Le numéro 9 de la revue Socio consacre son dossier à la diversité des sexes, du genre et des sexualités. L’introduction d’Elaine Coburn pose les grandes lignes du débat : alors que nombre de populations ont pensé la pluralité des sexes ou ne fondent pas les identités individuelles exclusivement sur la binarité de sexe/genre (mais sur d’autres déterminants comme le rapport à la nature ou aux esprits), la pensée occidentale a imposé par la colonisation, la bi-catégorisation de sexe comme un état de nature qui fige les individus dès la naissance non seulement dans un corps, dans un genre (avec un état civil difficile à modifier) et dans une sexualité (hétéronormative, souvent racialisée). Ces trois dimensions restent dominées par les savoirs-pouvoirs médicaux et légaux. Ceux-ci font face depuis plusieurs décennies à des mouvements sociaux qui visent à faire reconnaître les pluralités de sexe, de genre et de sexualités en s’étayant sur des recherches en sciences humaines et biologiques. On peut s’étonner, ici, de l’absence de référence aux travaux de la biologiste Anne Fausto-Sterling [1] qui a révolutionné l’appréhension des sexes ou aux écrits d’Elsa Dorlin [2] sur l’articulation entre sexe, genre, colonisation et racialisation.
Le dossier fait la part belle à une approche anthropologique en passant par les sociétés non européennes pour mieux réinterroger les paradigmes occidentaux. Il s’ouvre avec une interview de Bernard Saladin d’Anglure, ethnologue des populations Inuit du Canada, dont les travaux ont largement permis de discuter et de diffuser l’idée que la binarité de sexe/genre n’est pas universelle. Il se ferme sur le dernier entretien de Françoise Héritier qui a analysé les inégalités de genre au regard de la valence différentielle des sexes. Bernard Saladin d’Anglure a découvert, après de longues années d’observations de terrain, trois composantes de ce qu’il a nommé le « troisième sexe social inuit » : certaines personnes inuit ont des souvenirs intra-utérins de changement de sexe. Etant la réincarnation d’un parent masculin, par exemple, une informatrice principale de BSA se rappelle être devenue une fille avant sa naissance. Toute sa vie, elle conservera une dualité de genre. Plusieurs parents peuvent revenir dans un nouveau né quel que soit son sexe. L’enfant est alors identifié au sexe des ascendants, parfois aux deux sexes, ce qui se reflète dans leurs vêtements et leur socialisation mixtes. La puberté les réassigne à leur sexe « biologique », mais leur vie durant ils.elles conserveront une identité tierce. Enfin, les chamanes – chez les Inuits comme en Amazonie ou en Sibérie – traversent les frontières du genre, comme ils traversent les frontières de différents mondes, ce qui en fait des êtres d’exceptions.
Le numéro propose ensuite de solides articles, mais pas totalement inédits, permettant de questionner ce que la binarité de sexe/genre fait à l’identité, et ce que la reconnaissance légale d’une troisième alternative pourrait apporter. Le vocabulaire des identifications de genre s’avère aujourd’hui d’un spectre assez large, comme le décrit Arnaud Alessandrin, à partir d’une étude quantitative auprès de personnes trans. Or les identités légales restent figées dans grand nombre de pays, dont la France. Les réassignations chirurgicales, c’est-à-dire la fabrication d’un sexe, souvent féminin, aux enfants entre deux sexes restent la norme. Ces pratiques médicales et légales paraissent désuètes au regard des subjectivités contemporaines décrites par l’auteur. Surtout, la question se pose de conserver cette astreinte à être défini dans un sexe et un genre, comme si l’identité personnelle ne pouvait subsumer cette assignation (Corinne Fortier). L’obligation de la mention « sexe masculin » « sexe féminin » sur une carte nationale d’identité française ou un passeport européen contrevient au respect de la vie privée et à la liberté des personnes intersexes (Benjamin Moron-Puech). On pourrait ajouter à celle de tous les individus car la Cour Européenne des droits de l’homme « implique le droit pour chacun d’établir les détails de son identité » (Moron-Puech : 220).
Le dossier ne va sans doute pas suffisamment loin en ne questionnant pas les effets de l’obligation de l’identité binaire de sexe/genre pour tous les individus – et pas seulement pour les personnes intersexes ou qui s’affirment « trans ». Plusieurs articles mettent, toutefois, en avant le caractère réducteur et essentialiste du raisonnement occidental, colonial et post-colonial, notamment parce qu’il transforme les figures « traditionnelles » du travestissement – les hommes-femmes – en personnes à orientation homosexuelle. Or les hijra en Inde, les fa’afafine en Polynésie, les femminielli à Naples, ou les Goor-jigeen au Sénégal (Broqua) et en Mauritanie (Fortier) étaient des hommes qui traversaient les frontières du genre en adoptant des attitudes, des parures féminines, mais leur trajectoire sociale et sexuelle restait souple. Certains avaient des familles hétérosexuelles, d’autres construisaient des relations homosexuelles, d’autres encore circulaient à la fois entre le féminin, le masculin, l’homosexualité, l’hétérosexualité.
Plusieurs articles observent la violence faite aux personnes intersexes : après avoir longtemps été considérés comme une monstruosité (Muriel Salle), leur corps demeure pathologisé, via la nomenclature des « disorders of sex development (DSD) ». La plupart du temps, leur corps est « corrigé » par des chirurgies précoces qui restent la pratique courante en Occident (Fortier, Kraus). Janik Bastien Charlebois se demande comment les personnes intersexes peuvent se construire comme sujets, et sujets politiques alors que leur destin corporel, psychique, social est consigné dans les dossiers silencieux des hôpitaux. Cynthia Kraus rend compte de ses observations dans un centre hospitalier d’un pays d’Afrique sub-saharienne dans lequel des équipes chirurgicales suisses consultent et opèrent des enfants et adolescents. Ce détour lui permet de remettre en cause les chirurgies génitales pratiquées en Occident. Dans un pays pauvre, l’absence des moyens technologiques laisse la possibilité à l’enfant de grandir sans chirurgie. On observe alors des enfants avec des hyperplasies congénitales des surrénales [3] élevés en garçons alors qu’en Europe ils seraient opérés dès la naissance pour devenir, le plus souvent, des filles. L’auteure décrit la normalisation de la pratique médicale, qu’elle qualifie d’identitaire. Bien que l’équipe suivie soit innovante en Europe, refusant d’opérer les enfants précocement, son raisonnement demeure celui de façonner un « bon sexe » mâle ou femelle par la chirurgie. Cette ethnographie concentre les différents constats posés par le dossier. Alors que des formes plus souples que la binarité de sexe et de genre existaient dans les sociétés des différents continents – y compris en Europe – avant l’imposition du paradigme bio-médical, le régime de vérité et de « modernité » que produit la médecine occidentale prescrit la partition de l’humanité en deux modèles altérisés et essentialisés (Muriel Salle), assigne des identités figées et corrige les corps pour les y conformer.
[1] Fausto-Sterling, Les cinq sexes. Pourquoi mâle et femelle ne sont pas suffisants, Paris, Payot, 2013. La préface de Pascale Molinier pose particulièrement bien le débat sur la bi-catégorisation de sexe/genre.
[2] Dorlin Elsa, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, Paris, La Découverte, 2009
[3] Il s’agit d’un problème des glandes surrénales qui entraîne, notamment, une production anormale d’hormones. Celle-ci conduit dans certains cas à la croissance du clitoris et à la suture des grandes lèvres conférant aux organes génitaux externes l’aspect d’un sexe mâle alors que les organes génitaux internes sont féminins.
Vinel Virginie, « Revue Socio 09, Combien de sexes ? Editions FMSH, 2017 », dans revue ¿ Interrogations ?, N° 27. Du pragmatisme en sciences humaines et sociales. Bilan et perspectives, décembre 2018 [en ligne], https://revue-interrogations.org/Revue-Socio-09-Combien-de-sexes (Consulté le 21 novembre 2024).