L’écriture d’« Au-delà du principe du plaisir » (Freud, 1990a [1920]) marque dans la réflexion freudienne un pas décisif amorçant le tournant des années 1920. Elle introduit un renversement de perspective dans la compréhension des comportements humains, en particulier dans l’analyse des tendances destructives, des conduites asociales et des troubles psychopathologiques.
Freud entend ici remettre en question cette affirmation classique, selon laquelle le vivant serait essentiellement déterminé à l’autoconservation et guidé par la recherche du plaisir. Il observe en effet que de nombreux comportements humains ne sont manifestement pas accompagnés de plaisir, et ne semblent pas davantage y mener indirectement : par exemple la réactualisation compulsive d’évènements douloureux ou de scènes humiliantes dans la cure psychanalytique, les contenus du rêve dans les névroses traumatiques, etc. Ces observations le conduisent à considérer l’existence d’autres tendances - peut-être plus fondamentales - qui seraient à l’œuvre au-delà du principe de plaisir. Le repérage et l’analyse de ces tendances constituent l’objet de cet essai. Cette analyse des profondeurs de la vie psychique aboutira à l’introduction d’une hypothèse majeure : celle d’un conflit fondamental entre deux types de pulsions organiques, à savoir les pulsions sexuelles (pulsions de vie) et les pulsions de mort.
Nous proposons de présenter ce cheminement au fil du texte freudien. Dans un premier temps, nous présenterons et analyserons les situations cliniques qui ont conduit Freud à formuler l’hypothèse d’un au-delà du principe de plaisir se manifestant sous la forme d’une compulsion de répétition. Cette analyse nous conduira à l’introduction, par Freud, d’un nouveau dualisme pulsionnel : le conflit entre les pulsions sexuelles et les pulsions de mort. Dans un dernier temps de notre exposé, nous chercherons, en suivant Freud, à appréhender ces hypothèses nouvelles dans une perspective métapsychologique [1].
Selon Freud (à la suite de Fechner [2]), le principe de plaisir détermine une part essentielle de nos actions : en effet, un afflux d’excitation organique entraîne une sensation de déplaisir, qui elle-même suscite une recherche de satisfaction. La satisfaction de la pulsion abaisse immédiatement le niveau de tension interne et procure une sensation de plaisir. Le principe de plaisir découle ainsi de la tendance fondamentale de l’organisme à l’inertie : tendance à maintenir au plus bas la tension interne, en déchargeant les excitations organiques.
Au départ, les actions du nourrisson sont essentiellement dictées par des impulsions inconscientes au plaisir. Le passage du seul principe de plaisir au principe de réalité est un développement psychologique essentiel : la recherche de la satisfaction est alors médiatisée par l’instance de la conscience. L’être humain parvenu à maturité est capable d’ajourner temporairement la satisfaction de ses pulsions, de tolérer une part de déplaisir pour parvenir à ses fins : le principe de réalité « ne renonce pas à l’intention de gagner finalement du plaisir mais il exige et met en vigueur l’ajournement de la satisfaction, le renoncement à toute sortes de possibilités d’y parvenir et la tolérance provisoire du déplaisir sur le long chemin détourné qui mène au plaisir. » (Freud, 1990a : 46). Dans le psychisme de l’adulte, le principe de plaisir peut ainsi être inhibé en de nombreuses circonstances : il existe « une forte tendance au principe de plaisir, mais certaines autres forces ou conditions s’y opposent, de sorte que l’issue finale ne peut pas toujours conduire à la tendance au plaisir. » (ibid.).
Le développement du moi [3] fait naître de nouvelles déterminations psychiques, qui peuvent entrer en conflit avec les revendications pulsionnelles inconscientes. Ces conflits entre le moi et le ça sont à l’origine de fortes sensations de déplaisir. Par exemple, le moi se défendra de l’insistance de certains éléments pulsionnels inconciliables avec son développement en les tenant à l’écart de la conscience, par l’opération du refoulement. Par ce procédé, ces revendications pulsionnelles ne seront pas détruites mais seulement clivées de la conscience ; elles continueront d’exister et de se manifester sous une autre forme dans la vie psychique pour parvenir à la satisfaction. La condamnation de la motion pulsionnelle par le moi introduit cependant un renversement durable des valeurs plaisir-déplaisir attachées à cette satisfaction : les tentatives du ça pour satisfaire la pulsion sous une forme dissimulée à la conscience, se traduiront sur le plan conscient par un sentiment de déplaisir. « Tout déplaisir névrotique [4] est de cette sorte : un plaisir qui ne peut être éprouvé comme tel. » (Freud, 1990a : 46).
Le passage du principe de plaisir au principe de réalité, le développement du moi impliquant certains conflits avec les revendications inconciliables du ça et le renversement du plaisir inconscient en déplaisir conscient, ne remet pas fondamentalement en question l’affirmation selon laquelle la recherche du plaisir dominerait le cours de l’activité animique [5]. Le développement psychologique appelle simplement une réorientation de la recherche du plaisir à partir de jugements de valeurs conscients.
C’est d’abord en s’intéressant aux contenus du rêve dans la névrose traumatique que Freud va repérer des éléments contredisant l’hypothèse d’une domination globale du principe de plaisir dans la vie animique. Freud observe en effet que les images de la situation traumatique tendent à revenir dans les rêves de ces individus névrosés, réactualisant au réveil un sentiment d’effroi. Or, si le phénomène de la réminiscence est bien connu du psychanalyste, ce qui attire spécifiquement son attention tient au fait que les tendances qui orientent l’activité du dormeur sont contradictoires avec celles qui le déterminent à l’état de veille : lorsqu’il ne dort pas, l’individu traumatisé s’efforce plutôt de s’en détacher. « Il serait plus conforme [à la nature du rêve] que le rêve présente au malade des images du temps où il était bien portant ou des images de la guérison qu’il espère » (Freud, 1990a : 51). N’est-ce pas ici une exception manifeste au principe de plaisir ? L’attention éveillée par ces réflexions, Freud va désormais s’attacher à repérer d’autres situations contradictoires avec ce principe.
C’est en observant les activités de son petit-fils d’un an et demi qu’il va réaliser l’analyse du « jeu de la bobine » : « ce bon petit garçon avait l’habitude […] de jeter loin de lui dans un coin de la pièce, sous le lit, etc., tous les petits objets dont il pouvait se saisir […]. En même temps il émettait avec une expression d’intérêt et de satisfaction un o-o-o-o fort et prolongé, qui, de l’avis commun de la mère de l’observateur, n’était pas une interjection mais signifiait “parti” (fort) » (Freud, 1990a : 53). Une variante de ce jeu consistait à jeter par-dessus son lit une bobine reliée à une ficelle, en accompagnant son geste du même « o-o-o-o » (« fort », allemand pour « parti »). Puis, en tirant sur la ficelle, il ramenait la bobine vers lui en la saluant par un « da » (« là », « voilà ») joyeux : « Tel était donc le jeu complet : disparition et retour ; on n’en voyait en général que le premier acte qui était inlassablement répété pour lui seul comme jeu, bien qu’il ne fût pas douteux que le plus grand plaisir s’attachât au deuxième acte » (ibid.). Il ne fait aucun doute, affirme Freud, que l’enfant réactualise à travers ce jeu l’expérience du départ et du retour de sa mère. Or, il est ici très significatif de considérer que « le premier acte, le départ, était mis en scène pour lui seul comme jeu, et même bien plus souvent que l’épisode entier avec sa conclusion et le plaisir qu’elle procurait » (ibid.). Tout l’intérêt de ce jeu semble ainsi résider pour l’enfant dans cette première phase de séparation d’avec l’objet – dans l’acte de le jeter –, et non dans sa conclusion par une réunion symbolique.
Il apparaît ainsi clairement dans cette analyse que ce qui est recherché par l’enfant au travers du « jeu de la bobine », c’est-à-dire par la répétition, sous la forme d’une mise en scène, du départ douloureux de la personne aimée et non de son retour, répond à une détermination étrangère au principe de plaisir.
C’est en s’intéressant à un phénomène bien connu dans le processus de la cure psychanalytique que Freud va effectuer un pas décisif dans son analyse. Si le matériau essentiel de la cure est la parole, permettant le passage des contenus refoulés à la conscience, tous les contenus inconscients ne peuvent accéder à la conscience par le travail des associations verbales. Le malade est parfois « obligé de répéter le refoulé comme expérience vécue, dans le présent, au lieu de se le remémorer comme un fragment du passé » (Freud, 1990a : 58). Le patient répétera ici, par une tendance compulsive, les éléments d’une expérience déterminante qu’il ne peut verbaliser. Freud avance que ce sont essentiellement des fragments du complexe d’Œdipe qui se rejouent à travers le transfert, par ailleurs associés à de forts sentiments de déplaisir : vécu de deuil ou d’impuissance, sentiment d’humiliation, etc.
Cette compulsion de répétition s’observe non seulement dans le cadre spécifique de la cure, mais aussi dans le cours des expériences ordinaires, sous cette forme usuellement appelée le « destin » : cette impression subjective qu’une force mystérieuse détermine de façon implacable le cours de l’existence.
Or « la psychanalyse a d’emblée tenu qu’un tel destin était pour la plus grande part préparé par le sujet lui-même, et déterminé par des influences de la petite enfance. » (ibid. : 63).
Si nous sommes avec Freud conduits à admettre « qu’il existe effectivement dans la vie psychique une compulsion de répétition qui se place au-dessus du principe de plaisir » (ibid.), la suite de notre réflexion poursuivra l’intention d’en « connaître quelque-chose : à quelle fonction elle correspond, dans quelles conditions elle peut intervenir, et quelle est sa relation au principe de plaisir […] ? » (ibid. : 64).
L’essai de Freud « Au-delà du principe de plaisir » se situe dans le système de représentation métapsychologique défini par la première topique : c’est donc à partir de la distinction fondamentale entre les systèmes inconscient, préconscient [6] et conscient que nous allons maintenant chercher à situer la formation de cette compulsion de répétition.
Partons, pour concevoir cette organisation interne, du phénomène qui nous apparaît de la façon la plus évidente : celui de la conscience. Dans la théorie psychanalytique, la conscience est une fonction psychique particulière, non pas le caractère le plus général des processus psychiques. Les contenus de la conscience sont essentiellement les perceptions du monde extérieur et les sensations de plaisir-déplaisir associées aux phénomènes internes. Ce système, appelé par Freud « Pc-Cs » (perception-conscience) « doit se trouver à la frontière de l’extérieur et de l’intérieur, être tourné vers le monde extérieur et envelopper les autres systèmes psychiques » (Freud, 1990a : 65).
Par ailleurs, le système conscient (Cs) ne conserve pas les traces de ses perceptions : « Si elles restaient toujours conscientes, elles limiteraient très vite la capacité du système à recevoir de nouvelles excitations » (ibid. : 66). Les traces des processus d’excitation devenus conscients, qui constituent le support de la mémoire, se déposent dans les systèmes voisins (le système préconscient et le système inconscient) par propagation de l’excitation. Cette particularité est expliquée par la localisation [7] et la fonction de ce système au sein de l’appareil psychique : il est en contact intime, immédiat, avec le monde extérieur.
Freud se représente ce système comme une écorce qui s’est formée en raison de la « brûlure » provoquée par son contact continu avec le monde extérieur. La couche externe de l’appareil psychique, celle qui est la plus directement exposée aux stimuli externes, s’est ainsi transformée pour constituer une membrane anorganique. Elle est une enveloppe qui va pouvoir filtrer les excitations provenant du contact avec le monde extérieur et exercer la fonction capitale de pare-excitations. Ainsi protégées, les couches voisines pourront alors traiter les informations qui auront traversé ce filtre : il n’est en effet pas nécessaire de laisser entrer des quantités massives d’excitation pour évaluer la réalité extérieure, mais seulement « de prélever des petits échantillons du monde extérieur, d’en déguster des quantités minimes » (ibid. : 69). Nous voyons ainsi que « par son dépérissement, la couche extérieure préserve du même destin toutes les couches plus profondes, du moins tant que des excitations ne surviennent pas avec une telle force qu’elles font effraction dans le pare-excitations. » (ibid.).
« Nous appelons traumatiques, écrit Freud, les excitations externes assez fortes pour faire effraction dans le pare-excitations » (Freud, 1990a : 73). Un tel débordement bouleverse profondément l’organisme et menace son intégrité. Dès lors, celui-ci cherchera à s’en défendre en usant de toutes les ressources dont il dispose. Freud propose ainsi de « concevoir la névrose traumatique comme la conséquence d’une effraction étendue du pare-excitations » (ibid.).
Dans le vécu traumatique, le principe de plaisir est d’abord écarté comme inadéquat au regard de la tâche qui est imposée à l’organisme par l’expérience traumatique : l’appareil psychique doit prioritairement « maîtriser l’excitation, lier psychiquement les sommes d’excitations qui ont pénétré par effraction pour les amener ensuite à la liquidation. » (ibid. : 72). Toute l’énergie est absorbée pour accomplir cette tâche, ce qui entraîne l’inhibition des autres fonctions organiques : « Il s’établit un “contre investissement” considérable au profit duquel tous les autres systèmes psychiques s’appauvrissent, ce qui entraîne une paralysie ou une diminution étendue du reste de l’activité psychique. » (ibid.). Pour lutter contre la désagrégation catastrophique de l’équilibre interne, l’organisme va devoir admettre un apport supplémentaire d’énergie (d’excitation) d’origine externe, qu’il va pouvoir utiliser pour former ce contre-investissement. Cette énergie trouvée dans la douleur (psychique et somatique) est nécessaire à l’accomplissement du travail de liaison.
Pour Freud, l’individu est sujet (acteur) dans la formation des processus pathologiques : il fait, littéralement, une maladie à partir de l’évènement qui a provoqué en lui le sentiment d’une menace vitale. À contre-courant des interprétations classiques de son époque, qui situaient l’origine de ces troubles dans la lésion de certains tissus organiques, Freud parlera ainsi de formations réactionnelles « normales ». La notion d’effroi a, dans cette interprétation, une valeur essentielle : c’est bien le fait qu’il n’y ait pas d’abord eu angoisse mais au contraire saisissement de l’organisme par l’événement qui explique sa vulnérabilité circonstancielle à l’afflux d’excitations ; le traumatisme « trouve sa condition dans le manque de préparation par l’angoisse » (ibid. : 74). Cette préparation au danger par l’angoisse consiste en un surinvestissement des systèmes récepteurs permettant de faire affluer dans l’organisme l’énergie nécessaire au travail de liaison psychique et au maintien des capacités d’action (limitation du phénomène de l’inhibition). Sans cette préparation, les différents systèmes de l’appareil psychique ne seront pas en capacité de lier les quantités massives d’excitations qui afflueront de l’extérieur. Le contre-investissement sera bien trop faible pour contenir cet afflux et limiter l’effraction du pare-excitations. « Nous voyons ainsi que la préparation par l’angoisse avec son surinvestissement des systèmes récepteurs représente la dernière ligne de défense du pare-excitations. Pour l’issue d’un grand nombre de traumatismes, le facteur décisif serait la différence entre systèmes non préparés et systèmes préparés par surinvestissement. » (ibid. )
Ainsi, les rêves dans la névrose traumatique auraient-ils pour fonction de provoquer cette angoisse « dont l’omission a été la cause de la névrose traumatique. » (ibid. : 75). Ils viseraient « la maîtrise rétroactive de l’excitation sous développement d’angoisse » (ibid.).
Ces phénomènes mettent en évidence un type de tendance indépendant du principe de plaisir se manifestant sous la forme d’une compulsion de répétition. Cette tendance serait selon Freud « plus originaire que la recherche du gain de plaisir et l’évitement du déplaisir. » (Freud, 1990a : 75) : c’est la fonction primordiale de liaison des pulsions, dévolue aux couches supérieures de l’appareil psychique.
Les pulsions sont « les représentants de toutes les forces agissantes qui proviennent de l’intérieur du corps » (ibid. : 77) et ont leur siège dans l’inconscient. Nous savons que l’organisme ne dispose d’aucun pare-excitations pour se défendre des excitations d’origine interne (il ne peut se défendre contre lui-même), et que son organisation est donc particulièrement vulnérable aux “attaques” de ces pulsions. L’appareil psychique va donc devoir adopter certaines stratégies et développer certains moyens pour maîtriser ces excitations pulsionnelles et parvenir à leur décharge par une solution de satisfaction adéquate. C’est ici qu’intervient le travail de liaison des processus de type primaire (les pulsions inconscientes, qui se caractérisent par la grande mobilité de leurs investissements) par les couches supérieures du psychisme, c’est-à-dire le passage du pulsionnel au conscient : « La liaison de la motion pulsionnelle serait […] une fonction préparatoire qui doit mettre l’excitation en état d’être finalement liquidée dans le plaisir de décharge. » (ibid. : 113). Pour répondre aux exigences du principe de plaisir, l’appareil psychique va donc préalablement devoir lier l’énergie pulsionnelle, parvenant sous la forme de processus primaires.
Ce travail de liaison ne se réalise cependant pas sans difficulté, et des traces mnésiques refoulées résistent durablement à ce travail de liaison. C’est ce que révèle l’analyse freudienne de cette mystérieuse compulsion de répétition. Certaines traces se montrent dans une certaine mesure « inaptes aux processus secondaires. » (Freud, 1990a : 79), elles « ne sont pas présentes à l’état lié » (ibid.). Ces traces suivent ainsi les processus primaires qui caractérisent les matériaux psychiques inconscients, et cette nature les dispose particulièrement à la composition du fantasme.
Les pulsions non liées disposent d’une puissance considérable pour atteindre leur satisfaction. Elles poussent irrésistiblement les individus à des actions qu’ils ne peuvent “raisonnablement” expliquer. Les impulsions les plus intenses, s’opposant aux impératifs moraux individuels, pourront susciter un sentiment d’horreur et de dégoût : c’est une jouissance source d’une excitation intense pour le ça (l’inconscient), mais suscitant l’effroi dans le moi. De nombreuses personnes redoutent ainsi le surgissement de cette compulsion “démoniaque” dans des situations favorisant la désinhibition ou l’inattention.
Ces observations appellent une question essentielle : vers quoi tendent fondamentalement les pulsions pour susciter un tel sentiment d’effroi dans le moi ? C’est en s’appuyant sur la biologie que Freud va maintenant introduire cette hypothèse, renversant les conceptions usuelles des finalités de la vie : « Nous sommes habitués à voir dans la pulsion les facteurs qui poussent vers le changement et le développement et voici que nous devons y reconnaître précisément le contraire, l’expression de la nature conservatrice du vivant. » (ibid. : 80). Selon Freud, les pulsions tendent à effacer toute forme de changement, elles contestent l’évolution. Leur but primordial est le retour à l’état inanimé, c’est-à-dire la mort. L’organisme utilise ainsi l’énergie vitale contre la vie elle-même : il veut la décharger définitivement.
Si l’organisme aspire à revenir à l’état inanimé, il ne veut cependant « mourir qu’à sa manière » (ibid. : 77), avance Freud ; « d’où ce paradoxe que l’organisme vivant se raidit de toute son énergie contre des influences (dangers) qui pourrait l’aider à atteindre son but vital par une voie courte » (ibid. : 84). L’organisme refuse de se laisser mettre à mort par le monde extérieur et se trouve donc contraint de redessiner son « plan » d’autodestruction à partir des obstacles qu’il rencontre. Dans cette perspective, les différentes étapes du développement individuel ne sont fondamentalement pas autre chose que des « détours toujours plus compliqués [de l’organisme] pour atteindre son but : la mort » (ibid. : 83)
Le souvenir de chacune de ces étapes est conservé dans la mémoire et oriente les tendances rétrogrades du vivant. L’appareil psychique va donc établir une hiérarchie de valeurs de ses expériences à partir de la conformité à son but : l’aspiration à l’inertie. Les traces laissées par la toute première expérience de satisfaction auront ainsi, pour cet organisme à tendance rétrograde, valeur de signifiant. Or, nous savons depuis les premiers écrits freudiens (Freud, 2003 [1895]) que cette expérience primaire de satisfaction se supporte d’une illusion d’autosuffisance (le nourrisson, ou infans, ignore l’existence d’un monde extérieur). La découverte de cette “erreur” primordiale aura une incidence déterminante sur la vie animique : la représentation de l’expérience de satisfaction originaire est refoulée, l’instance du moi se forme ; c’est la naissance de la relation d’objet.
Dès lors, l’activité psychique sera divisée entre deux types de tendances pulsionnelles, poursuivant chacune le même but par des voies opposées : les pulsions de mort – pulsions conservatrices narcissiques – et les pulsions sexuelles (ou pulsions de vie) – pulsions qui cherchent à revenir à l’état de béatitude dans l’indifférenciation, par le détour de la relation d’objet [8].
Dans cet essai spéculatif, Freud entend remettre en question une affirmation classique : la prévalence du principe de plaisir. En analysant le fait que de nombreux processus psychiques qui se manifestent sous la forme d’une compulsion de répétition, ne conduisent ni directement, ni indirectement à un gain de plaisir, il considère l’existence de tendances plus originaires se situant au-delà du principe de plaisir. La recherche du plaisir apparait ainsi comme un but secondaire dans la vie psychique, dont la perspective n’est ouverte qu’à la condition de pouvoir lier les pulsions organiques. Ces pulsions suivent les processus primaires (qui sont propres à l’inconscient) pour parvenir à satisfaire leurs aspirations : le retour à un état antérieur de l’évolution individuelle et, plus fondamentalement encore, le retour à l’état inanimé (la mort) par un mouvement rétrograde.
Le moi est le produit du développement contraint de l’organisme par ses interactions avec le milieu. Paradoxalement, l’organisme se défend contre les obstacles qui se présentent à lui dans le monde extérieur et contrarient son plan ; il ne veut mourir “qu’à sa manière” (c’est-à-dire sans intervention extérieure), en suivant à rebours les traces laissées par ses expériences.
Le passage du narcissisme originaire à la relation d’objet a cependant introduit une division fondamentale dans la vie animique. Deux types de pulsions à tendance rétrograde s’opposent depuis le refoulement de l’expérience inaugurale de satisfaction : ce sont, d’une part, les pulsions de mort (narcissiques, conservatrices) et, d’autre part, les pulsions sexuelles (aspiration à la fusion avec l’objet). Ces deux manières de revenir à l’inertie sont à l’origine de violents conflits internes, qui menacent continuellement l’intégrité de l’appareil psychique. La tâche la plus essentielle du moi sera donc de lier ces deux types de pulsions pour maintenir cette unité.
« On pourra me demander, conclut Freud, si, et dans quelle mesure je suis moi-même convaincu des hypothèses que j’ai développées ici. Je répondrai que je ne suis pas moi-même convaincu et que je ne demande pas aux autres d’y croire. Ou plus exactement : je ne sais pas dans quelle mesure j’y crois. » (Freud, 1990a : 108). Ces réflexions feront leur chemin. Trois années plus tard, Freud publiera « Le Moi et le ça », entendant désormais inscrire au cœur de la théorie psychanalytique ce qu’il avait alors rédigé dans une « attitude de curiosité bienveillante » (Freud, 1990b [1923] : 221) et dans une spéculation appuyée sur la biologie.
Dejours Christophe (2007), « Le travail entre corps et âme », Libres cahiers pour la psychanalyse, 2007/1 (N°15), p. 115-127.
Freud Sigmund (2003 [1895]), « De l’esquisse d’une psychologie scientifique », dans La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, pp. 305-384.
Freud Sigmund (1990a), « Au-delà du principe de plaisir » [1920], dans Essais de Psychanalyse, Saint Amand, Petite Bibliothèque Payot, pp. 41-115.
Freud Sigmund (1990b), « Le Moi et le ça » [1923], dans Essais de Psychanalyse, Saint Amand, Petite Bibliothèque Payot, pp.219-275.
Laplanche Jean et Pontalis Jean-Baptiste (1990 [1967]), Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF.
Prouvez Valentine (2017), « L’introduction de la seconde topique freudienne, dans Le moi et le ça », revue ¿ Interrogations ?, N°25. Retour du religieux ?, décembre 2017 [en ligne], http://www.revue-interrogations.org/L-introduction-de-la-seconde (consulté le 27 mai 2018).
[1] « Terme créé par Freud pour désigner la psychologie qu’il a fondée, considérée dans sa dimension plus théorique. La métapsychologie élabore un ensemble de modèles conceptuels plus ou moins distants de l’expérience, tels que la fiction d’un appareil psychique divisé en instances, la théorie des pulsions, le processus du refoulement, etc. » (Laplanche et Pontalis, 1990 : 239).
[2] « Fechner, dont on sait à quel point ses idées ont pu marquer Freud, avait lui-même énoncé un ’principe de plaisir de l’action’. Il entendait par là […] que nos actes sont déterminés par le plaisir ou le déplaisir procurés dans l’actuel par la représentation de l’action à accomplir ou de ses conséquences. […] ces motivations peuvent n’être pas consciemment perçues » (Laplanche et Pontalis, 1990 : 333).
[3] Dans sa seconde topique, Freud définit le moi comme la partie de l’appareil psychique se situant dans une liaison intime avec la réalité extérieure. Le moi concilie les exigences de la vie interne (pulsions du ça, qui est l’instance psychique des pulsions inconscientes, et injonctions morales du surmoi) avec la réalité extérieure. Voir aussi (Prouvez, 2017).
[4] Sensation de déplaisir liée au « retour du refoulé » (réapparition à la conscience des motions pulsionnelles refoulées, sous une forme déguisée). Ce déplaisir peut se manifester sous la forme d’un sentiment de tension interne, d’angoisse, de culpabilité lié à la vigilance morale exercée par le surmoi sur le moi. Les symptômes névrotiques, « formations de compromis » élaborées par le moi pour tenter de résoudre des conflits majeurs avec le ça et le surmoi, constituent fréquemment l’objet de la plainte du névrosé, car pouvant plus ou moins l’handicaper (ex : gestes ritualisés que l’obsessionnel ne peut s’empêcher d’accomplir dans certaines situations).
[5] Freud distingue le concept d’animique (« activité de pensée » et à « appareil psychique à penser ») de celui de somatique (corps biologique), la pulsion étant un concept frontière entre les deux (Dejours, 2007).
[6] Le système préconscient est une mémoire latente : ses contenus (souvenirs, connaissances) sont inconscients, mais demeurent accessibles à la conscience car ils ne sont pas séparés du système conscient par la barrière de la censure (ce qui est le cas du système inconscient).
[7] Dans la métapsychologique freudienne, la conscience est définie comme la fonction spécifique du système perception-conscience, situé par Freud à la périphérie de l’appareil psychique où il peut recevoir aussi bien les informations provenant de l’intérieur (du système préconscient et inconscient) que de la réalité externe.
[8] Le but étant de parvenir à la fusion avec l’objet, au travers l’acte sexuel.
Prouvez Valentine, « « Au-delà du principe de plaisir » : l’introduction du dualisme entre pulsions de vie et pulsions de mort dans la métapsychologie freudienne », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 27. Du pragmatisme en sciences humaines et sociales. Bilan et perspectives, décembre 2018 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Au-dela-du-principe-de-plaisir-l (Consulté le 4 octobre 2024).