Résumé
À partir du modèle sémio-pragmatique théorisé par Roger Odin, cet article examine la relation entretenue avec le genre du « cinéma de l’exil » par trois films de fiction étatsuniens : The Immigrant (Charles Chaplin, 1917), The Exile (Max Ophuls, 1947) et America America (Elia Kazan, 1963). Il argumente plus largement la nécessité à se départir d’une conception immanente du genre pour déplacer la focale vers les mécanismes de genration.
Mots clefs :
Genre – cinéma – exil – pragmatisme – sémio-pragmatique
Abstract
Based on the semio-pragmatic model theorized by Roger Odin, this article looks into the relationship between the genre of “cinéma de l’exil” and three American fiction films : The Immigrant (Charles Chaplin, 1917), The Exile (Max Ophuls, 1947) and America America (Elia Kazan, 1963). More broadly, it argues the need of abandoning the conception of the genre as an immanent form to move the focus towards the mechanisms of genration.
Keywords :
Genre – cinema – exile – pragmatism – semio-pragmatic
Introduction : du genre à la genration
Les approches revendiquant un ancrage ‘pragmatique’ se développent depuis une vingtaine d’années au sein des études cinématographiques. Le ‘pragmatisme’ est alors entendu comme une posture théorique qui place la prise en compte du contexte de production et de diffusion des films, ainsi que les interprétations que peuvent en faire les spectateurs·rices, comme une entrée pertinente – si ce n’est nécessaire – dans l’analyse du ‘cinéma’, conçu dès lors comme un fait social.
Le ‘pragmatisme’ a rencontré un écho particulier au sein des études génériques, qui examinent un point nodal du « monde de l’art » cinématographique : la classification par genre des objets filmiques. La notion de genre est traditionnellement mobilisée, dans les pratiques ordinaires comme savantes, pour ce qu’elle traduirait des ‘propriétés intrinsèques’ des films : le genre dépendrait de leur thématique, de leur structure narrative, de leurs qualités plastiques, etc. De nombreux·ses théoriciens·nes [1] ont rompu avec cette conception immanentiste en proposant d’envisager également le genre des films à travers ses usages, en particulier institutionnels et spectatoriels. Dans les années 1980 (Altman, 2012 [1984], 1987), Rick Altman développe ainsi un premier modèle analytique, « sémantique/syntaxique », qui définit le genre d’un film par la combinaison de deux types de paramètres descriptifs : les traits sémantiques (comme le format, la durée, les personnages, le jeu des comédiens, etc.) et les traits syntaxiques (comme la stratégie narrative, la forme du récit ou la nature de la relation image/son). Le genre d’un film résulterait des modalités selon lesquelles les traits sémantiques seraient pris en charge par les traits syntaxiques. Le modèle sémantico-syntaxique concilie les approches formalistes et structuralistes qui dominaient jusque-là – mais de façon relativement autonome – les études génériques. À la fin des années 1990, après avoir travaillé sur les usages institutionnels (Altman, 1998), Altman expanse son modèle (qui devient « sémantique/syntaxique/pragmatique ») en insistant sur la fonction sociale et économique du genre. L’adjectif « pragmatique » lui permet alors de signifier la dimension en partie extrinsèque aux films de la catégorisation générique ; l’auteur évoque ainsi un processus de « fertilisation croisée » (cross-fertilization) (Altman, 1999 : 211). Andrew Tudor avait déjà suggéré dans les années 1970 de définir le genre à partir de l’observation d’un consensus social : « Le genre est ce que nous croyons collectivement qu’il est » [2] (Tudor, 2012 [1974] : 7). Depuis les années 2000, rares sont les théories génériques à ne pas accorder au hors-film, notamment aux institutions légitimantes, un rôle moteur ou pour le moins médiateur dans l’écologie des genres du cinéma [3]. Raphaëlle Moine (2015 [2002]) s’inscrit ainsi dans la lignée des travaux d’Altman : elle appréhende le genre comme une « catégorie de l’interprétation » et analyse les typologies génériques en les rapportant au « contexte historique, géographique et énonciatif dans lesquels elles sont employées » (Moine, 2004).
Il paraît en effet difficile aujourd’hui, face à la profusion des genres mobilisés quotidiennement dans l’espace public et la versatilité générique des films (labellisés différemment selon les lieux et interprètes [4]), de maintenir une définition essentialiste du genre cinématographique. Dans une perspective pragmatique peircienne [5], dans laquelle la seule réalité générique qu’il nous est possible d’appréhender est celle que chacun·e d’entre nous construisons à partir d’un certain nombre de « signes » (qui ne sont pas immanents mais produits par l’interprète), l’objet des études génériques n’est plus ‘le genre’ mais ‘la genration’, c’est-à-dire l’activité sémiotique consistant à attribuer aux films un genre filmique (Delaporte, 2015). Considérer que c’est l’interprétation qui donne sens au film ne doit pas être entendu comme la prévalence des spectateurs·rices dans la ‘mise en signification’ du film : ‘tout le monde’ interprète, notamment les fabricants·es de films (de leur écriture à leur diffusion). De la même façon, l’interprétation ne doit pas être comprise comme une ‘étape’ qui interviendrait après que le film existe : la simple construction d’un objet en tant que film suppose une activité interprétative. Rien que nous ne puissions appréhender n’est ‘vierge d’interprétation’, puisque c’est l’interprétation – la sémiose, au sens peircien – qui construit l’objet. Les approches pragmatiques ne sauraient ainsi être confondues avec les études de « réception », qui portent souvent sur les ‘publics’ du cinéma et n’épousent pas nécessairement un paradigme pragmatique.
L’enjeu actuel des études génériques n’est pas de ‘révéler’ les genres des films au moyen de divers paramètres descriptifs, fussent-ils nombreux ou cumulés, pas plus que de discuter la pertinence de telle ou telle interprétation, mais de théoriser la manière dont les individus sont amenés à interpréter génériquement les films, à leur assigner une identité générique, c’est-à-dire à les genrer. Pour appuyer cette posture théorique, je prendrai l’exemple d’un espace générique singulier, celui du « cinéma de l’exil », et mobiliserai un outil particulièrement séduisant pour qui souhaite étudier pragmatiquement l’interprétation générique des films : la « sémio-pragmatique », théorisée par Roger Odin (2000, 2011). Le modèle odinien ne prétend pas renseigner les films grâce à la description de propriétés conçues comme intrinsèques, mais par les différents « modes de lecture » susceptibles d’être enclenchés par les interprètes. Odin en théorise plusieurs, qui sont autant de façons possibles qu’ont les spectateurs·rices de (co)construire le film en lui attribuant du sens à partir de signes perçus comme immanents (l’expérience du visionnage étant ordinairement vécue comme une simple observation et pas comme un processus sémiotique générateur).
Chaplin, Ophuls, Kazan : trois fictions de l’exil
Les nombreux travaux académiques et critiques sur les rapports entre exil et cinéma ont circonscrit au fil des ans une filmographie de référence, que les pratiques universitaires (ouvrages [6], colloques [7]) et institutionnelles (projections [8], festivals [9], etc.) ont autonomisée, délimitant un espace générique autour du « cinéma de l’exil ». Le corpus ainsi formé est hétérogène : il inclut tant les films sur l’exil que ceux réalisés par des exilés. Certains croisent ces dimensions et semblent jouer un rôle idéal-typique de parangons génériques : les films sur l’exil réalisés par des exilés. Le corpus de cet article est constitué par trois films de fiction étatsuniens, choisis au sein de la filmographie des « Européens à Hollywood » (transfert culturel privilégié de l’étude des relations entre exil et cinéma [10]) : The Immigrant de Charles Chaplin (1917), The Exile de Max Ophuls (1947) et America America d’Elia Kazan (1963). Les trois films témoignent, au sein d’un même transfert culturel, de formes d’expatriation différentes (migration économique pour Chaplin, exil politique pour Ophuls, exil ethnique pour Kazan), d’âges du cinéma américain différents (le muet, le classicisme, la fin du studio system et l’essor des productions indépendantes) et renvoient à trois genres ‘racines’ différents (la comédie, le swashbuckler [11], le drame historique). Ces films se présentent tous comme des films sur l’exil réalisés par des exilés (c’est-à-dire qu’ils en possèdent a priori les propriétés intrinsèques) et sont donc susceptibles d’être interprétés comme appartenant au genre du cinéma de l’exil. Pourtant, seuls les films de Chaplin et Kazan semblent faire l’objet d’une telle genration : The Immigrant fait figure d’icône du cinéma de la migration tant il est cité et projeté, et America America, quoiqu’un peu plus confidentiel, se voit amplement documenté dans les champs cinéphiles et académiques. Comment expliquer alors que The Exile, premier film américain de Max Ophuls, cinéaste français exilé outre-Atlantique pendant la Seconde Guerre mondiale, ne profite pas de la même notoriété et ne soit jamais mentionné dans les travaux ou événements sur le cinéma de l’exil ?
Roger Odin décrit le mode « fictionnalisant » comme la combinaison de plusieurs [12] processus sémiotiques, dont la diégétisation (c’est-à-dire, selon les mots d’Odin qui emprunte ici le concept de « diégèse » à Étienne Souriau, la construction d’un monde habitable et habité), la narration (c’est-à-dire la construction d’un récit) et la discursivisation (c’est-à-dire la construction d’un discours attribué au film, véhiculant informations et valeurs). Au contact des trois films du corpus, qui se présentent comme des fictions et en épousent les codes filmiques, un·e spectateur·rice ordinaire (dans un contexte de visionnage ordinaire [13]) a toutes les chances d’enclencher une lecture fictionnalisante : on peut, sans grande difficulté, construire des diégèses et des narrations à partir des éléments proposés par les films.
The Immigrant, moyen métrage en noir et blanc sorti en 1917, suit le parcours d’un migrant, Charlot (le personnage de scène de Chaplin), de sa traversée de l’Atlantique à ses premières expériences américaines. Il articule deux moments, séparés par une ellipse temporelle : la première partie se déroule sur le bateau, où Charlot fait la connaissance d’une jeune migrante, tandis que la deuxième partie a lieu dans un restaurant, où Charlot retrouve la jeune femme et finit par l’épouser. Le contexte est propice à des saynètes comiques (le roulis du navire est exploité par le cinéaste dans plusieurs scènes burlesques), mais également à des séquences plus dramatiques [14], où le dispositif filmique vient soutenir le récit, ce qui encourage la « mise en phase » des spectateurs·rices, c’est-à-dire le fait de « vibrer au rythme des évènements racontés » (Odin, 2000 : 39).
The Exile se présente comme une fiction classique hollywoodienne : long métrage en noir et blanc sorti en 1947, le film d’Ophuls raconte l’exil de l’héritier de la couronne d’Angleterre, Charles II (incarné par Douglas Fairbanks Jr.), sur les terres hollandaises au milieu du XVIIe siècle. Pourchassé par les espions puritains de Cromwell – les Roundheads menés par le Colonel Ingram –, le roi se réfugie dans une auberge tenue par une accueillante jeune femme. La romance naissante entre l’héritier et l’aubergiste occupe de longs moments dans le film, tout comme les scènes d’action avec des combats à l’épée, qui favorisent l’immersion des spectateurs·rices dans la fiction.
Long métrage en noir et blanc sorti en 1963, America America se présente également comme une fiction historique : il se déroule à la fin du XIXe siècle et raconte l’histoire de Stavros, un jeune Grec vivant en Anatolie dans des conditions misérables et subissant l’oppression du pouvoir politique turc. Son rêve d’émigration le conduit à entamer un long périple, semé d’embûches, jusqu’à Constantinople, où il parvient finalement à embarquer sur un navire pour l’Amérique, qu’il rejoint dans la dernière partie du film.
Si la lecture fictionnalisante paraît plus que vraisemblable face aux films du corpus (encore une fois : par un·e spectateur·rice ordinaire dans un contexte de visionnage ordinaire), il semble que ce soit la possibilité – ou l’impossibilité – pour les interprètes d’engager d’autres modes de lecture qui permette d’expliquer pragmatiquement la relation des trois films au genre du cinéma de l’exil.
Le film comme document historique
The Immigrant est utilisé dans de nombreux cadres comme support pédagogique [15] pour enseigner l’histoire de l’immigration [16]. Certaines séquences sont même devenues des figures emblématiques, servant à illustrer tout discours sur la migration transatlantique. C’est le cas de la séquence qui montre l’arrivée des migrants « au pays de la liberté » [17] : les passagers, entassés sur le bateau, se lèvent enthousiastes pour admirer la Statue de la Liberté, dévoilée par un lent travelling latéral. L’arrivée des douaniers tempère leur candeur (ils se font rudoyer par les agents en charge du débarquement), ce qui produit un effet de contraste entre les attentes visibles des nouveaux arrivants et l’accueil qui leur est réservé. La forte charge symbolique du plan sur la Statue de la Liberté est utilisée à plusieurs reprises dans des films postérieurs [18], notamment dans America America : c’est en effet un plan large sur la Statue qui marque le début des aventures américaines de Stavros. The Immigrant et America America (dans une moindre mesure), souvent associés en raison de leur thématique, de l’ancrage temporel du récit et de la similarité de leur représentation d’Ellis Island, semblent ainsi lus par une partie des interprètes comme des ‘documents historiques’ leur délivrant un savoir véritable sur la migration euro-américaine du début du XXe siècle. En termes odiniens, ce type d’interprétation dévoile une lecture non plus fictionnalisante des films, mais « documentarisante ».
La lecture documentarisante se distingue de la lecture fictionnalisante en ce qu’elle implique un statut différent de « l’énonciateur réel » construit par l’interprète. Dans la lecture fictionnalisante, celui-ci construit un « énonciateur fictif » [19], rendu responsable du récit et des personnages, mais également un « énonciateur réel », rendu responsable du discours [20]. Même si l’opération n’est pas conscientisée comme telle par l’interprète sous le poids du « désir de fiction », il y a toujours construction d’un discours attribué au film (discursivisation), même devant une fiction lue comme fiction. L’énonciateur réel agit simplement caché, masqué sous le contrat de fictivisation. Dans la lecture documentarisante, au contraire, l’énonciateur réel est « interrogeable en termes d’identité, de faire et de vérité » (Odin, 2011 : 56), c’est-à-dire que l’interprète se « pose la question de la vérité » (ou se sent autorisé à la poser) (Odin, 2000 : 55). Les modes de lecture s’entremêlent lors du visionnage d’un film et il est donc tout à fait possible de faire, au moins ponctuellement, une lecture documentarisante d’un objet présenté comme fictionnel.
En prêtant aux films de Chaplin et de Kazan une valeur archivistique d’illustration de la migration euro-américaine, une partie des interprètes en opère (et incite) une lecture documentarisante, ce qui pourrait constituer un premier levier dans l’appartenance au genre du cinéma de l’exil. En effet, alors que The Exile est a priori susceptible de faire lui aussi l’objet d’une lecture documentarisante (ne serait-ce que parce qu’il met en scène des événements et personnages historiques réels), on ne trouve pas trace d’une telle interprétation dans les quelques critiques publiées lors de la sortie du film d’Ophuls (Agee, 1947 ; A.W., 1947). C’est peut-être qu’il manque à The Exile une qualité souvent prêtée aux films de Chaplin et Kazan : la dimension autobiographique.
Le film comme témoignage autobiographique
America America, adaptation d’un roman éponyme de Kazan, raconte l’expatriation de son oncle en Amérique et plus largement l’histoire de sa famille (né en Turquie dans une famille grecque, Kazan migre aux États-Unis au début des années 1910, alors qu’il est encore enfant, pour fuir les persécutions et la misère). C’est un projet très personnel pour le cinéaste, revendiqué comme autobiographique :
« J’ai travaillé bien plus et bien plus longtemps sur America America que sur mes autres films. Sur le scénario aussi. C’était le premier film que j’écrivais entièrement, tout seul, le premier film qui était entièrement le mien, c’est pourquoi j’ai travaillé particulièrement dur dessus. » [21] (Delahaye, 2000 : 80)
« J’ai demandé à mon père pourquoi nous étions venus en Amérique. Mais je crois qu’il avait oublié. J’avais depuis longtemps l’idée de faire un film qui s’appuierait sur la saga de la migration de ma famille. C’était notre légende. » [22] (Kazan, 2009 : 218-219)
Les spectateurs·rices n’ont pas besoin de connaître le contexte de production pour concéder au film une valeur testimoniale : celle-ci est énoncée au début du film, en voix off, directement par le réalisateur :
« Mon nom est Elia Kazan. Je suis Grec de sang, Turc de naissance et Américain parce que mon oncle a fait un voyage. Cette histoire m’a été racontée au fil des ans par les anciens de ma famille. » [23]
Cette introduction joue un rôle de ‘consigne de lecture’ et oriente l’interprétation des publics, invités à lire le film non plus seulement comme une fiction ou un documentaire mais comme le récit d’une histoire familiale réelle, c’est-à-dire comme un document autobiographique. Les critiques publiées lors de la sortie du film dévoilent ce type d’interprétation. On pouvait ainsi lire dans le New York Times :
« L’oncle d’Elia Kazan, qui fut le premier de sa famille à émigrer aux États-Unis, se voit rendre un splendide hommage par son neveu dans son dernier film, America America. C’est un hommage, parfaitement traduit en de puissants et éclatants termes cinématographiques, au courage, à la ténacité et à la sagesse qui poussèrent, au début du siècle dernier, le jeune homme à quitter une terre d’esclavage en Turquie pour rejoindre une terre de liberté où sa force et son esprit s’épanouiraient pleinement. Et puisque cet hommage pourrait s’adresser à n’importe quel jeune immigrant de cette époque, le film est vraiment non seulement un hommage mais plus encore une ode éclatante à toute cette immense et magnifique vague d’immigrants. » [24] (Crowther, 1963)
Sur un ton différent, Life soulignait également la dimension autobiographique du film :
« […] Les admirateurs de Kazan peuvent être reconnaissants au vrai Avraam [l’oncle de Kazan] d’avoir fait ce voyage et fait venir, un par un, une grande partie de sa famille. S’il ne l’avait pas fait, Elia Kazan pourrait aujourd’hui être en train de vendre des tapis dans un bazar turc. » [25] (cité par Briley, 2017 : 155)
En rapportant l’histoire du film au parcours migratoire personnel du cinéaste et plus seulement au phénomène historique de la migration euro-américaine, les critiques sortent d’une lecture purement fictionnalisante (ou même documentarisante) pour interpréter America America comme un document ‘authentique’ sur la vie de Kazan. En termes odiniens, on pourrait voir ici une « lecture à l’authenticité », qui se caractérise surtout par la construction d’un énonciateur réel ininterrogé en termes de vérité (à la différence de la lecture documentarisante), car conçu, au niveau identitaire, comme étant « comme moi » (Odin, 2011 : 108). Parce que les énoncés seraient construits comme relevant de l’expérience propre du cinéaste, il deviendrait « dès lors illégitime de [s]e poser la question du vrai ou du faux ; il n’y a pas d’autre alternative que de constater que les choses sont ce qu’elles sont » (Odin, 2000 : 164). La lecture à l’authenticité s’appuie en effet sur la légitimité concédée par l’interprète à l’énonciateur réel qu’il a construit : il sera plus enclin à engager une lecture à l’authenticité face à un film dont il estime que l’énonciateur réel (par exemple : le réalisateur) connaît son sujet, ‘sait de quoi il parle’, etc. Le mode de l’authenticité, conçu par Odin pour penser la lecture qui s’engage face aux films de famille diffusés dans un cadre télévisuel, suppose toutefois un effacement total du support de la part de l’interprète, qui paraît peu vraisemblable face aux trois films du corpus : le statut des films (films de cinéma, fictions classiques) et le contexte de visionnage empêchent vraisemblablement le·la spectateur·rice de faire complètement abstraction du dispositif filmique. Plus qu’une lecture à l’authenticité, c’est donc peut-être un autre mode de lecture qui s’engage, qu’Odin appelle le « mode du témoignage ». Celui-ci se distingue du mode de l’authenticité parce que l’énonciateur réel qui est construit est « un Sujet, un JE qui […] donne son point de vue sur ce qu’il voit ou sur ce qu’il a vu » (Odin, 2011 : 97). Le mode du témoignage suppose un engagement affectif extrêmement fort de la part de l’interprète (Odin théorise ce mode de lecture à partir d’un objet particulier, le film de famille), mais il réclame également « une évaluation en termes d’identité (qui es-tu pour témoigner sur cet événement ?), de faire (où étais-tu au moment des faits ?) et de vérité, une vérité dont l’auteur du témoignage est tenu pour responsable » (Odin, 2011 : 97 ; l’auteur souligne).
La lecture sur le mode du témoignage est plus qu’incitée par America America grâce à la voix off au début du film. Il n’est donc pas incongru que l’on trouve des traces interprétatives de ce mode de lecture chez les différents·es auteurs·rices qui se sont intéressés·es au film, critiques contemporains de la sortie comme exégètes plus récents (Rollet, 2004, 2007 ; Letort, 2012). Les interprètes n’ont cependant pas besoin que le film soit conçu comme autobiographique pour opérer une lecture sur le mode du témoignage. The Immigrant, le film de Chaplin, ne comporte pas de consignes de lecture explicites et ne s’accompagne d’aucune revendication autobiographique de la part du cinéaste [26], mais il est fréquemment lu comme une œuvre très personnelle du réalisateur, qui dirait quelque chose de son expérience de la migration. Cette lecture sur le mode du témoignage n’est plus favorisée, comme chez Kazan, par une incitation manifeste au début du film, mais par la présence de Charlot (déjà bien ancré en 1917 dans l’imaginaire collectif [27]) : le personnage est en effet assimilé à son créateur et construit comme une sorte d’alter ego, de prolongement écranique de Chaplin (Saint-Martin, 1987).
Le film comme récit national
America America et The Immigrant ne sont pas seulement construits comme des ‘fictions de l’exil’ (lecture fictionnalisante), susceptibles de délivrer un savoir véritable sur la migration (lecture documentarisante), mais deviennent des films sur l’exil ‘réalisés par des exilés’ – qui, donc, savent de quoi ils parlent – (lecture à l’authenticité) et les émanations directes de leurs réalisateurs (lecture sur le mode du témoignage). Ces derniers modes de lecture sont encouragés par le fait que le phénomène migratoire mis en scène dans ces deux films (la migration euro-américaine au tournant du XXe siècle) est probablement connu des publics contemporains de la sortie des films, une partie d’entre eux étant peut-être directement concernée. Il est ainsi possible que certains interprètes engagent, même furtivement, une lecture « intime » des films de Chaplin et Kazan. Chez Odin, le mode intime se manifeste sous la forme d’un « discours intérieur » (Odin, 2011 : 86) et peut être engagé, par exemple, à l’occasion du surgissement d’un souvenir qui fait remonter l’interprète à sa vie personnelle, sa propre expérience, etc. : c’est « le scénario de la Madeleine de Proust » (Odin, 2011 : 87) [28]. Parce que presque tout le monde aux États-Unis est concerné par la migration euro-américaine et que celle-ci constitue un pan fondateur de l’histoire étatsunienne, les interprètes sont susceptibles de lire The Immigrant et America America comme ‘leur histoire’, mais aussi comme le récit national de ‘leur Histoire’.
Nombreuses sont les critiques d’America America à être allées dans ce sens. On pouvait ainsi lire dans le Saturday Review, sous la plume d’Hallis Alpert, que Kazan illustre « les aspirations, les désirs, la volonté de millions d’autres venant d’ailleurs qui ont réussi à rejoindre les États-Unis, et dont les descendants façonnent encore aujourd’hui l’identité » [29] (cité par Briley, 2017 : 155) ou encore, dans Newsweek, que :
« […] Toute remémoration des rêves de nos pères fondateurs est une expérience troublante, car peu d’entre nous ont mérité le sacrifice qu’ils ont fait, et encore moins ont été à la hauteur de la ferveur idéaliste de leurs rêves. » [30] (cité par Briley, 2017 : 155)
Ces critiques ne sont pas tant les traces de lectures documentarisantes que de lectures sur un mode presque intime, dans lesquelles les interprètes se sentent interpellé·e·s en tant que membres d’une communauté. On est donc plus proche ici de ce qu’Odin appelle le mode « privé », défini comme « le mode par lequel un groupe […] fait retour sur son passé » (Odin, 2011 : 86). Dans ce type de lecture, l’énonciateur réel construit par l’interprète est collectif (Odin, 2011 : 89) : Odin a théorisé ce mode au sujet du visionnage de films de famille en contexte familial, et propose donc comme énonciateur « la Famille », mais on pourrait tout à fait, en tordant un peu le modèle, imaginer que les interprètes d’America America construisent, par exemple, « le peuple américain » ou « l’Amérique » comme énonciateur collectif. Odin insiste sur la fonction socialisante du mode privé, qui vise la « recherche mémorielle collective » (Odin, 2011 : 88). C’est tout le projet de Kazan, qui s’adresse à ses compatriotes en regard caméra dans la bande-annonce de America America :
« Mon nom est Elia Kazan. Chacun d’entre vous, quand vous étiez enfant, s’asseyait aux pieds de sa grand-mère ou de son grand-père, de son oncle préféré ou de sa chère tante, de son père dans un moment de détente ou, dans ses plus anciens souvenirs, de sa mère, et écoutait les récits familiaux. Chacun d’entre nous a ses histoires de famille et chaque famille américaine, sans exception, a une légende en particulier : celle qui raconte la façon dont la famille est arrivée dans ce pays. Mais nous étions tous, à un moment ou à un autre, ailleurs, et nous sommes tous venus ici. Donc nous partageons la magnifique aventure de ce pays, la façon dont nous sommes arrivés, et nous connaissons tous une épopée, celle qui raconte pourquoi nous sommes arrivés ici. Je suis né en Turquie de parents grecs. Au tournant du siècle, ma famille est venue ici. […] Il y a deux ans j’ai fait un livre de ces aventures : America America. Beaucoup d’entre vous l’ont lu. Et aujourd’hui j’ai fait le film America America, qui arrivera bientôt sur cet écran. » [31]
Le mode de lecture privé traduit ainsi un fort « sentiment d’appartenance à une communauté » (Odin, 2011 : 89), ce qui explique qu’il ne s’engage qu’au contact d’objets construits comme émanant d’une communauté à laquelle l’interprète estime appartenir. Face à un film comme The Exile, qui traite de l’exil hollandais de Charles II au XVIIe, les publics étatsuniens ont vraisemblablement été moins nombreux à pouvoir opérer une lecture sur un mode intime et/ou privé, ce qui explique peut-être la moindre reconnaissance du film d’Ophuls au sein du genre du cinéma de l’exil.
Le film comme œuvre d’art
Quand les interprètes font une lecture à l’authenticité ou sur le mode du témoignage, les énonciateurs réels qu’ils construisent sont les réalisateurs des films : l’engagement de telles lectures repose sur la possibilité d’une médiation auctoriale (auteuriste ?) des films, c’est-à-dire qu’il faut, pour pouvoir les lire comme témoignages autobiographiques, les construire comme les productions exclusives de leurs auteurs-réalisateurs. On peut faire l’hypothèse que le film de Max Ophuls ne fait pas l’objet de lectures à l’authenticité ou sur le mode du témoignage car les spectateurs·rices ne sont pas en mesure de l’interpréter comme un « film d’auteur ».
Premier film qu’Ophuls tourne aux États-Unis, six ans après son arrivée sur le sol américain, The Exile fut principalement guidé par les impératifs du producteur, scénariste et interprète du rôle principal : Douglas Fairbanks Jr (Bacher, 1996 : 62-131). Hanté par la figure de son père qui fut un grand acteur de swashbuckler durant l’ère du muet, Fairbanks Jr. cherchait à lui rendre hommage : sa lecture du roman de Cosmo Hamilton, His Majesty, the King (1926), lui fournit une trame narrative de circonstance pour écrire une œuvre qui lui serait dédiée. Nous sommes donc loin de The Immigrant ou d’America America, que les interprètes purent lire comme le témoignage des cinéastes sur leurs expériences personnelles (même à tort). En 1947, le nom d’Ophuls était inconnu du grand public nord-américain (alors que dire de son parcours migratoire !) [32] : lors de la sortie du film, l’énonciateur réel construit par les interprètes avait donc vraisemblablement plus de chance d’être ‘Douglas Fairbanks Jr.’ que ‘Max Ophuls’. Les critiques publiées à l’époque ne faisaient d’ailleurs pas mention du nom du réalisateur : dans le Time (Agee, 1947), James Agee ignore complètement le rôle joué par Ophuls (Sarris, 1998 : 370) et, dans le New York Times, les partis-pris esthétiques sont attribués à Fairbanks : « En choisissant de tourner le film en sépia, Fairbanks lui a donné un agréable ton pastoral » [33] (A. W., 1947). La difficulté à opérer une médiation auctoriale de The Exile minorait la légitimité accordée à l’énonciateur réel, limitant ainsi les possibilités d’une lecture à l’authenticité ou sur le mode du témoignage. Depuis la sortie du film en 1947, Max Ophuls a connu une belle carrière cinématographique, notamment après son retour en France [34], et se voit aujourd’hui adoubé par la cinéphilie française pour des films comme Letter from an Unknown Woman (1948), La Ronde (1950), Madame de (1953) et Lola Montès (1955). The Exile bénéficie rétroactivement de cette notoriété [35] et l’on peut voir dans certaines diffusions récentes [36] les traces de lectures à l’authenticité, autorisées par la légitimation du cinéaste. On peut ici faire le lien avec ce qu’Odin décrit au sujet du mode « artistique » : s’il s’agit, dans sa forme réduite, de ‘simplement’ « construire un énonciateur appartenant à l’espace de l’art » (Odin, 2011 : 73), le mode artistique consiste en effet, dans sa forme pleine, en « l’étiquetage ou l’énonciation d’un nom propre » (Odin, 2011 : 75), c’est-à-dire en l’individualisation, en ‘l’auteurisation’ de l’énonciateur réel.
Le film comme fable
Aux différents éléments requis par les interprètes pour genrer un film comme appartenant au « cinéma de l’exil », s’ajoute une dernière condition : celle, pour le film, de tenir un discours (sous-entendu : explicite) sur l’exil. En effet, The Immigrant n’est pas tant utilisé pour sa valeur archivistique d’illustration de la migration euro-américaine au début du XXe siècle, que pour le discours humaniste qu’on lui prête. La façon dont plusieurs surréalistes (André Breton, Louis Aragon, Raymond Queneau, Man Ray et Max Ernst entre autres) ont défendu ‘l’américanité’ de Chaplin [37] en s’appuyant sur The Immigrant est exemplaire :
« Nous nous rappellerons le spectacle tragique des passagers de troisième classe étiquetés comme des animaux sur le pont du navire qui amène Charlot en Amérique, les brutalités des représentants de l’autorité, l’examen cynique des émigrants, les mains sales frôlant les femmes, à l’entrée de ce pays de prohibition, sous le regard classique de la Liberté éclairant le monde. » (Collectif, 1927 : 5)
Les séquences du film convoquées par les surréalistes comme des indices de l’identité culturelle américaine de Chaplin seront quelques années plus tard invoquées par la HUAC [38] comme des évidences du contraire. Dans le premier cas (interprétation des surréalistes), ces séquences témoignent d’un caractère américain parce que le réalisateur, au nom de la liberté d’expression qui constitue la clé de voûte des valeurs étatsuniennes, s’autorise à tenir un discours critique. Dans le second cas (interprétation de la HUAC), c’est précisément la teneur critique du discours qui est décriée. Dans les deux cas, qu’il s’agisse de défendre ou de réfuter ‘l’américanité’ du cinéaste, les interprètes interrogent le système de valeurs qu’ils construisent comme promu par le film [39]. Une lecture similaire a été faite du film de Kazan, qui avait lui-même été visé par la HUAC au début des années 1950 et dont ‘l’américanité’ avait pareillement dû être démontrée. Au sujet d’America America, Henry Hart écrivait ainsi dans Films in Review :
« Il est temps que Kazan arrête de mordre la main qui l’a (fort bien) nourri et mette son talent de réalisateur au service de films et de pièces qui exaltent, plutôt que dénigrent, le style de vie américain. America America est un début. » [40] (cité par Briley, 2017 : 156)
On retrouve ici ce qu’Odin évoque au sujet de la lecture « moralisante », qui implique la construction d’un « énonciateur réel interrogeable en termes d’identité, de faire et de valeurs » (Odin, 2011 : 56. L’auteur souligne). En plus de pouvoir être lus comme des documents historiques, des témoignages autobiographiques, des récits nationaux ou des œuvres d’art, les films du cinéma de l’exil doivent ainsi pouvoir être interprétés comme porteurs d’un message, d’une morale sur le phénomène exilique. La production d’un discours (discursivisation) n’est plus masquée, comme dans une pure lecture fictionnalisante, mais revendiquée : le discours prime sur le récit, qui est à son service. Plus qu’un mode moralisant, c’est en fait un mode « fabulisant » qui s’engage, dans lequel « le récit doit se contenter d’illustrer le discours, et la diégétisation et la mise en phase doivent servir à faciliter l’acceptation du message par le spectateur » (Odin, 2000 : 68). Pour fabuliser, l’interprète doit être en proximité idéologique avec le système de valeurs construit comme promu par le film : si ce n’est pas le cas, l’interprète déphase et se reporte alors sur une lecture moralisante, voire documentarisante. Interprétés comme des films-fables humanistes et pacifistes, The Immigrant et America America intègrent le panthéon du cinéma de l’exil, là où The Exile peine à être lu comme autre chose qu’un film de cape et d’épée. On peut d’ailleurs voir dans l’usage que font d’autres cinéastes des films de Chaplin et Kazan les traces d’une lecture fabulisante. Quand Louis Malle met en abyme The Immigrant dans Au revoir les enfants (1987) ou quand Martin Scorsese conclut A Personal Journey with Martin Scorsese Through American Movies (1996) par un extrait d’America America (Stavros embrassant le sol américain), les réalisateurs non seulement font, mais incitent une lecture fabulisante des films de Chaplin et Kazan, participant ainsi de leur patrimonialisation au sein du genre de l’exil.
Conclusion : pragmatique générique du cinéma de l’exil
L’analyse sémio-pragmatique des films de Chaplin, Kazan et Ophuls met au jour différents leviers genrogènes du « cinéma de l’exil », que l’on peut synthétiser de la façon suivante :
Cette pragmatique générique des films de Chaplin, Kazan et Ophuls réaffirme la nécessité à se départir d’une conception immanente du genre filmique pour déplacer la focale vers les mécanismes de genration : on voit bien, ici, que ce ne sont pas les ‘propriétés intrinsèques’ des films qui permettent d’en comprendre les inscriptions génériques et, plus encore, que ces ‘propriétés intrinsèques’ sont en fait des qualités assignées au film par les interprètes pour asseoir la lecture qu’ils font du film. Par-delà l’exemple du cinéma de l’exil, c’est l’exigence d’une appréhension pragmatique des objets filmiques qui se manifeste ici, considérant non plus les films comme des données à interpréter, mais en tant que déjà interprétés, dont il s’agit alors de reconstruire, par l’analyse, les modalités de sémiotisation.
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[1] Dans le champ des études littéraires, cette rupture paradigmatique a été initiée par Jean-Marie Schaeffer (voir en particulier 1986 [1983]).
[2] (traduit par l’autrice) « Genre is what we collectively believe it to be. »
[3] C’est particulièrement vrai chez les auteurs·rices les plus sensibles aux approches sociologiques, comme Graeme Turner (2006) et Barry Keith Grant (2007).
[4] Le terme « interprète » est à entendre ici (comme dans tout l’article) au sens sémiotique de sujet interprétant.
[5] Je renvoie ici de façon générale à la philosophie de C. S. Peirce (pour un aperçu synthétique, voir Tiercelin, 1993) et en particulier à la maxime peircienne : « Considérer les effets, pouvant être conçus comme ayant des incidences pratiques, que nous concevons qu’a l’objet de notre conception. Alors, notre conception de ces effets constitue la totalité de notre conception de l’objet » (Peirce, [1878] 2002 : 248).
[6] Pour un exemple récent, voir Thivat, 2017.
[7] Voir les colloques organisés (à Paris en 2000 et à Londres en 2007) dans le cadre du programme de recherche « Les européens dans le cinéma américain : émigration et exil », coordonné par Irène Bessière pour la Fondation Maison des Sciences de l’Homme et l’INHA (Bessière, Odin, 2004).
[8] Par exemple les projections « Cinéma d’exil » organisées au Musée de l’Histoire de l’Immigration à Paris.
[9] Si l’exil est régulièrement choisi comme thème annuel par les différents festivals de cinéma à travers le monde, certains lui sont même entièrement dédiés, comme l’International Exile Film Festival qui tient en novembre 2017 à Göteborg sa treizième édition.
[10] Le transfert culturel Europe-Hollywood a été particulièrement étudié en France dans les années 2000, dans le mouvement initié par le programme de recherche coordonné par Irène Bessière (Bourget, 2006 ; Cerisuelo, 2006 ; Viviani, 2006 ; Bessière, 2007). Cette profusion de travaux avait inspiré ma thèse de doctorat (Delaporte, 2011).
[11] La catégorie générique swashbuckler concerne les films que l’on dit, en France, « de cape et d’épée ». C’est un genre associé aux films d’aventure (forme plutôt populaire dans le cinéma américain classique), mais qui jouit d’une certaine noblesse en raison du lien fort qui l’unit au domaine littéraire.
[12] Je ne donne ici qu’un aperçu très restreint de la lecture fictionnalisante, décrite dans De la fiction comme la combinaison de onze éléments (Odin, 2000 : 64).
[13] Il est entendu que des compétences spectatorielles et/ou un contexte de visionnage singuliers conditionnent et orientent la lecture qui sera engagée du film ; on peut imaginer par exemple qu’un·e spectateur·rice n’ayant jamais été en contact avec un objet filmique et découvrant pour la première fois ce dispositif engage autre chose qu’une lecture fictionnalisante face aux films du corpus, par exemple une lecture énergétique ou spectacularisante (sur ces deux modes de lecture, que je ne développerai pas dans cet article, voir Odin, 2000 : 160, Odin, 2011 : 52 et Odin, 2011 : 50).
[14] On retrouve ici le « circuit rire-émotion » évoqué par Gilles Deleuze au sujet du cinéma de Chaplin (Deleuze, 1983 : 234).
[15] Voir, par exemple, les usages pédagogiques du film proposés par le Réseau Canopé (http://www.reseau-canope.fr/mag-film/films/lemigrant/le-film.html), l’académie de Versailles (https://histoire.ac-versailles.fr/spip.php?article819), l’académie de Montpellier (http://disciplines.ac-montpellier.fr/histoire-geographie/sites/histoire-geographie/files/fichiers/peda_differenciee_immigration_italienne.pdf) ou encore l’académie de Clermont-Ferrand (https://www.ac-clermont.fr/disciplines/fileadmin/user_upload/Histoire-Geographie/outils_numeriques/edutheque_arte.pdf).
[16] On observe une utilisation pédagogique similaire d’autres films de Chaplin : Modern Times (1936) sert fréquemment à illustrer l’industrialisation, le fordisme et le travail à l’usine sur les chaînes de montage, et The Great Dictator (1940) le troisième Reich, le développement du nazisme et la Seconde Guerre mondiale.
[17] Un carton indique « The arrival in the land of liberty ».
[18] On peut penser à The Godfather. Part II (Francis Ford Coppola, 1974), au film d’animation An American Tail (Don Bluth, 1986) ou encore à The Immigrant (James Gray, 2013), qui s’ouvre par un long plan en dézoom sur la Statue.
[19] Opération qu’Odin appelle la « fictivisation 3 » (Odin, 2000 : 50 et suivantes).
[20] L’énonciateur réel est « une entité construite par le lecteur » qui n’est « jamais une personne empirique » (Odin, 2000 : 54). Il peut éventuellement s’incarner dans une personne physique (par exemple lorsque l’interprète construit « le réalisateur » ou « le producteur » comme responsable du discours), mais ce n’est absolument pas nécessaire : l’énonciateur réel peut donc tout autant consister en un lieu de diffusion, un horaire de programmation, etc.
[21] (traduit par l’autrice) « I worked much more and much longer on America, America than on my other films. On the script too. That was the first film I wrote entirely, all alone, the first film that was entirely mine, that is why I worked particularly hard on it. »
[22] (traduit par l’autrice) « I asked my father why we came to America. But I think he had forgotten. For a long time, I had had the idea of making a film based on the saga of my family’s migration. It was our legend. »
[23] (traduit par l’autrice) « My name is Elia Kazan. I am a Greek by blood, a Turk by birth and an American because my uncle made a journey. This story was told to me over the years by members of my family. »
[24] (traduit par l’autrice) « Elia Kazan’s Greek uncle, who was the first of his family to emigrate to the United States, is paid a splendid tribute by his nephew in the new film, America America. It is a tribute, expressed entirely in vivid, vigorous motion-picture terms, to the courage, tenacity, and foresight that drove the young man to fight his way out of a land of bondage in Turkey at the turn of the century and on to this land of freedom where his strength and his spirit might have full play. And since the recipient of the tribute might be any young immigrant of that day, the film is, indeed, not only a tribute but also a ringing ode to the whole great surging, immigrant wave. »
[25] (traduit par l’autrice) « […] Admirers of Kazan can be grateful that the real-life Avraam made the trip and later brought over most of his family one by one. Had he not, Elia Kazan might today be selling rugs in a Turkish bazaar. »
[26] S’il paraît aisé de tisser des liens entre la diégèse de The Immigrant et la vie de Chaplin, jeune comédien britannique qui s’expatrie aux États-Unis en 1913 pour fuir la misère économique et saisir une opportunité professionnelle, le film n’a pas été conçu comme une œuvre autobiographique. Le résumé qu’en donne Chaplin ne présente pas d’allusion à l’exil, à la migration ou aux difficultés afférentes et aucun lien n’est fait avec sa propre histoire (Chaplin, 1964 : 213). La première partie du film, sur le bateau, a d’ailleurs été ajoutée à la fin du tournage : Chaplin souhaitait renforcer le scénario par un avant-propos qui justifierait le mariage des deux amants et favoriserait l’attachement du spectateur (l’information est donnée par Kevin Brownlow et David Gill dans un documentaire sur le cinéaste : Unknown Chaplin, 1983).
[27] Le personnage fait sa première apparition dans Kid’s Auto Races at Venice, sorti le 7 février 1914.
[28] On peut ici faire le lien avec la notion de « dérive spectatorielle » proposée par Diane Turcotte dans son examen du « film de mémoire » : « La ‘dérive spectatorielle’ est cette opération qui fait que le sujet-spectateur, tout en étant fasciné par ce qui se passe à l’écran, s’abandonne à sa propre mémoire » (Turcotte, 1996 : 211).
[29] (traduit par l’autrice) « […] Kazan has taken the theme of immigration and developed through this one instance the yearnings, the drives, the will of millions from other places who managed to reach the United States, and whose descendants are still forging its character. »
[30] (traduit par l’autrice) « […] any honest recollection of the dreams of our forefathers is a disturbing experience, for few of us deserved the sacrifice they made, and fewer still have lived up to the idealistic ardor of their dreams. »
[31] (traduit par l’autrice) « My name is Elia Kazan. Every one of you when you were kids sat at the feet of your grandmother or grandfather, your favorite uncle or your dearest aunt, your father in a moment of relaxation or in your earliest memory of all your mother and were told a family story. All of us have this family legends, and every American family without exception has one particular legend, the one which tells of how the family first came to this country. But we were all in a broad view of time, once somewhere else, and we all came here. So, we share the great adventure of this country, how we came here, and we all know one great song, the one which tells of why we came here. I was born in Turkey of Greek parents. At the turn of the century my family came here. […] Two years ago, I made a book of this adventures : I called it America America. Many of you have read it. And now I have made the film America America, which will be coming to this screen soon. »
[32] C’est d’ailleurs « Max Opuls » (sic) qui est crédité au générique.
[33] (traduit par l’autrice) « Having chosen to film the work in sepia, Mr. Fairbanks has given it a pleasant pastoral tone. »
[34] Ophuls, qui avait rejoint aux États-Unis trois autres cinéastes français en exil (Jean Renoir, Julien Duvivier, René Clair), n’a pas connu le mauvais accueil que la critique française réserva à ses compatriotes lors de leur retour au pays, leur reprochant d’avoir fui la situation politique et de ne pas être restés se battre sur leur sol (Le Forestier, 2004).
[35] Il a par exemple été projeté à la Cinémathèque française en décembre 2017 dans le cadre de la rétrospective consacrée à Max Ophuls.
[36] The Exile a notamment été diffusé au Festival International du Film d’Histoire en novembre 2017 à Pessac, dont la 28e édition portait sur le thème « So British ! ».
[37] Le groupe de surréalistes soutenait Chaplin dans le combat judiciaire qu’il menait à l’époque contre son épouse, Lita Grey. Pour appuyer sa demande de divorce, celle-ci avait déposé plainte contre Chaplin pour plusieurs motifs : elle considérait par exemple que les pratiques sexuelles (jugées incongrues) du cinéaste étaient la marque de son immoralité et donc de son caractère anti-américain.
[38] La HUAC (House Un-American Activities Committee) est une commission d’enquête issue de la Chambre des représentants chargée de traquer les activités jugées ‘anti-américaines’, particulièrement active dans la lutte anti-communiste menée durant les années 1940 et 1950, la célèbre « chasse aux sorcières » initiée par le sénateur McCarthy. Charles Chaplin fut visé par cette politique et fut même contraint à un nouvel exil en 1952 : alors en déplacement à Londres pour présenter la sortie de son dernier film, Limelights, il s’est vu retiré son visa par les autorités américaines et ne put rentrer aux États-Unis alors qu’il y vivait depuis près de 40 ans.
[39] J’insiste sur le fait qu’il s’agit bien d’un système de valeurs construit comme promu par le film (alors qu’il l’est, en fait, par l’interprète) : on voit d’ailleurs comme le « discours » attribué au film varie selon les interprètes, parfois au sujet des mêmes séquences.
[40] (traduit par l’autrice) « It is about time Elia Kazan stopped biting the hand that fed him (very well) and devoted his directorial talents to films and plays which exalt, rather than denigrate, American life. America America is a beginning. »
Delaporte Chloé, « Pragmatique du genre filmique. L’exemple du cinéma de l’exil », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 27. Du pragmatisme en sciences humaines et sociales. Bilan et perspectives, décembre 2018 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Pragmatique-du-genre-filmique-L (Consulté le 21 décembre 2024).