que vise un individu, et une connaissance absolue, indépendante des désirs ou des pensées humaines. La réponse de Peirce à cette question consiste à montrer que si nous ne sommes pas libres de choisir nos habitudes, parce qu’elles doivent convenir à une situation problématique, nous ne sommes pas plus libres de douter : « en vérité il n’y a qu’un état d’esprit dont on puisse partir, à savoir cet état d’esprit dans lequel on se trouve réellement au moment où l’on “part” - état dans lequel on est embarqué avec une masse immense de connaissances déjà formées dont on ne pourrait se débarrasser si on le voulait » (Peirce, 1993 [1905] : 317). Ainsi, le seul critère qui permet de distinguer le scientifique du parent qui “fait l’autruche” est que la croyance scientifique est plus difficile à rompre, bien qu’elle ne soit pas pour autant à l’abri de toute contradiction. Ce qui rend la croyance du scientifique plus crédible que celle du parent est l’auto-contrôle, dont nous avons vu qu’il était nécessaire afin d’ôter le sentiment de remords qui accompagne une croyance mal vérifiée. La pratique de la communauté scientifique est basée sur l’auto-contrôle de ses propres hypothèses. Ainsi, lorsqu’une proposition est admise, c’est qu’elle a été soumise à une batterie de tests et d’expérimentations, auxquelles elle a résisté, et qui permettent d’accorder une certaine confiance à cette proposition. Dans le cas du parent obstiné, à l’inverse, la croyance n’est pas soumise à l’auto-contrôle (Peirce, 1993 [1905] : 318).
Sur le plan moral et politique, l’idée qu’il n’y a pas besoin de remonter à un fondement ultime et certain pour dire le vrai ou pouvoir agir légitimement, et l’idée que toutes nos croyances sans exception peuvent être révisées, ne sont pas sans conséquence. Mais la question que se sont posées les pragmatistes est justement de savoir jusqu’où de telles conséquences pouvaient être portées. La figure fondatrice du pragmatisme, Charles S. Peirce, a semblé tenir à restreindre la portée de sa méthode aux problèmes scientifiques. Pour lui, la méthode scientifique de fixation de la croyance ne vaut, précisément, que pour l’investigation scientifique. Dans le domaine morale et pratique, on peut légitimement s’en remettre à la méthode de ténacité, d’autorité, ou a priori. En effet, il est légitime, pour Peirce, de s’en remettre aux coutumes et aux traditions pour traiter des affaires pratiques, puisque la démarche scientifique, basée sur l’auto-critique et la révision des croyances, est trop lente et trop incertaine pour pallier les nécessités de l’action immédiate [7].
Malgré tout, l’héritage de Peirce conduira John Dewey (1859-1952) [8] à appliquer à la connaissance morale l’analyse que Peirce proposait de la connaissance scientifique. Autrement dit, le Bien, comme le Vrai, est une habitude d’action dont on ne peut pas douter. Il n’existe pas, pour Dewey, de principes fondateurs en éthique : ni le sentiment, ni la raison, ni la religion ne fournissent des principes d’action légitimes en eux-mêmes (Dewey, 2014 [1920] : 217). Et de même qu’il existe en science des méthodes pour parvenir à une croyance plus ou moins justifiée, il doit exister en morale des valeurs plus ou moins désirables. Pour les découvrir, nous devons rompre la séparation instituée entre les fins et les moyens de l’action (Dewey, 2004 [1920] : 221).
En effet, pour Dewey, il est impossible d’évaluer la valeur d’une fin désirée sans s’intéresser aux moyens à mettre en œuvre pour la réaliser. Autrement dit, une fin ne peut pas être désirable si les moyens, et ce qu’ils impliquent dans l’expérience, ne le sont pas : « Admettons qu’une fin nous vienne à l’esprit. En estimant les choses prises comme moyens pour atteindre cette fin, nous découvrons qu’elle demanderait trop de temps ou une trop grande dépense d’énergie, ou bien encore qu’elle n’irait pas sans certains inconvénients ni l’assurance de problèmes futurs. Nous l’évaluons et la rejeter comme “mauvaise” » (Dewey, 2011 [1939] : 103).
On ne peut donc pas dire que la « fin justifie les moyens », au sens où si notre objectif est bon, on peut faire n’importe quoi pour y arriver. On ne peut pas dire, non plus, que « c’est l’intention qui compte », lorsqu’on ne parvient pas à réaliser son acte. La théorie de l’action de Dewey est basée sur une continuité et une solidarité entre le moyen et la fin. À proprement parler, il n’existe même pas des moyens en vue d’une fin. Il n’existe que des actions consécutives (Dewey, 2011 [1939] : 130). Parler de moyens et de fins est une façon de diviser notre conduite en moments distincts, c’est un jugement qu’on porte sur notre conduite, une manière de lui donner un sens, c’est-à-dire à la fois un déroulement chronologique, et une signification. Mais dans la série d’actions elle-même, il n’y a pas de différence de nature entre la fin et le moyen : tous deux sont des actions.
Le problème est qu’on assimile généralement la fin à un principe transcendant, idéal, à quelque chose qui existerait en dehors de l’expérience. Par ailleurs, on assimile le moyen à une action concrète, réelle, mais qui n’a aucune valeur en soi : « Isoler un événement, projeté comme fin, du contexte d’un monde en constant mouvement, où il prendra sa place en réalité, n’est pas nécessairement signe de folie (dans le cas envisagé). Mais c’est au moins, chez un individu, un signe d’immaturité quand celui-ci ne parvient pas à voir la fin qu’il envisage comme étant aussi une condition d’autres conséquences. » (Dewey, 2011 [1939] : 134-135). La fin (par exemple la démocratie) serait un grand principe, et le moyen (par exemple le vote) serait une action concrète. Et dans cette représentation, on se dit que le moyen (le vote) incarne, dans la réalité, une fin idéale (la démocratie). Dans cette perspective, puisque la fin existe indépendamment des moyens de la réaliser, n’importe quel moyen est bon. Aussi pourrait-on réaliser la démocratie par un coup d’État violent et non désiré, qui n’est pourtant pas un moyen démocratique. Mais ce que veut dire Dewey, c’est que si le vote est un moyen démocratique, alors la fin démocratique est dans le vote, et non à côté, ou au-delà. À l’inverse, le coup d’État violent et illégitime ne peut faire advenir la démocratie : comment d’une action non démocratique surgirait la démocratie ? De ce point de vue, séparer un moyen démocratique et une fin démocratique n’a aucun sens. Quand on a utilisé un moyen non démocratique, on ne peut pas dire qu’en plus, ou à côté de cette action concrète, s’est réalisé l’idée de démocratie. Soit l’idée de démocratie s’est réalisée à-même l’acte, le moyen qui la réalise, soit elle ne s’est pas réalisée. Comment la démocratie surgirait-elle, magiquement, d’actions qui ne sont pas démocratiques ? [9] Ainsi, contre la morale de l’intention, Dewey objecte qu’il n’existe pas d’intention hors de l’expérience, et hors des séries d’action que l’on met en œuvre pour réaliser un objectif. À proprement parler, la volonté de faire le bien n’existe pas, au-delà des actions qui permettent de faire le bien.
On pourrait objecter à cette conception de la morale que les conséquences d’une action ne disent pas, par elle-même, si une action est bonne ou mauvaise, qu’il faut y ajouter un jugement qui, lui, n’est pas affaire d’observation sur ce qui est, mais d’indication sur ce qui doit être. Contre cette objection, Dewey développe sa théorie des « fins-en-vue » : lorsque nous devons choisir entre plusieurs valeurs, plusieurs buts, nous pouvons évaluer ces valeurs en fonction des moyens à mettre en œuvre pour les réaliser (Dewey, 2011 [1939] : 99). Si les moyens à mettre en œuvre sont par trop coûteux, et que « le jeu n’en vaut pas la chandelle », la fin visée est mauvaise. Il n’est ainsi pas besoin de recourir à un jugement a priori sur ce qu’est le bien en soi. Et contre ceux qui opposent qu’il demeure une pétition de principe (à savoir : au nom de quoi la nocivité des moyens à mettre en œuvre serait-elle une bonne raison pour qualifier les fins visées de mauvaises ?), Dewey répondrait que le bien ou le mal moral est une croyance dont nous n’avons aucune raison de douter, et non un absolu, une entité qui existerait hors de l’expérience. Il existe donc, comme pour la croyance vraie chez Peirce, des modes de fixation de la croyance morale, plus ou moins fondée. Et précisément, pour Dewey, il s’agit de montrer que la méthode scientifique – telle qu’exposée par Peirce – est plus à-même de produire de bonnes croyances morales, que la méthode, par exemple, de ténacité. Aussi voit-il dans l’idée qu’il existerait des principes absolus en morale, indépendants de toute croyance, un effet de cette méthode de ténacité, un moyen de ne pas confronter nos pratiques morales à la réalité (Dewey, 2014 [1920] : 218). Il ne s’agit donc pas de se demander au nom de quoi notre sentiment immédiat du mal et du bien serait fondé. Il s’agit plutôt de montrer que ce que nous entendons par ces mots « bien » et « mal » n’a pas de signification en dehors de notre expérience individuelle et collective, hors de nos usages, et que renvoyer cette origine à une idée substantielle du Bien n’éclaire pas sa signification.
La conception de l’action que proposent les auteurs pragmatistes refuse de séparer la théorie et la pratique : toute pensée signifie ce qu’elle peut entraîner comme effet pratique. Il ne s’agit donc pas seulement d’un intérêt porté à la pratique, d’un recentrage sur le concret, qui prendrait le contre-pied d’une tradition philosophique abstraite. Il s’agit plutôt de repenser des problèmes philosophiques classiques, comme celui de la connaissance ou de la normativité (qu’elle soit morale, politique, ou esthétique), à l’aune de cette reconstruction du concept d’action. Et, bien qu’il existe des différences entre les auteurs pragmatistes, notamment en ce qui concerne l’échelle d’application de la méthode pragmatiste (puisque nous avons vu que Peirce et Dewey n’avaient pas la même appréciation du problème de la connaissance morale), le problème demeure, pour chacun d’entre eux, de pouvoir distinguer entre le vrai et le faux, le bien et le mal, le juste et l’injuste, etc., sans recourir à un critère transcendant ou a priori. L’enjeu majeur du pragmatisme est ainsi de déceler une normativité et une légitimité du jugement (de connaissance, de morale, d’esthétique…) à-même l’expérience. L’idée d’action comme affaire, pragma, parce qu’elle rend solidaire la pensée d’une contrainte imposée par le réel, a pour but de concilier la thèse réaliste qu’il existe un monde indépendant de nous, qui résiste aux fantaisies et aux caprices humains, avec la thèse qu’il existe un pouvoir efficace et transformateur de la pensée sur le monde. Et c’est précisément dans l’acceptation du réel tel qu’il s’impose que l’action humaine se découvre capable d’un grand pouvoir. De même, c’est, paradoxalement, l’intervention humaine qui découvre la réalité de la nature, plutôt que la contemplation passive de ce qui semble être. Par-là, le pragmatisme se définit comme un expérimentalisme : toute proposition générale doit pouvoir être confirmée ou réfutée par l’expérimentation. Le pragmatisme doit pouvoir parler le langage de « l’homme de laboratoire », disait Peirce (1993 [1905] : 311), et Dewey souhaitait produire une réforme de la culture inspirée de cet expérimentalisme, qui viendrait s’appliquer aux problèmes des hommes, afin de produire de nouvelles institutions, plus démocratiques, plus libres, susceptibles de donner aux citoyens les moyens de s’épanouir. Les ambitions du pragmatisme rencontrent des objections, et d’abord chez les tenants d’un réalisme plus strict, pour lequel on ne fait que découvrir les lois de la nature, et où la théorie est séparée (et précède en droit) ses applications techniques. Les ambitions morales et sociales du pragmatisme se voient quant à elles objecter une philosophie politique plus classique, pour laquelle la nature humaine a des limites qui n’autorisent pas un expérimentalisme radical.
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[1] Concernant le contexte intellectuel qui accompagne la naissance du pragmatisme, ainsi que pour une présentation de ses principaux géniteurs, on peut consulter l’ouvrage de Louis Menand (2001), et en particulier la première partie. Concernant les malentendus qui ont suivi la formulation du pragmatisme par Peirce, on peut se référer à Christopher Hookway (2012), et en particulier au chapitre 10, afin de suivre le débat entre Peirce et James. Enfin, on peut lire Cheryl Misak (2013), en particulier le chapitre 6, pour se faire une idée de la réception des pragmatistes par leurs contemporains.
[2] On peut, sur ce point encore, se référer à Hookway (2012), chapitre 10, et à Misak (2013), chapitres 3 et 4.
[3] Ainsi, Peirce lui-même, semble fournir des comptes-rendus du pragmatisme plus ou moins œcuméniques. Dans certains articles, par exemple « La nature du pragmatisme » (1993 [1905]), il décide de nommer sa variante du pragmatisme « pragmaticisme », afin de souligner ce qu’a d’irréductible sa doctrine philosophique. Dans d’autres écrits, par exemple le fragment « Pragmatism » (1998 [1907]), il cherche au contraire à signifier que les divergences entre pragmatistes sont bien plus minces que les positions communes.
[4] Pour un compte-rendu détaillé du débat, nous renvoyons à nouveau à Hookway (2012). Quant à ses conséquences sur les auteurs pragmatistes, l’ouvrage de Misak (2013) permet de saisir les positions de chacun d’eux à partir de la position de Peirce et de James.
[5] On peut se référer au dictionnaire grec-français Le grand Bailly, (Séchan, Chantraine, 2000 : 1614)
[6] Par exemple, Montaigne (2004 [1592] : 950-951), ou Plotin (2009 : 59), décrivent l’action comme un affairement, causé par l’incapacité de se tenir en repos.
[7] Peirce développe cette idée dans sa première conférence à Cambridge, « La philosophie et la conduite de la vie » (Peirce, 1995 [1992])
[8] John Dewey est considéré, avec Peirce et James, comme un des “pères” du pragmatisme. Si Peirce et James étaient camarades à Harvard, Dewey, plus jeune d’environ vingt ans, ne viendra au pragmatisme que progressivement, à partir des années 1880, pendant lesquelles il découvre les écrits psychologiques de James, et entretient une correspondance avec lui. Il ne s’intéresse aux écrits de Peirce qu’à partir des années 1900, en particulier pour élaborer sa théorie de la connaissance. Sur ce lien entre Peirce et Dewey, on peut se référer à Robert B. Westbrook, John Dewey and American Democracy (1993, 121-130).
[9] Dewey n’ignore pas que certains événements violents ont conduit à la démocratie, entendue comme régime politique opposé à la monarchie absolue, ou à la sujétion d’un peuple par une puissance étrangère. Il faudrait donc distinguer, d’une part, la violence illégitime de l’usage de la force en général, et d’autre part, appréhender au cas par cas comment évaluer la légitimité de l’usage de la force, par rapport à un objectif et une situation donnés. On pourrait ajouter aussi qu’il faut distinguer l’action volontaire, dans laquelle on vise consciemment une fin, et de l’action comme résultat contingents de plusieurs facteurs involontaires.
Alberto Guillaume, « Le concept d’action chez les philosophes pragmatistes et son lien avec la connaissance et la morale », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 27. Du pragmatisme en sciences humaines et sociales. Bilan et perspectives, décembre 2018 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Le-concept-d-action-chez-les (Consulté le 21 décembre 2024).