À partir d’une distinction entre l’autobiographie, entendue comme substantif, et l’autobiographique, adjectif désignant toute écriture de soi, cet article tente une saisie de ce genre littéraire en regard de la montée en puissance de la notion d’individu à l’époque romantique.
Mots-clés : Autobiographie ; autobiographique ; genre littéraire ; romantisme ; George Sand
This paper attempts to establish a distinction between ‘’autobiography’’ as a noun and the adjective ‘’autobiographical,’’ which applies to any self-portrait, in order to describe this literary genre with respect to the rise of the concept of individual during the romantic era and more specifically in George Sand’s autobiography.
Keywords : Autobiography ; autobiographical ; literary genre ; Romanticism ; George Sand
Il y a dans le champ littéraire contemporain un regain d’intérêt récent pour l’approche biographique et les notions théoriques reliées au récit de vie. Chez les auteurs, l’autobiographie ouvre des pistes nouvelles, notamment dans le croisement du récit et de l’archive. Les Vies minuscules de Pierre Michon (Michon, 1984) entreprend par exemple une « autobiographie éclatée », c’est-à-dire un récit de soi inspiré par l’histoire foucaldienne du fait divers (Foucault, 1973) qui passe par la narration des vies de prédécesseurs familiaux obscurs et apparemment sans histoire. Les Années d’Annie Ernaux se présente de même comme un récit autobiographique qui raconte le parcours historique d’une vie par la voie indirecte d’un dispositif photographique dans lequel le plus grand nombre peut ainsi se reconnaître. Il s’agit alors moins du récit d’une vie individuelle que celui d’une génération, celle de mai 68 plus précisément. Plusieurs critiques contemporains ont aussi soulevé certaines questions reliées à l’approche biographique et renouvelé les manières d’aborder le modèle académique de « l’homme et l’œuvre », forgé par Sainte-Beuve et transmis par des générations d’universitaires [1]. Il semble en ce sens que l’on assiste aujourd’hui à un moment théorique propice de plusieurs manières à l’investigation biographique et à l’éclosion de nouvelles pistes de recherche portant sur un sujet pourtant fort ancien.
Mais précisément, l’ouverture biographique contemporaine porte à réfléchir sur les rapports entre histoire, culture et singularité individuelle qui se nouent dans l’écriture de soi. L’impulsion poussant à se raconter tient en ce sens ses ressorts autant de l’intimité du for intérieur que de l’histoire et de la société dans laquelle cette vie se déroule. Mieux encore : si l’époque contemporaine constitue sans contredit un moment autobiographique privilégié, cela ne signifie nullement qu’elle soit la seule ou plus spécifiquement qu’elle s’offre comme l’aboutissement évident d’un long processus historique menant à l’avènement d’une société d’egos narrativisés. Elle force à penser au contraire que certaines époques sont plus favorables que d’autres au retranchement sur soi et au recours à la matrice conceptuelle du biographique : parmi les plus évidentes, on peut penser à l’époque des guerres de religion, où Montaigne se repliant sur sa vie domestique exécute le projet de se peindre lui-même ; on peut penser encore à l’Occupation et, surtout, à l’époque romantique qui, dans la suite des Confessions de Jean-Jacques Rousseau, voit paraître tant de publications autobiographiques, dont celles de Stendhal, de Benjamin Constant, de Théophile Gautier ou de George Sand.
Georges Gusdorf évoque l’époque de l’Occupation, source de toute son œuvre ultérieure, en parlant d’une « épreuve révélatrice de la captivité, qui laissait l’esprit intact, découvrait les ressources de l’âme ; elle autorisait la résolution qui transfigure les significations par la vertu des initiatives intimes ; elle ouvrait les chemins mystérieux vers l’espace du dedans » (Gusdorf, 1991 : 7). Moment exemplaire de l’écriture de soi, l’Occupation pousse la conscience du captif vers l’examen intérieur : c’est donc grâce au consentement de l’individu que se met en branle cette quête du dedans, mais surtout par la puissance coercitive de l’époque. Plus encore, c’est en réalité par la rencontre de ces deux facteurs, extérieur et intérieur, que le moi s’écrit et s’exprime, ne serait-ce que dans le circuit très restreint d’une écriture pour soi seul.
Ce glissement forcé de l’Occupation vers le for intérieur montre la puissance de la pression sociale et historique sur la découverte par eux-mêmes des individus et ouvre une perspective théorique qui permet la résolution de l’opposition, apparemment insoluble, entre les positions de Gusdorf lui-même et de Philippe Lejeune. Le second prétend que « l’autobiographie n’a rien d’éternel » et qu’il s’agit d’un « phénomène propre à l’Europe occidentale, qui a à peine deux siècles d’existence » (Lejeune, 2004 : 9) et le premier dénonce cette vision des choses comme « infondée, fausse » et « péremptoire » (Gusdorf, 1991 : 53) en regard de grands ouvrages comme ceux du disciple de Wilhem Dilthey, Georg Misch, Geschichte der Autobiographie, qui explore l’écriture de soi dans l’Antiquité et au Moyen Âge. L’autobiographie est-elle donc née au siècle des Lumières ou a-t-elle toujours existé sous différents masques ? Si l’on consent à séparer le substantif et le qualificatif, sans doute apparaît-il qu’en effet, l’autobiographie comme genre littéraire ne se constitue durablement en France qu’au tournant des Lumières, mais que les écrits de nature « autobiographique », confessions, examens de conscience, fragments de récits de vie, etc., existent, eux, dans l’espace européen et même au-delà, depuis la très haute Antiquité, au moins depuis ce document mystérieux « émanant d’un haut fonctionnaire égyptien, daté de 2625 avant notre ère » (Gusdorf, 1991 : 57). En somme, l’autobiographique est éternel, mais l’autobiographie serait une création du tournant des Lumières. Si l’on peut se permettre de tourner ainsi les choses, il y aurait une propension à se peindre soi-même inscrite dans la dimension anthropologique globale de l’homme, tandis que le genre littéraire de l’autobiographie se serait constitué progressivement sous l’impulsion de Rousseau et consolidé de manière durable aux alentours du règne de Louis XVI et jusque après la Révolution où la veine du moi se développe comme jamais, notamment avec l’invention du journal intime par Joubert, Constant et Stendhal qui en tiennent et qui seront publiés cent ans plus tard. Cette nébuleuse autobiographique mêlant les mémoires personnels, le journal intime et l’autobiographie comme genre aurait triomphé grâce au romantisme, qui en aurait fait une évidence telle qu’elle imposerait un regard rétrospectif sur la longue histoire littéraire pour apercevoir qu’il y a toujours eu des hommes qui se dépeignaient eux-mêmes d’une façon ou d’une autre. Pour résumer en une formule, disons que l’apparition de l’autobiographie impose la question de l’écriture de soi comme un fondement de toute écriture. C’est donc dire que l’autobiographie serait née à l’un des moments d’ouverture historique particulièrement propice à l’autobiographique, c’est-à-dire le romantisme dans lequel se conjuguent d’une part l’aboutissement d’un long processus de constitution identitaire des singularités menant à l’individu moderne et d’autre part un moment autobiographique comme il y en eu quantité dans l’histoire (on pense à Augustin, Montaigne, Port-Royal et à tous ces moments de répression sociale forçant une réclusion sur soi, apparemment épars dans le temps). C’est le croisement de ces deux séries qui aurait permis l’éclosion de l’autobiographie comme genre et comme pratique.
La modalité autobiographique propre au romantisme serait en ce sens soutenue et portée par la longue histoire de l’individu en Occident, qui s’ouvre avec le concept même de polis en faisant passer l’homme, selon l’analyse du philosophe tchèque Jan Patocka, dans le monde du travail organisé et de la politique (Patocka, 1990). L’Occident serait ainsi porteur d’une ouverture de la pensée montrant l’aspect problématique de la vie individuelle, qui ne va pas de soi et se présente comme une énigme pour la conscience humaine. Mais cette problématicité occidentale ne donne pas naissance immédiatement à l’individu tel que nous l’entendons aujourd’hui, comme le rappelle Aron J. Gourevitch, puisque tout le Moyen Âge conçoit l’être individuel comme ineffable : « Aussi l’historien qui étudie les ‘autobiographies’ ou les ‘confessions’ a-t-il constamment le sentiment de son impuissance à ‘saisir’ l’individualité. Individuum est ineffabile. Cette formule des philosophes médiévaux vient d’elle-même à l’esprit quand on étudie les témoignages que les auteurs de cette époque nous ont laissé sur eux-mêmes » (Gourevitch, 1997 : 29). S’appuyant sur la philosophie aristotélicienne, pour laquelle il n’y a de science et de sens que du général, le Moyen Âge ne s’attarde pas à la singularité individuelle et la recouvre plutôt sous le masque de la personne, entendue comme image ou réduplication de la figure divine. C’est donc dire, comme le spécifie Georg Simmel, qu’il ne faut aucunement chercher au Moyen Âge, « en dépit de cette individualisation » que l’on rencontre ici et là dans les textes, un individu singulier moderne ressemblant à celui des droits de la personne et du citoyen, car il s’agit encore à cette époque « d’un archétype, d’un caractère ou d’un tempérament plus ou moins universel » (Simmel, 2004 : 201). L’idée même de singularité, qui échapperait au particulier que l’on subsumerait sous le général, n’a pas de pertinence directe pour les penseurs médiévaux.
Suivant Louis Dumont, c’est plutôt dans les expériences monastiques, somme toute marginales dans l’ensemble des sociétés, de renoncement à la vie mondaine que le Moyen Âge invente une forme de vie appelée à un avenir alors imprévisible menant directement à la modernité individuelle : « Le renonçant se suffit à lui-même, il ne se préoccupe que de lui-même. Sa pensée est semblable à celle de l’individu moderne, avec pourtant une différence essentielle : nous vivons dans le monde social, il vit hors de lui » (Dumont, 1983 : 38). Le modèle de l’individu se trouverait ainsi dans l’expérience de vie médiévale du renonçant et c’est progressivement cette matrice qui se serait imposée comme dominante dans l’ensemble des sociétés occidentales : « Par étapes, la vie mondaine sera ainsi contaminée par l’élément extra-mondain jusqu’à ce que finalement l’hétérogénéité du monde s’évanouisse entièrement. Alors le champ entier sera unifié, le holisme aura disparu de la représentation, la vie dans le monde sera conçue comme pouvant être entièrement conformée à la valeur suprême, l’individu-hors-du-monde sera devenu le moderne individu-dans-le-monde » (Dumont, 1983 : 46). Il est à noter d’ailleurs que c’est aussi dans les communautés religieuses médiévales que s’inventent à tâtons, sans nulle téléologie claire, des formes démocratiques qui mèneront néanmoins à terme à la représentativité moderne (Dalarun, 2012).
La transition entre ces formes de vie individuelles expérimentales du Moyen Âge et l’individu moderne comme tel passe par la figure du grand seigneur ou encore de l’individu isolé et fort, qui se tient de l’intérieur et se montre capable d’un arrachement aux formes de vie communautaristes qui ont prévalu au Moyen Âge. Comme le souligne Danilo Martuccelli, « dans la mesure où quelqu’un était vraiment un individu, il était supposé être capable de se détourner de la société, de se dégager de ses obligations sociales, de renoncer littéralement au monde. L’individu était, à ses débuts, la figure non sociale par excellence (‘hors du monde’) et, en ce sens, le privilège d’une rare minorité. Par la suite, l’individu s’incorpore au monde, il devient, dans les Temps modernes, l’individu ‘dans le monde’ » (Martuccelli, 2002 : 54-55). À la Renaissance, la tour de Montaigne où il se retranche pour écrire ses Essais et déclarer qu’il est lui-même la matière de son livre symbolise magnifiquement cet isolement du grand seigneur dans l’écriture d’un for intérieur appelé à s’égaliser aux autres dès les Lumières, alors que « l’ordre émergent est placé sous l’action d’un individu éclairé, maître de lui-même, rationnel, doté d’une forte autonomie morale, dont l’existence est garantie et préservée par le droit privé, et capable, par sa force individuelle, et le biais des diverses associations, d’assurer l’intégration de la société » (Martuccelli, 2002 : 55). Cet isolement rationnel des individualités s’arrachant à la communauté pour faire face aux forces impersonnelles de la société moderne a pris deux appuis idéologiques successifs pour parvenir à s’imposer : l’égalité et la liberté, c’est-à-dire l’individualité des Lumières et du romantisme menant, selon la formule de Pierre Rosanvallon, au « sacre du citoyen » (Rosanvallon, 1992), formule qui fait elle-même référence implicitement à celle, plus ancienne, de Paul Bénichou du « sacre de l’écrivain » (Bénichou, 1973). Ces deux sacres ayant eu lieu à la même période, on est en droit de se demander si l’écrivain et le citoyen sont en passe, à l’époque romantique, après une période de latence, d’avancées et de reculs, de s’équivaloir désormais, comme si l’écrivain était l’individu par excellence, le citoyen modèle qui vit l’existence individuelle selon sa pleine extension conceptuelle et vitale en transformant ses expériences de vie en une narration dont il est le personnage principal, à la manière des grands seigneurs de l’Ancien Régime rédigeant leurs mémoires et que Chateaubriand transformera durablement en une forme autobiographique dans ses Mémoires d’outre-tombe.
Ainsi, ce que l’on appelle le romantisme pourrait bien être, selon les termes de Simmel, le fait de considérer d’un seul tenant la liberté individuelle et l’individu égalitaire et même « de faire croître les deux ensemble dans l’élaboration des principes économiques ; car évidemment la doctrine de la liberté et de l’égalité est la base fondamentale de la libre concurrence, celle des personnalités différenciées est la base fondamentale de la division du travail » (Simmel, 2004 : 216). Écrire, être auteur à l’époque romantique, ce serait ainsi faire montre de la différenciation de sa personnalité et démultiplier démocratiquement l’expérience individuelle de Montaigne, c’est-à-dire se vouloir soi-même la matière de son propre livre, selon un modèle qui croît en parallèle avec la montée en puissance du paradigme biographique dans la critique jusqu’à l’avènement de la formule de Sainte-Beuve faisant de l’homme la matrice explicative de l’œuvre. Écrire à l’époque romantique, c’est donc pour les auteurs faire l’épreuve d’eux-mêmes et ainsi « éprouver la fragilité de leur moi et l’instabilité de leurs identifications, encore et toujours ils devront parvenir, à l’aide souvent de quelques représentations sociales héroïques, à se doter d’une autosuffisance confuse, étrange mélange de liberté de jugement, de maîtrise de soi, de capacité de jouissance dans la solitude, et d’auto-expression de soi » (Martuccelli, 2002 : 49). Toute la confusion romantique de la grandeur désemparée, que l’on reconnaît par exemple chez Chateaubriand, se trouve dans cette caractérisation sociale et historique de l’individu moderne s’écrivant et s’éprouvant comme héritier du grand seigneur et des expériences médiévales de pensée à l’écart, en même temps que ce grand personnage se sait le produit d’un croisement avec la maîtrise stoïcienne de soi triomphant dans le processus d’émancipation des Lumières qui tire son origine de la longue histoire de l’auto-contrainte des individus par eux-mêmes (Elias, 1987). Écrire à l’époque romantique, qui plus est s’écrire, c’est donc conjoindre en un seul geste de multiples influences sociales et faire aboutir de nombreux processus historiques à la représentation littéraire de soi.
Pour le jeune Victor Hugo, son individualité, bien qu’il n’aime pas le terme, devient le prisme à travers lequel il invite le lecteur à entrer dans son œuvre et surtout à passer d’un ouvrage à l’autre, comme si un raccord imperceptible reliait toutes les parties d’un tout qui n’est autre que lui-même :
« Quant à ce volume en lui-même, l’auteur n’en dira rien non plus. À quoi bon faire remarquer le fil, à peine visible peut-être qui lie ce livre aux livres précédents ? C’est toujours la même pensée avec d’autres soucis, la même onde avec d’autres vents, le même front avec d’autres rides, la même vie avec un autre âge. Il insistera peu sur cela. Il ne laisse même subsister dans ses ouvrages ce qui est personnel que parce que c’est peut-être quelquefois un reflet de ce qui est général. Il ne croit pas que son individualité, comme on dit aujourd’hui en assez mauvais style, vaille la peine d’être autrement étudiée. » (Hugo, 1970 : 18)
Le mauvais style devient précisément la prose permettant de relier avec cohérence les différentes parties de soi, de son histoire ou de son existence, symbolisées par des livres tout aussi différents, mais émanant pourtant d’une source perçue comme unique et implicite à toute transformation apparente. Que Victor Hugo ait été d’abord monarchiste dans son premier recueil, Les odes et ballades, puis qu’il se soit tourné, avec une bonne part du contingent romantique (Bénichou, 2003-2004), vers une idéologie plus sociale, ne change rien au fond de son individualité, quoi qu’il en est. Comme l’explique Danilo Martuccelli, l’explication se trouve dans la vision romantique de l’expression individuelle comme émanation du noyau dur de l’individu.
« La représentation romantique d’un individu voué à l’expression de soi, en dépit de fortes et manifestes distances vis-à-vis des figures précédentes, participe aussi de cette même épure. Ici aussi, peut-être même encore davantage, l’individu est organisé autour d’un noyau dur, singulier et unique, donné par la nature, et qu’il s’agit à la fois de cultiver et de laisser s’exprimer et éclore. Se développer ne veut rien dire d’autre que déployer sur le monde ce qui, dès le départ, nous constitue dans notre individualité irréductible. Ce soi originel, il est vrai, est fort peu différencié, incomplet et fragile. Et pourtant, et quel que soit le degré d’ouverture vis-à-vis du monde, il s’agit de devenir à terme ce que nous étions, déjà en germe, dès le départ. Être authentique : affirmer ce qu’on est, vis-à-vis de, voire contre le monde. À l’issu de ce mouvement, les individus ont à la fois conscience d’être un ‘moi’ singulier et l’obligation d’entretenir cette singularité. » (Martuccelli, 2002 : 48-49)
Or, la singularité individuelle ne va pas de soi, au contraire, on pourrait dire qu’elle s’entretient, qu’elle est une discipline imposée à la fois par les circonstances extérieures et par l’intimation faite à l’individu par la société et l’histoire d’auto-conférer un sens à sa vie, puisque « être un individu, c’est être capable de se tenir de l’intérieur » (Martuccelli, 2002 : 58). C’est-à-dire qu’être soi-même, c’est trouver le moyen et les ressources pour donner du sens à ce qui était autrefois garanti par la dimension communautaire de la collectivité où chacun s’inscrivait en suivant la figure qu’il recevait des autres dès la plus tendre enfance. D’où l’angoisse moderne face à cette intimation muette de trouver un sens à sa vie et même à la vie tout court et cette impression, très heideggérienne, d’être jeté dans le monde sans que le mode d’emploi ait été donné auparavant. Les sujets modernes ont ainsi recours, dès l’invention même de l’individualité vécue comme autonome, à des moyens extérieurs à eux-mêmes pour paradoxalement assurer leurs assises : « au fur et à mesure que la complexité interne des individus s’accroît, il devient de plus en plus nécessaire de décharger sa propre stabilité sur des soutiens externes qui nous encadrent en nous contraignant » (Martuccelli, 2002 : 57). L’autonomie de l’individu est en réalité une hétéronomie, une dépendance aux formes sociales qui contraignent à la tenue par soi-même.
Au seuil du romantisme, dès le tournant des Lumières, toute une série de procédés de contraintes plus ou moins inspirés des modèles ecclésiastiques s’abat sur l’individu dont on perçoit par ailleurs la ’libération’ progressive, comme si le fait de s’émanciper allait de pair avec une contrainte plus puissante. Alain Corbin parle d’ailleurs de cette époque en y voyant une « mise en comptabilité de l’existence », scandée par « l’arithmétique des heures et des jours, qui accablent l’homme du XIXe siècle ». Pour l’historien, tous ces procédés « ne ressortissent qu’à la hantise de la faute ; elles relèvent aussi de ce même fantasme de la perte qui conduit à la tenue domestique de livres de compte d’une extrême minutie, qui engendre l’angoisse de la déperdition spermatique ou tout simplement du rétrécissement quotidien de la durée de vie. Cette volonté d’endiguer la perte débouche sur le journal intime » (Corbin, 1999 : 422). Ainsi, l’écriture de soi n’est pas une manifestation de l’apparition du sujet individuel : elle en est plutôt la cause réciproque, c’est-à-dire que l’individu et les procédés d’auto-contraintes desquels procède le journal intime sont impensables historiquement l’un sans l’autre. L’individu a besoin de ce type de support extérieur pour se saisir lui-même, au même titre par exemple que la multiplication des miroirs portatifs dont la démocratisation, autant dans l’espace public que privé, a eu lieu dès leur production industrielle. Se répand de la même façon le fameux miroir en pied qui permet de capter d’un seul coup d’œil non plus seulement le visage, mais le corps entier d’un seul tenant. Gusdorf rappelle de la même manière que « l’intimité est tributaire de l’industrie du papier » (Gusdorf, 1991 : 89), soulignant ainsi que le support papier a deux faces : l’une qui offre un espace à l’épanchement des nantis et l’autre qui camoufle les rapports de production dans le capitalisme naissant [2]. L’autobiographie serait en ce sens l’un de ces supports extérieurs nécessaires à la constitution et à la tenue du sujet individuel. L’encadrement de l’auto-examen par une discipline croissante aurait permis l’invention d’un individu non seulement vécu comme autonome, mais comme possédant de surcroît une intimité singulière.
Cette invention s’inscrit indéniablement dans une tendance lourde de l’histoire de la vie privée, qui se donne le « mémoire » comme matrice du récit de soi, à travers toutes les transformations, de La Rochefoucauld en passant par Saint-Simon jusqu’à Chateaubriand, du personnage public, dont la vie est inextricablement liée aux événements politiques, vers un personnage privé, dont la vie est parallèle à l’histoire, et ne la concerne bientôt plus. Et l’autobiographique se rapproche plus encore de cette invention, dans le cours du déclin de l’âge classique, de l’écriture du for intérieur, provenant de la tradition des livres de raison, dont Furetière donne pour définition : « Livre de raison est un livre dans lequel un bon mesnager ou un marchand escrit tout ce qu’il reçoit et despense pour se rendre compte et à raison luy mesme de toutes ses affaires » (Ariès et Duby, 1999 : 320) [3]. Lié à l’origine à la vie marchande et bourgeoise, cette pratique dérive bientôt, au gré de notations de plus en plus personnelles, vers l’invention du journal intime, qui conserve de son origine sa division temporelle, c’est-à-dire qui « divise la durée et l’action en une suite d’instants immédiats dont l’unité maximale est la journée écoulée » (Ariès et Duby, 1999 : 323). Bientôt, au travers des chiffres et des listes de tâches, le visage du sujet moderne apparaît, qui par différents types d’énoncés portant sur ses actions de la journée, s’approprie en fait le temps impersonnel pour le transformer en une durée intime, en un récit morcelé de soi, de la conscience fragmentaire de soi. Cette invention date pour beaucoup de la période révolutionnaire, qui, en exerçant une terreur publique, aurait contribué à l’éclosion d’une « parole abritée, méditative, désireuse de se constituer en tribunal intérieur en récusant les jugements publics » (Pachet, 2001 : 176). Écrits, comme les Carnets de Joseph Joubert, à la fin du XVIIIe et durant la première moitié du XIXe siècle, ces premiers journaux intimes furent rendus publics à la toute fin du XIXe et au début du XXe siècle, comme ceux de Constant, de Stendhal, publiés en 1888. Ces écrits témoignent indéniablement d’une montée en puissance de l’intime en quelques décennies et c’est dans cette mouvance que s’élabore l’individualité autobiographique.
Si l’autobiographie fait partie du vaste courant de l’intime né au tournant des Lumières et triomphant avec le romantisme, ce genre littéraire diffère néanmoins quelque peu du journal intime à proprement parler. Par exemple, lorsqu’elle entreprend son Histoire de ma vie, George Sand n’hésite pas dans son justificatif liminaire à ranger son entreprise dans la catégorie des « mémoires », tant ce terme désigne encore à l’époque la matrice conceptuelle de toute écriture de soi. Mais elle tient par ailleurs à distinguer son projet de toute apologie de soi-même, en un mot de tout lyrisme identitaire. Elle se méfie du fait que « quand on s’habitue à parler de soi, on en vient facilement à se vanter, et cela, très involontairement sans doute, par une loi naturelle de l’esprit humain, qui ne peut d’empêcher d’embellir et d’élever l’objet de sa contemplation » (Sand, 1970 : 6). Beaucoup plus qu’un simple lieu commun de l’humilité affectée, auquel elle sacrifie néanmoins quelques lignes afin de se justifier de consacrer autant de pages à elle-même, ce passage situe l’entreprise autobiographique de George Sand et probablement l’autobiographie (romantique) en tant que telle, dans une mise à distance à la fois des formes convenues des genres traditionnels et des élans poétiques d’auto-glorification. Se détournant des « sublimes émotions », elle cherche à s’exprimer dans une prose « plus humble, et sous des formes plus vulgaires », aussi laisse-t-elle tomber le drapé et tente-t-elle de se présenter « sans symbole, sans auréole et sans piédestal » (Sand, 1970 : 7). George Sand préfère ainsi se peindre elle-même selon ce qu’elle nomme « la réalité » et s’abaisser à « descendre dans la prose de son sujet » (Sand, 1970 : 7).
George Sand positionne ce faisant le genre autobiographique dans la trame historique de ce que l’on pourrait nommer le processus de prosification de l’existence qui s’accomplit sous le romantisme. On fait d’ordinaire du romantisme, selon une tradition scolaire tenace, le courant littéraire par excellence de la recherche du sublime et de l’idéal, mais à bien lire les textes, c’est plutôt le contraire qui semble s’accorder aux réalités historiques. Le romantisme, ce n’est pas la fuite vers le sublime, c’est plutôt la reconquête des formes humbles de l’existence humaine. Et l’autobiographie participe pleinement de ce courant qui cherche à décloisonner les formes de l’art, à tout le moins à les rendre plus aptes à l’expression des réalités contradictoires des vies individuelles. Sand distingue ainsi d’entrée de jeu son Histoire de ma vie des autres formes fictives de son œuvre en l’excluant littéralement du champ artistique.
« Je ne fais point ici un ouvrage d’art, je m’en défends même, car ces choses ne valent que par la spontanéité et l’abandon, et je ne voudrais pas raconter ma vie comme un roman. La forme emporterait le fond. Je pourrai donc parler sans ordre et sans suite, tomber même dans beaucoup de contradictions. La nature humaine n’est qu’un tissu d’inconséquences, et je ne crois point du tout (mais du tout) à ceux qui prétendent s’être toujours trouvé d’accord avec le moi de la veille. » (Sand, 1970 : 13).
L’autobiographie n’est pas de l’art, car il ne s’agit pas d’y représenter un individu en général ou d’y faire vivre un personnage représentatif d’une collectivité ou d’une force psychique instinctive, à la manière par exemple de la tragédie grecque. En 1451, la Poétique d’Aristote stipulait que la fable a plus de valeur philosophique que l’histoire en ce qu’elle s’attache au général et l’histoire aux singularités (Aristote, 1997). Vue sous cet angle, l’autobiographie tiendrait plus de l’histoire que de la fable et elle serait en effet, comme le veut Sand, en-dehors du champ strict du domaine artistique.
S’inscrivant à la fois dans la longue durée de l’autobiographique, entendu comme adjectif, et la durée moyenne de l’autobiographie conçu comme genre littéraire, l’autobiographie participerait en ce sens de ce que j’ai nommé « les cultures de la prose romantique » (Beaulieu, 2009, 33-50), c’est-à-dire que ce genre littéraire ferait partie de ces formes nouvelles nées avec le tournant des Lumières et le romantisme qui demeurent encore instables pour les contemporains et demandent en ce sens justification, comme le journal intime, que l’on ne publie que presque cent ans plus tard. L’autobiographie serait une forme prosaïque en ce qu’elle permet de rendre compte des phénomènes contradictoires du vécu et de montrer le décousu de la vie telle qu’elle se déroule. Cette forme nouvelle crée des possibilités inédites de comprendre le tissu des jours en tant que forme d’une trajectoire dont précisément l’autobiographie a pour fonction de révéler le dessin. Elle ouvre à ce titre, une nouvelle ère qui fait en sorte que l’art s’ouvre à ce qu’il n’est pas et que l’individu singulier trouve alors sa légitimation esthétique à l’avènement de l’époque démocratique.
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[1] C’est le cas du très récent ouvrage de José-Luis Diaz, L’homme et l’œuvre. Contribution à une histoire de la critique (2011).
[2] Il faut bien lire aussi toute l’ironie de Gusdorf dans ce passage où il imagine une industrie universitaire se penchant sur les supports matériels des écrits intimes, croissance de connaissances niant paradoxalement l’objet même de leur recherche, à savoir la conscience humaine.
[3] Cette définition est extraite du Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois, tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, publié de façon posthume, en 1690, deux ans après le décès d’Antoine Furetière.
Beaulieu Etienne, « L’individu autobiographique », dans revue ¿ Interrogations ?, N°17. L’approche biographique, janvier 2014 [en ligne], https://revue-interrogations.org/L-individu-autobiographique (Consulté le 10 novembre 2024).